Dans les années 2000-2001 René Barbier travaillait à la création d’un cours destiné à être mis en ligne sur internet. Intitulé “Sens de l’éducation” et composé de dix séquences, ce cours fut la toute première expérimentation d’un enseignement à distance sur internet qui devait conduire en 2005 à la création de la Licence de sciences de l’éducation en ligne de l’Université Paris 8 à Saint Denis[1]. Cette licence existe toujours aujourd’hui en 2024, et elle a depuis été complétée d’enseignements de Masters 1 et 2. Les dix séquences de ce cours figurent désormais sur le Journal des chercheurs. Bien noter qu’il arrivait à René Barbier de reprendre ultérieurement des fragments de ce cours, aussi est-il possible que le lecteur en retrouve parfois quelques-uns au gré de ses lectures dans d’autres rubriques du site. Liens vers les 9 séquences suivantes : S2 S3 S4 S5 S6 S7 S8 S9 S10 |
Cours “Sens de l’éducation” (2001) – Séquence 1 : Les Sciences de l’éducation aujourd’hui
Présentation
L’état actuel des Sciences de l’éducation conduit à un constat d’éclatement théorique. Un chercheur québecois distingue sept tendances dans cette perspective (théories spiritualiste, personnaliste, psychocognitive, technologique, sociocognitive, sociale, académique). Pourtant certains savoirs (sociologie, psychanalyse) semblent dominer le champ de l’éducation contemporaine. Toutefois, ils sont talonnés de près par les sciences cognitives et comportementales. Eduquer et former posent des questions plus qu’ils ne fournissent des solutions. L’éducation est englobante et la formation ne saurait se résoudre à n’être qu’étroitement professionnelle et utilitariste comme le voudrait une certaine orientation économique du libéralisme.
- Sciences de l’éducation aujourd’hui
- Eclatement des théories
Le constat de l’état des “Sciences de l’éducation” à la fin du XXe siècle nous laisse sur une impression d’extrême diversité, sans unité apparente. Elle tient sans doute à l’histoire récente de cette discipline qui, d’emblée, se veut pluridisciplinaire.
Les sciences de l’éducation comme on le sait, sont des sciences “jeunes”[2], animées à l’origine par quelques pionniers) (Marmoz, 1988). Elles ont émergé bien après la Seconde Guerre Mondiale, au seuil des événements de Mai-Juin 1968, échappant progressivement à la philosophie puis à la tendance positiviste des sciences qui ont dominé la préhistoire de l’institutionnalisation des sciences de l’éducation depuis la fin du XIXe siècle.
Plusieurs auteurs (Bain, Demoor et Jonskeere) (Avanzini, 1983(1975), p. 343)[3] ont appelé longtemps la pédagogie, “La science de l’éducation”. Celerier, de son côté opposait une “science positive de l’éducation” liée au réel à une “pédagogie” qui argumente en faveur d’un idéal. On parlait avant la guerre, dans les traités, de “pédagogie générale” (Hubert). Buisson écrivait un “dictionnaire de pédagogie”. Plus tard, même Gaston Mialaret et Maurice Debesse, fondateurs véritables des sciences de l’éducation, présentaient un “Traité des Sciences pédagogiques” (Debesse et Mialaret, 1978 (1969), 452 p.).
Naissance des sciences de l’éducation
A la fin du XIXe siècle les chaires occupées de “Science de l’Education” (Henri Marion puis Ferdinand Buisson et Durkheim à la Sorbonne ; G. Compayre à Toulouse, M. Pécaut à Fontenay, E. Lebonnois à Caen; Raymond Thamin à Lyon) reflétaient cette emprise de la théorie pédagogique.
C’est l’influence de Maurice Debesse (à la Sorbonne depuis 1957, après la recréation de la chaire de E. Durkheim) qui fut décisive pour l’émergence des “Sciences de l’éducation”, officiellement consacrées par l’Arrêté du 2 février 1967 créant une licence et une maîtrise de Sciences de l’éducation, destinées à qualifier de futurs chercheurs en pédagogie. Parallèlement fut constituée la 8e section du Comité consultatif des Universités, devenue plus tard la 70e section, tandis que certaines universités créaient des maîtrises de conférence appropriées (comme à Lyon). Avec le pluriel attribué à l’étude scientifique de l’éducation, la sociologie perdait son rôle privilégié et devait faire une place à toutes les recherches attachées au champ éducatif. Contestant la classification établie dans le Traité des Sciences pédagogiques, Guy Avanzini préfère distinguer trois groupes de disciplines :
- celles qui étudient le problème éducationnel diachroniquement ou synchroniquement (histoire de l’éducation, pédagogies comparées (géographie de l’éducation), économie de l’éducation), etc.
- celles qui concerne le sujet de l’éducation (biologie, psychologie, sociologie et disciplines en interface)
- celles qui alimentent la didactique : mathématique, linguistique, technologie de l’éducation, etc. (Avanzini, 1983, p. 345).
Quoi qu’il en soit, la “pédagogie” reste un objet de connaissance privilégié pour les “sciences de l’éducation”, comme en témoignent justement les ouvrages de G. Avanzini précités, comme celui, de Gaston Mialaret (Mialaret, 1991, 594 p.)[4].
Les sciences de l’éducation d’aujourd’hui (en 2000)
Aujourd’hui les Sciences de l’éducation se portent bien. On comptait 21 départements préparant un second cycle de Sciences de l’éducation au début des années 90, dont certains de création récente. Il existe un département aux Antilles-Guyane et un autre à La Réunion. Les départements sont de taille inégale, avec les gros départements parisiens (1680 étudiants à Paris 8, 1055 à Paris 5, en licence et maîtrise, sans compter les étudiants de D.E.A. et de doctorat). Mais quelques autres, en province, dénombrent plus de 1000 étudiants (Lille, 1374, Lyon, 1086). Au total, plus de 12000 étudiants en Sciences de l’éducation en 1991 : 72 % en licence, 24 % en maîtrise et 4 % en troisième cycle.
Chiffres en hausse depuis 1987-88 (5610 étudiants), avec une tendance au gonflement relatif des effectifs en province par rapport à Paris (qui accueille près de 30 % des étudiants de licence et un tiers des étudiants de maîtrise). Les étudiants sont en général du niveau d’un DEUG, plus âgés que les autres dans les cursus (2/3 de plus de 25 ans), plutôt en reprise d’étude et majoritairement salariés dans l’éducation nationale, le travail social ou la formation permanente. Quelques départements d’université accueillent un pourcentage non négligeable d’étrangers (30 % à Paris 8). Les enseignants représentent environ 255 postes dont 32 % de professeurs (en 1991) (AECSE, 1993, pp. 7-9).
Un regard cavalier sur le champ théorique en éducation permet de se rendre compte de son extrême diversité. Chaque département de sciences de l’éducation pourrait faire sa propre histoire de vie collective, comme nous l’avons réalisé à l’université Paris 8. Je reprends ici la typologie proposée par un chercheur canadien ,Yves Bertrand.
Sept options théoriques selon Yves Bertrand
Yves Bertrand distingue 7 grandes options théoriques en éducation, à partir des travaux français et québécois (Bertrand, 1991, 250 p.).
1°) les théories spiritualistes qui touchent les personnes préoccupées par le sens spirituel de la vie. Elles se focalisent sur la relation entre soi et l’univers dans une perspective religieuse et métaphysique, proche du “nouvel âge”. L’auteur y fait entrer, pêle-mêle, aussi bien Marilyn Ferguson, Abraham Maslov que Jiddu Krishnamurti 1970(1965), 1978 (1972), les partisans de l’énergie divine, du Tao, de l’Invisible, de Dieu, les transcendatistes américains (Ralph Valdo Emerson, Henri Thoreau, Margaret Fuller) ou les diverses sources philosophiques orientales (bouddhisme zen, taoïsme).
2°) Les théories personnalistes issues de la psychologie humaniste, notamment dans la ligne de Carl Rogers (1972), de tendance libertaire, pulsionnelle, ouvertes à la notion de soi, de liberté, d’autonomie de la personne.
Nous verrons qu’il nous faut reconsidérer ces deux classifications dans l’optique d’une réflexion sur le “retour du religieux”, problème épineux de l’éducation contemporaine.
3°) Les théories psychocognitives qui s’intéressent au développement des processus cognitifs chez l’élève tels le raisonnement, la résolution de problèmes, les représentations, les conceptions préalables, les images mentales, etc, à partir de travaux en psychologie cognitive liés aux études sur le cerveau et à celles sur l’intelligence artificielle.
4°) Les théories technologiques ou systémiques qui insistent sur l’amélioration du message par le recours aux “technologies” (prises au sens large) appropriées : design de l’enseignement, matériel didactique de communication et de traitement de l’information, avec la toute première importance de l’ordinateur.
5°) Les théories sociocognitives qui mettent au jour les facteurs culturels et sociaux dans la construction de la connaissance. Aux Etats-Unis et au Canada ce courant remet en question la domination du courant cognitiviste de la recherche ou l’influence trop grande accordée à la dimension psychologique de l’éducation. Ces théories se préoccupent du changement à apporter à l’éducation en fonction des facteurs sociaux et culturels et s’interrogent sur la construction des savoirs.
6°) Les théories sociales qui éclairent les dimensions proprement sociales, environnementales, institutionnelles de l’éducation. Elles cherchent à élucider les inégalités sociales et culturelles que les institutions scolaires tendent à reproduire.
7°) Les théories académiques ou encore “essentialistes”, théories classiques qui focalisent leur attention sur la transmission de connaissances générales en opposition à la formation spécialisée, avec deux tendances divergentes : les “traditionnels” qui souhaitent transmettre des connaissances classiques indépendantes des événements et des structures sociales et les “généralistes” qui s’attardent à une formation générale préoccupée de l’esprit critique et d’une capacité d’adaptation.
Cette classification présente l’intérêt d’oser parler de la dimension “spirituelle” en éducation. Les chercheurs français ne s’autorisaient guère dans ce sens, jusqu’à une époque récente. Ce n’est que par le biais d’une réflexion sur les “valeurs” et par la philosophie de l’éducation ou de l’anthropologie culturelle que certains se sont risqués à y réfléchir ces dernières années (Olivier Reboul, 1992 ; Jean Houssaye, 1992 ; Pierre-André Dupuis, 1990 ; Henri Atlan, 1991 ; Georges Lerbet, 1992 ; Lê Thàn Khôi, 1995 ; Carmel Camilleri, 1993).
A bien considérer cette diversité d’approches, nous avons l’impression d’une juxtaposition théorique appliquée au champ éducatif. Une sorte de pluridisciplinarité sans réelle articulation ni remise en question, loin de toute interdisciplinarité questionnante. Au vrai, il me semble que la tendance actuelle est encore plus draconienne, dans le sens d’un retour en force aux théories unitaires et aux disciplines reconnues et légitimées.
Tendance oligopolistique de certains savoirs en éducation
Par l’adjectif “oligopolistique” emprunté au vocabulaire de la science économique, je veux signifier la tendance de certaines disciplines scientifiques à occuper tout le champ de la signification – de la “signifiance” pour parler comme Hélène Trocmé-Fabre (1993, pp. 47-59) – c’est-à-dire à se partager, éventuellement après conflit et accord, le marché des biens symboliques attribués à l’ordre de la légitimité interprétative de l’éducation. Hormis ces “oligopoles de l’interprétation”, peu de place pour les théories transversales.
Trois grands courants disciplinaires me paraissent dominer et se partager les sciences de l’éducation à cet égard : la sociologie, la psychanalyse et les sciences cognitives (avec l’apport de la psychologie expérimentale, les sciences du langage et les didactiques des disciplines).
Courant sociologique
La sociologie est la discipline la plus ancienne et la mieux établie en sciences de l’éducation (De Coster, 1970, 344 p. ; Gras, 1974, 382 p.). Après Durkheim[5] éclipsant Le Play et Gabriel Tarde, il ne restait plus beaucoup de marges de manœuvre pour les continuateurs. Il faudra attendre longtemps et l’influence de Raymond Aron[6] pour voir reconnue la sociologie allemande en France. La sociologie de l’éducation est largement encore sous la dépendance de l’école sociologique durkheimienne, avec des bifurcations par Max Weber[7] et G. Bachelard pour l’école de Bourdieu/Passeron et du Centre de sociologie européenne (CSE)et, surtout, grâce à la décomposition de la sociologie marxiste après la chute de l’idéologie communiste dans les pays de l’Europe de l’est. Certes Raymond Boudon et son “individualisme sociologique” a réussi à exercer une certaine influence dans les réflexions sur “l’inégalités des chances”.
Certes Les travaux de M. Cherkaoui (1979, 224 p.) ont tenté de remettre en question la portée des partisans de la “reproduction”, sans compter ceux de l’histoire de l’éducation comme Antoine Prost[8], mais, dans l’ensemble, la sociologie de l’éducation reste dominée par l’école de P. Bourdieu, d’autant qu’elle s’ouvre aujourd’hui, de plus en plus, à une “compréhension” plus sensible du champ social de la pauvreté dans le monde (Bourdieu, 1993)[9]. On trouve également cette compréhension de la complexité du rapport au savoir chez les jeunes des banlieues défavorisées dans les travaux de l’équipe ESCOL (Charlot, Bautier, Rochex, 1993) dans notre département de Paris 8.
C’est sans doute du côté de l’ethnométhodologie garfinkelienne de l’éducation, avec notamment Alain Coulon (1993), et de celui de l’ethnographie anglosaxonne de l’éducation (Woods, 1990), reprise par l’Ecole vincennoise avec Georges Lapassade (1991, 1993), Rémi Hess (1987), Patrick Boumard (1989, 1990) et Patrick Berthier (1991) ou encore d’autres chercheurs comme Régine Sirota (1988), et principalement par les chercheurs de l’“histoire de vie” (Daniel Bertaux, Franco Ferrarotti, Gaston Pineau, Jean-Louis Le Grand, Pierre Dominicé, Christine Josso, Bernadette Courtois etc.) que viennent les plus importantes contestations épistémologiques en sociologie, par l’influence de la phénoménologie, la juste place de l’interprétation au profit de l’observation, l’étude minutieuse de la “boite noire” de la relation pédagogique.
D’autres théoriciens de la sociologie de l’éducation, comme Viviane Isambert- Jamati, René Lourau, Rémi Hess, Marie Duru-Bellat et Agnès Henriot-Van Zanten, Jean- Michel Berthelot ou Jean-Claude Forquin, ont su également se démarquer de l’école de Bourdieu sans pouvoir remettre en question son hégémonie, comme on le remarque par l’ampleur des références dans les ouvrages récents, notamment dans ce champ en expansion qu’est la formation permanente (par exemple les derniers ouvrages de Claude Dubar (1991) ou de Marcel Lesne et Yvon Minvielle (1990)).
Courant psychanalytique
La psychanalyse représente la deuxième influence théorique déterminante en éducation, ces vingt dernières années (Baietto, 1982). Que ce soit dans le domaine de la relation au sujet ou dans celui des interrelations de groupe, la psychanalyse freudienne s’est développée d’une manière exponentielle, au point d’éclipser tout autre interprétation psychologique (Jung, Adler et même Reich). Malgré la divergence des courants psychanalytiques d’obédience freudienne, en particulier le clivage lacanien, la psychanalyseest devenue la référence obligée pour expliquer les phénomènes éducatifs en France (Imbert s/dir. 1993).
Après une période de conflit larvé, elle fait bon ménage avec la sociologie dominante, chacun conservant son territoire, individu et petit groupe pour la psychanalyse, société pour la sociologie. La psychosociologie ou la “sociologie clinique” (De Gaulejac, 1987) peuvent même se permettre s’articuler les deux oligopoles sémiotiques sans coup férir, à moins que certains ne dérogent par rapport à l’orthodoxie des deux disciplines (ainsi de Max Pagès qui ose invoquer l’apport de Reich dans sa théorie des “systèmes socio-mentaux”). Même si “les fils de Freud sont fatigués” selon l’expression de Catherine Clément, en éducation, ils ont encore des beaux jours devant eux et ce n’est pas l’intolérance de Pierre Debray-Ritzen[10] qui risque de les inquiéter.
Courant « sciences cognitives »
Malgré tout une troisième tendance s’est placée sur le marché ces dix dernières années : les sciences cognitives (Varela, 1989 ; Varela, Thompson, Rosch, 1993) et avec elles, la psychologie comportementale à dominante expérimentale, les neurosciences, les sciences du langage et l’expansion de la didactique des disciplines fortement marquée par les disciplines de référence, en général monoscientifiques. La concurrence est rude avec les tenants de la psychanalyse (Van Rillaer, 1980). On le constate dans les comptes-rendus de colloque en sciences de l’éducation. Les neurosciences alliées aux sciences cognitives et comportementalistes débordent de plus en plus, en imposant un ordre monodisciplinaire aux sciences de l’éducation.
Dans l’ensemble il s’agit d’un ralentissement à l’approche “plurielle” de l’éducation et de l’interrogation épistémologique résultant de la théorie de l’implication dans l’observation des phénomènes éducatifs (Canter-Kohn et Nègre, 1991). Nous en trouvons des échos feutrés au sein de l’Association des Enseignants et des Chercheurs en Sciences de l’Education (AECSE – Association des Enseignants et des Chercheurs en Sciences de l’Education) lorsqu’elle nuance une approche articulant diverses disciplines par une mise en garde contre le “mélange” vague de perspectives différentes, le “cocktail d’emprunts partiels et hâtifs aux disciplines fondamentales”… “il ne s’agit donc pas d’abâtardir en les simplifiant, ou en les amalgamant, des démarches spécifiques depuis longtemps confirmées” (AECSE, 1993, p. 51).
Il est vrai qu’une autre association de chercheurs, regroupant souvent les mêmes personnes, l’Association Francophone de Recherche Scientifique en Education (AFIRSE – Association Francophone de Recherche Scientifique en Education), semble moins circonspecte quant à l’apport d’une multiréférentialité en éducation.
Nous ne trancherons pas, d’autant que l’AECSE n’hésite pas, quelques lignes plus loin, à affirmer “Il s’agit pour chacun, de demeurer réceptif à la multiréférentialité du fait éducatif. Non pas refuser la spécialisation, bien au contraire, mais refuser l’absence de confrontation”. D’un côté il semble que l’on doive rester vigilant devant les amalgames
faciles qui constituent, en fin de compte, autant de théories “molles” en éducation. De l’autre, l’esprit d’aventure est plus que jamais nécessaire, en théorie éducative liée aux pratiques sociales, si nous ne voulons pas répéter inlassablement des interprétations de faits qui durcissent les positions acquises en les enlisant dans une philosophie de la désespérance.
Eduquer ou former : un débat d’actualité
Les réflexions qui vont suivre reflètent un projet de pédagogie d’adultes en formation de formateurs, que nous avons réalisé efficacement depuis plus de vingt ans, avec une équipe de plusieurs collègues, dans le cadre de la Formation Permanente de notre université (DUFA- Diplôme d’Université de Formateurs d’Adultes). Chacun sait que la population étudiante en sciences de l’éducation à Paris 8 est largement “adulte” et souvent salariée. Il me semble donc qu’il faut réfléchir à un projet pédagogique et à une philosophie de l’éducation qui tient compte de cet état de fait dans notre département.
Emergence du terme « formation »
L’AECSE nous a invité il y a quelques années, à réfléchir sur une éventuelle transformation de l’intitulé de la discipline des « sciences de l’éducation ». On proposait de passer de la nomination “sciences de l’éducation” à celle de “sciences de l’éducation et de la formation”. La principale raison invoquée consistait à s’adapter à la modernité mass- médiatique qui joue de plus en plus sur le terme “formation” au détriment du terme “éducation”. Il est vrai que cette tendance existe pour diverses raisons.
La première résulte de l’émergence de la Formation Permanente des adultes dès les années soixante-dix. Bien que, à l’époque, on ait insisté sur l’“Education permanente”, c’est le terme “formation” qui s’est imposé au fil du temps.
La deuxième raison correspond au rejet de l’emprise psychologique du terme “éducation” beaucoup trop connoté par les amers souvenirs du passé scolaire de chacun. Le nouveau mot de “formation” semblait faire disparaître, comme par enchantement, les processus contraignants qui avaient pu nous conduire à nous éloigner de l’envie de savoir.
La troisième raison vient du sentiment que le terme “formation”, par son étymologie, est de l’ordre du “prendre forme” dans une sorte de spontanéité naturelle qui laisserait de côté les influences idéologico-politiques qui ont imprégné le terme “éducation”.
La quatrième raison prend en compte le fait que dans la “formation”, la part des autres et de la société (hétéro et co-formation), et la part de l’adaptation au milieu (écoformation), jouent dialectiquement avec l’expérience personnelle et le souci d’une connaissance de soi (autoformation).
Pour toutes ces raisons, il semblait que l’AECSE se devait, effectivement, de réviser la nomination de notre discipline en l’adaptant à notre temps.
Mais en fin de compte, cette orientation n’a pas eu de suite.
Dérive sémantique du terme « éducateur »
Je suis en accord avec ce blocage d’une dérive sémantique. Responsable d’un Diplôme Universitaire de Formateurs d’Adultes (DUFA), je me suis aperçu, au fil des années, à quel point le terme “formateur” était passé d’une sphère sémantique dynamique et créatrice, personnaliste et sociale, à une autre beaucoup plus fonctionnelle et restrictive.
Dans un premier temps, le “formateur” s’opposait à l’“enseignant” et la formation des adultes aux enseignements primaire et secondaire auxquels était assimilée toute éducation. Le formateur apparaissait, en fin de compte, comme une nouvelle figure d’enseignant qui se serait débarrassé de ses habitudes routinières et qui aurait pris en considération la personne à éduquer, dans un souci d’insertion sociale et professionnelle. Les formations de formateurs qui furent instituées bien avant l’institution du diplôme DUFA, allaient dans ce sens en proposant aux futurs formateurs de nouvelles pistes de réflexion et d’action pédagogiques (Honoré, 1980).
L’évolution de la profession, liée à la division sociale du travail, va dans le sens d’une professionnalisation très spécialisée et parcellisée qui, à moyen terme, risque de faire disparaître le mot même de formateur. Serge de Witte, dans une réflexion à ce propos, propose de supprimer, purement et simplement, le terme formateur pour le remplacer par les nominations des nouveaux professionnels spécialisés : responsable de formation, ingénieur de formation, audit ou conseil en formation etc.
On voit le retournement de tendance. Dans un premier temps, le terme “formation” paraissait bousculer celui d’“éducation” dans un sens créateur. Il le dépoussiérait de sa crasse d’habitudes, d’esprit de reproduction, et l’ouvrait à l’avenir, à la modernité supposant la curiosité et le risque de la connaissance. Il était en accord avec la montée d’une reconnaissance de la complexité du fait éducatif. Il redonnait un air de fête, un air de jouvence, au mot éducation. A l’enseignant considéré, pas toujours à juste titre d’ailleurs, comme un fossoyeur de la joie d’apprendre, le mot formateur le métamorphosait en facilitateur de l’émergence d’une forme éducative réellement reliée à la personne, au “s’éduquant” comme disent les Québécois.
La division sociale du travail a fait déjouer cette espérance. La formation devient de plus en plus “professionnelle” et de moins en moins une “éducation permanente” développant une “formation personnelle” mal vue dans l’entreprise. Non que les deux termes soient condamnés à être dichotomisés. Dans un ordre social moins inhumain, plus soucieux d’éthique, on peut penser que l’activité professionnelle aurait à voir avec l’épanouissement de la personne.
La professionnalisation actuelle du formateur se veut de plus en plus fonctionnelle, “technique”, spécialisée. Les cursus de formation de formateurs s’éloignent de la formation “générale” pour devenir l’expression d’une gadgétisation technique ou organisationnelle, en particulier dans la kyrielle de formations courtes proposées par les entreprises.
Les publications spécialisées reflètent ce constat. Nombreuses sont celles qui s’affichent comme des recueils de techniques “efficaces”. La réflexion plus philosophique (sur le sens) de la formation n’a guère de place éditoriale. L’éducation, comme évaluation du sens accordé au travail, passe à la trappe, au nom du souci managérial de s’adapter aux “conjonctures du marché de l’emploi”. La pression se fait sentir jusque dans nos universités qui emboîtent le pas à l’idéologie dominante de l’époque (ah, ces universités “professionnelles” et ces “apprentis-étudiants” des C.F.A., si “profitables” pour certains cursus !)
Le cursus d’“animateur de formation” est de plus en plus proposé à des personnes qui ne sont pas les destinataires légitimes, comme dirait Bourdieu, des fonctions de responsabilité dans l’entreprise. Elles auront à occuper les chômeurs de longue durée et les jeunes sans qualification en attente désespérante de réinsertion. Elles se confondent de plus en plus avec les éducateurs de rue dont elles doivent d’ailleurs posséder les compétences. Quant aux cadres, on suppose qu’ils n’ont pas besoin de se former à être “formateurs d’adultes”, comme s’ils possédaient la science infuse à cet égard, de part leur fonction de managers.
Réhabilitation du terme « éducation »
Il est plus que jamais nécessaire de réhabiliter le terme “EDUCATION” comme structure englobante de signification et de valeur. Et ce n’est pas en l’affublant du terme “formation”, avec sa dégénérescence actuelle, que l’AECSE ira dans le sens de sa mission. Ce ne sont pas les “sciences de l’éducation” qui doivent redorer leur blason par le terme ambigu de “formation” mais, au contraire, la formation qui peut s’interroger sur sa nature et sa fonction à partir des sciences de l’éducation.
L’éducation, c’est le “projet-visée” (Ardoino) d’une connaissance plus exigeante de l’être humain, pris dans son devenir conflictuel, inachevé et incertain. Loin d’être dans la pensée affirmative, l’éducation est largement dubitative et s’ouvre sur un “évangile de la perdition” pour reprendre la réflexion récente d’Edgar Morin (1993).[11]
La formation, c’est son “projet-programme”, toujours arbitraire et en inadéquation permanente par rapport aux enjeux éducatifs. Les deux fonctions sont nécessaires et complémentaires, mais ne sont pas au même niveau de valeur, sur le plan personnel et social. Vouloir en faire des termes équivalents nous condamne, à court terme, à
faire disparaître le mot éducation et même les “sciences de l’éducation” qui deviendront, tôt ou tard, les “sciences de l’apprentissage” avec l’apport généreux de certains partisans des sciences du comportement et de la cognition.
L’éducation est nécessairement politique et implique un sens de la formation, comme pratique éducative. Ne confondons pas la direction que doit prendre la réflexion : de l’éducation vers la formation et non l’inverse, même si des rétroactions sont possibles. Sinon nous finirons par accepter n’importe quoi, au nom d’un pragmatisme postmoderne qui n’est que le nouveau visage du conservatisme et de l’exploitation de l’homme par l’homme.
[1] Pour connaître dans le détail les péripéties de cette création, voir : S-M Kim, C. Verrier (Dir), 2009, Le plaisir d’apprendre en ligne à l’université ,implication et pédagogie, Bruxelles, De Boeck, 210 p.
[2] A cet égard, après les événements de 1968, le 6e Congrès International des Sciences de l’éducation, fut un point d’ancrage. Voir L’apport des sciences fondamentales aux sciences de l’éducation, l’université Paris Dauphine, du 3 au 7 septembre 1973, L’apport des sciences fondamentales aux sciences de l’éducation, Paris, Epi, 1976, 2 tomes.
[3] Sur l’idée de réforme en éducation et ses méthodes pédagogiques, voir le même auteur, L’école, d’hier à demain : des illusions d’une politique à la politique des illusions, Toulouse, ERES, 1991, 205 p.
[4] Pédagogie générale, Paris, PUF, 1991, 594 p., ouvrage d’introduction indispensable en Sciences de l’éducation.
[5] Emile Durkheim (1858-1917) À la fois enseignant et théoricien de l’éducation, Durkheim est surtout connu comme sociologue. Il a donné à la sociologie, dont le nom a été inventé par Auguste Comte, un objet, une méthode et une armature conceptuelle. Pour Durkheim, les faits sociaux « consistent en des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui ». Les
«représentations collectives» qui les expriment sont les états d’une «conscience collective » qui ne dérive pas des individus pris séparément, mais d’une association entre eux. Voir son ouvrage, L’évolution pédagogique en France, 1990, 403 p.
[6] Sociologue et philosophe français (1905-1983). Ses premiers travaux portent sur l’histoire puis sur l’analyse des sociétés industrielles. Il est, en outre, l’un des principaux penseurs français antimarxistes. Pour R.Aron, l’Homme reste une conscience socialisée, mais il ne privilégie jamais la superstructure sur l’individu : il se place contre l‘homo sovieticus, contre l’homme nouveau, contre les déterminismes de tous genres. R.Aron condamne donc toute forme de terreur, mais quelles que soient les similitudes quant aux moyens, il ne met pas sur le même plan la logique soviétique de société idéale, et celle nationale-socialiste d’extermination. Aron croit en la force de la tiédeur. Il ne croit pas l’humanité menacée par l’indifférence, parce que l’Histoire est menée par nos passions, contrairement à Tocqueville, pour qui l’Histoire est mue par la satisfaction (relativisme). Le seul pari réside dans le scepticisme, qui choisit et ne s’empresse pas à tirer des conclusions.
[7] Max Weber (1864-1920), économiste et sociologue allemand. Pour lui, seules sont sociales les conduites orientées avec un certain degré de conscience (qui peut être illusoire) en fonction d’un comportement d’autrui. Ainsi, des activités humaines comme les actes réflexes, émotionnels ou purement imitatifs, ne peuvent, selon cette définition, être dites «sociales». L’analyse de la signification historique de l’activité sociale repose sur les catégories de fin et de moyen: la «justesse» de l’interprétation causale consiste à déterminer leur degré d’adéquation. Pour faciliter la «critique technique» des actions sociales, Weber en construit une typologie fondée sur la plus ou moins grande rationalité des moyens et des fins. Par ordre croissant de rationalité, il distingue l’action traditionnelle (reposant sur les coutumes, les croyances, l’habitus), l’action rationnelle par rapport à une valeur (solidaire de la religion, de l’éthique, de l’idéologie…), l’action rationnelle par rapport à un but rationnel (celle du savant, du technicien, du gestionnaire).
[8] Antoine Prost, Ses recherches ont fait de lui un spécialiste de l’histoire de la société française au XXe siècle, et d’ailleurs il professe sur ce sujet un cours à l’Institut d’études politiques de Paris depuis près de dix ans. Sa thèse de troisième cycle portait sur La CGT à l’époque du Front populaire (1963), et sa thèse de doctorat d’État, soutenue en 1975, sur Les Anciens combattants et la société française (1914-1939). À ces travaux érudits, il a joint des ouvrages destinés au grand public, comme sa participation au tome V de L’Histoire du peuple français, et, récemment, une Petite histoire de la France au XXe siècle, publiée chez A. Colin en 1979.
[9] Pierre Bourdieu(s/dir.), La misère du monde, 1993, notamment son important chapitre méthodologique sur “comprendre”.
[10] Psychiatre français (1922-1993). Après avoir étudié la pédiatrie, il se spécialisa en psychiatrie avant d’exercer la psychiatrie infantile à l’hôpital des Enfants-Malades de Paris (1971). Professeur à la faculté de Paris (1974), son enseignement, violemment opposé à la psychanalyse, était marqué par des conceptions organicistes et «biologisantes» qui lui valurent les sympathies de certains courants politiques d’extrême droite.
[11] Observateur de la réalité sociale, Edgar Morin a principalement axé ses recherches sur l’analyse des phénomènes de désordre socioculturel (ce qu’il nomme l’irrégulier, le déviant, l’incertain, l’indéterminé, l’aléatoire) et sur la connaissance de l’organisation même des choses.