Dans les années 2000-2001 René Barbier travaillait à la création d’un cours destiné à être mis en ligne sur internet. Intitulé “Sens de l’éducation” et composé de dix séquences, ce cours fut la toute première expérimentation d’un enseignement à distance sur internet qui devait conduire en 2005 à la création de la Licence de sciences de l’éducation en ligne de l’Université Paris 8 à Saint Denis. Cette licence existe toujours aujourd’hui en 2023, et elle a été complétée d’enseignements de Masters 1 et 2. L’ensemble des séquences de ce cours figureront bientôt sur le Journal des chercheurs. Bien noter qu’il arrivait à René Barbier de reprendre ultérieurement des fragments de ce cours, aussi est-il possible que le lecteur en retrouve parfois quelques-uns au gré de ses lectures dans d’autres rubriques du site. |
Cours “Sens de l’éducation” de René Barbier (2001) – Séquence 7 : Défi et médiation en éducation
Présentation
L’éducation est paradoxale. Elle articule, dans une permanente interrogation de sens et de pratiques, une instance de médiation et une instance de défi.
Le défi est premier. Toute éducation est, d’abord, instituée. L’éducateur se doit de questionner ce caractère institué de l’institution éducative, dans toutes ses dimensions subjectives et sociales. Il interpelle ainsi le champ du savoir comme le champ de l’expérience personnelle dans une interaction réciproque. Homme de médiation, l’éducateur ne cesse de créer des interférences entre savoir et connaissance de soi, dégageant ainsi de nouvelles structures métissées. Celles-ci pose la question de la communauté éducative originale et appropriée. Dans cette perspective, l’éducateur devient vraiment un « passeur de sens » et un articulateur des “trois yeux de la connaissance” (Wilber, 1987).
Défi et médiation en éducation
1- Education comme interface
L’Education, la médiation et le défi
(R. Barbier avril 96)
Educateur, homme de défi
Notre éducation succombe sous les coups de la violence quotidienne à l’usine, au bureau, à l’école, dans les transports, dans la rue. Beaucoup de monde tente de trouver des remèdes et se brise sur la dureté des problèmes.
Le savoir à transmettre est une des priorités de l’éducation instituée. Mais encore faut-il s’entendre sur ce terme. Par “savoir”, nous comprenons les ressources informatives prises dans un stock de connaissances disponible au niveau planétaire et historicisé, c’est-à-dire resitué dans sa temporalité et sa caducité éventuelle. Le rapport au savoir est cette relation singulière et créatrice, souvent conflictuelle, qu’entretient un être humain en situation d’apprentissage avec cette source d’information. Ce rapport au savoir s’évalue sans parti pris en tenant compte de toute son originalité, au lycée Henri IV mais également dans les banlieues et ailleurs…(Charlot, Bautier, Rochex, 1992). Le savoir transmis doit ainsi sortir de son ethnocentrisme occidental habituel.
Par exemple la philosophie tiendra compte des apports réflexifs des autres civilisations que la nôtre en Occident (Barbier (s/dir.),1991). La dimension corporelle en éducation peut regarder du côté des cultures orientales ou africaines pour y emprunter un sens d’une sensorialité non systématiquement compétitif et comparatif. Le savoir ne saurait être exclusivement le savoir “scientifique”. L’art et la littérature de tous les pays sont à faire connaître dans nos régions largement et de plus en plus interculturelles. Les regards historiques ou sociologiques, voire phénoménologiques et ontologiques sur la religion sont également à prendre en considération dans ce rapport au savoir si l’on veut pouvoir sortir des sentiers battus et des poncifs sur le port du foulard dans nos lycées ou les anathèmes meurtriers et fanatiques contre S. Rushdie et T. Nasreen.
Salman Rushdi. Ecrivain indien ayant subi des pressions sociales, jusqu’à des menaces de mort pour les idées développées dans ses œuvres. L’écrivaine Taslima Nasreen, réfugiée en Suède, espère revoir le Bangladesh, où les fondamentalistes l’ont menacée de mort. |
Jean Delumeau, dans une série d’émissions en histoire des religions sur la 5e chaîne, a commencé sérieusement ce travail didactique, même s’il privilégie fortement les trois grandes religions monothéistes. Oui, le savoir est nécessaire, mais il doit être ouvert et interculturel pour faire reconnaître dans l’unité du genre humain la diversité des cultures et des sensibilités.
Le savoir transmis, en vérité, est toujours relatif dans le temps et dans l’espace et dépend d’un personnel qui déborde sans cesse les agents spécialisés (les enseignants). L’intelligence consiste à prendre conscience de cette relativité fondamentale du savoir pour s’ouvrir à la tolérance à l’égard des nos contemporains, de nos anciens et des “sociétés d’hier” (Lê Thành Khôi, 1995). Le savoir n’est vivant que s’il est dialectisé sans cesse par un rapport intime, personnel, à la Connaissance.
L’éducateur questionne le savoir
L’être humain n’échappe pas au fait d’avoir à se situer dans un univers de phénomènes allant de son corps à l’infini. La question du sens est celle de l’établissement d’un lien entre l’homme, les autres hommes et le monde, par le truchement de valeurs socialement reconnues. Cette reliance essentielle et conscientisée ouvre les voies de la connaissance de soi à partir de laquelle nous pouvons commencer une vraie discussion sur le sens de l’éducation.
L’éducateur n’est pas simplement un être de savoir et de savoir-faire, un érudit, une “boîte à fiches” comme Léon Bloy ironisait à propos de Marcel Mauss. Il est cet être conscient et lucide qui s’appuie sur la connaissance de soi, expérientiellement assumée, pour accueillir le savoir des autres, au bénéfice du doute, et le faire fructifier. Dans ce domaine, comme l’écrit René Char “la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil”. La blessure est celle de l’inachèvement et des résistances psychologiques de tous ordres. Blessure inéluctable mais qui, par sa profondeur même, nous rapproche de la compréhension du monde et de nous-mêmes.
L’éducateur est de ce fait toujours potentiellement un homme de défi avant d’être un être de médiation. La connaissance qu’il possède de sa réalité viendra provoquer ce que Emmanuel Mounier nommait le “désordre établi”. Cet ordre fallacieux est suscité par l’esprit sécuritaire du savoir toujours déjà-là et apparemment indiscutable ; il agit par une sorte d’“effet de noblesse oblige” attribué à l’homme de pouvoir dont nous parle Pierre Bourdieu.
Il faut le dire : Tout le savoir du sexologue, du sociologue ou du psychanalyste ne rayonne aucunement du sens de l’amour vécu par un Saint-Jean de la Croix, du “refus de réussir” d’un Eugène Varlin, de la compassion d’un Dalaï Lama ou du refus de l’injustice d’un Abbé Pierre ou d’une sœur Emmanuelle. Presque tous les grands révolutionnaires ont commencé leur vie clandestine à partir d’un fait d’injustice touchant souvent leur famille ou leurs amis (Lénine, Mao-Tse Toung, Blanqui etc.).
Étonnement devant cette passion de l’être et cette relation d’inconnu. “La rose est sans pourquoi”, comme le soutenait Angélus Silesius et “le mystique” de Ludwig Wittgenstein échappe à la rationalité du logicien. Le scientifique et l’enseignant, mais également le théologien dogmatique, ont beaucoup de difficulté à accepter ce postulat ouvert sur le mystère de l’existant.
Mais tous semblent accréditer le fait d’un “retour du religieux” là où je ne vois hélas, avec Krishnamurti, qu’un retour du refoulé de la croyance superstitieuse et de la peur de vivre, porteur de tous les intégrismes ! Car le “retour du religieux” véritable devrait être nommé “émergence de l’esprit de reliance”, c’est-à-dire d’un état de conscience holistique et une ouverture à la Philia, voire à l’Agapè, en dehors même de toute appartenance aux religions instituées. Mouvement personnel bien que communautaire qui nous permet de comprendre la vie et de participer à sa dynamique complexe et à son tissage instantané.
Le rapport à la connaissance de soi introduit un “trou noir” dans la région du savoir, en l’empêchant ainsi de devenir totalitaire. C’est la “dissidence d’un seul” dont nous parle un psychologue social comme Serge Moscovici en s’appuyant sur Soljenitsyne au temps du Goulag. C’est “l’école de dedans” et la distinction entre “savoir-gnose” et “savoir-épistémé” que distingue notre collègue Georges Lerbet (1992).
Educateur questionne l’expérience
Mais inversement le rapport au savoir est déterminant devant les dangers de l’aveuglement de toute emprise sectaire et mystique. Le savoir débarrasse le fanatique de toutes ses béquilles instituées. Après coup bien souvent il ne reste que le vide et l’écroulement du personnage religieux, du gourou aux yeux bleus aériens. C’est la raison pour laquelle l’esprit sectaire n’aime pas l’homme de savoir et lui oppose sans cesse un au-delà des mots indiscutable.
Le savoir dans ce cas représente une petite bombe dans la violence symbolique que l’esprit sectaire fait peser sur ses partisans abusés. Tout est tenté pour la désamorcer, même le bûcher en son temps, et aujourd’hui la flamme spectaculaire des médias toujours en quête de sensationnel. “Et pourtant elle se meut” diront jusqu’à la fin les véritables éducateurs et tous ceux qui, avec Galilée, savent que la terre est ronde, qu’elle tourne autour du soleil et qu’elle ne représente pas le centre de l’univers.
Educateur, homme de médiation
L’éducateur sur ce plan est nécessairement un médiateur entre savoir et connaissance. En cela il emprunte peut-être plus à la figure du maître intellectuel (celui qui sait) qu’à celle du maître spirituel (celui qui connaît). Le véritable maître spirituel n’a que faire du savoir. Ce qui compte pour lui c’est la réalisation personnelle et irréductible à toute autre expérience, le bouleversement intime de son disciple entraînant un métanoïa.
L’éducateur dialectise un mode d’exploration symbolique par l’autre mode et réciproquement. Son approche pousse la dialectique jusqu’au paradoxe difficile à soutenir. Le paradoxe accomplit la démarche dialectique lorsque le penseur ne s’accroche à aucune logique en marche a priori à travers l’histoire. Coûte que coûte il doit tenir les deux bouts de sa démarche avec une conscience tragique : celle de ne faire qu’un avec ce qui est toujours inachevé et dynamique. Car la tentation est grande de lâcher prise et de s’enfoncer absolument dans l’une ou l’autre contrée de la Connaissance ou du savoir. Dans ce cas, les satisfactions sont immédiates en termes de reconnaissance sociale par le groupe des pairs. Enfin la brebis égarée est revenue au bercail ! On sait où sont nos ennemis, il suffit de fourbir nos armes. Dieu ou la Science sont avec nous !
Intermède réaliste à la fin des années 90. Dans un grand lycée parisien – disons le Saint-Hélène – le proviseur reçoit chaque matin les élèves de classes préparatoires aux grandes écoles avec ces mots “Vous êtes l’élite, vous devez le comprendre et faire tout ce qu’il faut pour cela”. Les élèves se sont levés traditionnellement dès son entrée. Ils savent l’importance de leur position sociale dans la structure scolaire : ne sont-ils pas placés systématiquement au premier rang lors des réunions officielles ?
Un peu plus tard dans une classe d’hypokagne un professeur y va de son refrain quotidien sur la “nullité” supposée des élèves destinés à la future élite de l’humanité… Double contrainte, rapport au savoir infantilisant, esprit disciplinaire typiquement militaire que le Saint-Hélène impose aux destinataires légitimes du savoir académique. Les énarques ou les normaliens qui sortiront de ce moule sauront, assurément, se faire obéir, mais pour quelle société et pour quel type d’homme ? Il est vrai que “le Saint-Hélène” est réputé négativement pour sa discipline spartiate. On a même failli interdire le port du blue-jean dans ce lieu de savoir où l’on ne pénètre qu’avec une carte magnétique en règle !
Certes tous les lycées préparant aux grandes écoles ne fonctionnent pas heureusement selon un mode aussi draconien. Mais la logique pédagogique éducative propre aux classes préparatoires reste, malgré tout, fort éloignée de notre conception éducative qui se rattache à plus de cent années de recherche pédagogique.
Communauté éducative ?
Il n’existe point d’éducation sans communauté humaine qui la soutient. Une communauté inscrit symboliquement, sur un territoire approprié, un groupe de personnes réunies, affectivement et pour un certain temps, autour d’une activité collective, en fonction d’une finalité discutée et acceptée par tous. Les sociologues du travail ont discuté depuis longtemps déjà de la question de l’organisation réellement démocratique dans notre société et nous devons nous souvenir de leurs conclusions (Sainsaulieu et al.,1983 – voir notamment le ch. 6, « cultures, apprentissage et créativité dans le fonctionnement collectif »). Tous les grands pédagogues ont insisté sur l’importance du cadre de vie intellectuelle.
Le développement humain dans une telle structure est toujours, comme le rappelait E. Mounier en son temps, « personnel et communautaire ». Les psychologues ont largement mis en évidence l’importance de l’espace dans la vie de travail. Ils reconnaissent la fonction de l’espace sacré, historique, culturel, personnel (« privacy ») comme celle de la territorialité et de l’appropriation spatiale dans la vie des travailleurs (Fischer, 1989). Les psychanalystes proposent la notion de « cadre symbolique » (Bléger et al., 1979) qui permet l’expression la plus libre des sujets en situation problématique.
Certains éducateurs n’ont pas hésité à accorder une fonction au silence dans la quotidienneté de l’univers scolaire (Montessori, Krishnamurti).
Il existe dans le Centre pour adultes de Brockwood park, dans le Hampshire en Angleterre, créé sur le papier par Krishnamurti avant sa mort en 1986, une salle de méditation extrêmement dépouillée, tout en rond, moquettée, où viennent jouer les reflets de la lumière du soleil qui entre par une ouverture circulaire au plafond. C’est un lieu de silence pour tous les résidents laïcs qui se trouvent dans le Centre et qui ont le désir de se recueillir, c’est-à-dire d’être avec eux-mêmes, sans signes religieux particuliers. |
Certes il ne s’agit pas de proposer qu’un établissement scolaire ou universitaire fonctionne à la manière rigoureuse d’un monastère Zen de la secte Rinzaï. Mais entre l’hyperpropreté et la contrainte instituée de ce type de lieu religieux et l’envahissement progressif par les graffitis, le laisser-aller, la violence et la saleté rencontrées dans certains lycées ou universités de banlieue ne peut-on trouver une ligne de partage plus équitable ?
Intelligence
La communauté éducative s’inscrit dans un endroit calme, esthétique et sécurisant où l’étudiant peut se consacrer à ses études. Il peut y trouver toutes les sources d’information et de convivialité lui permettant de travailler selon un esprit non compétitif. Il attend une structure éducative susceptible de développer son esprit de collaboration et de travail en équipe, sans cesse invoqué aujourd’hui mais toujours si peu pratiqué réellement, après l’élan vite retombé des années soixante-dix. Un lieu où il peut développer son « intelligence multiple » dont Howard Gardner dénombre sept dimensions principales : langagière, logico- mathématique, spatiale, musicale, kinesthésique, interpersonnelle, intrapersonnelle (Gardner, 1996).
L’intelligence est la faculté mentale de comprendre, c’est-à-dire au sens étymologique de « prendre avec », d’absorber, les données de notre perception, avec pour résultat, le sens de l’existence. Dans une perspective qui emprunte à Carl Gustav Jung et à Gaston Bachelard, elle réunit des dimensions comme l’intuition, la sensation, la raison, l’imagination dans un flux relationnel et pratique au monde, sans oublier le sentiment, et son Q.E. (« Quotient émotionnel »), une nouveauté conceptuelle des années récentes en psychologie d’outre- Atlantique. Son expression symbolique est sans cesse en retard dans son rapport à la réalité mouvante car l’intelligence active est immédiate. Mais, par sa présence et son observation attentive, sans a priori, l’être humain s’éveille à l’intelligence, c’est-à-dire à la présence instantanée d’être au monde et de pouvoir dire « je suis ».
L’évaluation – centrée sur la question de ce qui fait sens, comme le pensent Jacques Ardoino et Guy Berger – ne doit pas être soumise au diktat des informaticiens centralisateurs. Ces derniers la réduisent sans cesse à la notation chiffrée, au contrôle, pour la bonne cause rationnelle, trop facilement acceptée par des enseignants fatigués de l’innovation pédagogique ou rattrapés par leur habitus scolaire.
Comment d’ailleurs fera-t-on, au niveau européen dans le programme SOCRATES (programme d’action de l’Union européenne dans le domaine de l’éducation), pour uniformiser une reconnaissance diplômante qui, justement, propose d’évaluer les étudiants par groupe de niveau et non par la notation arbitraire, afin de favoriser la mobilité estudiantine d’un pays à l’autre ?
Des lieux adéquats sont nécessaires : comme les cafétérias, les bibliothèques et les salles de lecture, les centres de documentation, d’orientation pédagogiques, les « restau-U »,
les points-libraires, les micro-endroits de réunions répartis sur toute l’université, les salles de recherche des équipes d’accueil d’étudiants de troisième cycle, les lieux de développement de la vie étudiante, les lieux culturels au sens large du terme, comme les amphis des « mardis de Paris 8 » ou des concerts et des autres activités (ciné club etc.), la salle de sport (si possible non reléguée dans les sous-sols non aérés des bâtiments universitaires), les lieux d’affichage libres, visibles et compréhensibles, des lieux d’expression d’idées nouvelles sur la vie universitaire, des lieux de rencontre enseignants, étudiants, personnels ATOS qui puissent être également des lieux de fêtes mais également des lieux de silence et de méditation.
Apprendre à être
En somme il s’agit de réinventer et de réactualiser, non le regard quasi obsessionnel sur le savoir comme semblent nous le proposer les « républicains de l’éducation », mais plutôt l’ouverture offerte par le rapport Edgar Faure en son temps Apprendre à être (Faure et al., 1972). Il s’agit bien d’une finalité éducative qui insiste plus sur la connaissance globale de l’être-au-monde que sur l’acquisition d’un savoir parcellisé et spécialisé.
Si actuellement les « traditionnaires », pour reprendre le mot de Daniel Hameline, semblent l’emporter dans les sphères du pouvoir, avec leurs sempiternelles ritournelles du « niveau baisse », rappelons avec ce rapport E. Faure que :
« Dans le fait éducatif, l’acte d’enseigner cède le pas à l’acte d’apprendre. Sans cesser d’être enseigné, l’individu est de moins en moins objet, de plus en plus sujet. Il ne reçoit plus l’éducation comme un don, un service social qui lui est offert par des puissances tutélaires ; il se l’assimile au prix d’une conquête sur le savoir et sur soi-même, qui fait de lui le maître et non le récipient des connaissances qu’il acquiert » (p.184).
Educateur, passeur de sens
A la fin de son roman intitulé « Siddharta », l’écrivain Hermann Hesse représente l’aboutissement de l’aventure ontologique de son héros en la personne d’un vieux passeur sur le fleuve. Son ami de jeunesse, Govinda, toujours en quête spirituelle, ne le reconnaît pas et continue à suivre son Maître. Il méconnaît ainsi tout ce qu’un « passeur » vers l’« autre rive » comme disent les sages orientaux, pouvait lui apporter.
Nous aussi, dans notre monde tourmenté, nous avons besoin de passeurs entre des univers de significations de plus en plus plurielles et paradoxales.
Il y a nécessité, en quelque sorte aujourd’hui, de découvrir des « passeurs de sens » entre les spécialités disciplinaires dans l’ordre des sciences de la matière, des sciences de la vie et des sciences humaines.
Nous sentons tous la nécessité d’une vulgarisation et de vulgarisateurs des données scientifiques, philosophiques et artistiques qui n’écrase pas leur originalité propre. Il faut donc découvrir des personnes curieuses, ouvertes à la multiréférentialité des théories et des pratiques.
Plus encore nous sommes confrontés à la nécessité d’un passage de sens entre l’univers de la rationalité scientifique qui accroît le savoir et le savoir-faire et celui de la non- rationalité, qui n’est pas une irrationalité, ouverte à la Connaissance de soi, mise au jour par l’expérience spirituelle ou par l’expérience artistique et poétique. En d’autres termes il nous faut des passeurs de sens entre Einstein et Saint-Jean de la Croix.
Il y a quelques années, un savant David Bohm et un sage Jiddu Krishnamurti, avaient poursuivi un dialogue fructueux sur la notion de temps, dans le sens d’un questionnement éducatif (Krishnamurti et Bohm, 1987). Le Manifeste de la transdisciplinarité, que nous proposent Basarab Nicolescu et les participants au dernier colloque de Convento da Arrabida (1994)sur cette question, me semble aller dans ce sens (Nicolescu, 1996) (quelques années plus tard, un autre colloque développe la même thématique : « Quelle université pour demain ? Vers une évolution transdisciplinaire de l’université », Congrès international de Locarno, Suisse, 30 avril-2 mai 1997, CIRET/UNESCO).
Educateur est un passeur de finalités
Il nous faut distinguer trois types de finalités : en science, en art et dans la spiritualité.
- À quoi correspond la finalité en science ? La question posée, dans ce cas, est celle de la pertinence entre théorie et faits conquis, construits et constatés, en fonction d’une recherche de la vérité acceptant la controverse sur sa falsifiabilité par la communauté des savants. Même si l’épistémologie poppérienne7 peut être légitimement remise en question dans les sciences sociales, comme le propose le sociologue Jean-Claude Passeron (1991) en réintroduisant leur nature historique, on constate l’importance du doute méthodique et d’une « philosophie du non » (Bachelard, 1981) au cœur des « structures des révolutions scientifiques » (Kuhn, 1983).
Karl Raimund Popper (1902-1994). Epistémologue viennois. La comparaison entre la pensée de Marx et la méthodologie d’Einstein a été le ferment de la pensée philosophique de Karl Popper. D’une part, le marxisme est une théorie globale du monde qui, en collectionnant les faits qui justifient ses assertions, parvient à clôturer la pensée. La démarche d’Einstein, au contraire, remet les théories existantes en question (la cosmogonie newtonienne, par exemple), tout en acceptant que ses propres hypothèses soient testées expérimentalement. Einstein soutient qu’une seule observation négative suffira à infirmer son hypothèse. Popper découvre alors qu’une seule réfutation présente plus d’importance pour le progrès de la connaissance qu’une multitude de confirmations. Un des thèmes centraux de la philosophie de Popper est l’opposition entre les «systèmes clos» et les «systèmes ouverts». Les systèmes clos, comme le marxisme ou la psychanalyse, construisent une interprétation définitive du monde et inventent souvent des moyens de se détour à la critique. D’autre part, les systèmes ouverts, comme la théorie de la relativité, n’hésitent pas à se soumettre à l’épreuve des faits et acceptent toujours la concurrence d’autres théories explicatives. Extrait de http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Raimund_Popper–Karl_Raimund_Popper_par_Andree_Mathieu |
- La finalité en art s’appuie sur la réalisation et la symbolisation d’une œuvre, essentiellement personnelle, en fonction d’un réel imaginé et rendu sensible. Si la philosophie se caractérise par la création de concepts, la science se dirige vers les prospects et l’art s’ouvre aux percepts et aux affects selon Gilles Deleuze et Félix Guattari (1991). Pour eux, l’art conserve et « ce qui se conserve, la chose ou l’œuvre d’art, est un bloc de sensations, c’est-à-dire un composé de percepts et d’affects » (p.154).
- La finalité dans la vie spirituelle espère atteindre un sentiment vécu de l’unité de tout ce qui est, perçue à chaque instant et en chaque lieu dans le monde, un vécu quasiment intraduisible dans le langage rationnel et prosaïque.
L’éducateur devient un « articulateur de finalités » pour tous, par le truchement d’un langage métaphorique approprié. Il fonctionne en étoiles. Il n’est que le spécialiste du
« presque rien » et du « je ne sais quoi » (Jankélévitch, 1980), mais le curieux de tout. Son esprit
est analogique, sa pratique est multiréférentielle. Il disjoint ce qui est confondu et relie ce qui est séparé. Il possède éminemment le sens de l’unidiversité et de la complexité humaine dont parle E. Morin (1994).
Educateur est un passeur de significations
- De la science, il fait comprendre l’intérêt des méthodologies rigoureuses et de leur diversité, voire de leur transformation radicale, en passant des sciences « dures » aux sciences humaines et sociales qui ne sont pas « molles » mais tout simplement « vivantes ». Il met l’accent sur l’idée de vérité et sur sa relativité intramondaine.
- De l’art, il insiste sur l’émergence de l’objet inconnu, apparu pour la première fois, et toujours bouleversant dans son « inquiétante étrangeté » affective et sensorielle.
- De la spiritualité, il souligne la relation d’inconnu, l’incomplétude radicale dans la connaissance de la réalité ultime et son élan irrésistible et permanent vers un « clair-joyeux ».
Educateur est un passeur de sensations
- Il oppose sans cesse le corps à l’abstraction scientifique ou philosophique. Il demande toujours à revenir à ce qui touche l’être humain, à ne pas oublier le monde des émotions et du désir. Il rappelle que le statut du corps varie en fonction des cultures du monde, comme l’éclaire une publication récente du Courrier de l’UNESCO (1997).
- Il interpelle l’artiste dans ses modes d’expression trop relatifs à l’air du temps. Il lui demande de relier son œuvre à sa vie concrète. Il relève, dans l’art, tout le jeu subtil de la sensibilité en acte.
- Il interroge le spirituel sur la place aussi bien du corps que du social dans la plénitude de l’éveil.
Articulateur « des trois yeux de la connaissance » (Wilber,1987)
L’éducateur met en interférence dubitative :
- La structure de la connaissance du monde physique (« l’œil de chair » de Saint- Bonaventure), fondée sur la rationalité scientifique à partir du monde des perceptions naturelles.
- La structure de la connaissance du monde mental (« l’œil de raison »), fondée sur le jeu des images, des concepts et de leur logique propre.
- La structure de la connaissance du monde numineux (« l’œil de contemplation ») qui relève d’une vision pénétrante de ce qui est.
Il en dégage la structure analogique commune :
- Une composante instrumentale ou injonctive : instructions simples ou complexes, internes ou externes, processus systématisé, procédures ou protocoles d’expériences (« si vous voulez savoir ceci, faites cela »).
- Une composante illuminative ou appréhensive (par le mental). Il s’agit d’une vision auto-illuminative, via l’œil de raison ouvert à l’expérience protocolaire, et qui conduit à la troisième composante.
- Une composante collective : consensus dans la vision illuminative avec d’autres personnes qui emploient le même genre d’approche (le même « œil »). Une vision partagée qui apporte une preuve par témoignages sur la véracité de la vision.
Mais le passage d’une structure de connaissance à une autre, sans respecter les trois composantes propres à chacune des structures, expose le postulant à une « erreur catégorielle », une analogie trompeuse. En d’autres termes, le scientifique qui se donne le droit de juger une expérience mystique à partir de sa science, sans passer par la structure de connaissance de l’œil de contemplation, est tout aussi incompétent que le mystique qui voudrait faire de la physique sans connaître les mathématiques.
L’éducateur pointe les convergences et les oppositions des trois types de connaissance. Il relativise les propositions absolues. Il fait partager ses conclusions pour les soumettre à la critique. Mais, en cette fin de siècle, la question fermement posée par Krishnamurti reste entière : comment éduquer les éducateurs dans le sens d’un « éveil de l’intelligence » (Krishnamurti, 1980) et de cette compétence transdisciplinaire ?