Dans les années 2000-2001 René Barbier travaillait à la création d’un cours destiné à être mis en ligne sur internet. Intitulé “Sens de l’éducation” et composé de dix séquences, ce cours fut la toute première expérimentation d’un enseignement à distance sur internet qui devait conduire en 2005 à la création de la Licence de sciences de l’éducation en ligne de l’Université Paris 8 à Saint Denis. Cette licence existe toujours aujourd’hui en 2023, et elle a été complétée d’enseignements de Masters 1 et 2. L’ensemble des séquences de ce cours figureront bientôt sur le Journal des chercheurs. Bien noter qu’il arrivait à René Barbier de reprendre ultérieurement des fragments de ce cours, aussi est-il possible que le lecteur en retrouve parfois quelques-uns au gré de ses lectures dans d’autres rubriques du site. |
Cours “Sens de l’éducation” de René Barbier (2001) – Séquence 3 : Éduquer et faire sens
Présentation
Le mot « éduquer » doit être replacé dans un univers de significations dans lequel
« apprendre », « s’instruire », « enseigner », « se former » et en fin de compte « s’éduquer » s’éclairent réciproquement. Éduquer nous oblige à penser en termes d’interférence d’un ensemble de significations liées à l’expérientiel, au singulier, et au créatif.
Ce qui fait sens nous conduit à proposer et à articuler trois concepts : profondeur, gravité et reliance en éducation. La profondeur demeure la trame inconnue de toute existence. L’éducateur s’y trouve impliqué et, de ce fait, se sent relié à la totalité du vivant. Cette reliance le conduit à vivre dans une gravité où la dimension éthique est primordiale.
1- Eduquer et faire sens
Différents sens du mot « éduquer »
Si nous articulons le savoir, l’enseignant et l’élève, le sens va se trouver dans l’interaction de ces trois pôles. Le « s’Éduquant », comme disent les Canadiens se sert de toutes les ressources réunies. Il veut connaître le monde et n’hésite pas à utiliser l’hétéroformation, c’est-à-dire les institutions éducatives et leurs agents pour ce faire. De même il va voir du côté de l’autoformation (Verrier, 1999) en se prenant en charge sur le plan du savoir et reste réceptif à ce que le monde peut lui apprendre (écoformation). Le s’éduquant est alors vraiment en coformation. Avec lui-même et son monde intérieur, avec les autres et leurs désirs, avec le monde et son imprévisibilité, comme avec le savoir, les enseignants et le groupe des enseignés.
L’éducation ne veut pas dire instruction, enseignement, apprentissage ou formation, bien qu’elle les utilisent tous en dernière instance. L’essentiel de l’éducation réside dans un chemin de connaissance de soi par la reliance avec les autres et le monde. Elle s’ouvre sur la question même de la sagesse (Barbier et al. 2001).
Éduquer
Éduquer s’origine dans le latin duco, ducere, qui signifie «conduire» hors de. Éduquer c’est tirer hors de l’état d’enfance. Mais une autre origine plus probable, educare, signifie
« nourrir » et s’ouvre sur le « soin des enfants », la paideia.
L’avènement du christianisme va inscrire l’éducation dans une perspective transcendante : le mot hébreu mûsar signifie à la fois instruction (don de sagesse) et désigne essentiellement un comportement de Dieu, modèle des éducateurs, dont l’œuvre se réalise par intériorisation de plus en plus profonde de l’éducateur et de celui qu’il éduque. Le Christ, comme éducateur, devient le « maître intérieur » du disciple. L’éducation ne sera achevée que lorsque tout enfant de l’église aura réalisé en soi la figure divine. L’Église enseignante vise à éduquer en ce sens et à corriger les errements le cas échéant.
Avec la réforme et la Renaissance, l’idée se fait jour d’une action de l’homme pour se former au sein d’un monde qu’il contribue à maîtriser. L’homme a besoin de se former pour devenir homme. Il est éducable. Mais pendant longtemps encore l’éducation relie la nature à son mouvement de création d’essence spirituelle. Avec Rousseau et son Émile (1762) le mot éducation prend son sens moderne plus existentiel, renvoyant le terme à la fois à une nature qu’il s’agit d’observer et à une volonté d’autonomie proprement humaine.
Avec Kant[i] l’homme est défini comme «la seule créature qui doive être éduquée». Liberté et éducation vont de pair, et la Révolution française avec Condorcet (1743-1794)[ii] réclame une « instruction publique » capable de rendre réelle l’égalité des droits. L’éducation en s’institutionnalisant recouvre toutes les sphères de la vie publique et privée. Elle devient un incontournable de nos sociétés modernes. Étatisée l’éducation voit son sens réduit à une direction programmée qui surdétermine toute signification et laisse de côté l’univers des sensations non utilisables socialement.
Reprécisons les termes « apprendre », « s’instruire », « se former », « s’éduquer » :
Apprendre
Posons d’emblée qu’apprendre est le terme le plus générique pour indiquer un processus d’accès compréhensible à un certain niveau d’informations. J’apprends ainsi que le nouveau Président de la République vient d’être élu. J’apprends, en lisant l’Encyclopaedia Universalis, les détails de la vie du dernier prix Nobel de littérature. Mais je n’apprends pas la dernière figure de la théorie des quanta en parcourant un ouvrage spécialisé, si je ne suis pas physicien. Inversement un physicien comme Fritjof Capra peut-il apprendre ce que lui proposait le philosophe Krishnamurti sur le plan ontologique ? A la question ainsi formulée, Krishnamurti répond à l’auteur du célèbre Tao de la physique (Capra, 1979), qu’avant d’être un physicien, F. Capra est un homme. En tant que tel il peut comprendre ce qu’il lui dit.
Apprendre implique de comprendre ce qui nous informe. Apprendre correspond à quelque chose de plus qu’être simplement informé. Apprendre est différentiel et dépend nécessairement du niveau de culture que l’on possède. Plus je suis cultivé et mieux je saurai apprendre, au moins dans certains secteurs des savoirs et des savoirs-faire. L’amour de l’art, comme le montrent les sociologues Pierre Bourdieu et Alain Darbel (Bourdieu et Darbel, 1969), est référé sans cesse à un savoir élaboré sur la construction artistique, que ne possèdent pas les membres de toutes les classes sociales au même degré. En passant de la sphère du savoir sur la nature à la Connaissance de l’être, sans doute devrais-je perdre beaucoup de savoir acquis pour apprendre à connaître un peu plus spirituellement le monde.
Connaître, c’est méditer et méditer c’est désapprendre avant tout pour comprendre, c’est-à-dire perdre de l’information acquise pour devenir réceptif à une information potentielle. L’homme neuronal de Jean-Pierre Changeux (Changeux, 1984) nous signale qu’il en est ainsi au niveau des neurones du cerveau : il faut perdre pour pouvoir acquérir.
Mais d’ordinaire, acceptons l’idée que je peux apprendre toutes sortes de choses dans n’importe quel domaine, en fonction de mes capacités intellectuelles, des circonstances, des moyens matériels, des gens que je rencontre, du lieu où je me trouve etc. Apprendre n’implique pas une institution spécifique. Apprendre est ouvert à tous vents !
L’autodidacte apprend en toutes circonstances (Verrier, 1999). Mais l’écolier dans son école primaire également.
Instruire
Instruire vient du latin instruere qui signifie insérer, bâtir, disposer, outiller. S’instruire c’est alors se doter d’outils conceptuels et imagés. Mais le champ sémantique est plus vaste : instruire signifie également éclairer, avertir, informer, aviser, initier. S’instruire consiste donc à se renseigner, à s’informer d’une manière éclairante.
Par rapport à apprendre, s’instruire implique une direction de l’information, une intentionnalité plus précise en vue d’une fin encore vague : l’éclairement, la mise au jour d’un sens à venir. En vérité on s’instruit souvent en participant à un «enseignement».
Enseigner
En latin insignare c’est mettre une marque, conférer une distinction. Il y a institutionnalisation de l’activité de connaissance qui renforce l’intentionnalité de l’envie de savoir. Cette institutionnalisation comporte ses méthodes codifiées, comprend ses professionnels qualifiés. Je m’instruis ainsi en suivant les cours à la Sorbonne et je passe les examens devant un jury universitaire. Mais je m’instruis tout autant en lisant les ouvrages des grands philosophes publiés dans les meilleures maisons d’éditions et en suivant, derechef, sans m’en apercevoir, une ligne de connaissance largement tracée par le jeu concurrentiel dans le champ symbolique de l’édition. Tout le savoir externe est déterminé par des lignes de force qui nous échappent.
On s’instruit en s’aliénant, en se faisant prendre au piège d’un réseau de significations destinées à nous «marquer» pour le meilleur et pour le pire. Un jour le fils du boulanger se rend compte qu’il ne sait plus parler simplement à son père. Gagner par la lutte des places comme dit le sociologue Vincent de Gaulejac (De Gaulejac, 1994, 286 p.), il ne se sent plus
jamais tout à fait à sa place dans la relation humaine, pris dans un «entre-deux» qui l’enserre comme une paire de pinces coupantes.
Se former
Former vient du latin formare qui signifie au sens fort, donner l’être et la forme, et au sens faible, organiser, établir. Former implique une action en profondeur de transformation, en vue de donner une forme a quelque chose qui n’en avait pas ou qu’il fallait changer. Se former, en apprenant, signifie donc travailler son information pour lui donner une forme qui correspond à un mouvement interne de transformation de soi-même.
Vu sous cet angle, comme le pense le philosophe Michel Fabre, « former est plus ontologique qu’instruire ou éduquer : dans la formation c’est l’être même qui est en jeu, dans sa forme » (Fabre, 1994, p. 23). En fait, se former débouche inéluctablement sur « éduquer » et le véritable « formé » est toujours un « s’éduquant ».
S’éduquer
Éduquer avec ces deux sens majeurs « nourrir », élever des animaux et « faire sortir » oriente le champ sémantique vers une élévation, une extraction plus ou moins ontologique. On se forme en s’éduquant. C’est l’éducation qui est le terme principal, le terme animateur.
Tout se passe comme si l’éducation était du registre d’un projet implié d’une région essentielle de soi-même à connaître, un Endroit à découvrir sous l’Envers que la société nous impose comme semblent le supposer les membres de la Gnose de Princeton exposée par Raymond Ruyer et sans doute David Bohm (Bohm, 1987). dans sa plénitude de l’univers. L’éducation est élan de soi vers soi. Cette poussée rencontre la formation comme véritable mise en forme, organisation pertinente de cet élan créateur.
Tout l’art de l’éducation consiste à faire sentir aux apprenants en quoi ils sont animés par cet élan. Mais surtout en quoi cet élan est et demeure avant tout « leur élan », totalement singulier, irréductible à tout autre.
Le véritable éducateur indique les multiples parcours par lesquels l’itinérance éducative d’une personne peut trouver son accomplissement. Comme les carrefours sont nombreux dans une vie, nous avons besoin de plusieurs éducateurs. Mais ceux-ci ne sont pas des « maîtres », des « gourous ». Plutôt des sortes de sémaphores indiquant la route de l’éveil de l’intelligence (Krishnamurti, 1975). Mais des sémaphores qui ne seraient en aucune manière des objets inertes.
Un éducateur, qui n’est pas un éducastreur (celui qui castre symboliquement les élèves), suivant une formule qui avait cours dans les années soixante-dix, n’est pas non plus une girouette tournant au gré des vents de l’histoire et de l’air du temps. C’est un homme de Connaissance. Un éveillé qui connaît la région que doit emprunter l’élève sans pouvoir pour
autant tracer d’avance sa route singulière et imprévue. Il connaît la trame mais non le motif. Il découvre l’écran, mais n’a jamais vu, et ne verra jamais, le film unique que l’élève y projettera, dans une inconscience nécessairement mal contrôlée.
Parler de s’éduquer signifie donc qu’un témoin, en nous-mêmes, peut jouer ce rôle d’éducateur. Le risque d’illusion est considérable, mais l’enjeu est inévitable si on ne veut pas tomber dans l’esprit du temps qui, à travers tous les intégrismes, invoque puis convoque la figure du Maître et dialectiquement celle de l’Esclave. Il s’agit du pari majeur de l’éducation : je me forme pour m’éduquer et je m’éduque parce que je ne peux rien faire d’autre pour me connaître et me réaliser. Le véritable éducateur accepte profondément ce pari pour son élève. C’est pourquoi, comme le Bouddha, il accepte toujours d’être tué symboliquement par son élève libéré sur la route de la Connaissance.
L’éducateur tranche d’un coup ce qui unifiait illusoirement le savoir et la Connaissance. Il dit à son élève que le savoir est du côté du fonctionnel nécessaire mais insuffisant. Il lui rappelle sans cesse que la Connaissance (avec un C majuscule) est du côté de la face cachée de soi-même et que tout être humain est l’unique découvreur de son royaume. A lui de tracer son propre chemin, à lui d’être sa propre lumière.
Le sens se rapporte à une « autre chose », un « vrai lieu », quelque chose qui nous échappe et qui pourtant nous rend présent au monde. Nous dirions, à ce propos, avec Yves Bonnefoy (1978), que « le désir du vrai lieu est le serment de la poésie ». Pris dans sa radicalité, le sens fait émerger le désir de poésie.
Le sens est d’ordre expérientiel, singulier, interactif et ouvert.
Nous affirmons habituellement « cela fait sens » c’est-à-dire cela nous entraîne dans un univers de significations que nous habitons, une parole qui nous porte et que nous portons, une relation dialoguée avec le monde et les autres.
2 – Une structure qui « fait sens »
Faire sens pour l’être humain peut vouloir dire une structure de significations qui articule trois dimensions : la Profondeur, la Gravité et la Reliance.
Le triptyque ontologique en éducation :
Elle signifie :
- une relation à un Réel conçu comme une vérité qu’on ne saurait cerner, enfermer, circonscrire, sans le détruire.
- une relation à « un Abîme, un Chaos, un Sans-Fond » (Castoriadis), à un « Tout- Autre » (Rudolph Otto), à un « Otherness », une « Autreté » (Krishnamurti).
- une relation d’inconnu (Guy Rosolato) ou l’inquiétante étrangeté freudienne s’inscrit dans l’impossibilité même de la présence absolue et “dévisageable” de ce Réel voilé.
- une relation perçue comme un flux intérieur de Vie radicale, ouvert sur le
« presque-rien » et sur le « je ne sais quoi » (V. Jankélévitch).
- une relation abyssale dans laquelle nous ne finissons jamais de nous approfondir.
- une relation qui va au-delà du non-sens, qui fait fleurir le sens au cœur même du non-sens, dans une acceptation de non-rationalité qui n’est pas cependant un irrationnel. Plutôt un constat qu’il peut exister « une pensée de la non-pensée » nommée « hishiryo » chez les bouddhistes, une pensée extrêmement vivante et active.
- une relation qui présentifie sans cesse ce qui est en chacun d’entre nous pour transformer chaque être en une personne, c’est-à-dire celui qui peut dire « je » parce qu’il est un individu intégré au cours du monde et chez qui il n’y a plus personne à nommer.
- une relation qui suscite à chaque instant une intensité active qui n’est pas une passion, ni l’éclat d’une quelconque « philosophie des lumières » mais l’émergence du sens au cœur de chaque mot prononcé, de chaque geste effectué, de chaque regard attribué.
- une relation qui s’ouvre sur l’amour pour ceux qui vivent dans la tradition du Livre ou sur la compassion pour ceux qui suivent certaines sagesses orientales proprement athées, ou dans une certaine conception d’un humanisme marxiste.
- une relation surtout qui au fil du temps nous rend de plus en plus « grave ».
Gravité
Devenir de plus en plus grave signifie que la lucidité « cette blessure la plus rapprochée du soleil » comme dit René Char, nous gagne de plus en plus.
Il s’agit bien d’une blessure qui n’en finit pas de saigner : celle d’une omnipotence infantile peu à peu bousculée, mutilée, ravagée par l’épreuve de la réalité.
Celle parfois plus tardive d’une espérance collective et idéalisée de vie sauvée du désastre, de « lendemains qui chantent ». Une espérance qui se ratatine comme une papier crépitant sous l’incendie et qui ne laisse que des cendres bleuies.
Celle d’une vision intérieure et terriblement silencieuse, d’un sentiment tragique de la vie dont parlait Miguel de Unamuno quand il refusait de crier « Viva la Muerte » avec les sbires de Franco.
La vision déchirante de ce qui est : les ethnocides et les génocides, les « purifications ethniques », les haines fabriquées de toutes pièces par les puissances coloniales, les terrorismes et les intégrismes meurtriers. Mais également les catastrophes naturelles évidemment, comme le tremblement de terre de Kobé au Japon ou, il y a quelques années, la mort affreuse de la petite Omeyra, en Colombie, lors d’un glissement de terrain. N’oublions pas le quotidien : les petites vengeances privées, les couteaux tirés au cœur des mots, les harpons d’acier dans les regards, les grands océans asséchés au sein d’un seul cri humain. Comment vivre sa juste colère sans tomber dans le ressentiment ? Comment dénoncer la tyrannie sans blesser la personne ?
La Gravité, c’est tout cela et quelque chose en plus.
Ce qui est en plus, c’est la Joie d’être. La joie incompréhensible, la joie soyeuse et toujours nouvelle, la joie jaillissante, la joie bouleversante. La joie en point d’interrogation dans le non-sens. La joie malgré tout, comme une ombrelle dans un brûlant désert. La joie qui transforme le destin en miracle.
Ce mélange intime, ce métissage d’être, dans la Gravité, entre vision tragique et joie radicale, est de l’ordre d’un processus que je nomme : se gravifier, c’est-à-dire à la fois
devenir d’instant en instant, de commencement en commencement, toujours plus « profond », plus grave et toujours plus joyeux, le plus clair-joyeux, dans l’épreuve de réalité.
Ce métissage est détonant. Une explosion du sens. Un bougé des structures mentales. Sous la vague de fond surgit l’imprévu. « Sous les pavés, la plage ». Le sens n’était pas donc pas un clou rouillé mais du blé en herbe. Au cœur de l’intime souffrance d’être ensemble se dessine l’intensité d’un recueillement : celui du vivre ensemble. Mon visage passe par ton visage pour s’ouvrir au Visage d’une relation d’inconnu : celui de la communion des existants.
Avec cette ouverture c’est la fulgurance de la Reliance qui éclate soudain.
Reliance
Être relié c’est être unifié à soi-même, aux autres, au monde. Le concept fait l’objet aujourd’hui de commentaire fructueux en sciences humaines, sous l’égide du sociologue belge Marcel Bolle de Bal (1996, 2 volumes).
C’est par ma Gravité même que j’entre en reliance ? Je n’ai aucun effort à faire, mais plutôt j’ai à « laisser-faire », « un non(ré)agir ». Le sens vécu de la Profondeur suscite la Gravité singulière qui provoque inéluctablement le sentiment de reliance.
Avec la reliance c’est tout l’acte de vivre qui devient solidaire. Pas seulement de mon petit monde, autour de moi, narcissiquement lové. Mais un monde qui s’élargit toujours plus pour atteindre les confins, là où la vérité prend forme et lieu. Je suis Nous. Le Monde est Moi et Je suis le Monde.
Ce que je fais, ce que je dis, ce que je ne fais pas, ce que je ne dis pas, agit sur le monde et rétroagit sur moi. Bien que « Je » soit différent du « non-Je », « Je » est pourtant sans frontière. Bienheureuse épreuve de vérité que le vécu de cette sensibilité paradoxale. Émergence du sens de l’Ouvert dont parlait Rainer-Maria Rilke. « Je » devient Relation, enfin reconnue, que la vie prend en charge, développe et approfondit de jour en jour.
« J’ai été fait simple » dit Krishnamurti après sa compréhension essentielle de ce qui est.
C’est dans cette simplicité que fleurit la reliance authentique.
Elle est sans projet, sans intention.
Elle ne veut pas faire le bonheur coûte que coûte.
Elle accepte de ne pas retirer la cagoule de celui qui a encore besoin de la nuit sur son visage.
Elle est de l’ordre du Don sans refuser le contre-don, mais sans l’attendre non plus.
Elle est un permanent « tremblement de l’être » engendré par le tremblement d’un autre être.
Elle est l’émotion par excellence : celle qui est l’élan de la tige dont parle le poète Iossip Brodski. Une émotion à l’origine, c’est-à-dire la fine fleur de la sensibilité.
Elle invente des stratégies d’action juste, des tactiques d’instants propices.
C’est avec l’accomplissement de la reliance que l’éducation commence à voir le jour.
Qui parle ainsi d’éducation aujourd’hui dans nos colloques, chez nos politiques, chez nos philosophes, chez nos sociologues ?
Sans ce triptyque ontologique Profondeur, Gravité, Reliance, l’éducation reste minuscule et se cantonne dans l’instruction, la formation, l’enseignement. C’est une conception de l’éducation vue alors par le petit bout de la lorgnette.
Éduquer ne se réduit ni à enseigner, ni à instruire, ni à former. Et pourtant éduquer informe ces trois aspects de ce qu’on nomme habituellement l’éducation dans les institutions.
En vérité l’éducation se confond avec le sens : c’est pourquoi elle est profondément humaine. Un animal n’éduque pas son petit, même s’il le nourrit. Mais l’être humain ne se cantonne jamais seulement à nourrir : il fournit en plus, de l’imaginaire, des affects, et des significations qui collent plus ou moins au réel.
[i] Emmanuel Kant construit, pour I’essentiel, une philosophie de la connaissance où il souligne la relativité de cette dernière à l’esprit humain. Elle met en jeu les notions et termes fondamentaux suivants :
- la raison : elle désigne, chez Kant, tout ce qui, dans la pensée, est a priori et ne vient pas de l’expérience. Elle est théorique ou spéculative lorsqu’elle concerne la connaissance. Elle est pratique lorsqu’elle est considérée comme contenant la règle de la moralité. La raison, au sens étroit du terme, désigne la faculté humaine visant la plus haute unité et s’élevant ainsi jusqu’aux idées ;
- l’idée d’une critique de la raison : il ne s’agit point d’une critique sceptique, mais d’un examen concernant l’usage légitime, l’étendue et les limites de la raison
- le terme pur : il s’applique à toutes les représentations dans lesquelles il ne se trouve rien qui appartienne à l’expérience sensible (ex : raison pure)
- le terme “a priori”, qui désigne ce qui est indépendant de l’expérience. Il faut distinguer pur et “a priori.” Parmi les connaissances a priori, celles-là sont appelées pures auxquelles absolument rien d’empirique n’est mêlé. Par exemple, la proposition : « tout changement a une cause », est bien a priori, mais n’est point pure, puisque le changement est un concept qui ne peut venir que de 1’expérience ;
- le concept de beau : ce qui (dans l’ art ou la nature) plaît universellement sans concept.
- la notion de phénomène, etc.
[ii] Condorcet (1743-1794) Revendiquant la liberté de conscience, l’égalité des droits et la justice, il publia notamment des études portant sur l’esclavage des Noirs, la révolution d’Amérique et le despotisme. Condorcet conçut son projet d’instruction publique dans une double perspective, marquée par le rationalisme de l’Encyclopédie et par une exigence de justice politique et sociale. Ce projet répond aussi à une exigence civique et à une exigence de liberté et d’égalité. (Extrait du Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation)
[i] J-J. Rousseau (1712-1778). Emile et de l’éducation, est jugé impie et dangereux et son auteur décrété de prise de corps. Composé de cinq livres, Emile est un traité d’éducation aux accents tantôt philosophiques, tantôt romanesques. Il propose des principes qui doivent permettre la genèse d’un homme nouveau, chez qui sont préservées les qualités originelles : on suit pas à pas les procédés du gouverneur qui prend soin d’Emile de sa naissance jusqu’au jour où celui-ci devient père. L’objectif de la méthode est d’en faire un homme vrai, libre et heureux. A cet effet, le gouverneur procède par étapes, en suivant l’évolution naturelle de l’individu, conscient que chaque âge est digne, en soi, d’intérêt : développement du corps, découverte du monde et de la nécessité liée aux choses, relation aux autres, foi et raison, amour et mariage, tout se déroule avec ordre. Il ne faudrait pas gâter l’enfant en le rendant prématurément adulte. La nourriture, les vêtements, les jeux, rien n’est négligé.
[i] Le terme d’autoformation recouvre les pratiques de formation réalisées pour tout ou partie
« par soi-même », par opposition aux formations réalisées « par d’autres » (ou
« hétéroformation » selon G. Pineau). Cette notion est définie avant tout « en creux », par contraste avec les modèles transmissifs-didactiques (du type de la « leçon »). La notion d’autoformation traduit donc un renversement de perspective pédagogique par lequel on substitue à la relation transmissive classique :
Formateur – (transmission) – Formé
Une relation inverse, d’appropriation du contenu par le sujet : Apprenant – (appropriation) – Ressources.
(Extrait du Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation)
Voir également le site du GRAF (Groupe de Recherche sur l’Autoformation en France) :
http://www.a-graf.org/