Cours “Sens de l’éducation” de René Barbier (2001) – Séquence 9 : Trois pédagogies

  Dans les années 2000-2001 René Barbier travaillait à la création d’un cours destiné à être mis en ligne sur internet. Intitulé “Sens de l’éducation” et composé de dix séquences, ce cours fut la toute première expérimentation d’un enseignement à distance sur internet qui devait conduire en 2005 à la création de la Licence de sciences de l’éducation en ligne de l’Université Paris 8 à Saint Denis. Cette licence existe toujours aujourd’hui en 2023, et elle a été complétée d’enseignements de Masters 1 et 2. L’ensemble des séquences de ce cours figureront bientôt sur le Journal des chercheurs.  Bien noter qu’il arrivait à René Barbier de reprendre ultérieurement des fragments de ce cours, aussi est-il possible que le lecteur en retrouve parfois quelques-uns au gré de ses lectures dans d’autres rubriques du site.  

Cours “Sens de l’éducation” de René Barbier (2001) – Séquence 9 : Trois pédagogies (NB : ailleurs sur le site, l’article Les trois pédagogies reprend certaines mêmes idées)

Présentation

Trois types de pédagogies peuvent être présentés dans le champ de l’éducation. Une pédagogie d’enracinement, une pédagogie de surgissement et une pédagogie transversale.

La pédagogie d’enracinement retrouve le lien entre l’éducation et la transmission du savoir. Elle soulève la question de l’engendrement et de la culture cultivée et proclame volontiers les bienfaits du cours magistral et l’inutilité de l’implication. La pédagogie de surgissement réagit contre les dérives de la première lorsque ses thuriféraires proclament l’impossibilité de tout changement. Le surgissement est le propre de toute vie en acte. La pédagogie qui suit le processus du vivant ne peut qu’inventer sans cesse ses propres méthodes en fonction d’une pertinence toujours inachevée avec la réalité. La pédagogie transversale promeut le paradoxe éducatif en acceptant les deux voies sans en exclure aucune. Mais elle les met en perspective l’une par l’autre. Elle contribue alors à renouveler l’éducation en n’ayant pas peur d’envisager une véritable spiritualité laïque débarrassée des vieilles idoles et respectueuse de chaque personne.

Trois pédagogies

1 – Pédagogie d’enracinement

Dans la dialogique permanente qui anime le sens de l’éducation, deux types de pédagogie s’affrontent en permanence. Une troisième est possible, mais elle est risquée.

La pédagogie d’enracinement repose sur l’idée que rien ne peut se comprendre sans la stabilité culturelle du savoir traditionnel, celui qui a fait ses preuves à l’échelle du temps. Elle s’accomplit dans la discipline universitaire. Elle demande un corps d’enseignants formés par et pour elle. Elle attend une clientèle d’étudiants considérés comme des destinataires légitimes et immuables dans leur légitimité, nécessairement à l’écoute de l’enseignant. Elle s’inscrit dans un système d’enseignement parfaitement organisé pour cette fonction dans une méconnaissance instituée des structures d’inculcation et des mécanismes de violence symbolique qui le tisse en permanence. Les sociologues de l’éducation ont montré depuis longtemps ses tenants et ses aboutissants (Bourdieu et Passeron, 1970). Pour ses défenseurs, le cours magistral est essentiel.

Cours magistral

Dans le cours magistral, l’autorité du maître s’affirme sans discussion. Il est celui qui sait et sa posture institutionnelle, en liaison avec ses diplômes et les procédures de sélection qui l’on conduit là où il est, ne peut être discutée. On vient l’écouter parce que ses travaux, sa renommée, le précèdent. Il a quelque chose à dire et nous avons intérêt, personnel ou social, à l’entendre. Ainsi de Gilles Deleuze, comme l’affirme dans une « dispute » intellectuelle avec moi, Patrick Berthier, maître de conférence en sciences de l’éducation à l’université Paris 8 (« De l’éducation plurielle »). Que nous dit-il ?

« Ecoute Gilles Deleuze, que tu cites souvent avec déférence, Deleuze qui fut un des fondateurs historiques de Vincennes et la référence constante de l’esprit vincennois. Ecoute le, en son « Abécédaire », à l’article « Professeur ». C’est confondant. Il y prend position fermement contre une politique qui lui semble faire litière de l’enseignement et de la recherche à l’université :

  • Sur les deux conceptions de l’enseignement envisageables, la communicationnelle avec interventions, réactions à chaud, participation ou discussions, et la magistrale, « faire cours », il dit que la première n’a pas d’intérêt.
  • Il définit ainsi le professeur : c’est « quelqu’un qui aime passionnément faire cours ».Sa façon de « faire cours » (excuse-moi, j’adore l’expression) est demeurée exactement la même qu’à la Sorbonne ou dans les prépas parisiennes. Il s’en explique en développant une « conception musicale du cours » propice aux effets de « compréhension retardée » des auditeurs : « La philosophie c’est comme la musique. On ne fait pas du Beethoven plus simple pour les non musiciens, sinon ça vaudrait rien ».
  • La parole magistrale ne consiste pas à se gargariser dans la griserie de sa propre voix. Il rappelle que le « travail » du cours réside fort peu dans la performance orale : « un cours c’est quelque chose qui se prépare énormément, il faut se monter soi-même jusqu’au point où on est capable de trouver l’intérêt. C’est très difficile ».

Faire cours, pour Patrick Berthier, est une ascèse. Elle nécessite une séparation qui désimplique le conférencier d’avec  lui-même, au profit du seul objet de savoir. « La parole, pour prétendre au magistral, doit être instituée, c’est-à-dire affranchie de tout spontanéisme individualiste par le travail de préparation. Le professeur parle es qualité, non en propre. Dans les cours sur Spinoza, ce n’est pas l’homme Deleuze qui parle ni qui «s’implique » (qu’est-ce que ça voudrait dire ?), c’est le chercheur. » écrit mon collègue. Le cours pour lui est le « fruit naturel d’une recherche » et n’a rien d’une misérable répétition.

Cours magistral et implication

L’implication est la bête noire des enseignants de l’enracinement. Patrick Berthier ne veut en aucun cas devenir « animateur » de la classe. « Nous sommes des enseignants- chercheurs. Je ne vois pas ce que nous pourrions faire d’autre que de la recherche et des cours. De la « communication » ? Nous ne sommes pas animateurs de télévision, ceux que l’aventure a tentés, ont changé de métier (je pense à Michel Field avec qui j’ai « fait cours » une année). De la « clinique » ? Nous n’avons pour cela ni les compétences ni le dispositif idoine. Ceux d’entre-nous qui peuvent exercer en ces parages le font hors les murs de la faculté, sans que se chevauchent ou s’emboivent leurs activités d’enseignants et de thérapeutes. Je ne vois rien d’autre. »

La notion d’implication est réduite à une portion congrue, dégagée de toute complexité. Ainsi, dans la disputatio en question (« Disputation »), un autre collègue, Dany-Robert Dufour, sur la même perspective pédagogique, pense que l’implication est une affaire très intime, voire corporelle qui n’intéresse personne.

De fait, la seule implication demandée, voire exigée, est celle des élèves ou des étudiants, qui doivent être attentifs, prendre des notes, répondre aux questions de cours et, à la fin de la « leçon magistrale », poser quelques questions que l’enseignant écoutera avec beaucoup de compréhension.

Ce schéma de transmission cognitive valait très bien du temps des « héritiers » (Bourdieu et Passeron, 1979), ces fameux destinataires légitimes du système d’enseignement, sélectionnés et préparés par leur origine sociale, à s’inscrire dans la logique interne de ce système. Aujourd’hui, rien ne va plus. Dans certains lycées, la tendance est inversée. Ce sont les « héritiers » qui sont minoritaires, encore en situation dans les écoles publiques alors que beaucoup d’entre eux se sont déplacés vers les écoles privées ou les lycées très sélectifs du centre de la Capitale. On assiste alors, chez les plus intransigeants des pédagogues de l’enracinement, à une incompréhension totale de la situation pédagogique et à une défense musclée de la tradition scolaire.

Défenseurs de la culture sans tache

Le philosophe Alain Finkielkraut (2000)…

Alain Finkielkraut vient de sortir un livre intitulé Une voix vient de l’autre rive, Paris, Gallimard, avril 2000, 145 pages, qui reprend les thèmes principaux de la conférence du 30 mars 2000, peut-être de manière moins cruelle, et encore ! mais tout aussi partiale. Dans un chapitre central, qu’il intitule “la rédemption pédagogique” (ch.4), il s’en prend expressément à Philippe Meirieu (p.77 et suivantes) qu’il accuse de vouloir détruire la culture cultivée au profit d’une sorte d’hétérogénéité proclamée liée à l’école procédurale et non plus essentielle. Une école où “l’autorité est déboulonnée” et où “la verticalité canonique est abolie au profit de l’horizontalité interactive” (p.81). Il se fait, du même coup, le défenseur exclusif de l’utilisation exemplaire de la Shoah (dans son chapitre VI sur “l’art à Terezin”). Cet avatar du Grand Inquisiteur d’un nouveau genre prétend avoir le fin mot de l’Histoire et utilise sa langue de bois pour excommunier tous ceux qui, en référence avec une conception de la démocratie intrinsèque à la pédagogie, voudraient prendre des exemples dans les formes terrifiantes de l’Holocauste. Il est faux de faire croire que Philippe Meirieu proposerait comme maxime de l’éducation “Enseigner après Auschwitz, enseigner contre Auschwitz, c’est permettre et non transmettre” (p.118). Finkielkraut ne veut pas comprendre ce que disent les pédagogues. Heureusement, on peut apprécier Jankélévitch, Hannah Arendt ou Lévinas, comme Alain Finkielkraut, et être à l’opposé de sa conception grandiloquente de la culture élitiste. Il rappelle justement, dans son dernier chapitre, que René Char, un poète que j’aime particulièrement, a été conduit à réduire la nuance de sa sensibilité au profit d’une centration sur l’action efficace pendant la guerre. René Char en voulait aux bourreaux nazis d’avoir réduit ainsi pour un temps, la richesse et la complexité de sa pensée à une simple raison binaire. Je me demande si Finkielkraut ne conduit pas à la même aporie les pédagogues qui refusent de revenir à l’Ancien Régime de l’éducation. Puissions-nous ne jamais sombrer dans cette maladie de l’âme. Extrait de http://www.fp.univ-paris8.fr/recherches/PedagoCulture.html  

…Alain Finkielkraut donc, en tant que membre influent de l’establishment intellectuel et porte-parole de ce courant extrémiste dénonce, dans une sorte de fourre-tout, l’ensemble de la pédagogie moderne. Devient-il le Vercingétorix de la Culture française assiégée par la massmondialisation électronique nord-américaine ?

Vercingétorix (72 av. J.-C.-46 av. J.-C.) Prince gaulois, chef de la tribu des Arvernes. Né en Arvernie (l’actuelle Auvergne), Vercingétorix (dont le nom signifie en celtique “grand  roi des guerriers”) appartenait à une grande famille noble, qui prétendait descendre du roi Bituit. Son père, Celtillos, avait été mis à mort pour avoir voulu rétablir la royauté. Alors que seul le centre de la Gaule échappait encore à la conquête entreprise par César depuis 58 av. J.-C., les Carnutes de Cenabum (Orléans), puis les Arvernes, profitèrent de l’absence de César, retenu en Italie, pour lancer une véritable guerre de libération. Comprenant que les victoires romaines avaient été favorisées par les divisions entre tribus gauloises, ils se choisirent, en 52, un chef unique, Vercingétorix. Vercingétorix refusa de livrer des batailles frontales, mais coupa les Romains de leurs bases d’Italie et de Gaule du Sud. Pratiquant en outre la technique de la terre brûlée, ce qui privait ainsi les occupants de fourrage et de vivres, il parvint enfin à enrayer la progression de l’adversaire. Cependant, il commit l’erreur d’épargner de la destruction Avaricum (Bourges), réputée la plus belle ville de la Celtique, de sorte que, lorsque César, revenu d’Italie à marche forcée, s’en empara, il trouva de quoi reconstituer les forces de son armée. Extrait du site http://www.multimania.com/xcouste/vercinge.htm  

Pour Alain Finkielkraut, les dés sont jetés et pipés. Il y a un retour de la vieille querelle, d’après lui dépassée, entre juifs et chrétiens, de la primauté du savoir (juif) d’un côté ou de l’amour (chrétien) de l’autre. La théologie chrétienne a depuis longtemps réglé cet antique conflit en reconnaissant la valeur du savoir et de la culture, sans nier l’amour.

Cependant, on le voit réapparaître avec les pédagogues qui distillent leurs désirs destructeurs dans les réformes proposées par le gouvernement, avec la bienveillante complicité de Philippe Meirieu (1997), naguère directeur de l’INRP. Finkielkraut s’en prend principalement à Marie-Danièle Pierrelé (1999), cette dangereuse “utopiste”, auteur du livre “Pourquoi vos enfants s’ennuient en classe ?” et à son préfacier Philippe Meirieu, auteur lui- même d’un autre ouvrage “L’école ou la guerre civile” en collaboration avec Marc Guiraud. Il n’y va pas de main morte. C’est tout juste s’il ne cherche pas à nous convaincre que l’ancienne Principale d’un établissement scolaire professionnel de Saint-Denis, dans la banlieue parisienne, n’est pas l’éminence grise du diable en personne. Car la pensée de Finkielkraut est complètement dichotomique et manichéenne. D’un côté le Bien ou la Culture traditionnelle. De l’autre le Mal ou la pédagogie moderne qui prend pour étendard l’Amour.

À coups de citations parfaitement choisies pour étayer son propos, mais extraites de leur contexte, A. Finkielkraut réduit la pédagogie active à un tas d’inepties (« Pédagogie active et rapport au savoir : Réflexions critiques à l’égard des défenseurs de la Culture sans tache »). André de Peretti, avec son humour et sa perspicacité coutumières, a fort bien analysé les coups de gongs de ces fulminants traditionnaires de l’école républicaine (De Peretti, 2000).

2 – Pédagogie de surgissement

Elle s’origine dans une tout autre philosophie de la vie. Celle-ci n’est plus le stable, l’institué, le déjà-là légitimé. La vie surgit comme neuve à chaque instant. Elle dérange l’ordre établi et crée de nouveaux liens, de nouveaux rapports humains. Elle manifeste une capacité radicale d’imagination propre à l’être humain. Elle conteste toute forme de vie instituée et fonde la dynamique instituante.  La  pédagogie  du  surgissement relève  d’une philosophie du processus, du «procès » du cours du monde comme dirait la pensée chinoise (Voir séquence 5 : Sagesse chinoise et éducation). Elle cherche à « réguler » la transmission de connaissance au cœur même du bouleversement permanent de la vie complexe. Sensible à la relation humaine, elle relativise le savoir savant par l’actualisation de son sens pour les générations actuelles.

Pour examiner le pôle très praxéologique de cette pédagogie de la relation, voici ce qu’il implique, à mon avis :

  • Développer la formation plutôt que l’instruction.
  • Etre en relation plutôt que brandir le savoir.
  • Écouter plutôt que parler.
  • Échanger plutôt qu’imposer.
  • Agir ensemble plutôt qu’expliquer tout seul.
  • Se situer plutôt que se distancer.
  • Inventer plutôt que reproduire.
  • Se faire plaisir plutôt que souffrir.
  • Accepter l’incertitude plutôt que conforter le déjà-connu.
  • S’inscrire dans l’histoire événementielle plutôt que se considérer dans l’histoire de longue durée.
  • Reconnaître la complexité plutôt que s’illusionner sur l’homogène.
  • Proposer des limites plutôt qu’imposer des règles.
  • Développer la confiance en soi plutôt que miser sur la comparaison et la stigmatisation par la notation.
  • Valoriser le processus plutôt que contrôler le résultat.
  • Etre dans une logique d’accompagnement plutôt que dans une logique de direction.

On peut dire que la pédagogie du surgissement conteste point par point tout ce que la pédagogie de l’enracinement vise à établir chez ses thuriféraires extrémistes. C’est-à-dire la nécessité du cours magistral, la mise en doute du travail d’équipe, la notation chiffrée, la comparaison stigmatisante, la discipline militarisée et le contrôle pointilleux, l’évaluation sommative sans lien avec l’évaluation formative, l’absence d’esprit de recherche, l’exclusion de l’imagination active, la sélection élitiste.

3 – Pédagogie transversale

C’est la pédagogie qui a ma préférence : pédagogie de la médiation et du défi, pédagogie du paradoxe, pédagogie réaliste par excellence. Elle est liée à l’écoute sensible et à l’approche transversale des situations humaines (Barbier, 1997). Elle conjugue à la fois l’enracinement et le surgissement dans une infinie variation de formes possibles. Elle s’intéresse aussi bien à la rationalité qu’à l’affectivité, au réel qu’à l’imaginaire et au symbolique. Elle tient compte des situations vécues concrètement et à la temporalité localisée. Elle s’ouvre sur l’improvisation mythopoétique de la vie éducative et accentue l’esprit de recherche chez l’élève et l’étudiant.

C’est une pédagogie de l’enracinement

L’enracinement est fondement et connaissance de l’engendrement. En tant que tel, tout éducateur se doit de la reconnaître comme élément clé de sa pratique. Etre enraciné signifie que nous sommes nés quelque part, dans un temps déterminé et de parents porteurs de valeurs et d’imaginaire. A la limite et en remontant le temps, nous sommes façonnés par l’Origine, c’est la raison pour laquelle nous sommes toujours sensibles aux grands mythes qui n’arrêtent pas de « réciter » notre destin.

Par le champ symbolique, nous existons dans la durée, du passé à l’avenir. L’enracinement nous permet de penser le futur. Êtres de culture, nous sommes enracinés dans la culture multiforme de l’humanité. Le savoir qui en découle est pluriel, occidental et d’ailleurs. Les disciplines scientifiques, littéraires, philosophiques, artistiques, spirituelles qui tentent de le formuler sont en interaction permanente. L’approche est multiréférentielle. La discipline s’ouvre sur la transdisciplinarité. Notre quête de la liberté exige de nous de savoir d’où nous venons, comment nous avons été produits, quels sont nos conditionnements majeurs et nos expériences positives et négatives. « L’honneur de l’école », d’André de Peretti (2000), c’est cela : ne jamais jeter le bébé avec l’eau du bain mais, également, ne jamais se laver dans la même eau « touffée » de nos résidus.

C’est une pédagogie du surgissement

Le surgissement est une composante majeure du processus. Le Big-Bang d’il y a 15 milliards d’années est surgissement d’énergie dense au sein d’un univers sans temps ni espace, impossible à connaître ou à imaginer. La naissance d’un être humain est un big-bang existentiel. Ensuite, tout ce que les yeux contemplent – si vraiment ils savent contempler – c’est-à-dire passer de l’intention à l’attention, ressemblent à des surgissements de vie instantanée.

La pédagogie transversale dans son écoute sensible est attentive à ce qui advient, ce qui émerge, ce qui dérange. Elle est du côté de la « dissidence d’un seul » (Moscovici, 1979). Elle est poétique puisque toute poésie bouscule l’ordre habituel du langage.

C’est une pédagogie paradoxale

La pédagogie transversale maintient les deux types de pédagogie précédente dans un lien indissociable. Plus exactement il s’agit d’une interaction proche des poissons tête-bêche de la symbolique du yin et du yang. Quand le pédagogue transversal actualise le surgissement, il potentialise l’enracinement, mais, en même temps, il n’est jamais si près du surgissement qu’il porte l’enracinement à son acmé, et réciproquement.

Si la pédagogie de l’enracinement soutient très fortement le pôle du savoir (des savoirs) et la pédagogie du surgissement, le pôle de la connaissance de soi dans la dialogique du sens de l’éducation, ces deux pédagogies, malgré tout, sont toujours en filigrane dans chacun des deux pôles. Pour se connaître, nous devons pouvoir suivre le processus événementiel de notre vie, mais, en même temps, nous devons pouvoir interpréter les différents éléments qui influencent le cours de notre existence à partir de savoirs théoriques pertinents.

Plus largement la pédagogie transversale met en œuvre une éducation plurielle propre à notre temps. Loin d’être une pédagogie impossible à réaliser, elle est peut-être la seule pédagogie réaliste adaptée à la pédagogie d’adultes et à l’éducation permanente.

Education du sujet et pédagogie transversale

Revenons au fond de la thématique de la journée d’étude qui s’ouvrait sur « Éduquer, c’est convertir une personne en sujet » et organisée par une équipe doctorale de mon université (Païdea).

Je veux développer ici un paradoxe. D’ordinaire on parle d’éducation au futur (ou on regrette un ancien régime mythique), en pensant en terme de projet de société par la formation et l’instruction de nouveaux élèves et étudiants, dans une visée de citoyenneté. Cette perspective est liée à une planification de l’éducation qui inscrit le pouvoir d’État dans les faits économiques pour des années à venir. Malgré les aléas plus que jamais évidents et la quasi impossibilité de prévoir vraiment la demande future d’éducation en fonction des besoins contradictoires de l’économie, liés à l’évolution des technologies et l’émergence imprévisible des aspirations personnelles, les pouvoirs publics, relayés par les médias, s’ingénient à parler de « futur de l’éducation ». Cet ordre de légitimation s’accompagne évidemment d’un échec de la prophétie. Tôt ou tard, la société s’aperçoit de l’inadéquation entre les besoins de l’économie et la réalité de la formation dispensée. L’école est alors accusée de tous les maux de l’incivilité sociale régnante.

Il faut en finir avec cet impérialisme de la quantophrénie (obsession de la mesure quantifiée) économique, même si personne ne peut récuser les données chiffrées pour penser l’organisation scolaire et universitaire.

L’éducation authentique n’a rien à voir avec une planification quelconque. Voire, elle n’est pas, fondamentalement, liée à un projet social et politique. Elle n’est pas, pour autant, inscrite dans une quelconque scholè, en dehors du monde et du bruit.

L’éducation, qui déborde le scolaire de toutes parts, est un événement personnel, directement en rapport avec une expérience de l’être en devenir et de l’être ensemble. Elle engage la totalité de la personne dans ses « intelligences multiples » (Gardner, 1996), dans son « intelligence émotionnelle » (Goleman, 1997). Elle se joue toujours dans l’instant de la présence situationnelle à l’objet de connaissance et à l’environnement. Même si elle dure, nécessairement, elle se tisse d’instant en instant, accompagnée par une symbolique personnelle qui se démarque de la symbolique instituée des grandes figures d’imposition ancestrales.

Si les philosophes parlent du sujet « soumis », il ne peut s’agir que d’un individu qui a perdu le sens de son propre soleil et que recouvre l’ombre gardienne de la société. Mais, nous disent-ils, existe-t-il d’autres sujets que celui-là même ? Leur vision est tragique, presque fataliste. Ne sont-ils pas loin de penser à être les seuls à pouvoir mettre le sujet au monde de la conscience, comme on l’a fait remarquer, un jour, à Pierre Bourdieu ?

Education du présent

L’éducation n’est pas au futur mais au présent. Elle est la surprise même et l’avènement d’un regard neuf dans notre rapport au monde, aux autres et à soi-même.

Le monde postmoderne de Jean François Lyotard ou celui d’ultracontemporain de Marcel Gauchet, ou le sujet autoréférencé de Dany-Robert Dufour, avec la ruine accentuée des grandes figures du symbolique (politique, religion, art, science) n’instaure-t-il pas les prémisses d’un renouveau de l’éducation, malgré l’apparente situation anomique dans laquelle les « républicains de l’école » se désespèrent ?

Derrière leur désespérance tonitruante, appuyée par les interprétations des philosophies tragiques, certains pédagogues peuvent apercevoir, dans les faits, d’autres perspectives plus pertinentes.

L’éducation est un processus sans cesse actualisé d’articulation conflictuelle et souvent paradoxale entre une instance de savoir et de savoir-faire (la culture légitime) et une instance d’expérientialité personnelle visant à la connaissance de soi.

Du côté de la culture légitime, revendiquée par les tenants des options républicaines de l’école, on ne peut plus admettre aujourd’hui l’omnipotence d’un savoir traditionnel intouchable et « tabou », sans refuser pour autant le bien-fondé d’un héritage culturel qui donne les clés de notre identité nationale et singulière.

La question n’est plus aujourd’hui « faut-il conserver coûte que coûte le latin et le grec dans les collèges ? » mais plutôt qui décide de les maintenir, nécessairement au détriment d’autres savoirs et savoir-faire requis par la civilisation moderne (langues étrangères, nouvelle technologie de l’information et de la communication, initiation à la pensée complexe et transdisciplinaire, méthodes de travail en équipe, apprendre à apprendre, par exemple). Le savoir imposé devient problématique et objet de luttes entre les groupes sociaux qui se positionnent différemment dans la postmodernité.

Du côté de la connaissance de soi, la chute de l’idéal du moi, souvent retraduit névrotiquement en moi idéal, tissé par les institutions majestueuses de naguère comme la religion, le progrès, la science etc, reconduit le sujet de raison vers une implication différente du rapport à soi. Certains pensent que les dés sont jetés, voire pipés, et que nous allons vers le règne d’une nouvelle barbarie : folie et démocratie seraient en synergie. On entend fortement leur voix dans les rangs des « républicains de l’éducation ».

D’autres refusent d’être simplement des philosophes idéalistes, mais tentent d’inscrire leur projet citoyen dans des réalisations concrètes et découvrent dans les faits souvent méconnus des médias, des innovations institutionnelles et éducatives personnalisées qui fomentent les pouvoirs de l’instituant. Ces travailleurs lucides de l’espoir se nomment pédagogues. Pour eux l’aphorisme de René Char :

« À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir ».

Éducation et spiritualité laïque

Sous les pavés de la religion magique, la plage de la spiritualité laïque, ainsi pourrait-on imaginer la réalité de notre temps.

Les figures de l’Autre, comme dirait notre philosophe de la logique trinitaire (Dufour, 1990), défaillent, s’écroulent et laissent la personne devant l’abîme. Etre « debout devant l’abîme » (C. Castoriadis) est le seuil à partir duquel tout devient possible. La reconquête du présent et de la liberté responsable, la solidarité sans garants métasociaux, l’échange du don et du contre-don dans la réciprocité des savoirs, la vision d’une solitude radicale et cosmique sous le pseudo isolement du moi, la réconciliation avec la mort soudaine et toujours présente, l’égalité de droit sous les différences de fait, la nécessité éthique imperturbable sous les parades grotesques de l’injustice.

Mais plus encore, il s’agit d’une redécouverte du sacré sous le religieux en lambeaux, éclaté de toutes parts dans les hoquets de la société du spectacle. Le sacré n’est pas d’ordre sociologique, mais relève d’une intime conviction en fonction d’une expérience à nulle autre pareille. L’expérience du sacré est une évidence singulière indémontrable et que personne ne reçoit en héritage. Elle fait dérailler notre  raison raisonnante pour  laisser émerger notre « raison sensible » (Maffesoli, 1996). C’est pourquoi nous l’avons étouffée des siècles durant sous le poids des institutions et des organisations religieuses, toujours plus rassurantes.

Loin de déplorer avec Marcel Gauchet (1997 (1985)), dans sa vision de l’histoire contemporaine du sujet de raison, une dissolution du religieux et, dans la même foulée, l’avènement d’un sujet areligeux, sans territoire et sans appartenance, je dirai que c’est la chance insigne du sujet contemporain de pouvoir, enfin, devenir soi-même et faire l’expérience du sacré. Marcel Gauchet, ici, conforte la vision du monde de Krishnamurti qui, dès 1929, lors de la dissolution de l’Ordre de l’étoile, demandait à ce que la personnalité réellement intéressée par le sacré (« religieuse » dans son vocabulaire) se dégage de toute organisation du sacré, de tout maître spirituel, de toute secte, de tout livre soi disant pur. Elle ne devait s’appuyer que sur sa propre expérience d’une observation sans jugement et lucidement approfondie.

L’homo religiosus doit faire place à l’homo spiritualis. Le jour où l’imaginaire du religieux aura suffisamment disparu, avec son cortège d’effets meurtriers toujours renouvelés, le fait réel du sacré pourra advenir à la conscience dans une simplicité première. Sous cet angle, le sacré n’est aucunement la dépendance envers une figure hauturière d’autorité divine ou humaine. Le sacré est liberté et reliance à l’univers de la vie et du monde. Il est au-delà de la sphère de la croyance ou de la non-croyance. Il dépasse la question de l’Un et de la Dualité. On ne saurait en faire un système de pensée car il s’agit d’une expérience humaine très modeste et silencieuse, au cœur de l’instant. L’amour, la compassion, la vertu d’humanité l’accompagnent nécessairement, sans le moindre effort, dans l’action et la parole justes et spontanées.

L’éducation, non du futur mais du toujours présent, a pour tâche de contribuer à son avènement primordial. Comment ? En nous débarrassant des vieilles idoles sans en construire de nouvelles. Cette action implique une remise en question permanente de notre façon d’éduquer, des contenus de savoir, du pourquoi nous sommes éducateurs et de la manière dont nous nous sommes formés. Ce processus ne peut s’opérer que dans un rapport à l’autre ouvert à la critique sans s’y enfermer. Il s’agit beaucoup plus désormais d’observer que d’interpréter.

Ce n’est plus d’intellectualité rationnelle dont nous avons le plus besoin aujourd’hui, mais d’intelligence plurielle qui situe et relie – dans l’écouter/voir – tout événement dans un ensemble dynamique. Voir pour changer, sans attendre que l’autre change ou que la société tout entière se transforme. Elle instaure le règne de la responsabilité absolue sans bénéfice personnel, sans « bons points » et sans comparaison.

Les prières sont inutiles. Nous le savons désormais. Les civilisations sont mortelles comme dit le poète. Rien n’empêchera un supervolcan américain – dissimulé sous un immense parc naturel (Yellowstone) – d’exploser dans dix, cent ou un millier d’années, puisque cela fait 640 000 ans qu’il n’a pas éclaté et que son cycle est de 600 000 ans. Qu’adviendra-t-il de l’humanité, dans ce cas ? On sait ce qu’il en fut pour un événement semblable à Sumatra, il y a plus de soixante-dix mille ans : une quasi disparition de la vie sur la terre. Dans le cas de l’explosion de Yellowstone, qui réduirait considérablement la température sur notre planète, probablement, du « presque rien » comme dirait Valdimir Jankelevitch (1980). Il y a, on le sait depuis Épictète, « ce qui dépend de nous » et « ce qui ne dépend pas de nous ». Mais ce que nous faisons, ce que nous disons, comme notre silence, est essentiel, actuel et tombe sous la coupe de la juridiction de nous-mêmes.

Nous sommes les seuls juges de notre capacité à survivre ou à mourir tous ensemble. Les lois et les États sont là pour maintenir l’ordre des puissants et non pour garantir la justice. Cet ordre des grandes puissances occidentales – ce « désordre établi » – comme le nommait Emmanuel Mounier, est devenu mondial et absorbe l’énergie du plus grand nombre des déshérités au profit d’une minorité de privilégiés. Mais à côté de Davos, la Mecque du pouvoir mercantile dans la Suisse opulente, nous voyons s’instituer dans le Brésil du métissage, à Porto Alegre, la force instituante de la critique constructive de la globalisation marchande.

Rien n’est perdu, n’en déplaise à certains philosophes encore tout ébaubis de leur pirouette langagière, dans le prestigieux music-hall de l’intellect prestidigitateur.