Dans les années 2000-2001 René Barbier travaillait à la création d’un cours destiné à être mis en ligne sur internet. Intitulé « Sens de l’éducation » et composé de dix séquences, ce cours fut la toute première expérimentation d’un enseignement à distance sur internet qui devait conduire en 2005 à la création de la Licence de sciences de l’éducation en ligne de l’Université Paris 8 à Saint Denis[1]. Cette licence existe toujours aujourd’hui en 2023, et elle a été complétée d’enseignements de Masters 1 et 2. L’ensemble des séquences de ce cours figureront bientôt sur le Journal des chercheurs. Bien noter qu’il arrivait à René Barbier de reprendre ultérieurement des fragments de ce cours, aussi est-il possible que le lecteur en retrouve parfois quelques-uns au gré de ses lectures dans d’autres rubriques du site. |
Cours « Sens de l’éducation » de René Barbier (2001) – Séquence 4 : Ethique et éducation
Présentation
Aujourd’hui la question de l’éthique en éducation est une des questions clés de notre réflexion. Si la fonction de l’éducation, comme le croit Emile Durkheim, est une nécessaire transmission d’un patrimoine socioculturel d’une génération à une autre, nous nous demandons de plus en plus, mais pas nécessairement de mieux en mieux, ce qui fait valeur en ce monde et ce qui vaut la peine d’être transmis à nos enfants.
Dans cette optique plusieurs points sont à discuter :
- Qu’appelle-t-on “valeur” et “éthique”, en fin de compte ?
- Peut-on repérer des “valeurs ultimes” considérées comme indispensables à transmettre dans un processus éducatif ?
1 – Ethique et Education
Question philosophique
D’emblée il nous faut préciser que la conception de la “valeur” varie en fonction des cultures. Reste à savoir s’il demeure des valeurs universelles.
Question de la valeur chez les philosophes
Les philosophes ont toujours cherché à réfléchir sur la notion de “valeur”. Chez les Grecs, la valeur est confondue avec l’Etre dans la notion de Bien : soit le bien-être physique (chez Aristippe de Cyrène, disciple de Socrate, et le premier à mettre au centre des préoccupations philosophiques la question du plaisir), Carpe diem dira Horace, soit comme l’harmonie de sa personnalité. Socrate peut affirmer “Nul n’est méchant volontairement”. La valeur, obtenue par l’action, coïncide avec l’être, ce qui est obtenu par la connaissance comme représentation.
A partir du détachement et de la contemplation, l’intellectualisme stoïcien débouche sur un projet de moralité qui vise à rester conforme à l’ordre naturel pour surmonter la souffrance en distinguant les choses qui dépendent de nous et les choses qui n’en dépendent pas (Epictète, – 50 env.- env. 130) Philosophe moraliste grec). Spinoza, plus tard, proposera l’union de l’âme pensante avec la nature entière comme connaissance suprême.
Spinoza, philosophe hollandais (1632-1677). Il reçut une éducation hébraïque complète, avant de découvrir la science de Galilée et la philosophie de Descartes et de fréquenter le milieu des Chrétiens libéraux. Opposé à toute conception anthropomorphique de Dieu, le panthéisme de Spinoza est l’affirmation de l’unité de la Substance infinie, cause d’elle-même. De ses attributs en nombre infini, nous ne connaissons que la Pensée et l’Étendue dont les esprits et les corps particuliers sont des modes (ou expressions) finis. Ceux-ci ne peuvent être conçus adéquatement qu’à partir de l’Idée vraie de Dieu dont il découlent nécessairement. Ainsi la véritable sagesse, qui est aussi la vraie liberté, réside dans la compréhension et l’amour intellectuel de l’ordre immuable de la Nature, qui libèrent l’âme de la «servitude des passions» et lui procurent «la jouissance d’une joie incessante et éternelle». Extrait du Petit Robert 2. Epicure (341 env. – env. 270). Pour libérer le sage de la crainte de la mort, il le persuade que le corps et âme sont un agencement provisoire d’atomes, les uns plus épais, les autres plus subtils, qui se défait naturellement à la mort, mettant fin à un destin qui n’a aucun droit à l’immoralité. C’est la négation pure et simple de la nature spirituelle et de l’immoralité de l’âme. |
Pour Epicure, la valeur est plutôt identifiée avec l’intérêt parce qu’il fait entrer un calcul dans l’estimation des plaisirs en qui, hostile à la religion, il voit l’unique fin possible. Rejetant les plaisirs ni naturels, ni nécessaires, il admet ceux qui sont naturels et non nécessaires et acceptent comme pleinement valables les plaisirs naturels et nécessaires. Mais n’oublions pas que la voie épicurienne est ascétique et sa vertu l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble de l’âme. Jérémie Bentham (1748-1832) reprendra au XVIII° siècle cette valeur utilitariste.
Pour Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) comme plus tard pour H. Bergson (1859-1941), la valeur est une donnée intuitive d’origine transcendentale.
J-J. Rousseau. En critiquant la science et la technique qui enferment l’homme dans la positivité, en s’attaquant à l’imposture des pouvoirs religieux et politiques, et en posant l’enfant comme un être appelé à l’autonomie, Rousseau a déchaîné les passions. A peine sorti des presses en 1762, L’Emile est saisi à Paris, le Parlement ordonne que le livre soit lacéré et brûlé. Il en sera de même à Genève, sur ordre du Petit Conseil. Jean-Jacques Rousseau sera décrété de prise de corps à Paris et puis expulsé de Suisse. Et pourtant Johann-Heinrich Pestalozzi, l’initiateur de la pédagogie moderne, a reconnu que l’Emile faisait date dans l’histoire de la culture des hommes. H. Bergson. Hostile au positivisme scientiste et matérialiste, mais aussi aux philosophies intellectualistes, Henri Bergson a voulu opérer un retour aux données de l’intuition, coïncidence immédiate et spontanée avec un objet, permettant d’atteindre l’être profond des choses, lequel est durée pure et spirituelle, mais aussi liberté jaillissante. Les concepts fondamentaux de la philosophie de Bergson sont les suivants : la durée, conçue comme profondément opposée au temps : la durée représente la succession même de l’esprit, une interpénétration concrète, alors que le temps est une idée mathématique (et spatiale) ;l’intuition, envisagée comme « sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et d’inexprimable » ;l’art est défini par Bergson comme ayant pour but de provoquer une telle intuitionl’élan vital, exigence de création et impulsion originelle d’où est issue la vie : il fait surgir des réalités vivantes toujours plus complexes. |
A noter que Rousseau dans le siècle des Lumières rationaliste et mesuré, avec son hostilité à l’esprit poétique, est considéré comme relativement marginal et précurseur du Romantisme. Il préconise de se laisser illuminer par “les lumières qui éclairent le cœur” écrit-il dans l’Emile, car nous possédons alors une source d’intuition, juge infaillible du bien et du mal. Bergson prolongera la pensée de Rousseau en parlant de l’aspiration comme produit de l’intuition par laquelle l’homme s’ouvre à la durée, à la générosité créatrice de Dieu (Bergson, 1932, ch. I et IV). Opposé au “somnambule”, le “héros” est en expansion spirituelle et seul perméable à la valeur.
E. Kant (1724-1804) et J. G. Fichte (1762-1814) voient la valeur comme donnée par une intuition de la volonté générale, d’où naît l’obligation morale. La valeur est avant tout dans l’intention qui préside à l’acte. Mais la volonté doit agir car l’“enfer est pavé de bonnes intentions”.
Valeur, expérience morale ?
Pour Max Scheler (1874-1928), disciple de E. Husserl (1859-1938), la valeur est donnée par un jugement immédiat d’évidence préférentielle. Ce qui caractérise une valeur morale pour Scheler, c’est d’abord la façon dont elle est saisie antérieurement à toute expérience et a priori. La valeur, bien qu’inscrite dans les faits, est relativement indépendante du contenu vécu ou d’une démarche rationnelle. L’expérience d’une valeur morale est celle d’une émotion pure a priori. L’expérience morale s’appuie sur quatre piliers d’immédiateté et de profondeur croissantes :
- le sentiment pur (distinct de l’épreuve affective) révélateur de valeurs isolées ;
- les évidences préférentielles qui instituent une hiérarchie des valeurs ;
- la sympathie qui saisit l’intériorité des autres personnes ;
- l’amour enfin distinct des inclinations bienveillantes ou malveillantes comme de l’instinct sexuel et qui incarne les valeurs en les saisissant dans leur vie même au sein des personnes aimées.
L’éthique du sentiment naturel, par exemple la pitié, l’amour, représentée principalement par Hutcheson permet de déterminer immédiatement les règles de conduite morale. Ce que Kant conteste dans “Le Fondement de la métaphysique des mœurs”.
Pour A. Schopenhauer (1788-1860) la valeur est liée au sentiment, en particulier à la pitié et à la souffrance d’autrui. Justice et Charité, vertus fondamentales de l’éthique, contredisent la nature et le monde où se joue le vouloir-vivre, la lutte égoïste et la souffrance. Frédéric Nietzsche (1844-1900) s’élève au-dessus de toute morale au nom de l’éthique de Zarathoustra et Emile Durkheim confond la valeur avec sa nature sociale et fonde un sociologisme moral (dans “l’éducation morale”) (Daval et Guillemain, 1952).
F. Nietzsche. Le nietzschéisme procède tout entier d’une critique des valeurs du christianisme qui, aux yeux de Nietzsche, enferment l’humanité dans de fausses valeurs morales et limitent sa puissance de connaissance en lui donnant des réponses illusoires et apaisantes à ses ignorances. « Dieu est mort » a écrit Nietzsche, ce qui signifie que les valeurs religieuses (et la religion) sont mortes et qu’il faut leur substituer de nouvelles valeurs plus positives. « Surhomme » signifie donc « au-delà de l’homme » c’est- à-dire au-delà de toutes les conceptions que l’on s’est faîtes jusqu’ici de l’homme, puisque toutes ces conceptions ont été négatives. |
2 – Horizon culturel des valeurs
Il se peut que des “valeurs ultimes” soient également « indémontrables », comme le pense
Max Weber (1864-1920)11, ce que conteste Léo Strauss dans une étude sur “le relativisme”. Il lui paraît absurde de dire “qu’en l’état actuel et futur de nos connaissances sur cette terre, ou devant le tribunal de la raison humaine, les modes de vie recommandés par Amos ou Socrate ont une valeur égale au mode de vie de spécialistes sans élévation d’esprit ni hauteur de vues, ou de sybarites sans cœur” (Strauss, 1986).
Max Weber. Economiste et sociologue allemand. Pour lui, seules sont sociales les conduites orientées avec un certain degré de conscience (qui peut être illusoire) en fonction d’un comportement d’autrui. Ainsi, des activités humaines comme les actes réflexes, émotionnels ou purement imitatifs, ne peuvent, selon cette définition, être dites «sociales». L’analyse de la signification historique de l’activité sociale repose sur les catégories de fin et de moyen: la «justesse» de l’interprétation causale consiste à déterminer leur degré d’adéquation. Pour faciliter la «critique technique» des actions sociales, Weber en construit une typologie fondée sur la plus ou moins grande rationalité des moyens et des fins. Par ordre croissant de rationalité, il distingue l’action traditionnelle (reposant sur les coutumes, les croyances, l’habitus), l’action rationnelle par rapport à une valeur (solidaire de la religion, de l’éthique, de l’idéologie…), l’action rationnelle par rapport à un but rationnel (celle du savant, du technicien, du gestionnaire). |
Les valeurs objectives existent-elles ?
G. Lukacs (1885-1971) s’opposait à Max Weber croyant à une science sociale “libérée des valeurs” en soutenant qu’elle ne pouvait devenir objective et évaluative qu’à condition de comprendre les phénomènes sociaux particuliers à la lumière de la situation sociale d’ensemble et du processus historique global. Avec Nietzsche, nous assistons à la limitation essentielle de l’histoire objective et de la connaissance objective en général. Les diverses valeurs respectées à diverses époques n’ont pas de support objectif en tant que questions humaines. Elles doivent leur existence à un libre projet humain qui forme l’horizon d’une culture.
Mais ce que l’homme, dans le passé, faisait inconsciemment et dans l’illusion de se soumettre à ce qui est indépendant de son acte créateur, il lui faut à présent le faire consciemment. Et ce projet d’une réévaluation de toutes les valeurs entraîne le rejet de toutes les valeurs antérieures puisqu’elles ont perdu tout fondement depuis qu’est apparue sans fondement leur prétention à une validité objective. Mais c’est précisément la compréhension de l’origine de tous ces principes qui rend possible une création nouvelle, présupposant cette compréhension et en accord avec elle, bien qu’elle n’en soit pas déductible.
Pour l’existentialisme, l’homme est un abîme de liberté. Il est contraint de choisir sans pouvoir fonder son choix d’une manière fondamentale. Cette manière d’être de l’homme face au néant s’appelle “Existenz” qui peut être authentique ou inauthentique suivant qu’elle assume ou non ce face à face au néant. Mais elle s’appuie quand même sur une valeur principale : le caractère absolu de la connaissance finie de la finitude humaine. Chaque culture est ainsi porteuse de valeurs essentielles.
Existentialisme. La dernière pensée de Maurice Merleau-Ponty, notamment dans le Visible et l’Invisible (1964) et les Résumés de cours (1968), voudrait faire sentir quelque chose qui est situé au-delà de la philosophie, même si cette dernière se présente sous forme d’une phénoménologie. Merleau-Ponty cherche à s’évader de la représentation. Pour compléter a réflexion, il pense qu’il faudrait s’adresser à la physiologie et à la biologie et faire apparaître, derrière ce qui est, ce qui est possible. Sartre et Merleau-Ponty ont tenté de faire ce que Husserl a appelé une ontologie phénoménologique, et, apparemment, cette ontologie phénoménologique débouche sur des phénomènes insaisissables pour la représentation, mais qui nous mettent, par cela même, au sein de l’existence (Extrait du Dictionnaire de la Philosophie) |
Valeurs chez l’autre
S’agissant de l’Afrique Noire par exemple, les trois séries de représentations du social, de la personne et de la sorcellerie ne sont pas arbitraires, mais appartiennent à des univers ayant chacun leur cohérence interne et une “cohérence transversale, si l’on peut dire, qui tient notamment à leur présupposé commun : le postulat de la sur-réalité.” (Marie, 1986, p. 183). Difficile de cerner, chez l’autre, ce qui est du ressort de ses valeurs ultimes.
Au Japon par exemple, sont-ce l’obéissance, la loyauté, l’honneur, le courage du samouraï sans cesse exaltés par les média ? Jeanne Sigée aurait tendance à contester cette affirmation rapide pour souligner plutôt les valeurs « Japon » (l’Election d’un peuple élu, le narcissisme, la
vocation impériale) ; « Terrain » (le prix du mètre carré) ; «Combat » (le sens de la vie : chaque destin individuel, enserré dans d’étroites limites, débouche sur un au-delà ouvert à l’infini). “Ce que nul ne peut espérer atteindre seul, se gagne, au moins mythiquement, par l’action combattante concertée, la participation au combat collectif” (Sigrée, 1986, p. 132). Mais “le combat s’inscrit dans un système où d’autres valeurs telles que le plaisir, ou ce que j’appelle “la fleur” viennent l’encadrer, le polir” (p.134).
Valeurs ultimes
J’appelle “valeur” ce que, au nom de quoi, nous acceptons de risquer quelque chose nous tenant à cœur et “valeur ultime ” ce qui est de l’ordre d’un risque essentiel (perdre sa vie, la vie de ceux qui nous sont proches, perdre des objets sociaux très investis). On comprendra facilement que les “valeurs ultimes” sont en nombre limité. Quiconque accepte de se regarder en face, admet ce fait. Nous touchons à nos valeurs ultimes lorsque nous sentons que notre sens de la vie est en cause. D’une certaine façon chaque individu est porteur de valeurs ultimes spécifiques, mais j’appellerai une “personne ” l’individu qui a découvert que certaines de ses “valeurs ultimes” sont communes à l’ensemble de la communauté humaine (Reboul, 1989). L’auteur écrit également (p.105) : “Est valeur ce qui vaut la peine, c’est-à-dire ce qui mérite qu’on lui sacrifie quelque chose. Pour qu’il y ait sacrifice, il faut que la chose ait elle-même une valeur.”
La philosophie “personnaliste” d’Emmanuel Mounier (1905-1950) a largement mis en lumière la différence entre individualisme, anarchisme et personnalisme. Pour Mounier, la personne immerge dans la nature. Elle est à la fois et indissolublement corps et esprit. Elle s’oppose ipso facto à la réduction matérialiste comme à celle du spiritualisme. Mais la personne transcende la nature par sa dynamique créatrice et complexe, première marche d’un processus de personnalisation universelle (Mounier, 1967).
E. Mounier. La position centrale que l’œuvre de Mounier donne à la notion de personne, opposée à l’individu, est susceptible d’éclairer des conditions de survie de la société démocratique. Voir le site qui lui est consacré. |
La défense des valeurs ultimes d’une personne face aux attaques de son environnement, constitue ce par quoi elle s’estime “rattachée à la vie”, c’est-à-dire son implication suivant la pertinente remarque de Jacques Ardoino. Se peut-il, comme le pense Cornelius Castoriadis (1996), que des “valeurs” soient inventées par l’imaginaire social d’une époque et résistent à la dégénérescence temporelle, comme l’invention de l’idée démocratique sous la Grèce antique par exemple ? Se peut-il que l’invention (ou la découverte ?) de l’amour par le Christianisme comme mouvement social soit établie une fois pour toutes dans l’esprit de l’humanité, même s’il n’est que très provisoirement réalisé, et par le biais d’une victime émissaire (Girard, 1978) ? Se peut-il que l’idéal révolutionnaire d’égalité, de liberté et de fraternité puisse s’accomplir de mieux en mieux dans l’histoire des peuples et des nations ? A moins qu’il ne soit, comme le pense Marcel Gauchet (1997(1985)), complètement inadapté à toute réalisation démocratique.
Toutes les valeurs ne sont-elles pas éphémères et conjoncturelles ? Ne constituent-elles pas, justement, le noyau dur de toute culture dont on sait la relativité, ce qui différencie la culture de la nature. Ce point de vue n’est pas que théorique, il est fondamentalement philosophique et détermine, dans une large mesure, l’attitude et les comportements de chacun devant la vie, avec deux risques majeurs :
- celui du pessimisme radical et de l’idée que “l’homme est un loup pour l’homme”
- celui de l’optimisme béat qui se refuse à évaluer les ruptures, les distorsions, les écarts avec un idéal absolu de pureté.
Nous n’arrivons pas vraiment à nous prononcer en faveur de l’une ou l’autre option. Nous ne pouvons pas non plus accepter une altération de chacune de ces deux options dans le processus de la vie courante, c’est la raison pour laquelle nous restons sans voix et sans projet devant les interrogations de la jeunesse contemporaine.
Question de l’éthique
J’appelle “éthique ” une congruence axiologique réduite aux valeurs ultimes d’un sujet (personne , groupe social et communauté humaine plus large) permettant à ce dernier de donner un “sens” à son rapport au monde : sens dans une acception à la fois de significations radicales, de direction de vie et d’émergence d’une sensibilité incorporée.
Sous cet angle, nous pouvons soutenir qu’une “valeur est intimement liée à l’individu et à sa conduite. Elle est intérieure à l’individu et elle nomme ses gestes quotidiens… Par contre il convient de noter qu’une valeur individuelle n’est pas statique. Au fur et à mesure de nos expériences de vie, elle se consolide ou encore elle se transforme” (Paquette, 1982, p. 22).
Valeurs chez C. Paquette
Pour C. Paquette, il faut distinguer les valeurs de préférence et les valeurs de référence. Les premières sont choisies parmi un ensemble de valeurs mises à la disposition d’une personne par le corps social et que celui-ci valorise. Il y a une sorte d’articulation de l’individuel et du collectif dans ce choix.
Mais les secondes valeurs font “référence” pour la conduite d’un individu. Elles s’intègrent à la personne et la constituent. Elles sont à la fois plus exigeantes et plus engageantes vis-à- vis d’autrui comme vis-à-vis de soi-même. Pour C. Paquette huit critères permettent l’identification d’une valeur :
- Elle est un choix pour l’individu.
- L’individu a une connaissance des conséquences du choix de cette valeur.
- Elle est observable dans les gestes quotidiens.
- Elle donne un sens, une direction à son existence.
- L’individu y est attaché.
- L’individu l’affirme publiquement.
- L’individu s’implique publiquement dans des activités qui en font la promotion.
- Pour l’individu, il y a une forte interaction entre sa vie personnelle et professionnelle. (p. 31). Toute valeur semble provenir d’une conjonction de facteurs : un patrimoine
- L’individu a une connaissance des conséquences du choix de cette valeur.
génétique, un patrimoine culturel, une cellule éducative, des expériences personnelles harmonieuses et des expériences personnelles conflictuelles. Une analyse axiologique est possible visant à s’analyser, à travers nos routines, nos gestes, nos expériences, nos cohérences et incohérences, nos réactions, nos peurs, notre milieu, nos décisions, nos incertitudes, nos inquiétudes, nos équilibres et déséquilibres, nos apprentissages, nos satisfactions et insatisfactions, nos ambiguïtés…
Pour comprendre et réfléchir sur nos valeurs/références, nos valeurs/préférences, nos valeurs partielles et complètes, nos relations avec nos peurs et le milieu social (logique publique), notre logique privée, la source de nos valeurs, notre logique de réciprocité (Paquette, p. 79).
Valeurs chez O. Reboul
Cette réflexion est d’autant plus importante en sciences de l’éducation, car comme s’interroge justement Olivier Reboul : “est-il possible de faire des sciences de l’éducation sans tenir compte des valeurs inhérentes à celle-ci ?… En tant que sciences, elles se prononcent seulement sur ce qui est et non sur ce qui doit être ; et pourtant, l’« être » dont elles s’occupent, à savoir le fait éducatif, est de prime abord un devoir-être qui comporte, implicite ou explicite, une échelle de valeurs.” (Reboul, 1989, p. 96).
Pour Olivier Reboul, la scientificité par rapport aux valeurs se caractérise par trois dimensions : l’objectivité, l’instrumentalité et la cohérence. Mais appliqué à l’éducation ce type de scientificité n’est guère évidente, comme le signale l’auteur. Le risque est grand de tomber dans une sorte de “relativisme” absolu où la notion de valeur se dilue dans une indifférence individualiste sous prétexte de tolérance, même si je ne peux cautionner l’opinion d’O. Reboul sur l’attitude qu’aurait, d’après lui, les partisans de la “psychologie humaniste de l’éducation” aux Etats-Unis.
Ceux-ci ne cherchent plus à “enseigner mais à proposer et à animer. Ni d’évaluer mais de suggérer. On refuse tout jugement prétendant à l’objectivité ; ainsi au lieu de dire “c’est faux”, ou “c’est mal”, on dira : “Moi je ne suis pas d’accord”, ou : “Je n’aurais pas fait comme toi.” La valeur n’est jamais que ce que chacun pense et sent de façon authentique ; et personne ne peut l’imposer…(Cette tolérance) aboutit pourtant à des paradoxes insoutenables, à commencer par le plus aveuglant : on enseigne qu’il ne faut pas enseigner !” (Reboul, p.102). En vérité, il me semble qu’il s’agit là d’un exemple qui reflète beaucoup plus l’attitude de certains “mauvais” disciples du rogérisme que de l’attitude profonde de Carl Rogers.
Ethique et morale
Il nous faut distinguer les deux termes trop souvent confondus dans le langage courant. La morale relève de la nécessité pratique et s’inscrit entièrement dans un horizon culturel, économique, social et politique. Il y a une morale des Arapesh et une morale des Mundugumor (Mead, 1969(1935)), comme il y a une morale des sociétés “socialistes” et une morale des sociétés
“capitalistes”. Au contraire, l’éthique est au principe même de toute morale : “l’engagement éthique diffère de l’obéissance aux règles ; il nous situe sur un versant autre que celui des prescriptions, des exhortations et pratiques morales ; au point de ne pas craindre de transgresser ces prescriptions et ces pratiques, de briser leur effet de capture, l’inquiétude qui les porte à faire Un – le Un-tout d’un Moi-Maître, le Un-tout d’une Cité et d’un Etat” (Imbert, 1987, p. 7).
Aristote dans l’Ethique à Nicomaque (L.II) a montré le passage de l’êthos comme manière d’être habituellement à l’éthos comme habitude morale. Jacques Lacan signale que l’éthos chez Aristote est une création d’habitudes qui mettent l’ordre particulier, le microcosme, en conformité avec l’ordre universel, le macrocosme (Lacan, 1986, p. 31). Mais l’éthique aujourd’hui s’accomplit dans l’assomption du sujet face à son devenir et sa finitude. Elle conteste le rapport imaginaire à un principe d’universalité comme dans la morale kantienne. Elle dénoue et déjoue tout mouvement institué de moralisation : “l’éthique se situe avant tout moment de mise en forme ; elle le précède dans l’ordre du fondement ” écrit Francis Imbert (1987, p. 9).
L’éthique est liée à la liberté du sujet qui rencontre l’autre dans son ex-sistence. Elle ne dépend pas d’un conditionnement institué mais d’une praxis.
Le terme de « praxis » entendu dans son sens aristotélicien originel a été et est encore aujourd’hui beaucoup plus fréquemment employé que celui de « praxéologie ». C’est parce que la praxis est une manière d’agir, tandis que la praxéologie est ou veut être une science portant sur les différentes manières d’agir. |
L’éthique permet à l’individu d’entrer dans un processus de personnalisation par la faculté de discerner critiquement ce que le monde fait de lui et ce qu’il veut faire du monde. Je ne peux m’accorder ici sur la distinction, reprise d’Aristote, que F. Imbert opère entre praxis et poïesis. La poïèsis se réalise, dit-il, dans une œuvre extérieure à l’agent et l’activité cesse quand le but est atteint. Elle est essentiellement fabricatrice. De l’ordre des moyens et non des fins. La praxis au contraire est une action qui n’a pas d’autre fin qu’elle même et qui perfectionne sans cesse l’agent. Elle est acte inhérent à l’agent qui ne saurait s’épuiser dans une production. Ainsi pédagogues et éducateurs dans leurs fonctions poïètiques développeraient des pratiques comprises comme “des faire producteurs où la question du sujet, celle de son autonomie, de sa capacité à s’auto-créer tendent à se voir oubliée” (Imbert, p. 18).
Cette conception héritée d’Aristote n’est plus acceptable aujourd’hui avec l’avènement de la poésie moderne et de la poïesis qui la constitue radicalement. Le poète moderne fait corps avec son œuvre. Sa vision du monde émerge de son activité et engendre son existence. Il manifeste, en fait, une praxis poétique qui est à proprement parler un échange symbolique du créateur et du monde, au cœur des mots et des images. Il n’est pas certain qu’un philosophe contemporain puisse ainsi utiliser des termes qui, par la force des choses culturelles, ont changé de nature signifiante au fil du temps. Il en va de même d’ailleurs du terme “utopie” qui de dangereusement rationalisant dans la pensée des premiers doctrinaires des siècles précédents, est devenu avec la pensée 1968 une ouverture sur un autre possible, une symbolique instituante (Lapouge, 1975), expression d’un imaginaire social créateur (ce que n’a pas compris cet auteur qui dégage fort bien la dimension mortifère et rationalisante de l’utopie doctrinaire. Pour une critique de l’utopie réductrice cf. R. Barbier, La recherche-action dans l’institution éducative, 1977, à partir de F. Laplantine, Les trois voix de l’imaginaire, 1974).
[1] Pour connaître dans le détail les péripéties de cette création, voir : S-M Kim, C. Verrier (Dir), 2009, Le plaisir d’apprendre en ligne à l’université, implication et pédagogie, Bruxelles, De Boeck, 210 p.