Cours “Sens de l’éducation” de René Barbier (2001) – Séquence 5 : Sagesse chinoise et éducation contemporaine

  Dans les années 2000-2001 René Barbier travaillait à la création d’un cours destiné à être mis en ligne sur internet. Intitulé « Sens de l’éducation » et composé de dix séquences, ce cours fut la toute première expérimentation d’un enseignement à distance sur internet qui devait conduire en 2005 à la création de la Licence de sciences de l’éducation en ligne de l’Université Paris 8 à Saint Denis. Cette licence existe toujours aujourd’hui en 2023, et elle a été complétée d’enseignements de Masters 1 et 2. L’ensemble des séquences de ce cours figureront bientôt sur le Journal des chercheurs.  Bien noter qu’il arrivait à René Barbier de reprendre ultérieurement des fragments de ce cours, aussi est-il possible que le lecteur en retrouve parfois quelques-uns au gré de ses lectures dans d’autres rubriques du site.  

Cours « Sens de l’éducation » de René Barbier (2001) – Séquence 5 : Sagesse chinoise et éducation contemporaine

Présentation

La sagesse chinoise (ou les sagesses), avec ses variantes taoïste, confucianiste et bouddhiste, pose le problème d’un autre regard philosophique sur l’éducation. En Chine, depuis l’origine, la philosophie a toujours été une réflexion sur la vie concrète. Toute réflexion est liée à une efficacité possible. La pensée chinoise est avant tout pragmatique et praxéologique. Les Chinois ne sont pas religieux parce qu’ils sont philosophes et leur philosophie a toujours beaucoup plus à voir avec l’éthique d’origine sociale qu’avec une transcendance, un dieu révélé.

Pour le taoïsme philosophique, la règle d’or est le non-agir, en liaison avec la spontanéité directement émergente de la nature. Il faut respecter la nature et suivre la voie du Tao. Pour Confucius, la base de la culture est constituée par la société dont la famille et le clan sont les pivots et l’emportent sur les personnes. L’ordre social est complètement étayé sur l’ordre cosmique. La société est un ensemble de subordinations structurelles à l’image de la Nature, où la Terre est totalement assujettie au Ciel.

Sagesse chinoise et éducation contemporaine

Extrait du Colloque du R.Y.E. (Recherche sur le Yoga à l’École), Sagesses Anciennes et Innovations en Pédagogie, UNESCO, 22 mars 2000

1 – Introduction

Il est toujours très dangereux de vouloir nommer ce qu’est une sagesse, encore plus, sans doute, lorsqu’il s’agit d’une sagesse orientale dont nous parlons d’autant plus facilement que nous ne la connaissons que dans l’imaginaire.

Mon propos aujourd’hui n’est pas de faire œuvre d’érudition et d’orientalisme. Je n’en ai pas les compétences. Je ne suis pas sinologue, tout au plus ouvert à la culture chinoise.

Je souhaite plutôt vous dire pourquoi je me suis intéressé depuis bientôt une quarantaine d’années à la pensée orientale et, plus récemment, à la sagesse chinoise.

Depuis mon plus jeune âge, je pratique la poésie. Cette pratique m’a fait entrer, peu à peu, dans une sorte de bonheur de vivre, de regard différent sur les êtres et sur les choses, malgré la gravité de toute vie. Plus encore, elle m’a conduit à mettre en doute la réalité et sa représentation scientifique et philosophique dominante en Occident. J’ai bien compris que la logique occidentale, où règne en maître la logique aristotélicienne de l’identité, de la non- contradiction et du tiers exclu, ne correspondait pas à mon sens de la vie poétique. Celle-ci,

tout au contraire, impliquait un autre regard plus analogique, plus intuitif, plus holistique. Cette vision m’ouvrait les portes de l’interrogation métaphysique et m’entraînait à approfondir la pensée orientale.

Faut-il parler de la sagesse ou des sagesses chinoises ? qu’en est-il du bouddhisme, du confucianisme, du taoïsme, sans oublier le chamanisme ?

Quelle est la spécificité de la philosophie en tant que moyen de connaissance : est-ce l’usage rationnel du concept et de sa production ?

Quelle est la spécificité de la sagesse chinoise ? : sont-ce le rapport vécu à la nature et le sens du cosmos, le Qi, l’énergie primordiale, le « procès » dynamique de tout ce qui est (Tao) en termes de yin et de yang, l’harmonie universelle, le sens du non-agir (Wou Wei), le sens de la famille et de l’obéissance à l’autorité, la vertu d’humanité (Ren) ?

En éducation contemporaine, nous avons besoin de l’apport de la philosophie occidentale et de celui de la sagesse chinoise.

Question de la nature de la philosophie

Quelle est la nature de la philosophie et en quoi se différencie-t-elle de la sagesse chinoise ?

Philosophie vient du grec et du latin philosophia, du grec philia (amour) et sophia (sagesse), mais sophia et sapienta ont en grec et en latin le double sens de sagesse et de savoir.

Il semble que la philosophie soit devenue un système de réflexion critique sur les problèmes humains de la connaissance et de l’action et plus précisément la recherche rationnelle ayant pour objet une explication et une compréhension totale de l’homme, du monde et des fondements de nos connaissances.

Les définitions de la philosophie varient avec les philosophes. Si Platon considérait que les objets fondamentaux de la philosophie sont le vrai, le bien et le beau, Kant les reformule en questions :

  • Que puis-je savoir (métaphysique)
  • Que dois-je faire (morale)
  • Que m’est-il permis d’espérer (religion)
  • Qu’est-ce que l’homme (anthropologie)

En fait la question de la vérité est restée un objet-clé de la philosophie occidentale. Ce n’est pas le cas de la sagesse orientale, chinoise en particulier.

Spécificités de la sagesse chinoise

La pensée chinoise traditionnelle, c’est-à-dire celle qui a pris naissance il y a plus de deux mille cinq cents ans et qui s’est organisée au fil des siècles autour des « pères » du système taoïstes (Laozi (Lao Tseu),…

Lao Tseu Contemporain de Confucius et de Bouddha, Lao Tseu est sûrement le personnage le plus mythique du taoïsme. Il est considéré comme le père fondateur du taoïsme. Il vécut environ 600 ans avant Jésus Christ dans la province actuelle du Honan où il occupait la charge d’archiviste à la Cour impériale. Lorsque la situation politique s’aggrava, Lao Tseu dut se retirer. Lorsqu’il fut parvenu à la frontière, à la passe de Han Kou, monté sur un bœuf noir, le garde-frontière Yin Hi lui aurait demandé quelque chose d’écrit. Sur ce, il aurait couché par écrit le « Tao Te King », qui comporte 5000 caractères chinois et le lui aurait laissé. « Tao Te King », est habituellement traduit par « livre de la voie et de la vertu ». Le terme King, nom générique des ouvrages de grande noblesse, évoque ce qui se transmet, comme sur un fil de soie, au long des générations et porte l’empreinte de la tradition.  

… Zhuangzi [prononcer Tchouang-tseu ], «Maître Zhuang», Liezi [Lie-Tseu]), mais également autour de la philosophie confucéenne et néo-confucéenne (Kongzi, (Confucius), Menzi (Mencius), Ge Hong [prononcer Ke Hong] (283-343), Zhang Zai [prononcer Tchang Tsai] (1020-1077), Wang Yangming, Zhu Xi (1130-1200), Wang Fuzhi [prononcer Wang Fou-Tche] (1619-1692), la pensée chinoise est subtile et dérangeante :

Subtile parce qu’elle perpétue une attitude des Chinois à comprendre la réalité naturelle sans vouloir systématiquement la réduire à l’aune de la raison raisonnante.

Dérangeante parce que le philosophe occidental a bien du mal à ne pas reconnaître dans les approches de la vie individuelle et sociale de la pensée chinoise une authentique philosophie, même si elle ne s’exprime pas toujours selon les modes habituels des Académies issues de la Grèce antique.

L’application de la catégorie occidentale de « philosophie » remonte sans doute à l’enseignement de Nakamura Masano (1832-1891), professeur à l’université de Tôkyô. Mais ce qui frappe dans ce que Anne Cheng nomme la pensée chinoise (Cheng, 1989), c’est l’orientation de celle-ci vers une cosmologie et une absence de théologie, beaucoup plus évidente dans l’histoire de la philosophie occidentale.

Pensée chinoise

Comme le signale un grand philosophe chinois contemporain Fong Yeou-Lan (1895- 1990), « la place que la philosophie a occupée dans la civilisation chinoise est comparable à celle de la religion dans d’autres civilisations » (Fong, 1985, p. 23).

En Chine, depuis l’origine, la philosophie a toujours été une réflexion sur la vie concrète. Toute réflexion est liée à une efficacité possible. La pensée chinoise est avant tout pragmatique et praxéologique. La Chine est un pays essentiellement rural. La pensée chinoise est profondément marquée par cette inscription de toute réflexion dans le cadre naturel, de ses rythmes, de ses aléas, de sa beauté tranquille et de son tumulte soudain. La pensée chinoise est d’abord un naturalisme qui s’étend au cosmos tout entier.

Selon le philosophe américain Northrop, la pensée chinoise est avant tout une pensée alimentée par des concepts par intuition, en particulier dans le taoïsme (par exemple le bleu comme objet de sensation)

La pensée chinoise fait bien la différence entre la réflexion et les retombées proprement religieuses. En fait les Chinois ne sont pas religieux parce qu’ils sont philosophes et leur philosophie a toujours beaucoup plus à voir avec l’éthique d’origine sociale qu’avec une transcendance, un dieu révélé.

Pour Mencius, un successeur de Confucius, « le sage est le plus haut sommet des relations humaines » (Fong, p.29).

Mencius Après la mort de Confucius, deux principales écoles de pensée confucéennes apparurent, l’une représentée par Mencius et l’autre par Xunzi. Mencius fit siens les enseignements éthiques du maître en soulignant la bonté inhérente à la nature humaine. Il estimait cependant que l’homme peut pervertir cette bonté naturelle par son activité destructrice ou en étant au contact d’un environnement malsain. C’est en cultivant les valeurs morales que l’homme parvient à préserver ou à restaurer la bonté fondamentale qu’il porte en lui. Sur le plan de la pensée politique, Mencius est considéré par certains comme un précurseur de la démocratie, car il a avancé l’idée de la souveraineté du peuple au sein de l’État. Cette thèse dérive en fait de la notion de royauté expliquée dans la religion chinoise comme un « mandat du Ciel ». Selon ce concept, qui trouve son équivalent dans l’institution occidentale de la monarchie de droit divin, le Ciel confère le droit de régner à un souverain vertueux mais peut le retirer à un tyran. Mencius mit sur le même plan la volonté du Ciel et celle du peuple, qui vit heureux lorsqu’il est gouverné par un bon roi mais se soulève contre un oppresseur.  

La philosophie chinoise semble être une philosophie de l’en-deça. En fait elle n’est ni une philosophie de l’en deçà, ni une philosophie de l’au-delà. Elle appartient aux deux à la fois, selon un processus de pensée caractéristique de la mentalité chinoise qui accepte le tiers-inclus. Un philosophe néo-confucéen de la dynastie des Song la caractérise ainsi « Elle ne s’écarte pas des activités ordinaires quotidiennes et, pourtant, elle se dirige tout droit vers ce qui laisse pressentir le Ciel » (p.29)

Les Chinois ont une aptitude culturelle à utiliser la logique du tiers-inclus. Leur pensée examine simultanément les diverses dimensions d’un phénomène. Elle opère par variation, modulation, mise en perspective et non par un principe de non-contradiction.

C’est sans doute la raison pour laquelle les philosophes chinois s’expriment avant tout par aphorismes et par petites histoires allusives et significatives. Il s’agit d’abord de suggérer et non de convaincre par une argumentation impeccablement linéaire.

Lire un poème chinois consiste à lire entre les lignes, ce qui est entre-dit. Inséparable du fond philosophique l’art et la poésie chinoise sont une expression avant tout silencieuse du Tao.

Le Tchouang-tseu dit que deux sages se rencontrèrent sans prononcer un seul mot parce que « quand leurs yeux se rencontrèrent, le Tao était là ». Selon cette vision du monde, le Tao ne peut être exprimé par des mots. Il ne peut être que suggéré.

Revenons à ce fond philosophique chinois

Source taoïste : Taoïsme philosophique (de l’origine) et religieux (actuel)

Le taoïsme est l’un des trois grands courants de la pensée chinoise, avec le bouddhisme et le confucianisme.

Pour le taoïsme philosophique, la règle d’or est le non-agir(Ne pas agir mais s’imposer à tous, voilà le Tao du Ciel. Agir mais être lié par ses actes, voilà le Tao de l’homme), en liaison avec la spontanéité directement émergente de la nature. Il faut respecter la nature et suivre la voie du Tao. Cela implique ne rien rechercher comme charge officielle. Vivre éloigné des troubles et des mondanités. L’essentiel pour le sage chinois consiste à saisir l’intelligence des choses, à comprendre les principes qui régissent la nature et la société et la dynamique de leur mouvement fondée sur l’alternance des deux principes fondamentaux du yin et du yang et l’ordre des mutations. Cela conduit à un sens très relatif de la vérité. La pensée chinoise s’intéresse plus à l’efficacité qu’à la vérité. La connaissance est inséparable de l’action et l’approche dialectique est essentielle.

Pour le taoïste, la nature est première et fondatrice Il a conscience de faire partie intégrante de l’univers toujours en changement, sans aucune stabilité, mais non sans harmonie. Profondément paysan, le Chinois vit avec les rythmes, les va-et-vient et les secousses de la nature. Plus que jamais il a conscience de la temporalité, même s’il vit dans l’instant. La patience du Chinois est légendaire. L’artiste chinois taoïste est par excellence celui qui sait saisir ce rythme naturel, ce mouvement dans l’immobilité, cette fluidité de la matière qui surgit à chaque instant devant lui, dans une dialectique picturale où se joue subtilement le vide et le plein. L’artiste chinois est un être éminemment sensoriel qui puise sa force par son immersion dans les profondeurs du cosmos.

Tout ce qui existe provient du Tao, ce qui veut dire la Voie, et qui est un innommable, un intraduisible. Le Tao n’a rien à voir avec un quelconque dieu créateur. Il s’agit beaucoup plus d’une représentation d’un cours du monde, d’une cosmogénèse qui est sans commencement ni fin, de nature énergétique, et qui se déploie dans l’espace et le temps. Dans ce « procès » du flux énergétique, l’homme, complètement inclus dans ce procès, joue son propre jeu suivant une harmonie qu’il respecte. Le procès se déroule selon une dialectique complémentaire et sans synthèse de deux principes : le Yin et le Yang, totalement réversible au terme de leur accomplissement respectif. Le Yin, c’est tout ce qui représente le féminin, la nuit, la souplesse, le repos, le passif, le Yang c’est le masculin, la lumière, la rigidité, le mouvement, l’actif. C’est par leur interaction permanente que se trouvent expliquées la création et la transformation de toutes choses.

Par le jeu réciproque du Yin et du Yang sont créés les 5 éléments (terre, feu, eau, métal, bois) et, de ceux-là, toutes les choses existantes. Une logique très serrée et ancestrale, au départ à orientation divinatoire, le Yi King, le Livre des mutations, propose une logique des transformations à partir de 64 hexagrammes, multiple d’un fond de 8 trigrammes constitués de traits pleins ou discontinus qui symbolisent les forces et les qualités de la nature.

Le terme hexagramme nous vient des traductions du XIXeme siècle (du Grec : hexa six, gramme lettre, écriture). En chinois on parle de « Gua », c’est à dire de « figure » sans qu’il soit précisé s’il s’agit d’hexagramme ou de trigramme. Les traits (Yao) d’un hexagramme peuvent être brisés (–) ou pleins ( ). Ils représentent respectivement le souple et le ferme, l’obscurité et la lumière, le faible et le fort, le Yin et le Yang. Chaque hexagramme a une répartition de traits Yin et Yang qui lui est propre et qui symbolise l’ensemble dynamique d’une situation. Un hexagramme peut aussi être lu comme la superposition de deux trigrammes. Les trigrammes résultent de toutes les combinaisons possibles des traits Yin et Yang groupés par trois. Il y a huit trigrammes (les ba gua, les « huit figures ») qui symbolisent huit éléments, huit fonctions. Dans certains cas, les traits Yin et Yang passent de l’état brisé à l’état plein, et inversement : ce sont les traits mutables. Ils mettent en évidence les « transformations », sujet d’études du Yi-King. Par le biais des traits mutables, chacun des 64 hexagrammes peut se transformer en n’importe quel autre des 64 hexagrammes. Le Yi-King propose de ce fait 4096 réponses ou combinaisons possibles.  

Ce fond philosophique est partagé par tous les philosophes chinois traditionnels, même si les Confucéens se distinguent des Taoïstes par rapport à certains éléments qui socialisent les individus.

Confucianisme et néo-confucianisme

Confucius, Kong Fou Tseu, ou encore Maître Kong, nom latinisé par les missionnaires jésuites en Confucius. Maître Kong vit le jour en 551 avant JC dans la ville de Zou, sise dans le pays de Lu (actuelle province de Shandong) sous la dynastie des Zhou. Tout l’enseignement de Confucius était oral, ce qui nous est parvenu de lui nous vient de ses L’idée centrale de l’éthique confucéenne se résume dans la notion de ren, traduite par «amour», «bonté», «humanité» ou «qualité de cœur». Ren est la vertu suprême symbolisant les meilleures qualités de l’homme. À l’époque de Confucius, le terme était associé à la classe dirigeante et prit davantage le sens de «noblesse», mais sa signification s’élargit par la suite. Dans les relations humaines telles que celles qui existent entre deux personnes, ren se manifeste par le zhong, c’est-à-dire la fidélité envers soi et les autres, et par le shu, ou altruisme, exprimé par la règle d’or de Confucius : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas que l’on vous fasse.» D’autres vertus confucéennes importantes comprennent la droiture, la bienséance, l’intégrité et la piété filiale. Celui qui possède toutes ces vertus est un junzi (« parfait gentilhomme »). Sur le plan politique, Confucius plaida pour un gouvernement paternaliste conduit par un souverain bienveillant et honorable, respecté et obéi par ses sujets. Un dirigeant doit cultiver la perfection morale pour servir de bon exemple à son peuple et attirer de nouveaux sujets dans son royaume. En matière d’éducation, Confucius soutint le principe fort en avance sur son époque féodale, selon lequel «en éducation, il n’y a pas de distinction de classe ».  

Pour Confucius, la base de la culture est constituée par la société dont la famille et le clan sont les pivots et l’emportent sur les personnes. L’ordre social est complètement étayé sur l’ordre cosmique. La société est un ensemble de subordinations structurelles à l’image de la Nature, où la Terre est totalement assujettie au Ciel. L’Empereur est le représentant du Ciel et tous ses sujets sont eux-mêmes dans la même représentation hiérarchique de l’harmonie universelle. Si une catastrophe arrive, l’Empereur sera tenu comme responsable. C’est que l’Empereur tient son mandat du Ciel, c’est-à-dire de la totalité ordonnée de ce qui est.

Pas plus que de théologie, la pensée chinoise ne connaît de pensée métaphysique. Il n’y a rien au-delà du monde physique, comme chez Aristote. Mais il y a quelque chose de « plus haut que » ou d’« antérieur à » toute particularisation phénoménale. La réalité existe sous la forme d’une sorte de continuum, qui échappe à toute appréhension par les sens, et qui pénètre les « dix mille êtres ».

Comme le remarque L. Vandermeersch, « il ne s’agit pas d’un au-delà du monde physique, mais d’un approfondissement de la nature de la réalité physique elle-même » (Vandermeersch, 1985, p.13). Pour cet auteur, si la Chine n’a pas connu de théologie, c’est sans doute parce qu’elle n’a pas connu l’institution de la prêtrise. À partir du culte des ancêtres, chez les Chinois, la fonction de prêtre a été assumée par une sorte de « président de cérémonie » (zhuren) qui n’était pas un « spécialiste » religieux mais un simple membre de la communauté requis en fonction de son rang de naissance et assisté par quelques personnes connaissant un peu plus l’ordre du rituel. Ainsi les Chinois ne sont pas des théologiens mais des ritualistes.

La dimension proprement magico-religieuse, toujours omniprésente chez tous les peuples du monde, est prise en charge par l’instance de la divination depuis les fonds des âges en Chine. Dès le départ, c’est à travers la lecture de la carapace de tortue que le devin va lire les événements futurs. Mais il s’agit toujours d’une divination insérée dans une représentation cosmologique du monde. La tortue reste le parfait modèle du cosmos en réduction. Sa carapace est ronde comme le ciel et son plastron ventral plat comme la terre. Sa longévité immense comme la suite des temps.

Les jésuites essaieront bien, au XVIe siècle, de réduire le « Ciel » chinois au Dieu chrétien. Mais la nature des deux représentations est totalement différente. Chez les fils de

Han, il y a homogénéité de la réalité cosmique du ciel à l’homme. Un continuum radical de l’univers qui éclate, au niveau du sensible, par la manifestation des « dix mille êtres ». Dans le christianisme, il y a toujours « deux » : Dieu et sa créature, fût-elle à l’image du dieu créateur. En Chine, la psychologie humaine est cosmologisée. Dans le christianisme, nous assistons à un anthropomorphisme divin.

La seule école de la pensée chinoise qui se soit rapprochée d’une tendance théologique, celle des moïstes (de Mozi) pour consacrer une raison causale, n’a pas survécu.

2- Éléments de la sagesse chinoise pour une éducation contemporaine

Quatre éléments de la sagesse chinoise

Sens de l’harmonie ou l’autre maîtrise non conflictuelle

  • Avec le Tao et le Yin et Yang, la sagesse chinoise suit le cours de la vie, tout en n’éludant pas la relation d’inconnu qui le fonde, en dernière instance.
    • Avec le laisser-faire ou non-agir (Wou Wei), la sagesse chinoise ne veut pas accélérer le cours des choses et, encore moins, le maîtriser.
    • Avec les cinq éléments (« wuxing » dont Anne Cheng parle dans son livre, pp. 244, 245) : eau, métal, bois, terre, feu, la sagesse chinoise se donne une base métaphorique pour concevoir toutes les transformations de la matière et de la vie.

Sens du « procès » (processus)

  • La sagesse chinoise développe une dialectique sans synthèse. Son centre philosophique affirme l’idée d’un « procès du monde », d’un processus de tout le réel qui n’a ni commencement ni fin.
    • Le Yi King et les anagrammes fondent la logique combinatoire de ce processus.

Énergie et le rapport au corps et à la nature

  • Le Qi, pour cette sagesse, c’est l’énergie fondamentale qui anime tout processus.
    • Le Qi Gong est l’exploration : méthodique, l’inscription et l’activation de cette énergie dans la vie végétale, animale et humaine.
    • Le Taï ji quan est un art martial qui accomplit l’émergence de cette énergie dans le corps humain par le biais d’une série de mouvements animés par le sens du yin et du yang (Despeux, 1981, 316 p.).

Sens de la famille et le sens de l’État

C’est un des points clés de la société chinoise qui imprègne toutes les visions du monde du peuple chinois même si les sages taoïstes s’en démarquent et que les Confucianistes, au contraire, le proclament. Ce familialisme est encore très prégnant aujourd’hui.

3 – Sage dans l’esprit traditionnel chinois

Il se définit beaucoup plus par ce qu’il n’est pas que par ce qu’il est.

Un sage est sans idée. Il ne part pas d’une représentation des choses a priori.

Un sage est sans parole. Il préfère écouter que prononcer des mots dont il connaît toute la relativité.

Un sage est sans histoire parce qu’il ne fait pas d’histoire. Il se borne à être dans le monde, à être le monde.

Un sage est sans réaction. Il ne cherche pas à imposer son point de vue. Toute chose, pour lui, est d’égale valeur.

Un sage est sans morale. Non qu’il ne possède pas un sens éthique, comme Mencius l’a bien montré, mais il sait que toute morale est déterminée par le niveau et l’histoire d’une culture, à un moment donné.

Un sage est sans conflit. N’étant pas aux prises avec les choses pour les maintenir en l’état ou les faire évoluer coûte que coûte, il reste dans une sérénité impassible.

Un sage est sans passé ni avenir. Le passé, comme l’avenir sont des projections de l’imaginaire et non la réalité tout entière inscrite dans le présent.

Un sage est sans projet. Si le sage est sans passé et encore plus sans avenir, auquel il ne croit pas, il est évidemment sans projet.

Un sage est sans attachement. La liberté du sage implique le dégagement de tout attachement.

Un sage est sans passion. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas d’intensité, mais le caractère passionné, de l’occidental, ne le concerne pas.

Un sage est sans étonnement. Sans doute parce qu’il voit les choses dans leur déroulement incessant dont il est un élément relié. La surprise est antérieure à la sagesse réalisée.

Un sage est sans question (mais donne à penser). Un sage est sans vérité. Il n’a rien du maître spirituel.

Un sage est sans moi. C’est la condition d’une réalisation de la sagesse.

Un sage est sans saveur au sens où il accepte tout ce qui vient sans distinction entre ce qui est bon et ce qui est mauvais.

Un sage est sans frontière. Il ne saurait faire partie d’un territoire physique ou de l’esprit puisque la liberté est au cœur de sa vision du monde.

Conclusion

Aux termes de cet exposé que devons-nous retenir pour la recherche en éducation, en articulant la pensée orientale et la philosophie occidentale ?

  • L’idée d’une approche paradoxale qui exclut une cohérence habituelle en termes de logique de l’identité. Je prétends que les apports et les visions du monde de l’Orient sont essentiels à la compréhension des phénomènes de notre temps et tout à fait nécessaires à ceux qui sont relatifs à l’éducation.
  • L’idée que la sensibilité est une valeur à redécouvrir. Non pas une sorte de sentimentalité ou de mollesse, mais au contraire une fermeté douce qui est portée par une vague de tendresse compréhensive pour l’enfant, l’élève, l’étudiant, le stagiaire adulte. Cela va de pair avec une « mise en veilleuse » de la raison et une redécouverte des capacités sensorielles de l’être humain, c’est-à-dire une reliance de soi-même avec la totalité de soi-même, notamment sur le plan corporel (Barbier, 1997, 357 p.).
  • L’idée d’une conjonction incontournable et paradoxale entre l’usage de la pensée et une manière de l’oublier qu’on appelle méditation. Notre culture est traversée par l’activité de pensée, qui n’est d’ailleurs pas toujours rationnelle, et nous ne saurions sans la renier, en faire fi. Elle nous permet de nommer, de désigner, de classer, de combiner et d’agir sur le monde. Elle nous constitue en tant que sujet. Mais elle nous aliène également. Il y va du bon fonctionnement et du développement même de la pensée, de savoir lâcher prise et de se mettre en jachère .
  • L’idée d’une liaison fondamentale entre l‘imaginaire et la pensée. Nous devons arrêter d’envisager la fonction imaginaire de l’être humain comme purement et simplement « leurrante » et « illusoire » et la reconnaître, principalement, comme créatrice. Cette création est au cœur même de la pensée sans laquelle cette dernière n’existerait pas. Mais inversement l’imaginaire radical a besoin de la pensée pour s’établir dans ses constructions symboliques et pour limiter sa puissance créatrice/destructrice.
  • La reconnaissance de la relativité du temps et de l’espace compte tenu de la représentation qu’on en a dans chaque culture et la mise en jeu dialectique de cette

relativité spatio-temporelle dans les formes de vie collective et individuelle. Le temps méditatif venant par exemple dialectiser le temps fragmenté de la logique productiviste.

  • L’affirmation pleine et entière d’un univers d’une complexité extrême, vivant et dynamique, où tout est relié et où chaque élément détruit ou endommagé contribue à la destruction de la totalité. Cette affirmation réellement appliquée aurait des conséquences inimaginables dans les domaines scientifiques, économiques, politiques, sociaux et culturels.
  • L’affirmation de l’autonomie de la personne et de la société dans une perspective démocratique. Autonomie comme résultat d’un décloisonnement d’enfermements psychiques et sociaux. Autonomie comme poussée en avant d’une intentionnalité de la vie à entrer dans des systèmes de plus en plus complexes en les créant elle-même et à partir d’elle-même. Autonomie comme jeu ouvert et lucide, de forces toujours susceptibles d’être reprises par la pesanteur, mais aussi la puissance sécuritaire, de l’hétéronomie.
  • L’émergence d’une visée éducative planétaire qui prendrait pour axiomatique centrale la croissance de l’ élucidation en vue d’atteindre un degré suffisant, quoique toujours inachevé, de lucidité sur le jeu de la vie psychique et sociale. Élucidation comme articulation multiréférentielle d’éléments de compréhension plus que d’explication, de non-savoir à partir du savoir. Élucidation comme forme supérieure de l’intelligence qui unit indissolublement l’âme, le cœur et l’esprit dans une vision pénétrante de la totalité toujours en mouvement, toujours en voie de structuration/déstructuration/restructuration.  Élucidation  comme  « intellect illuminateur » suivant la belle formule de Jacques Maritain dans « l’intuition créatrice dans l’art et la poésie » (Maritain, 1966). Élucidation comme assomption de la place de l’homme « face à l’Abîme » ou comme « plongeur dans l’Abîme » suivant son inclination singulière, c’est-à-dire reconnaissance légitime de la valeur du philosophe (occidental) comme du mystique ou du sage (oriental), du scientifique comme du poète dans la société démocratique.
  • Enfin ouverture au Sans -Fond, au Tao, comme source de tout imaginaire et de toute réalité, jeu d’énergie infinie et tramée ou impliquée dans un Envers qui cherche son déroulement dans un Endroit accueillant que seuls les hommes doivent inventer à partir d’eux-mêmes et par eux-mêmes.