Cours “Sens de l’éducation” de René Barbier (2001) – Séquence 10 : Transdisciplinarité et transversalité en éducation

  Dans les années 2000-2001 René Barbier travaillait à la création d’un cours destiné à être mis en ligne sur internet. Intitulé “Sens de l’éducation” et composé de dix séquences, ce cours fut la toute première expérimentation d’un enseignement à distance sur internet qui devait conduire en 2005 à la création de la Licence de sciences de l’éducation en ligne de l’Université Paris 8 à Saint Denis. Cette licence existe toujours aujourd’hui en 2023, et elle a été complétée d’enseignements de Masters 1 et 2. L’ensemble des séquences de ce cours figureront bientôt sur le Journal des chercheurs.  Bien noter qu’il arrivait à René Barbier de reprendre ultérieurement des fragments de ce cours, aussi est-il possible que le lecteur en retrouve parfois quelques-uns au gré de ses lectures dans d’autres rubriques du site.  

Cours “Sens de l’éducation” de René Barbier (2001) – Séquence 10 : Transdisciplinarité et transversalité en éducation

Présentation

Concept majeur dans les sciences contemporaines, la transdisciplinarité s’articule avec ceux de complexité, de niveaux de réalité et de logique du tiers inclus. L’éducation transdisciplinaire ouvre les vannes de la symbolique humaine à travers toutes les cultures. Elle débouche sur l’éducation transversale par sa dimension poétique liée à la sensibilité retrouvée et à l’imaginaire créateur de l’« homme requalifié » (R. Char). La transcréation poétique relie alors la qualité proprement créatrice de la personne humaine à la Profondeur – « Ce je ne  sais quoi que l’on atteint d’aventure » (S-J. De la Croix) – en l’inscrivant dans la catégorie du Profond, de l’être et de l’existence.

Transdisciplinarité et transversalité en éducation

1 – De la complexité

Si j’ai été suffisamment explicite dans les séquences précédentes, le lecteur aura compris que le sens de l’éducation affirme et tente de comprendre la complexité de l’objet et de la situation en éducation (Ardoino). Mais qu’appelle-t-on complexité, en suivant la pensée d’Edgar Morin ? (Voir : Penser la complexité, Dossier du numéro 47 de Sciences Humaines, Février 1995 et Edgar Morin Introduction à la pensée complexe, ESF, 1990 et  La complexité humaine, Flammarion, 1994, 380 p., avec une importante introduction de Heinz Weinmann. Voir aussi le chapitre 2 Morin et la connaissance, de mon livre L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Anthropos, 1997, 357 p., pages 33 à 55).

Philosophie de la complexité

« La complexité est un tissu (…) de constituants hétérogènes inséparablement associés » (Morin, 1990, p.21).

Dès l’Antiquité, Héraclite a posé la nécessité d’associer, ensemble, des termes contradictoires pour affirmer une vérité.

Héraclite d’Ephèse 550-480av.J-C. Membre de la famille royale il est dans l’Antiquité le philosophe du devenir et du monde sensible ; il s’oppose en cela aux Eléates d’une part (Parménide, Zénon), qui soulignent l’immuabilité de l’être, et à la philosophie des essences de Platon d’autre part. Originaire d’Ionie, le berceau de la philosophie grecque, Héraclite vivait à Ephèse à l’époque de la domination perse sur les cités ioniennes. Héraclite vécu au temps les plus sombres de l’Ionie, et il fut le témoin de nombreuses catastrophes civiles, notamment la terrible répression de la révolte de 494 des cités ioniennes (à laquelle Ephèse ne pris pas part). C’est peut-être sous ces impressions que sa pensée pris cette tournure pessimiste et distante. Son œuvre, De l’Univers, est la première où nous voyons une véritable philosophie que l’on a qualifiée de mobilisme. L’héraclitéisme connut une belle postérité pendant le VIe siècle et au début du IVe. Le célèbre Hippocrate applique à la santé la doctrine d’Héraclite, et Platon dans Le Cratyle et Le Théétète a proposé une peinture d’ensemble des mobilistes de son temps, c’est-à-dire de son propre maître Cratile et de ses disciples. Ces derniers sont des héraclitéens désespérés, qui poussent jusqu’au bout le mobilisme universel, nient qu’il y ait rien de stable et se refusent à toute discussion et même à toute parole, sous prétexte que discussions et paroles impliquent la subsistance des choses dont on discute. L’héraclitéisme en ses derniers prolongements est donc hostile à la philosophie dialectique. Plus récemment ses écrits ont été commentés par Hegel, Nietzsche et Heidegger. Extrait du site http://perso.club-internet.fr/cduhauga/heracli.html  

A l’âge classique, Pascal formule dans ses Pensées : « Toute chose étant aidée et aidante, causée et causante, je tiens pour impossible de connaître le tout sans connaître les parties et de connaître les parties sans connaître le tout ». Plus tard, E. Kant a mis en évidence les limites ou   « apories de la raison ». Chez Spinoza, on trouve l’idée de l’auto-production du monde par lui-même. Chez Hegel, dont la dialectique annonce la dialogique, et dans cette auto-constitution, l’esprit émerge de la nature pour arriver à son accomplissement.

L’entendement détermine et fixe les déterminations ; la raison est négative et dialectique parce qu’elle réduit à rien les déterminations de l’entendement; elle est positive parce qu’elle produit l’universel, et subsume en lui le particulier… Mais dans sa vérité la raison est esprit… Il est le négatif ce qui constitue aussi bien la qualité de la raison dialectique que de l’entendement ; il nie ce qui est simple, et c’est ainsi qu’il pose la différence déterminée de l’entendement ; il dissout tout autant cette différence, et c’est ainsi qu’il est dialectique. Pourtant il ne se maintient pas dans le néant de ce résultat, mais en lui il est aussi bien positif, et ainsi il a établi par là le premier terme simple, mais comme un universel… L’unique chose pour gagner le procès scientifique, c’est la connaissance de la proposition logique que le négatif est tout aussi bien positif, ou que ce qui se contredit ne se dissout pas en zéro, dans le néant abstrait, mais essentiellement dans la seule négation de son contenu particulier 25. En tant que ce qui résulte, la négation est négation déterminée, elle a un contenu. Elle est un concept nouveau, mais qui est un concept plus élevé que le précédent, plus riche que lui ; car, en vertu de la négation de ce concept, en vertu de ce qui est op-posé à ce concept, elle est devenue plus riche ; elle le contient donc, mais aussi plus que lui, et est l’unité de lui et de son op-posé 26. Extrait de http://perso.wanadoo.fr/marxiens/philo/hegel/logique.htm  

Nietzsche a posé le premier la crise des fondements de la certitude. Dans le métamarxisme, on trouve avec Ardono, Horkheimer, et chez Lukacs, non seulement de nombreux éléments d’une critique de la raison classique, mais bien des ingrédients d’une conception de la complexité.

La pensée de la complexité est née à l’intersection de plusieurs théories : la théorie de l’information, l’approche systémique, la théorie de l’auto-organisation, la théorie du chaos.

L’approche systémique (A.S.) est née dans les années 40 aux confins de la biologie et de l’électronique (étude des systèmes de pilotage automatique). Elle a permis d’établir les organisations humaines. L’A.S. n’est pas une science qui aurait dégagé des “lois” qui s’imposent aux systèmes vivants. Elle est une méthode d’étude des relations possibles qui se nouent au sein de systèmes. Les propriétés les plus connues sont : le principe d’interaction ou d’interdépendance implique que chaque élément d’un système est dépendant des autres éléments. Par exemple : l’évolution de l’économie française est dépendante de la situation des autres économies nationales.Selon le principe de totalité “le tout est supérieur à la somme des parties”, c’est-à-dire qu’il existe des propriétés émergentes qui résultent de l’assemblage des éléments entre eux. Ainsi, une organisation humaine (comme une Eglise ou un parti), bien que fondée par des individus, se perpétue bien au-delà de la vie de ses fondateurs.Le feed-back, ou principe de rétroaction, décrit un dispositif où un élément A agit sur un élément B qui, en retour, “rétroagit” sur A formant ainsi une boucle de rétroaction. Par exemple : en économie, l’augmentation des prix peut conduire à l’augmentation des salaires (s’il existe une norme d’indexation) qui, à son tour, conduit à une augmentation des prix (si  les employeurs répercutent l’augmentation des salaires sur les prix de leurs produits). Il se forme ainsi mécanismes de régulation (cas du thermostat), des spirales ascendantes ou encore des spirales descendantes.   Par “théorie du chaos“, on désigne des modèles mathématiques décrivant le comportement de certaines fonctions au comportement instable, apparemment imprévisible. C’est le mathématicien H. Poincaré qui, au début du 20e siècle, a mis au jour les premières équations dites ” non-linéaires ” au comportement chaotique. Mais c’est à partir des années 1970 que la théorie du chaos a connu un véritable essor et qu’elle a été appliquée à de nombreux domaines : météorologie, dynamique des fluides, physique, chimie, économie.  

La pensée de la complexité s’est enrichie par les réflexions de philosophes et scientifiques : l’économiste Herbert Simon, le physicien Heinz von Foerster, le sociologue Edgar Morin, le biologiste Henri Atlan, le chimiste Ilya Prigogine, etc.

Caractéristiques de la complexité

On prête à la réalité appréhendée par les sens et par l’intellect un certain degré de complexité c’est-à-dire d’interactions, d’interrelations entre des éléments distinguables mais non séparés et dont le système global forme une totalité dynamique relativement cohérente. Un certain nombre de fausses idées circulent sur la complexité :

  • La pensée de la complexité n’affirme pas que “tout est complexe” (synonyme de “on ne peut pas comprendre”). Elle n’est pas une pensée du brouillage, de l’imprécision, de l’incertitude.
    • Elle n’est pas une pensée “holistique” qui privilégie le global sur l’analyse de ses composants. Elle veut articuler le tout et ses parties, le global et le particulier en un aller et retour incessant.
    • Mais surtout, la complexité n’est pas la complication comme le rappellent sans cesse Jacques Ardoino et Guy Berger dans leur réflexion sur la multiréférentialité. Un ordinateur est une machine très “compliquée”, mais démontable en un ensemble fini de pièces. En revanche, un organisme vivant, la moindre petite bactérie ou un phénomène historique est “complexe” dans le sens où il ne peut être décomposé et reconstruit à partir d’éléments simples et indépendants.

Edgar Morin a largement contribué à développer ce concept. Pour lui, la pensée de la complexité se présente comme un nouveau paradigme né à la fois du développement et des limites de sciences contemporaines. Elle n’abandonne pas les principes de la science classique, mais les intègre dans un schéma plus large et plus riche. La pensée de la complexité se présente comme un édifice à plusieurs étages.

La base est formée à partir des trois théories (information, cybernétique et système) et comporte les outils nécessaires pour une théorie de l’organisation. Vient ensuite un deuxième étage avec les idées de Von Neuman, Von Foerster et Prigogine sur l’auto-organisation. A cet édifice, Morin apporte des éléments supplémentaires. Notamment, trois principes : le principe dialogique, le principe de récursion et le principe hologrammatique.

  • Le principe dialogique unit deux principes ou notions antagonistes, qui apparemment devraient se repousser l’une l’autre, mais qui sont indissociables et indispensables pour comprendre une même réalité. Le physicien Niels Bohr a, par exemple, reconnu la nécessité de penser les particules physiques à la fois comme corpuscules et comme ondes. Comme le dit Pascal : “Le contraire d’une vérité n’est pas l’erreur mais une vérité contraire.”
  • Le principe derécursion organisationnelle va au-delà du principe de la rétroaction (feed-back) ; il dépasse la notion de régulation pour celle d’auto-production et auto-organisation. C’est une boucle génératrice dans laquelle les produits et les effets sont eux-mêmes créateurs de ce qui les produit. Ainsi nous, individus, sommes les produits d’un système de reproduction issu du fond des âges, mais ce système ne peut se reproduire que si nous-mêmes nous en devenons les producteurs en nous accouplant. Les individus humains produisent la société dans et par leurs interactions, mais la société, en tant que tout émergeant, produit l’humanité de ces individus en leur apportant le langage et la culture.
    • Le principe hologrammatique  met en évidence cet apparent paradoxe de certains systèmes, où non seulement la partie est dans le tout, mais le tout est dans la partie. Ainsi, chaque cellule est une partie d’un tout – l’organisme global – mais le tout est lui-même dans la partie : la totalité du patrimoine génétique est présente dans chaque cellule individuelle. De la même façon, l’individu est une partie de la société, mais la société est présente dans chaque individu en tant que tout à travers son langage, sa culture, ses normes…

2 – De la transdisciplinarité

Si la transdisciplinarité implique la notion de complexité, elle l’englobe et la dépasse. La transdiciplinarité, développée essentiellement par Basarab Nicolescu et les chercheurs du Centre International de Recherches et d’Études Transdisciplinaire (CIRET)…

Physicien théoricien au CNRS, Basarab Nicolescu est l’auteur de Nous, la particule et le monde (Le Mail), L’Homme et le sens de l’univers – Essai sur Jakob Boehme (Philippe Lebaud) et Théorèmes poétiques (Éditions du Rocher). Il est également président du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires (CIRET : https://ciret-transdisciplinarity.org/).

…est une nouvelle approche scientifique, culturelle, spirituelle et sociale. Elle concerne ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les disciplines et au-delà de toute discipline. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance (Nicolescu, 1996). Dans sa totalisation théorique nécessairement ouverte, la transdisciplinarité ne peut être qu’entraperçue.

Les niveaux de réalité

Basarab Nicolescu donne à cette notion de « niveaux de réalité » un sens à la fois pragmatique et ontologique. Pour lui : « J’entends par Réalité, tout d’abord, ce qui résiste à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. » (« Aspects gödeliens de la nature et de la connaissance »).

La dimension ontologique de la notion de Réalité s’éclaire dès lors que la Nature participe à l’être du monde. La Réalité n’est pas seulement une construction sociale, elle a aussi une dimension trans-subjective, dans la mesure où un simple fait expérimental peut ruiner la plus belle théorie scientifique.

Pour B. Nicolescu, « Il faut entendre par niveau de Réalité, un ensemble de systèmes invariant à l’action d’un nombre de lois générales : par exemple, les entités quantiques soumises aux lois quantiques, lesquelles sont en rupture radicale avec les lois du monde macrophysique. C’est dire que deux niveaux de Réalité sont différents si, en passant de l’un à l’autre, il y a rupture des lois et rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité) » (« Aspects gödeliens de la nature et de la connaissance »).

Les niveaux de réalité sont différents des niveaux d’organisation de l’approche systémique, car ces derniers ne présupposent pas de rupture avec un niveau de réalité. Depuis longtemps les niveaux de réalité ont été reconnus dans différentes cultures par l’approche spirituelle et même par certains philosophes (Husserl) mais cette perception n’a jamais ébranlé le socle de la science académique.

Le tiers inclus

Il se réalise lorsque nous rencontrons dans l’interprétation nécessaire d’un phénomène des couples de contradictoires mutuellement exclusifs (A et non-A) : onde et corpuscule, continuité et discontinuité, séparabilité et non-séparabilité, causalité locale et causalité globale, symétrie et brisure de symétrie, réversibilité et irréversibilité du temps, etc. Le tiers inclus vient bouleverser la logique d’Aristote : Cette logique est fondée sur trois axiomes :

  1. L’axiome d’identité : A est A.
  2. L’axiome de non-contradiction : A n’est pas non-A.
  3. L’axiome du tiers exclu : il n’existe pas un troisième terme T (T de “tiers inclus”) qui est à la fois A et non-A.

La plupart des logiques quantiques ont modifié le deuxième axiome de la logique classique – l’axiome de non-contradiction – en introduisant la non-contradiction à plusieurs valeurs de vérité à la place de celle du couple binaire (A, non-A). Ces logiques multivalentes, dont le statut est encore controversé quant à leur pouvoir prédictif, n’ont pas pris en compte une autre possibilité : la modification du troisième axiome – l’axiome du tiers exclu.

Ce fut le mérite historique de Lupasco d’avoir montré que la logique du tiers inclus est une véritable logique, formalisable et formalisée, multivalente (à trois valeurs : A, non-A et T) et non-contradictoire (Lupasco, 1987, préface de B. Nicolescu). La compréhension de l’axiome du tiers inclus – il existe un troisième terme T qui est à la fois A et non-A – s’éclaire complètement lorsque la notion de “niveaux de Réalité” est introduite, comme le souligne B. Nicolescu :

« pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, représentons les trois termes de la nouvelle logique – A, non-A et T – et leurs dynamismes associés par un triangle dont l’un des sommets se situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité. Si l’on reste à un seul niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte

entre deux éléments contradictoires (exemple : onde A et corpuscule non-A). Le troisième dynamisme, celui de l’état T, s’exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni (onde ou corpuscule) est en fait uni (quanton), et ce qui apparaît contradictoire est perçu comme non-contradictoire. C’est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalité qui produit l’apparence des couples antagonistes, mutuellement exclusifs (A et non-A). Un seul et même niveau de Réalité ne peut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est de par sa propre nature, auto-destructeur, s’il est séparé complètement de tous les autres niveaux de Réalité. Un troisième terme, disons T’, qui est situé sur le même niveau de Réalité que les opposés A et non-A, ne peut réaliser leur conciliation » (« Aspects gödeliens de la nature et de la connaissance »).

Dès lors une anthropologie ternaire qui accepte la logique du tiers inclus et des niveaux de réalité, envisage l’être humain dans sa totalité de “corps” – physique et mental -, d’”âme” et d’”esprit”. Comme dit Jean Bies, cette anthropologie ternaire s’ouvre sur une éducation qui la reprend à son compte « en ne se contentant pas de réduire l’hypertrophie cérébrale, mais en rendant aux plans corporels, psychique et pneumatique leur dignité perdue. Elle est de nature holistique » (Bies, « Éducation transdisciplinaire Profils et projets »).

L’éducation transdisciplinaire

Jean Bies la définit ainsi : « L’éducation transdisciplinaire est, au sein de l’Ecole et de l’Université, la réhabilitation adaptée d’une anthropologie tripartite, d’une écologie spirituelle, d’une psychologie-psychosophie, d’une métaphysique universelle, et de leurs applications pratiques respectives. » Dans cette conception éducative, le corps reprend toute sa place physique et mentale (Flak, «Le corps et le mental » https://ciret-transdisciplinarity.org/bulletin/b12c12.php). Il rééquilibre la personne dans toutes ses dimensions somatopsychiques en même temps qu’il la relie au cosmos, à l’énergie fondamentale dont il fait intégralement partie. Le corps devient tiers inclus entre la dimension purement physico-chimique et la dimension psychique et sociale. Il dit la reliance avec un espace-temps énergétique inconnu, comme avec l’ensemble de tout ce qui vit.

Pour comprendre et pratiquer l’éducation transdisciplinaire, la pensée doit s’ouvrir à d’autres pensées, à d’autres cultures, à d’autres philosophies et spiritualités. L’éducation transdisciplinaire est nécessairement, intrinsèquement, interculturelle et transpersonnelle. Elle se nourrit de tout ce qui peut l’animer en permanence, la stimuler dans sa passion de l’Ouvert. Elle convoque les multiples savoirs et savoir-faire du monde pour éclairer les intuitions profondes issues de l’expérience de la connaissance de soi. Elle n’a pas peur de laisser cette intuition pénétrer dans les failles du savoir trop bien établi.

Éducation transversale et transdisciplinarité

On ne s’étonnera pas de voir fleurir cette éducation transdisciplinaire dans la sagesse d’un poème.

Transitude

Entre, à travers et par-delà le loin et le près, le sans-Où,

hier et demain, l’instant pérenne, le mouvant et l’axe, la danse.

Entre, à travers et par-delà

la vitre et l’air, le transparent, syllabe et souffle, la saveur, le dit et le tu, la présence.

Entre, à travers et par-delà vide et plein, complicité, l’amphore et l’argile, une main, l’être et le rien, le sens

Jean Bies

L’éducation transversale est une éducation transdisciplinaire qui soutient la fonction essentielle de l’imaginaire dans les actions humaines. Elle explore, sous cet angle, les quatre structures de vie(Voir la séquence 8. Sensibilité poétique et vie formative), que nous avons précédemment analysées, pour insister sur l’homme poétique et l’homme noétique. J’ai commencé, avec d’autres, à faire ce travail de fourmi pour redonner une place centrale à l’imaginaire en éducation. Si la « vision pénétrante », la perception directe de la réalité, demeure une capacité radicale de l’être humain intégré dans son intelligence plurielle, dans la société et dans la nature, la capacité imaginaire ne doit pas être laissé de côté. C’est grâce à elle que la personne humaine improvise sa vie à chaque  instant et reconnaît la pleine valeur de la poésie.

Lorsque l’imaginaire se réduit à la pensée dogmatique, il devient idéologie et provoque des destructions barbares : ainsi des statues de Bouddha géant par les Talibans en Afghanistan (2001). S’il est vrai mécaniquement, comme le prétendaient, avec un air faussement ingénu, ces hordes soldatesques, qu’on ne détruisait que « des tas de pierres », il fallait préciser que ces tas de pierre étaient organisés, parce qu’ils avaient été travaillés, et animés, par les artistes et des artisans reliés à un espace sacré. Œuvres de l’homme, ces statues ont traversés les siècles pour aller se graver dans le patrimoine culturel de l’humanité. La qualité de « pierre  » inerte et définitivement morte, n’était pas du côté de ces statues mais de celui qui les détruisait.

3 – L’imagination poétique au cœur de l’éducation transversale

Si nous réfléchissons à l’éducateur de demain tel qu’il se dessine dans la trame d’une approche transdisciplinaire de l’existence, nous sommes conduits à redonner vie à la présence poétique.

Si l’éducation transversale grésille de poésie, c’est parce qu’elle est avant tout « écoute sensible » de soi-même, de l’autre et du monde. Elle s’ouvre par là même à l’expérience de la parole, comme dit Christophe Forgeo. « Pour moi, le poème devint donc clairement autre chose qu’un texte prosaïque. Il n’avait plus pour but d’instruire, d’informer, il n’était plus didactique. Jean-Louis Joubert dit dans son ouvrage La Poésie (Armand Colin / Gallimard, 1977) : « La poésie n’est donc pas la mise en forme d’idées particulières. […] La poésie est d’abord une aventure de langage. […] Le poète est celui qui ne parle pas comme tout le monde ; qui transgresse les règles de la langue. C’est en cette nouvelle acceptation, que je fis et que je fais mon chemin en poésie. »

Pourquoi demander, en éducation transversale, aux étudiants, aux élèves, de reconnaître ce lieu de la parole poétique ? Parce que « La création permet une expression, une relation au-delà des mots. En ce sens elle favorise une relation d’éveil et de transmission réciproque et, en ce sens, chaque sujet de la relation est à la fois éduqué et éducateur » (Forgeot, 2001).

La sensibilité retrouvée

On ne dira jamais assez que le point le plus important aujourd’hui en éducation transversale est de retrouver le sens de la sensibilité. Le sujet existentiel prend à bras le corps la parole éducative, en situation et au travers de tous ses espaces de vie. Cette nouvelle écoute lui permet de renouer avec les fils les plus subtils de soi-même dans la relation aux autres et au monde. Nous assistons peut-être à un véritable « retour du sensible » dans l’espace social et scientifique. Cette sensibilité nous fait découvrir un sens de la liberté que nous avions perdu. Une liberté solidaire, personnaliste et communautaire, réveillant la complexité de notre vie individuelle et collective et le sens éthique de notre destin commun.

Cette sensibilité en s’approfondissant au travers de la connaissance des différentes cultures, devient de plus en plus métissée et troublante. Les personnes étrangères qui en ont fait l’épreuve durant leur séjour studieux en France en savent quelque chose (Kim, 2000, L’autoformation existentielle et les étudiantes asiatiques en France, L’Harmattan)

Il n’est pas certain que nous soyons aussi accueillants et à l’écoute que nous le devrions avec les étudiants étrangers bousculés, chez nous, dans leurs valeurs d’origine. C’est peut-être une des raisons de la désaffection des étudiants étrangers dans nos universités.

En 1998, un rapport remis par la commission présidée par M. Jacques Attali constatait que  si la France a le niveau le plus élevé en Europe d’étudiants étrangers inscrits à l’université, « cette proportion est en baisse rapide depuis 1984, date à laquelle elle était de 14,1 %. En particulier, la proportion d’étudiants non-européens dans le total des étudiants de l’université française a diminué de moitié en 15 ans, de 11,6 % en 1982 à 6 % aujourd’hui. Cette diminution ne manque pas de surprendre compte tenu de la longue tradition d’accueil de la France. Elle constitue pourtant une tendance persistante depuis une dizaine d’années.

Sans doute conviendrait-il, comme nous le suggère Isabelle Stengers, dans un entretien, d’utiliser les autres cultures pour repenser la nôtre, si nous étions vraiment sans peur à l’égard de l’autre.

On peut d’ailleurs se rendre compte que c’est très exactement la démarche théorique qu’effectue le philosophe et sinologue François Jullien tout le long de son œuvre déjà importante, à partir de la sagesse chinoise traditionnelle et de la pensée des Lumières (Jullien et Marchaisse, 2000). De son côté, Tobie Nathan n’hésite pas à utiliser les cultures « autres  » pour réexaminer la psychothérapie occidentale. (T. Nathan, « L’épistémologie complémentariste dans les sciences humaines » ).

Cette sensibilité ne veut pas dire sensiblerie dénuée de tout esprit critique. Si nous sommes affectés, touchés, grâce à notre sensibilité, par des conditions de vie inique, des situations insoutenables, des propos racistes et xénophobes, ce n’est pas pour baisser les bras, mais pour apprendre à défendre notre humanité vivante en utilisant notre raison à bon escient (Aubry et Duhamel, 1995).

Éducation transversale et transcréation

Il me faut revenir, plus métaphoriquement, sur la notion de Profondeur pour envisager le lien entre l’éducation transversale et la transcréation. Le sens de l’éducation ne saurait se dégager d’un sens de la Profondeur dont les racines plongent, dans ma philosophie de la vie plus proche de la pensée chinoise traditionnelle que des grandes religions monothéistes, au cœur d’une immanence transfigurée par le déploiement d’une poéticité du monde (au sens de Kostas Axelos, 1969, 1983).

Création et transcréation chez l’homme d’aujourd’hui

Parler de la transcréation, nous oblige à passer par plusieurs autres concepts qui éclairent et restituent celui de transcréation dans un réseau de rapports de sens.

Procédons par un schéma graphique.

               

Trois concepts doivent être articulés pour approcher la transcréation :

  • La Profondeur
  • Le Profond
  • L’Être humain

La Profondeur et le Profond

La Profondeur, c’est tout ce qui est, sans pouvoir être nommé ou imaginé dans sa totalité dynamique. Elle n’a ni commencement ni fin. Dans sa mouvance permanente de structuration, destructuration, restructuration, elle est le Procès du monde en cours.

  • La Profondeur est transcendante, ailleurs, tout-autre, insaisissable, non-rationalisable, au-delà du temps et de l’espace, innommable, sans naissance et sans mort, englobante.
    • Dans la Profondeur, amour et mort s’enchevêtrent sans fin et sans limite, d’une manière corpusculaire et ondulatoire.
      • La Profondeur dans son flux est amour et mort dans son reflux.

Le Profond

Nuitée Sur un pic, un temple Je lève la main, frôle les étoiles

Je n’ose parler à haute voix Peur d’effrayer les êtres célestes

Li Bai

Le Profond est cet état de nomination « conventionnelle », inadéquate et polysémique d’inscription du procès de la Profondeur dans le cours du monde, à un moment donné. Il représente la multitude infinie des formes de la Profondeur dans son déploiement incessant.

  • La Profondeur donne au Profond sa lumière et son sens.
    • Le Profond donne à la Profondeur son existence concrète et sa voix toujours inachevée.
      • Le Profond est immanent, incarné, ici et maintenant, en mouvance.
      • Entre le Profond et la Profondeur, un lien de réciprocité nécessaire et l’espace de l’imaginaire.
      • Le Profond, dans le flux de la Profondeur, se donne et participe. Dans son reflux, il tue et prend.
      • Le Profond, entre le flux et le reflux de la Profondeur, se passionne et s’élève.
      • Le Profond, au sein de la Profondeur, est au-delà de la joie et de la souffrance. Moment ineffable où le Temps et l’Eternité se croisent et flambent.
  • Lorsque le Profond sait, il s’arrête et s’endort.
    • Lorsque le Profond connaît, il se perd et se tait.
      • Lorsque le Profond s’approfondit, il connaît et s’allège.
      • La Profondeur est Jeu du Monde, le Profond est jeu de l’homme.
      • Entre la Profondeur et le Profond, le jeu se fait symboles.
      • Quand le Profond s’approche de la Profondeur, son jeu devient un jeu d’enfant.
      • Le jeu de l’homme est relié au Jeu du Monde par un sourire.
      • Dans la flamme, le jeu de l’adulte ne voit que du feu.
      • Dans la Profondeur, le jeu de l’enfant touche la flamme de l’eau.
      • Le jeu de l’homme est relié à l’ordre social par un cri.
      • Dans sa nature ludique la plus spontanée, la Profondeur est Errance.
      • La solitude est la demeure du Profond.
      • Le Profond va vers le silence et trouve la solitude.
      • Derrière la solitude du Profond, la Profondeur joue et gagne.
      • Pour le Profond, le silence est le bruit de la Profondeur.
      • Entre le silence et la solitude, un rien, qu’on ne peut recouvrir.
      • La mort est ce point d’être qui transforme la solitude en silence.

Le Profond et la surface : une étroite liaison.

Le Profond reste prisonnier de la blancheur des choses. Il n’est jamais très loin de la vie en acte avec son cortège de malentendu, d’ambivalence, de lâchetés et de courage incompréhensibles. Mais il est également porteur de la Profondeur qui ne le quitte jamais car il est cela même, comme un poignard planté dans l’infini

Éloge du « surfaciel »

La surface ou plutôt le “surfaciel” ne doit pas être confondu avec le surperficiel. Ce dernier est au surfaciel ce que le fond de teint est à la peau de jeune fille. Le surfaciel vous enveloppe dès les premiers moments de votre naissance. Il représente une catégorie de contact. On sait que l’attachement va de pair avec la présence chaleureuse de l’autre, bien au- delà de la simple fonctionnalité nourricière. Chez les grands mammifères comme chez le petit de l’homme le contact de la peau et la réalité du toucher (Montagu, 1979) constituent un élément essentiel de la survie et du développement psychologique. Le “moi-peau” de Didier Anzieu, à la fois protège, dessine une frontière du self, et en même temps permet l’ouverture et l’échange avec le milieu extérieur. En Gestalt-thérapie l’ancrage va toujours dans le sens d’un retour au surfaciel, à l’enracinement.

Le surfaciel exige la rencontre avec ma finitude et avec le monde. C’est en devenant sans cesse immanent, intramondain, que je glisse vers la transcendance. Il faut comprendre ici le sens du visage de l’autre chez Emmanuel Levinas. Le visage d’autrui est le lieu de ma présence au monde. Quand je regarde mon prochain, je ne cherche pas la Profondeur, je la trouve. Je n’ai aucune intention, aucun projet sur l’autre. Alors la Profondeur est là, imperceptiblement cachée dans la surface d’un visage qui se donne à voir. Je n’ai rien à inventer mais tout à contempler. Si je suis dans l’attitude juste, même la chaleur du visage me touche et mon regard est une brûlure mystérieuse.

Pourquoi acceptons-nous de faire vaciller le Surfaciel – cette surface qui porte le ciel – dans les ornières du Superficiel ? Qu’est-ce qui nous pousse à devenir des êtres virtuels et spectaculaires là où nous pourrions être les mouvements mêmes, les vagues, de la surface océanique ? Les machines modernes de virtualisation – ordinateurs et autres engins – nous éloignent de la surface pour nous engloutir dans l’image. Plus exactement ils mettent à la place d’une surface réelle d’échange interhumain un plan artificiel de communication. Ce qui devrait rester un moyen technique et fonctionnel remarquable envahit notre existence concrète et nous transforme en cybernautes abstraits.

L’éducation implique le contact, le surfaciel. L’éducation à distance, sans aucune présence physique et sans manifestation de notre sensibilité, est une aberration de notre temps post-moderne. Elle va dans le sens d’une éducation-spectacle, d’un “show” de tête à claques. Mais surtout elle rassure les politiques qui ne trouvent plus les moyens d’une véritable éducation collective, trop coûteuse dans sa nécessité relationnelle. L’éducation à distance ne supporte pas l’improvisation et le chaos créateur qui sont propres à la vie. Elle nous conduit vers des procédures de fonctionnement programmé, des pseuso interactivités où les jeux combinatoires sont toujours déjà faits. Nous entrons peu à peu dans l’ère du Niktando éducatif. Le superficiel grignote ainsi le surfaciel. Le poète cherche désespérément celui qui viendra le surprendre : “Celui qui vient sur terre pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience” écrit René Char.

Le Profond est l’homme ou la femme de la surface tangentielle à la Profondeur. Il est conscient d’engager une lutte à mort contre les impresarii du mirage. Ces derniers parlent sans cesse de l’avenir, du progrès, de la chance inespérée de vivre avec nos technologies et nos technocrates. Ils se moquent volontiers du traditionnel, du “dépassé”, du vieillot. Leur jouissance s’enracine dans la science-fiction qu’ils colorent selon leur humeur manichéenne en catastrophe ou en paradis ensoleillés. Ils prennent de plus en plus le pouvoir dans nos lieux quotidiens, dans nos usines, dans nos administrations, dans nos universités. Ce sont les seuls “envahisseurs venus de notre monde” que je connaisse.

Le Profond revendique de comprendre et de connaître – de prendre et de naître avec – la parole et les pratiques des Anciens. Il inscrit cette culture du passé dans le mouvement du présent. Il ne déifie aucun symbole, il ne se vautre dans aucun mythe. Il sait que la Profondeur fait fondre l’établi, fait voler l’institué en poussières de suie. Mais c’est la vie même qu’il recueille du passé. Un élan de vie qui lui fait signe à travers les péripéties, les malheurs quotidiens, les catastrophes à hauteur d’homme.

L’être humain et la transcréation

L’être humain, homme ou femme, est une des formes du Profond.

C’est cette forme du Profond qui peut faire advenir la Profondeur à la conscience d’être. D’aucuns voudraient que cela soit sa souveraineté sur les autres formes du Profond.

Ils invoquent puis convoquent le mot Dieu pour prouver leur certitude. Leur faim de Dieu est incommensurable.

Mais toute faim est cannibale.

Quand Dieu vient à manquer parce qu’on l’a mis à mort, on le dévore in aeternam. Ainsi naissent les sectes et les gourous.

Par sa reliance avec le Profond, l’être humain devient existence. Par sa reliance avec la Profondeur, il est.

La reliance le relie à un «tout-autre » et lui faire relire sa vie à chaque instant. Elle instaure la catégorie de l’éthique.

La transcréation

La transcréation constitue le déploiement du neuf. Elle est l’expression même de la Profondeur dans son procès d’immanence.

Transcréation signifie qu’il y a de la création dans, entre et au-delà des choses du monde.

Elle relie la Profondeur au Profond. Elle crée les « dix mille êtres » de la pensée chinoise.

La création est le privilège de l’être humain. Elle n’a rien à voir avec la créativité, ce gadget pour spécialiste du marketing.

La création s’appuie sur l’imagination radicale, c’est-à-dire la capacité de produire une toute première image, comme le rappelle Cornelius Castoriadis.

Parce que l’être humain est relié à la Profondeur et au Profond, sa création est reliée à la transcréation. Par sa reliance verticale à la Profondeur l’être humain découvre sa qualité d’Être justement. Par son lien horizontal avec le profond, il s’inscrit dans l’existence contradictoire et conflictuelle.

À condition qu’il sache « lâcher-prise », non-(ré)agir mais être attentif au surgissement instantané de ce qui l’entoure et l’implique, et malgré cette implication quotidienne dans les aléas et les rets de la vie, il connaît l’éblouissement de la transcréation poétique de soi-même, des autres et du monde, comme le dit Edgar Morin :

« La poésie donnera à la culture des humanités ses dimensions les plus enrichissantes, parce qu’elle montre que la “vrai vie”, pour prendre l’expression de Rimbaud, n’est pas tant dans les nécessités utilitaires auxquelles nul ne peut échapper que dans l’épanouissement de soi et la qualité poétique de l’existence » (Morin, 1999).