Dans les années 2000-2001 René Barbier travaillait à la création d’un cours destiné à être mis en ligne sur internet. Intitulé “Sens de l’éducation” et composé de dix séquences, ce cours fut la toute première expérimentation d’un enseignement à distance sur internet qui devait conduire en 2005 à la création de la Licence de sciences de l’éducation en ligne de l’Université Paris 8 à Saint Denis. Cette licence existe toujours aujourd’hui en 2023, et elle a été complétée d’enseignements de Masters 1 et 2. L’ensemble des séquences de ce cours figureront bientôt sur le Journal des chercheurs. Bien noter qu’il arrivait à René Barbier de reprendre ultérieurement des fragments de ce cours, aussi est-il possible que le lecteur en retrouve parfois quelques-uns au gré de ses lectures dans d’autres rubriques du site. |
Cours “Sens de l’éducation” de René Barbier (2001) – Séquence 6 : Sens de l’éducation
Présentation
Le sens de l’éducation pose d’emblée et habituellement la question concernant le savoir que nous devons transmettre à nos enfants. Mais en fait, il s’agit de préciser, avant tout, quel type d’être humain nous voulons contribuer à former par le processus éducatif. C’est le rôle de la philosophie de réfléchir sur la finalité de l’éducation et de poser la question du sens.
Le sens s’étoile en trois dimensions spécifiques : la sensation, la signification et la direction, réunies dans une dynamique de symbolisation. L’existence poétique vient d’éclairer cette dynamique en précisant ce qui est de l’ordre de la poésie, du poétique, et de la poétique. Le sens de la vie chez le poète moderne conjugue la parole animus et la parole anima en débouchant sur l’Ouvert, l’Inconnu et le Non-savoir.
Sens de l’éducation
1 – Quel savoir transmet-on ?
En avril 1996, le Ministre de l’Éducation Nationale François Bayrou, propose aux personnels des universités françaises la tenue d’assises permettant une large discussion sur les problèmes actuels de l’enseignement universitaire. A partir d’une brochure intitulée Les États Généraux de l’Université, en dix points, il nous invite à nous prononcer à notre tour.
En supposant naïvement que cette invitation aura une certaine portée effective, saisissons au vol cette opportunité de dire, enfin, ce que nous pensons du sens de l’éducation.
La première question abordée dans le document se rapporte au Savoir. D’emblée l’accent est mis sur la transmission du savoir, avant même toute réflexion sur le sens de ce qu’il s’agit de transmettre et sur les finalités de l’éducation. L’option “républicaine” de l’ouverture au dialogue est manifeste. “Les États Généraux” ne renvoient-ils pas, d’ailleurs, au mythe d’un passé révolutionnaire qui a conduit à la disparition des Ordres ? Mais plus encore l’insistance, dès le premier abord du document sur le Savoir, fait la part très belle aux courants contemporains qui, ici et là, ont décidé de ne considérer l’éducation que sous l’angle d’un retour à la discipline et à la stricte transmission des connaissances.
On sait qu’en Grande-Bretagne un retour à l’ordre s’inscrit de plus en plus dans les faits et conduit à une ségrégation évidente. Ne voit-on pas réapparaître des établissements secondaires pour filles (moins revendicatives paraît-il !) et le retour de l’uniforme ? La réflexion du ministre ou de ses conseillers s’appuie – semble-t-il – sur les propos de quelques enseignants de ces dernières années (Allège, Milner, Sallenave…), relayés déjà en leur temps par l’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement, au détriment des approches beaucoup plus
conçues en termes de complexité proposées par les chercheurs en sciences de l’éducation. Les tendances interprétatives nouvelles en France de “construction du savoir” et de l’interactionnisme social et symbolique dans la ligne aussi bien de Vygotsky1 que des ethnographes de l’éducation sont peu visibles.
Lev Semionovitch Vygotsky. Psychologue russe (?, 1896 – Moscou, 1934). Issu d’une famille juive qui s’installe à Gomel (Biélorussie) peu après sa naissance, Vygotsky, esprit nourri d’histoire et de littérature, prend une part active à la Révolution tout en poursuivant ses recherches de plus en plus centrées sur la psychologie. Nommé en 1924 à l’Institut de psychologie de Moscou, il y travaillera jusqu’à sa mort, en collaboration avec Leontiev et Luria. Parmi ses nombreux travaux (sur la psychologie de l’art, l’éducation des enfants déficients, les relations entre langage et pensée…) on retiendra surtout sa contribution à la psychologie de l’apprentissage : selon lui l’enfant commence par développer ses capacités en présence des autres avant de pouvoir les intérioriser. L’intervention d’autrui joue un rôle médiateur dans le rapport de l’enfant à son environnement : elle lui permet de construire le sens des situations vécues et de combler l’écart (zone proximale de développement) entre ce qu’il peut faire à l’aide de son entourage et ce qu’il peut réaliser seul (Pensée et langage). Extrait de Yahoo Encyclopédie. |
Certes la discussion sur le savoir aborde l’épineuse question des rapports entre culture générale et culture professionnelle. Que s’agit-il de transmettre pour éviter l’échec scolaire et universitaire de plus en plus insupportable ? Quels types de cursus doivent-ils être institués ? Quelle place doit tenir le travail personnel à côté du travail plus encadré à l’université ? Quels moyens pédagogiques sont-ils à employer ?
Constatons avec étonnement le classicisme des éléments pédagogiques proposés et le retour aux vieux schémas éculés (cours polycopiés, cours magistraux ou travaux dirigés, etc.). La réflexion sur la pédagogie universitaire, largement développée depuis trente ans n’est, semble-t-il, en rien entrée dans les bureaux ministériels.
Proposons donc, une fois de plus, une approche plus réaliste et plus complexe de la question du sens de l’éducation, dans laquelle s’insère celle du rapport au savoir. L’Éducation nationale fonctionne sans se poser la question du “pourquoi”. En d’autre terme : quel profil d’homme prétendons-nous contribuer à former ?
De nombreuses études sociologiques, économiques, historiques ou psychologiques visent bien à démonter les rouages du système éducatif. Une des dernières en date, celle de François Dubet et de Danilo Martuccelli, concernant l’enseignement secondaire, insiste pertinemment sur la notion d’“expérience scolaire” (Dubet et Martuccelli, 1996). Mais le plus souvent, elles se situent dans le “comment” ou dans un “pourquoi” instrumental, dominé par la logique de la société libérale, sans interrogation sur son bien fondé et sur l’éthique qui en découle.
Rôle des philosophes
Les philosophes de l’éducation, qui posent ou devraient poser la question du sens de l’éducation, n’ont pas vraiment leur mot à dire et sont peu écoutés par les instances de décision : Olivier Reboul n’a jamais eu le poids médiatique d’une Dolto, d’un Winnicott, d’un Crozier ou d’un Touraine. Jusqu’à une époque récente, les philosophes de l’éducation ne s’étaient pas réunis pour réfléchir et peser quelque peu sur la recherche en sciences de l’éducation au sein de l’Association des Enseignants et des Chercheurs en Sciences de l’Education (AECSE).
C’est pourtant du côté des philosophes que l’ouverture heuristique me semble prometteuse. Ainsi, Luc Ferry, dans son dernier livre sur L’homme-Dieu ou le Sens de la vie propose une thèse sur la divination de l’homme et l’humanisation du divin qui nous permet de mieux comprendre le sens du sacré aujourd’hui, à travers ses avatars inéluctablement
intramondains inscrits dans l’action humanitaire (Ferry, 1996). La brèche ouverte dans le cursus de la licence de Sciences de l’éducation à l’université Paris 8 par l’institution d’un axe “philosophie du langage et création en éducation”, me paraît, sur ce point, une nécessité reconnue.
Mais en vérité, lorsqu’il faut restreindre quelques dépenses, ce sont toujours les crédits de recherche en sciences humaines qui sont, comme par hasard, l’objet de la réduction. Des logiques qui relèvent plus de considérations politiciennes que d’intérêt éducatif conduisent à des délocalisations en province d’instituts ou d’organisme de recherche, au mépris du respect élémentaire et de l’information des personnels (ENA, INRP, CDFA).
L’échec éducatif, familial, scolaire et universitaire est au bout de la course de cette absence de sens. Peut-on tenter de réfléchir ensemble sur ce que serait, éventuellement, le sens de l’éducation en refusant de nous cloisonner dans une vision sociologique ou psychanalytique du terme. Pour ces dernières, l’éducation n’est-elle pas avant tout la transmission d’un héritage culturel d’une génération à une autre ou le travail de deuil à accomplir personnellement par rapport à un sempiternel “objet perdu” ?
Mais en quoi la personne en autoformation est-elle concernée par la définition sociologique ou psychologique ? Son imaginaire semble, en vérité, beaucoup plus complexe.
Question du sens
Elle s’étoile en trois dimensions spécifiques.
Sensation
Le sens c’est d’abord la sensation, ce qui fait jouer le corps, la peau et le toucher par tous les capteurs sensoriels de notre organisme. Je savoure le sens de la vie lorsque la brise légère parcourt mon corps allongé au soleil ; ou lorsque je me retrouve secoué par un orage, le visage au vent et sous la pluie ; ou si je suis en train de nager dans une mer houleuse. J’apprécie l’existence lorsque mon corps a été en danger, blessé, et que j’ai réussi à vaincre ce qui voulait l’anéantir. Mon corps interne et externe et mon corps-frontière, mon “moi-peau” comme l’écrit Didier Anzieu, ressentent des manques lorsqu’il est carencé. Des sensations de malaise en découlent. Il dépend de demandes qui sont à la fois inscrites physiologiquement mais qui sont également étroitement dépendantes du milieu social, de la culture, imposant
leurs violences symboliques, leurs arbitraires culturels. La compréhension de la sensation découle d’un savoir lié à la neuropsychologie.
Signification
Le sens c’est ensuite la signification, ce qui me permet de fournir une subtile intelligibilité aux choses, aux situations, aux êtres que je rencontre. Cette intelligibilité n’est pas uniquement du registre de la raison. Elle peut prendre ses racines dans l’imaginaire effectif, celui qui se donne à voir dans l’espace symbolique de la vie. J’ai alors le sentiment que le symbole déborde de sens en me fournissant de multiples significations.
La signification valorise les objets matériels ou symboliques. Cette valorisation au cœur de la signification oriente mon intentionnalité vers la façon de combler le manque. Les sciences sociales permettent de mieux connaître les facteurs complexes qui influent sur nos significations et dirigent notre vie.
Direction
Enfin le sens c’est la direction, ce qui m’incite à suivre telle voie, à aller vers tel but. Elle dépend de mon intentionnalité, plutôt de l’ordre du conscient, et de mon désir, plutôt de l’ordre de l’inconscient. La phénoménologie comme la psychanalyse ou la psychologie des profondeurs nous donnent quelques points de repère, toujours faillibles, pour comprendre la manière dont nous orientons notre existence.
Le sens réunit les trois dimensions dans une dynamique de symbolisation. Un être, une chose, une situation fait sens dans la mesure où ces trois dimensions se trouvent en interaction pour me permettre de me repérer, de me comprendre, et de savoir que l’univers autour de moi n’est pas absurde.
Par contre si l’une de ses dimensions vient à manquer, le sens commence à perdre de sa vigueur, de sa consistance. Une partie de moi-même n’est plus sollicitée et je n’existe plus pleinement. S’il manque une seule dimension, les autres se trouvent comme détachées d’une totalité dynamique qui les dépasse et les unifie. Chaque dimension dérive sans but et s’hypertrophie.
Bientôt nous nous retrouvons aliénés par elle, incapables de vivre notre liberté fondamentale et de faire des choix qui nous engagent pleinement. Nous nous retrouvons impliqués par la force des choses. C’est le temps des groupements névrotiques, des violences totalitaires et des petits chefs à tous niveaux de l’espace institutionnel.
De la poésie à la poétique
La question du sens peut être éclairée par l’existence de la vie poétique. Dans mes cours à l’Université sur l’écoute mythopoétique en sciences de l’éducation, j’ai tenté de préciser les significations annexes et connexes attribuées par la société au terme “poésie” pris au sens strict.
Je distingue ainsi la poésie du poétique (au masculin) et de “la poétique” (au féminin). La poésie est strictement le résultat du travail d’un poète et le cours, le processus de ce travail sur le langage. Le poète écrit des poèmes, œuvres qui peuvent être dites et parfois chantées. Mais le poème est le fruit d’une lutte avec les mots et les images, les rythmes et les sonorités, pour tenter de traduire une vision pénétrante du monde, de ses flashs existentiels, d’une façon toujours insatisfaisante et inadéquate.
Un collègue de mon université Henri Meschonnic, qui est également un poète, pense même que la recherche du rythme est un trait majeur de la modernité en poésie (Meschonnic, 1982). Le poète est un écrivain exigeant, mais ce n’est pas un faiseur de vers, un versificateur, un professeur de grammaire déguisé en poète :
“Mouriez-vous de ne pas écrire ?
C’est ainsi que le poète Rainer-Maria Rilke interroge un jeune écrivain hésitant (Franz Xaver Kappus) avec lequel il correspond (Rilke, 1990). Un poète authentique, en effet, ne peut s’empêcher d’écrire des poèmes malgré le peu d’importance accordée à ce genre de littérature dans nos sociétés modernes (mis à part les pays de l’Europe de l’Est dont les ressortissants possèdent, dans cette aptitude poétique, une façon de “voir” le monde qu’ils nous feront, peut-être, partager).
Le poétique
Le poétique c’est toute la dimension “esthétique” de l’existence humaine, une certaine manière de créer de la beauté étonnante autour de soi. Toutes les autres formes d’art y contribuent : la musique, la peinture, la sculpture, la danse, l’architecture, etc. Lesquelles ont aussi leur propre langage inventé par l’homme. Mais c’est également une activité de reconnaissance quotidienne et banale du monde dans lequel et par lequel on vit, car chaque personne est le monde : une façon de “voir” créativement, c’est-à-dire comme pour une première fois, la moindre chose, le moindre objet, la plus petite parcelle de vie comme faisant partie d’un ensemble porteur de sens. Cette dimension de l’existence humaine va de pair avec ce que Michel Maffesoli nomme pertinemment “une raison sensible” (Maffesoli, 1996).
Lorsqu’une personne cultive son jardin, taille des rosiers, hume l’odeur du gazon fraîchement coupé et contemple son parterre de fleurs, elle est dans ce que je nomme “le poétique”. Comme l’ébéniste qui vient de fabriquer un meuble difficile à ajuster ou le
professeur qui termine son cours au milieu d’une richesse de questions de ses élèves manifestant leur intérêt pour le sens de ce qu’il expose. Toute activité humaine peut ainsi s’inscrire dans une perspective du poétique. Il s’agit d’une sorte d’élargissement de la conscience d’être relié aux autres et au monde, au sein d’une activité créatrice. Filer simplement le coton sur son rouet pour Gandhi possédait cette valeur souveraine.
La poétique
La poétique est, en quelque sorte, l’activité d’un poète, au sens entendu précédemment, qui a touché et exceptionnellement s’est immergé, dans le Sans-Fond de ce qui est. Le sage Jiddu Krishnamurti éprouve ainsi le besoin d’écrire des poèmes après son illumination. On connaît les poèmes du grand mystique chrétien Saint-Jean de la Croix :
“ J’entrai, mais point ne sus où j’entrais, Et je restai sans savoir, Transcendant toute science” (De la Croix, 1966).
Je pourrais citer de nombreux poètes proches de cette attitude, car la poésie, est “un exercice spirituel” comme on l’écrivait dans la revue Fontaine vers el s années 1940. Il faut signaler que ce qu’on appelait “poésie” depuis la Grèce antique jusqu’à une époque pré- industrielle (Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Hölderlin), était la réalisation banale d’une telle attitude “du poétique” de la vie, le plus souvent dans des chants et des danses et des écrits qui n’étaient pas considérés, contrairement à notre époque, comme de la littérature.
Mais aujourd’hui encore des poètes s’inscrivent dans cette ligne d’existence, envers et contre tout, tels les poètes argentins Roberto Juarroz et Antonio Porchia ou le poète français Daniel Pons, tout à fait sensibles à la perspective de la Connaissance mystique (Mouttapa, 1990, 209 p.). Tout poète est-il un mystique ? Non, pas vraiment, car il faut bien comprendre la quatrième phase de la structure de la Connaissance de soi que j’appelle “la structure de vie spirituelle ou noétique” (Voir la séquence 8. Sensibilité poétique et vie formative). Au cours de la prégnance de l’existence réelle, contradictoire et libre, mais relativement angoissée, la personne s’ouvre, en quelques moments exceptionnels, à des “flashs” intérieurs qui la métamorphosent.
Revenons à la structure précédente, de l’existence contradictoire et de la liberté mais relativement angoissée. Dans cette manière de vivre, la personne s’ouvre, en quelques moments exceptionnels, à des “flashs” intérieurs qui la métamorphosent. Ce ne sont plus des éclairs questionnant et approfondissant son état d’existence présent mais un authentique éclairement de la racine de l’être incarné. Une lumière sur ce que Carl Gustav Jung, suivant en cela la Tradition orientale, mais selon sa propre conception, nomme le Soi, c’est-à-dire la conscience évidente de la non-dualité de ce qui est dont ont parlé tant de mystiques (Loiseleur, 1981).
En général le poète est presque toujours à la frontière introuvable entre la structure de vie existentielle et la structure de vie poétique. De fait, le poème unifie les deux modes d’existence en faisant à la fois apparaître la profondeur tragique du premier tout en l’atténuant par la sublimation de l’écriture poétique.
Question du sens chez le poète moderne
Le poète moderne est un écrivain de la déchirure intime entre un sens de la séparation et un sens de la totalité qui s’expriment par ce que je nomme une parole “animus” et une parole “anima”. Par son existence, le poète moderne fait vibrer la question du sens de la vie et éclaire la question de l’éducation.
Parole animus
Par la notion de parole animus, j’entends une parole qui s’articule autour du principe de Séparation. Toute séparation est un déchirement de cette inquiétante fraternité originaire qui unit le nouveau-né à sa mère. Il faudra la parole de l’Autre (le père ou plutôt celui qui prend cette fonction symbolique culturellement déterminée) reconnue dans le désir de la mère pour qu’elle opère comme une sorte de faisceau laser fait de mots et d’images, de gestes et de regards, et transforme l’unité fusionnelle du nouveau-né et de la prime-enfance en fission psychique permettant à l’enfant de reconnaître son altérité, le fait qu’il soit tragiquement autre que la mère. A tout jamais, l’illusion se creuse et se moule dans l’abîme du manque, de l’absence, plus ou moins compensée par ce que Winnicott appelle un “objet transitionnel” (par exemple le “doudou” en chiffon ou en peluche que les petits enfants sucent avant de s’endormir).
En tant qu’instance de Séparation, la parole animus prend le poids d’un supplice, mais elle seule permet de s’exprimer, de trouver “sa” parole car naître vraiment c’est trouver sa parole en s’arrachant à celle de sa mère et en dépassant celle de son père (et de toutes les figures imaginaires de remplacement). Peu à peu la personne reconnaîtra que naître vraiment c’est découvrir par soi-même les régions du monde dans le continent des mots.
Sur ce plan, la parole animus analyse, déconstruit la totalité en éléments simples, qui pourtant réapparaît sans cesse animée par le regard unifiant et jamais complètement disparu de l’infans en nous. En ce sens, la montée progressive de l’esprit scientifique, hypothético- déductif et analytique, est bien l’émergence social-historique de la parole animus. La parole animus définit, distingue, combine, classe et oppose. Elle enveloppe le sensible sans le pénétrer. Elle le défait et le refait pour l’expliquer, le comprendre et le généraliser.
Ce faisant, elle construit et développe un code qui tente d’approcher au plus juste la pertinence, la qualité logique du rapport entre un élément de preuve et le fait qu’il s’agit d’établir. La parole animus manipule du signe au-dessus du réel (voilé) comme un satellite artificiel photographie la Terre. Sur le vague des faits réels, elle fait des vagues symboliques dont elle analyse le flux et le reflux pour en déterminer la loi ou la régularité.
A signaler l’écart considérable entre les créateurs de ces “vagues symboliques” (du code scientifique et mathématique) et les utilisateurs et enseignants qui s’en tiennent souvent à la préhistoire dans l’ordre du savoir contemporain. Ainsi les développements et la diffusion des théories mathématiques internationales d’avant-garde par le Groupe polycéphale Nicolas Bourbaki en France, durant cinquante ans, à partir des années 1930, n’a pratiquement pas eu d’influence, en fin de compte, sur l’enseignement des mathématiques dans l’enseignement secondaire qui en est resté aux savoirs du début du XIXe siècle dans ce domaine. Jusqu’aux années 1950 on n’enseignait pas la théorie de la relativité d’Einstein à l’Université française.
Les mathématiques ont connu au XXe siècle une grande aventure intellectuelle, personnifiée par le légendaire Nicolas Bourbaki, arrivé sur la scène publique autour de 1935. Son ouvrage fleuve, les Éléments de mathématique, à la rédaction encore inachevée, présente l’innovation majeure de privilégier une nouvelle approche, dite formaliste, s’appuyant sur la théorie des ensembles. Son nom, qui recouvre un collectif de mathématiciens français, est lié aussi aux influences qu’a subies l’enseignement des mathématiques à partir des années 1970. Bourbaki, pseudonyme d’une association de mathématiciens constamment renouvelée, est aussi l’une des meilleures mystifications du XXe siècle. S’y sont mêlés le sérieux, la rigueur quasi ascétique d’un intense travail de production ainsi qu’un humour bouillonnant, proche du surréalisme, lorsqu’il s’agissait, en particulier, de convaincre certains interlocuteurs de la réalité d’un personnage fabriqué de toutes pièces. Extrait de Yahoo Encyclopédie |
La pertinence, dans la parole animus, suppose l’adéquation non pas à l’objet mais au point de vue duquel on considère cet objet. Dès lors la cohérence toujours de rigueur dans la parole animus est nécessairement relative principalement lorsqu’elle prétend porter sur la condition humaine. Rappelons, là aussi, que des travaux de recherche scientifique ont été effectués dès les années 1930 sur les états modifiés de conscience des yogis en Inde et ailleurs sans que l’étudiant de 2001 en psychologie, même expérimentale, en soit informé.
Parole anima
La parole anima est l’autre face de la parole et s’appuie sur le principe de Totalité. Elle met en doute la réalité prétendument objective de l’effet du déchirement par lequel, dans la parole animus, l’être humain s’est détaché du monde des sensations immédiates pour le reconnaître. Elle est ce qui, dans la Pensée sauvage, s’exprime par excellence : une saisie du monde comme totalité dans l’espace et dans le temps. Une parole qui ressemble à une chambre – dit Claude Lévi-Strauss – connue seulement par des miroirs fixés à des murs opposés et qui se reflètent l’un l’autre sans être pour autant rigoureusement parallèles : “la pensée sauvage approfondit ses connaissances à l’aide d‘imagines mundi. Elle construit des édifices mentaux qui lui facilitent l’intelligence du monde pour autant qu’ils lui ressemblent. En ce sens on a pu la définir comme pensée analogique .comme un système de concepts englués dans des images” (Lévi-Strauss, 1962, p. 348).
Pour moi la parole anima n’arrête pas de tisser la trame impliée du réel. Ce qui peut paraître redondant dans la parole anima n’est, en fait, qu’un développement compréhensif, en spirale, vers l’insondable complexité des choses et des êtres. Bien qu’elle soit toujours frontalière à l’univers imaginaire clos de l’ infans, il ne faut pas la confondre : les “primitifs” n’étaient pas de “grands enfants”, n’en déplaisent aux colons civilisateurs et chrétiens du Nouveau-Monde ou de l’Afrique. Pas plus que le sage accompli au cœur de sa tradition.
L’ignorance fusionnelle de l’enfant est un torrent souvent dévastateur de désirs et de sensations tout-puissant. Le non-savoir du sage, dans sa parole anima la plus haute (par exemple dans le kôan zen), est un Océan pacifique. Toute tentative de réduire l’attitude profonde du sage par les données de sa biographie et de son complexe familial est une méconnaissance totale de la nature même de l’expérience mystique.
Le Zen prétend que l’enseignement doit se transmettre d’un maître à un disciple “i shin den shin” (de mon âme à ton âme). Le maître empêche le disciple de s’attacher aux mots, d’acquérir des automatismes de réponses. Par le paradoxe et la contradiction, il fait en sorte de le dérouter et d’éviter qu’il ne s’installe dans la routine. C’est ici qu’interviennent les kôans phrases énigmatiques ou paradoxales pour lesquelles il n’y a pas de solution intellectuelle. Bien que commun à toutes les écoles Zen, l’usage des kôans est surtout répandu dans l’école Rinzai pour laquelle zazen est associée à la méditation sur un kôan. L’école Sôtô quant à elle pratique zazen “sans but” (shikantaza) c’est-à-dire sans que l’esprit ne se fixe sur un sujet. Extrait de http://www.multimania.com/kyosaku/eiheiji/zen/koanszen.htm |
C’est pourquoi, le plus souvent, la Psychanalyse freudienne n’a rien à dire d’essentiel sur le sujet. La parole anima est toujours du côté du sensible et de la puissance du corps retrouvé vivant ; la parole animus beaucoup plus du côté des grandes orgues du Pouvoir. La parole anima chante avec Frédéric Nietzsche :
“le corps élevé, le corps beau, victorieux et réconfortant, autour de qui toute chose devient miroir, le corps souple qui persuade…” (Ainsi parlait Zarathoustra).
Comme l’écrit Annie Leclerc, dont l’ouvrage Epousailles est un hymne à ce que je nomme ici parole anima, celui ou celle qui la profère doit pouvoir dire avec elle :
“C’est de là, du fond de l’obscure matrice où le pouvoir n’est pas entré que je parlerai. De là seulement où je dis oui. Là où je me suis toujours obscurément tenue, là où ça naît, où ça germe, où ça se gonfle et se dilate, là où force en moi la vie que j’épouse, là où je suis amoureuse” (Leclerc, 1976, p. 12).
L’excès de la parole animus sur la parole anima est le problème de l’Occident. Pour l’Orient c’est le contraire. Dans les deux cas, sauf exceptions individuelles hors du commun, l’Occident et l’Orient font fausse route par rapport aux possibilités de la complexité humaine dont l’étude du cerveau, encore grandement un continent inconnu, nous a fait comprendre l’ampleur incommensurable et la structure peut-être proche d’un hologramme (Talbot, 1994, 501 p.).
Parole poétique
Je situe la parole poétique dans cette recherche d’une articulation possible entre la parole animus et la parole anima. Le poète est un agent double de la parole. Il bouleverse et interpelle l’ordre de la parole animus par sa plongée dans la parole anima, mais il fait parler cette dernière avec le minimum de cohérence et de compréhension requises pour communiquer avec ses semblables. Alors il est capable d’écrire comme Paul Eluard cette fulgurante interrogation :
“la jarre peut-elle être plus belle que l’eau ?”
Toute personne ayant atteint le style de vie poétique peut ressentir l’intensité symbolique de cette “interrogation”. La parole poétique prétend donc articuler la parole animus et la parole anima dans une infinie création de sens. Il ne s’agit pas tant d’un dépassement que d’une assomption d’une contradiction incontournable qui est celle de l’existence même. Au sens strict le moment poétique est ce temps fort vécu par une personne pendant lequel celle-ci
joue avec des mots et des images dans le fol espoir d’articuler le sens de la totalité et le sens de la séparation par le truchement d’une production symbolique toujours ambiguë et polysémique.
La parole poétique se présente comme une ombre portée par le vague de la totalité. Elle est plus que jamais une logique de l’« inachèvement » (Lapassade, 1963), une tension explosive vers un point vélique qui n’est que « du vent ! », mais aussi une convergence de flux, l’arrimage de l’Etre à l’instant, dans l’image miroitante, le rythme souterrain, la surprenante musique. Accroché par un phénomène naturel, par une ombre portée, soudain le poète s’arrête, interdit et ça parle en lui (inter-dit) :
L’arbre est une fêlure Qui sépare deux mondes
A la totalité close de la Religion, la parole poétique préfère l’ Ouvert, la première seconde des métamorphoses. Là, dans cette quête du lieu toujours neuf, toujours en proie au départ des éléments, à la déstructuration et à la restructuration du stable et du mouvant, le poète peut s’éblouir :
“J’aime ce qui m’éblouit puis accentue l’obscur à l’intérieur de moi “ écrit René Char. Derrière l’éclair des choses et des êtres et dans l’écrin du poème, quelle dérive vers l’imprévisible présence du noir panoramique qui charrie les univers !
Sens de la vie
La parole poétique nous fait faire l’épreuve du non-savoir sur ce qui est. Elle ouvre et elle recouvre paradoxalement le “sens” de la vie et du monde. Mais, contrairement à la religion instituée, qui tente de la mimer, et qui échoue lamentablement, elle est inscrite au cœur de l’instant créateur. Ce qui est “ouvert”, sera “recouvert” puis “redécouvert” créativement et autrement dès l’instant suivant. Elle est l’apprentissage sensible du monde :
Apprends la muraille Caresse la muraille Cherche où elle est
écrit Eugène Guillevic dans Avec (Gallimard). Pas de sensibilité sans à la fois une conscience aiguë de la totalité et de la séparation. Or la parole poétique reconnaît tragiquement la limite de l’humain au moment même où elle transfigure son espace restreint dans le soleil des mots, dans l’énergie symbolique des images, ces ponts suspendus entre le fini et l’infini… Toute poésie est célébration de la limite au sein d’une totalité en devenir. Mais cette célébration est éclatante au sens fort du terme. Pour l’homme existentiel, elle suscite des tremblements de terre appropriés à son renouveau. Pour l’homme “fermé”, elle est à détruire ou à encaserner immédiatement car :
“Le poète dénonce impitoyablement les simulacres apaisants, les images rassurantes. Contre l’ordre normatif, il revendique l’anarchie, propédeutique d’un ordre toujours à venir, contre la sécurité, l’aventure, l’incertitude, l’inconnu, contre la réduction de la raison ou de Dieu (la réponse) l’ouverture d’une raison éclatée, d’un dieu éventré, d’une question béante” (Sojcher, 1976, p. 140).
La parole poétique demeure attentive, sous la joie immense de la totalité en acte, à ce qui abîme et finit par tuer la vie, ces innombrables et banales séparations instituées : celle de l’homme avec les fruits de son travail, de la nature mutilée et de la culture étouffante, de la violence sociale contre la joie marginale et communautaire, celle de la femme-objet et de l’homme encaserné dans sa pseudo-virilité, celle de l’enfant mythique et de l’adulte-étalon, celle de la vie spectaculaire et de la mort refoulée mais toujours surgissante.
A cet ordre des choses, le poète répond par une vraie séparation, une lucide finitude : celle de la mort qui rend risible les boursouflures sociales, celle de la souffrance qui dit la vérité de la jouissance humaine, celle de la solidarité prométhéenne que n’arrivent pas à ronger les rapaces des grandes organisations. Dans la parole poétique, il y a toujours un sens présent et questionnant de la liberté :
“La liberté, c’est de dire la vérité avec des précautions terribles, sur la route où tout se trouve” (René Char).