Qu’est-ce que la recherche en éducation ?

1999, par René Barbier

1. Qu’est-ce que la recherche ?

Toute personne veut être sujet et prétend faire de la recherche. La plupart des gens sont tout bonnement assujettis et conditionnés. Des reproducteurs plus que des inventeurs.
Être sujet dans la recherche qui tend vers l’action, présuppose que nous avons pu réfléchir à ce que veut dire à la fois les mots “sujet”, “recherche”, “action” et “recherche-action”. Une telle réflexion, à condition qu’elle soit multiréférentielle, nous conduit à une petite révolution dans l’univers du sens habituel de ces termes en Occident. C’est dans l’optique d’une conception existentielle de la recherche-action que je veux vous inviter aujourd’hui à élucider ce thème avec moi.

Rechercher consiste à prêter du sens à un objet susceptible de connaissance

L’objet de connaissance est infini et de toute nature. Tout peut être objet de connaissance mais la connaissance ne se définit pas par l’usage exclusif de la raison. Mieux, on peut supposer que certains “objets de connaissance” ne relèvent pas fondamentalement ou très imparfaitement de cet usage, par exemple l’amour, la liberté ou la mort.

Invention et découverte dans la recherche

On ne saurait oublier que la recherche va de pair avec l’invention et la découverte, c’est-à-dire avec ce qui est déjà-là et qu’il s’agit de mettre au jour d’une part et d’autre part avec ce qui n’est pas encore et qu’il s’agit de créer de toute pièce. En éducation, cette problématique se traduit avec les deux versants du mot éducation : educare d’un côté (prendre soin, nourrir) pour le versant “découverte” et educere (conduire, faire sortir de) pour le versant création. Trouver et construire d’une manière créative donnent lieu à deux types de symbolisation : la symbolique qui vise à découvrir et à exprimer le signifié fondamental de toute chose (seul Dieu est créateur) et le symbolique qui émerge comme une expression momentanée et construite arbitrairement par l’homme pour donner du sens à la réalité rencontrée (la nature est un procès de création/destruction sans commencement ni fin, dans la pensée chinoise. La philosophie existentielle du sujet occidental n’accepte que le jeu choisi par l’homme de construire son monde de significations au cœur même d’un engagement, d’une responsabilité et d’une liberté inéluctable).

La recherche du sens de toute vie, individuelle et sociale, renvoie à un questionnement sur le sens même du mot “objet de connaissance”. En fait, sans doute faudrait-il mieux parler d’”objet de savoirs” et réserver le terme de connaissance pour la connaissance expérientielle de son propre rapport au monde dans une perspective métaphysique. Le savoir est multiple et toujours situé historiquement et culturellement. Les vérités scientifiques les plus établies ne le sont jamais que pour un temps plus ou moins long, en fonction des révolutions paradigmatiques qui jaillissent et bouleversent l’ordre établi par la cité savante d’une époque. La connaissance relève d’une expérience intérieure unique. En tant que telle, elle est toujours particulière et personne ne peut la contester au nom d’une autre expérience ou d’un autre savoir. La connaissance ne s’inscrit pas dans une possibilité de recherche scientifique. Elle ne peut être discutée, éventuellement, que par ceux qui ont vécu le même type d’expérience, suivant un processus analogue d’éveil de la conscience. En Occident nous parlons exclusivement d’”objet de connaissance” dans le domaine scientifique parce que nous avons fait l’impasse sur un autre type de connaissance sans rapport avec la démarche hypothético-déductive. 

Recherche en sciences de l’éducation ou recherche en éducation

Commençons par préciser ce que j’entends par “recherche en sciences de l’éducation” et par “recherche en éducation”. La recherche en sciences de l’éducation construit un objet scientifique, élabore un modèle, détermine une méthodologie suivie d’un protocole ou d’un processus de recherche, présente ses résultats suivant des normes établies, à partir d’une pratique, d’un fait, d’un discours éducatifs ou pédagogiques. Elle applique dans sa construction et son interprétation, les théories et les méthodologies, légitimement reconnues et sanctionnées par la Cité savante, en sciences humaines et sociales.
La recherche en éducation vise à créer ou à développer des objets concrets, des dispositifs symboliques, des pratiques, des situations, d’ordre éducatif et pédagogique. Elle s’efforce d’en dégager du sens, une certaine intelligibilité ou une certaine compréhension, par un effort de réflexion globale, d’intuition et d’écoute sensibles, qui débordent les sciences humaines et sociales, sans pour autant les exclure. La recherche en sciences de l’éducation ne risque-t-elle pas d’éliminer la recherche en éducation ? : telle est la question qu’il nous faut prendre à bras le corps aujourd’hui.
L’hypothèse m’est venue en constatant la faiblesse quantitative d’expériences de créations pédagogiques relatées dans cet éventail important de plus de trois cents cinquante communications présentées lors de la Biennale sur l’Éducation et la Formation (UNESCO, Paris 1992). Cette tendance s’est confirmée depuis. En effet nous réalisons, à lire attentivement les résumés des communications, que les exposés présentant des créations de dispositifs ou de véritables innovations pédagogiques par les praticiens eux-mêmes, avec un essai de théorisation de la pratique, constituent une portion congrue de l’ensemble. La plupart des communications reflètent des recherches menées par des spécialistes, dépendant d’organismes de recherche institutionnalisés ou d’Université, mettant en œuvre des problématiques et des méthodologies de recherche qui sont légitimées depuis longtemps en sciences sociales. Il apparaît, en clair, que la scientificité acceptée dans la recherche portant sur la question éducative, demeure celle des sciences sociales. Les travaux qui prétendent s’inspirer de la recherche-action ne remettent pas en cause, du moins avec assez de vigueur, le sens de cette scientificité. Il a fallu attendre et entendre la conférence de Pierre Dominicé pour entrevoir une autre perspective, à la fois beaucoup plus large et plus questionnante. L’auteur affirme que la connaissance ne saurait se réduire au savoir savant. A ses côtés, nous nous devons de reconnaître d’autres formes de connaissance relevant de la pratique.

Il me paraît important de montrer l’impact de cette tendance classique de la recherche en sciences de l’éducation car elle devient, imperceptiblement, hégémonique :
– hégémonique dans le choix des objets de recherche qui satisfont de plus en plus une commande sociale affolée par les à-coups des conflits sociaux.
– hégémonique dans le choix des méthodes de recherche qui se cantonnent presque toujours dans un ordre scientifique établi depuis longtemps.
Tout se passe comme si la seule forme d’intelligibilité reconnue comme pertinente se moulait dans celle issue des sciences sociales, le plus souvent largement dépendante de celle des sciences expérimentales, en particulier depuis la croissance récente des neurosciences. On oublie que la plupart des rapports de recherche iront dormir dans les tiroirs des ministères ou des universités. Certains chercheurs pourront, à la longue, s’interroger sur le sens de telles recherches. C’est ainsi que le doyen Bayer, de l’Université de Genève, se questionnait, non sans un certain tragique, après une longue pratique de chercheur classique, lors d’une soutenance d’Habilitation à diriger des recherches de Guy Berger en 1988. L’Analyse institutionnelle a proposé de parler d’”effet Lukacs” pour nommer cet épaississement du rapport de sens de la société sur elle-même, au fur et à mesure qu’elle développe ses moyens de recherche.

Il devient très difficile à un praticien créateur en éducation de faire valider son expérience en sciences de l’éducation. L’équipe doctorale lui imposera, peu ou prou, d’analyser sa pratique par un dispositif “scientifique”, sans toujours se rendre compte que l’objet en question relève d’une invention méthodologique et d’un dérangement épistémologique impertinents par rapport à l’habitus scientifique. Il y a quelques années, des universitaires de province qui me connaissaient, m’ont envoyé une jeune candidate à une maîtrise en sciences de l’éducation dont ils n’arrivaient pas à comprendre le sujet. Ils reconnaissaient son sérieux et sa rigueur, son intelligence et sa culture, mais ne pouvaient évaluer son travail parce que celui-ci portait sur une “autre” façon de voir le monde. J’ai commencé à travailler avec elle en lui signifiant les enjeux institutionnels de sa recherche et les médiations nécessaires qu’elle devait faire pour éviter une marginalisation catastrophique. Mais j’ai pris le temps de comprendre son univers symbolique et d’entendre l’expérience significative qu’elle avait faite pour soutenir ce qu’elle présentait. J’ai l’habitude d’être réceptif à la culture “autre”, car dans le domaine du rapport intime au monde je reste persuadé, comme Umberto Eco, que tout est “signe”, donc susceptible d’être interprété en fonction du temps et de l’espace culturels du sujet.

Un étudiant africain, en thèse de sciences de l’éducation, m’a soutenu un jour qu’il avait, de ses yeux vus, un sorcier de sa contrée se rendre invisible en s’enduisant le corps d’une substance magique. Je ne l’ai pas pris pour un fou. J’ai simplement demandé à voir moi-même le phénomène, avec beaucoup de curiosité. Cet étudiant n’avait jamais pu en parler à un enseignant jusqu’à présent. J’attends encore l’observation du phénomène et son contrôle par des moyens scientifiques car, dans ce cas, je reste toujours dubitatif mais ouvert. Qui m’expliquera pourquoi depuis plus de mille ans le tombeau de deux saints reposant dans une petite bourgade des Pyrénées, se remplit régulièrement d’une eau très pure, dotée apparemment d’effets thérapeutiques bénéfiques, et se tarit à la veille de grandes souffrances collectives (guerres), comme nous le montrait une séquence intéressante d’une émission télévisée sur TF1 en juillet 1992. Ou bien qui me donnera une interprétation plausible à “l’odeur de sainteté” (parfum floral de violette) provenant du corps de grands mystiques décédés souvent depuis des dizaines d’années (comme ce fut le cas pour Sainte-Thérèse d’Avila) et confirmée par des témoignages irréfutables ? Pourquoi n’a-t-on pas déjà fait de véritables recherches scientifiques sur ces phénomènes, et avec l’aide d’un prestidigitateur confirmé pour éviter les supercheries les plus subtiles, si ce n’est par peur de ne rien comprendre avec nos théories actuelles et, ipso facto, de remettre en question nos fondements épistémologiques et notre regard sur le monde ? Nous manquons sans doute à l’heure actuelle d’imaginatifs du genre de Giordano Bruno, même si les risques sont moins dangereux qu’à la fin du XVe siècle.

Il est vrai que la question n’est pas facile à résoudre sur le plan universitaire. J’ai dû refuser de faire partie d’un jury de maîtrise parce que l’étudiant, par ailleurs très sérieux (trop sans doute car il se voulait “scientifique” au sens d’une nécessaire démonstration “statistiques” des données), proposait un thème de recherche sur l’”astrologie” en se bornant à une critique interne (l’astrologie “moderne” contre l’astrologie “traditionnelle”), sans remettre en question les présupposés de cette pratique signifiante et sans poser le problème dans son rapport avec l’éducation. Demeurer réceptif ne veut pas dire accepter n’importe quoi ! Ce que je veux affirmer ici, c’est la nécessité de ne pas se laisser enfermer dans des a priori épistémologiques, des blindages théoriques, des allant-de-soi méthodologiques.

Il existe des régions de l’expérience humaine où nos méthodes “scientifiques” sont inopérantes ou inadéquates parce que trop contraignantes ou, surtout, parce que la philosophie de la vie implicitement inscrite dans la théorie refuse de considérer “autrement” les phénomènes observés. Ce sont ces régions où la sensibilité, “la voie du cœur” comme disent les sages, est primordiale. Elles supposent une “écoute sensible” qui n’est pas animée par le concept, la théorie et l’explication, mais par une forme élevée d’empathie et d’intuition compréhensives que je n’hésite pas à nommer “amour”. Il faudrait s’entendre sur ce terme tant galvaudé dans nos sociétés de “vide social” qui le confondent avec toutes les formes d’hystérie individuelle ou collective. Mais un nouveau discours sur ce terme n’a guère de sens. Est-ce la raison du relatif pessimisme de cette haute figure spirituelle que fut Krishnamurti à la fin de sa vie, après plus de soixante-dix ans d’enseignement devant des groupes du monde entier ? La meilleure façon de comprendre l’amour est d’en faire l’expérience personnellement et de partager ensuite sur le sentiment correspondant avec une personne qui en a fait elle-même l’expérience à un niveau plus élevé que soi. Lorsque nous rencontrons un être de cette trempe nous ne pouvons guère l’oublier. Il y en a parfois quelques-uns parmi les universitaires en sciences humaines, mais il nous faut bien chercher car, en général, ils ne sont pas nécessairement sur le devant de la scène. Gageons que nous en rencontrerons peut-être un peu plus en Orient qu’en Occident. En tout cas, les universitaires et chercheurs indiens n’hésitent pas à proposer des projets fortement axiologiques dans leurs réflexions sur la recherche en éducation si on ne juge par leurs écrits.

On sait que les expériences dites de “near death expériences” n’ont pas été reconnues jusqu’à une époque récente. Il a fallu une contestation épistémologique importante pour que quelques chercheurs commencent à s’intéresser sérieusement à ces moments de vie à la frontière de la mort, pendant lesquels des personnes expérimentent une autre manière de sentir l’existence. Par ailleurs, si le principe de non-séparabilité des constituants du réel ultime est aujourd’hui reconnu par la plupart des savants, il ne semble pas que les chercheurs en sciences de l’éducation en aient encore exploré toutes les conséquences dans la relation éducative. Pourtant si des rats peuvent se transmettre instantanément, à des milliers de kilomètres de distance, par des voies encore inconnues, peut-être d’ordre morphogénétique, des informations acquises par une sorte d’apprentissage sur le terrain, ne peut-on pas faire l’hypothèse qu’un être humain, au cerveau un peu plus complexe quand même, est capable de communiquer “quelque chose” à une autre personne, selon des chemins sans doute encore incompréhensibles ?
L’épistémologie poperienne dominante en Occident, avec sa clé de voûte de la falsifiabilité, et malgré les critiques parfois féroces de Feyerabend, n’est acceptable que si l’on peut tenir compte d’une communauté de pairs ayant effectué strictement le même type de cursus que celui qui prétend faire état d’une connaissance nouvelle. Les scientifiques ne sont pas habilités à reconnaître le degré de connaissance spirituelle (de compréhension empathique) permettant à un sujet de saisir ce qu’un autre sujet est capable de vivre dans une situation-limite. Ils ne peuvent pas, non plus, évaluer une recherche en éducation axée avant tout sur une inventivité pédagogique. C’est pourquoi la recherche clinique est d’une tout autre nature que la recherche expérimentale, statistique ou historique. Sur ce plan il faudrait reprendre le questionnement épistémologique aussi bien de Ken Wilber dans Les trois yeux de la connaissance que celui de l’auteur de A torts et à raison, Henri Atlan, qui accorde une fonction non négligeable, quoique autonome, au rapport mystique avec le monde.

C’est certainement dans le domaine des recherches concernant les effets neurovégétatifs et cérébraux du Yoga que les choses commencent à s’ouvrir. On est forcé de reconnaître les effets bénéfiques, sur le stress ou sur les réactions immunologiques, des pratiques de relaxation et de méditation inspirées du Yoga. Du coup on découvre les études, dont beaucoup datent de plusieurs dizaines d’années, de chercheurs scientifiques qui se sont penchés sur l’activité cérébrale de yogis en état modifié de conscience. La “minute de silence” proposée aux enfants de la célèbre pédagogue Maria Montessori ou les recherches menées pratiquement par le réseau de recherche sur le yoga en éducation (R.Y.E.) et animé par Micheline Flak sont peut-être le signe d’un changement d’attitude du monde occidental à cet égard.

Résistance de la Cité savante

Pourtant la résistance est encore très vive à l’encontre de tous ceux qui veulent déverrouiller les portes blindées de la Cité savante. Je ressens cette attitude même chez des autorités intellectuelles ouvertes à la multiréférentialité comme J. Ardoino. Ne faisait-il pas remarquer, à propos du numéro de Pratiques de Formation/Analyses (Université Paris 8, juillet 1992) consacré à Psychanalyse et Éducation, que le numéro précédent (que j’avais dirigé) sur le thème Le devenir du sujet en formation, l’influence des cultures “autres” qu’occidentales, (juin 1991) ne faisait, d’après lui, aucune mention ou presque, à la perspective psychanalytique. Il remarquait également qu’à la Biennale de l’éducation, ladite perspective ne représentait que deux contributions. On peut s’interroger sur ce retournement contemporain d’intérêt de connaissance à l’égard de la psychanalyse freudienne. Les relations difficiles entre Jung et Freud peuvent être éclairantes et prémonitoires à ce sujet. Mais il faudrait relativiser. En France, et en sciences de l’éducation en particulier, la psychanalyse a encore ses défenseurs acharnés parmi les théoriciens et les professeurs les plus en vue dans les instances de légitimation. Il faut avouer qu’ils se font de plus en plus critiqués par les tenants des sciences cognitives. La lutte pour l’hégémonie intellectuelle sur l’éducation est sans merci ! Quant à ceux, chercheurs et intellectuels marginaux, qui refusent de suivre les méandres de cette guerre des gangs théoriques, en restant proches des phénomènes nouveaux que l’on découvre à l’heure actuelle dans l’ordre de la complexité humaine et sociale, autant dire que leur place est très difficile à tenir. On leur jette très facilement l’anathème d’être des “fanatiques du Nouvel Âge”, des “managers du sacré”, des “suppôts de l’irrationnel” ou plus gentiment des “poètes de l’éducation” !

Approche transversale

Même si l’actualité nous éclaire sur des faits troublants et souvent tragiques concernant les effets de l’imaginaire dans le domaine social et éducatif, nous nous bornons à répéter inlassablement les interprétations en terme d’inconscient (l’invocation quasi litanique de la “pulsion de mort” !) ou d’idéologie aliénante (la mort d’Althusser ne peut nous empêcher de penser à sa fermeture théorique quasi pathologique) qui ne nous font guère avancer dans la compréhension profonde de ce type de phénomène. J’ai proposé une perspective interprétative paradoxale en éducation, intégrant les visions du monde de Krishnamurti et de Castoriadis. Cette approche met en cause aussi bien une vision “orientaliste” dépourvue de sens critique, notamment sur le plan historique et social, qu’une vision “occidentale” psychanalytique ou sociologique engoncée dans l’ordre du leurre et de la reproduction. Elle s’oriente vers un “métissage” culturel où la notion d’interférence, déjà développée par Michel Serres, est centrale (Barbier, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997, 357 p.).

En éducation, nous ne pouvons pas réduire la recherche à la seule recherche scientifique. Comprendre ce que veut dire éduquer implique un élargissement du procès de connaissance et une réhabilitation de la dimension contemplative, sensible et poétique de l’être humain. Si l’on pense, comme Cornelius Castoriadis que l’”amour” est une des composantes irréductibles de la relation éducative, alors convient-il de savoir de quoi l’on parle en employant ce terme. L’amour ne saurait se réduire à ce qu’en disent les neurophysiologistes, ni même les psychanalystes (sur cette question voir “Le mécanisme psychique en éducation, articulation de l’approche respective de Cornelius Castoriadis et de Jiddu Krishnamurti”). Dès lors, parlons de recherche en sciences de l’éducation quand nous nous cantonnons à utiliser les différentes sciences académiques appliquées à une situation éducative. Parlons de recherche en éducation quand nous décidons d’ouvrir, en plus, les perspectives de recherche traditionnelle en réintroduisant des approches expérientielles d’ordre artistique, poétique, philosophique et spirituelle. C’est dans ce type de recherche en éducation que je situe mon discours.

Exemple d’une recherche en éducation

Bien qu’institutionnellement je sois professeur de sciences de l’éducation, je me considère comme un chercheur en éducation. C’est sans doute la raison pour laquelle mes centres d’intérêt tournent autour de la question de la relation humaine en éducation, dans ses dimensions pulsionnelles, sociales et sacrales. Par exemple, une recherche sur “le silence en éducation” devrait prendre en compte plusieurs dimensions de recherche :

  • Un rapport à la nature : le silence dans ce cas s’oppose au “bruit” (bruit de fond de l’univers, bruits liés aux saisons, bruits organiques, etc.) : le silence “matériel” est-il un fait réel dans la nature ?
  • Un rapport à la psyché : qu’est-ce que le silence psychique ? Qu’appelle-t-on le “vide mental” ? Rapport à la “méditation” ? En quoi s’oppose-t-il aux “bruits du monde”, à l’encombrement psychique ?
  • Un rapport à la société : Existe-t-il un “silence social” et lequel ? La société ne se manifeste-t-elle pas, avant tout, par une activité qui est “bruit” liée à l’essor de la Technique ? L’ère de la “technologie planétaire” dont parle le philosophe Kostas Axelos suppose-t-elle l’impossibilité sociale du silence ? Des “zones de silence” doivent-elles être inventées dans nos sociétés modernes ?
  • Un rapport à la culture : les différentes cultures participent-elles de la même façon à l’avènement de la dialectique du silence et du bruit ? Les “cultures lointaines” ont-elles quelque chose à nous apprendre sur leurs rapports humains à ce propos ?
  • Un rapport à la philosophie de la vie : philosophiquement le silence s’oppose-t-il au bruit ? Le “non-bruit” est-il du “silence” ? Y a-t-il quelque chose qui ne serait ni du bruit, ni du silence ? Quelle est la nature du silence pour le philosophe ? Existe-t-il des “moments de silence” qui sont conjoints à des “moments de vie” ?

Le silence peut être approché par le biais de ses rapports avec :

  • La philosophie
  • La psychologie clinique
  • La sociologie du quotidien
  • Les arts et la poésie
  • La spiritualité
  • La création scientifique
  • La rencontre interculturelle et l’anthropologie

Méthodes de recherche qualitative

Les méthodes de recherche qualitative (cas clinique, monographie, histoire de vie, entretien non-directif, etc.) semblent être appropriées à une telle investigation. Dans tous les cas, l’enjeu éthique est radical dans toute démarche de recherche. “Si la rigueur désigne l’ensemble des procédures méthodiques d’objectivation exigibles à un moment donné, l’accent mis sur la méthode ne saurait faire oublier son enjeu, à savoir l’objectivation, ni le corrélat de celle-ci, à savoir un procès complexe de subjectivation. Du coup, la réflexion éthique n’est pas un exercice marginal, témoin embarrassant du remords ou de la mauvaise conscience du chercheur encore en proie à quelque aspiration humaniste. Du moins n’est-elle pas marginale si et pour autant que c’est bien la question de la double implication éthico-épistémique du subjectif par l’objectif et de l’objectif par le subjectif qu’elle entend assumer.” écrit Gérard Vincent dans la revue Religiologiques (n°13, printemps 1996, Question d’éthique en science des religions). 

2. La triangulation du doute dans la recherche en éducation

Trois types de doutes s’affirment peu à peu dans l’activité de chercheur impliqué.

  • Le doute social
  • Le doute scientifique
  • Le doute ontologique

Le doute social

Il résulte de notre aptitude éventuelle à devenir, comme dit A. Camus, un “homme révolté” devant l’injustice, la souffrance, l’inégalité entre les hommes en ce monde. Un doute s’élève alors dans notre esprit sur le bien fondé de la logique même de l’ordre social. Ce dernier apparaît de plus en plus comme un “désordre établi” comme le signalait Emmanuel Mounier. Nous voulons faire quelque chose pour le changer, le rendre plus humain. Nous sommes prêts à lutter avec d’autres pour aller dans ce sens. C’est le révolte de la société civile à Seattle, en 1999, contre la toute puissance de l’ordre économique mondiale sous l’égide des USA.
Nous entrons dans l’action, dans le mouvement social plus, peut-être aujourd’hui, que dans un parti politique. Confrontés à la réalité, souvent sévère, nous apprenons le sens de la médiation et du défi. Surtout nous réfléchissons ensemble, nous éclairons notre praxis, lié à notre projet de voir évoluer la société, à la lumière des sciences de l’homme et de la société.

Le doute scientifique

Ce faisant, peu à peu, nous nous apercevons que les théories de la cité savante, comme ses méthodes d’enquête, ne suffisent plus à nous faire comprendre ce qu’est la réalité d’aujourd’hui. Nous devons inventer d’autres méthodes de recherche, d’autres champs théoriques. A partir du doute méthodique propre à la science (et bien formulé par Descartes), nous sommes obligés de penser autrement le rapport scientifique au monde. Le principe de complexité devient évident. Le regard s’ouvre sur la dimension d’interaction holistique de la réalité. L’interdisciplinarité et la transdisciplinarité s’imposent de plus en plus, malgré les résistances encore vives.
Une nouvelle épistémologie naît peu à peu, un nouveau paradigme. Nous en sommes gravement affectés car nous nous sommes formés presque tous selon le paradigme le plus classique (par exemple celui de la logique aristotélicienne : principe d’identité, de non contradiction et du tiers exclu). Comment laisser la place alors à la logique du tiers inclus ? A la logique de la bipolarité antagoniste de Stéphane Lupasco par exemple ?

Le doute ontologique

Notre approfondissement du rapport scientifique au réel nous conduit à nous remettre en cause. Qui sommes-nous pour oser donner un sens au monde ? De quel lieu nous parlons, avec quels présupposés ? Que pouvons-nous dire sur les “choses de la vie” qui sont si difficiles à comprendre : la naissance, la souffrance, le travail, l’éducation, le vieillissement, la mort ? Qu’en savons-nous vraiment, du haut de nos certitudes qui se déstructurent au fur et à mesure que nous nous heurtons au principe de réalité ?
Un jour vient où nous ne savons plus vraiment qui nous sommes. Au fond de cette nuit des savoirs et des savoir-faire acquis surgit la connaissance formatrice de la sagesse. De plus en plus et de mieux en mieux, nous apprenons à dire “je ne sais pas”.

  • Je ne sais pas ce que veut dire mourir
  • Je ne sais pas ce que veut dire vieillir
  • Je ne sais pas ce que veut dire aimer
  • Je ne sais pas ce que veut dire naître

Le dernier carré des scientifiques goinfrés de certitudes ne nous amusent plus. Nous dérivons avec d’autres, vers les contrées où rien n’est assuré, établi, déjà-là. Nous nous ouvrons à l’imprévu, à l’inconnu, au jaillissement de l’esprit. Dans un tel processus, nous devenons “autre” par les autres et le monde.

3. Vers un modèle de représentation du sujet en éducation

Qu’est-ce qu’un sujet ?

Commençons par poser l’hypothèse qu’un sujet n’est pas donné d’avance. Si je définis le “sujet” par l’être humain qui s’achemine vers un état de conscience dynamique où il devient l’auteur de sa parole, de son silence et de ses actes, il doit, pour y parvenir, opérer un déconditionnement radical de ce qu’il est d’emblée en tant qu’agent institutionnel, qu’acteur organisationnel et groupal, que personnage social et même que personne au sens occidental du terme. Pour ce faire, commençons par exposer une représentation de ce qu’est une personne prise dans son être de sécurité (es), son être de pulsions (ep), son être de dépassement (ed) et son être d’étrangeté (eé).

  • L’être de sécurité le constitue fondamentalement par ses besoins vitaux ou essentiels : respirer, manger et boire, se vêtir, s’abriter, copuler, s’attacher (au sens de René Zazzo, de John Bowlby, d’Hubert Montagner). À partir de ces besoins, d’autres besoins dérivés et socialement déterminés, enferment la personne dans un réseau de conditionnements presque impossibles à analyser tant ils sont intériorisés.
  • L’être de pulsions exprime les pulsions d’attraction vers un objet désiré (Eros), de destruction ou de réduction à la non-vie (Thanatos), d’agressivité non destructrice (Polemos).
  • L’être de dépassement vise sa capacité à aller vers un état d’être au delà de ce qu’il est dans un moment donné, au sein d’un élan vital (Bergson) qui le propulse, à chaque instant, vers quelque chose d’autre.
  • L’être d’étrangeté est constitué par le mystère radical de tout être vivant, en tant qu’il est un éléments relié à ce que Cornelius Castoriadis nomme le “Chaos, Abîme, Sans-Fond”. Les Anciens Chinois tentent de le donner à comprendre sous le terme “Tao”. Les croyants occidentaux l’appellent “Dieu”. Nous pouvons simplement parler de “réel” insondable et “voilé” (Bernard d’Espagnat).

Posons d’emblée comme hypothèse que la plupart des discours, des actes et des produits d’un être humain relèvent de son être de sécurité, à travers ses positions sociales d’agent institutionnel, d’acteur de groupe et d’organisation, de personnage sociétal. Dans cette optique, c’est à partir de l’être de sécurité que nous devons partir pour aller vers la notion de “sujet” humain. Cet être de sécurité est complètement lié à l’être de pulsions qui lui donne sa vitalité et sa morbidité. Sans exploration de l’être de pulsions, comment reconnaître la complexité de notre être de sécurité ? Une théorie des pulsions est donc une condition sine qua non de la compréhension d’un être humain. La théorie freudienne en est une, certainement très intéressante à ne pas négliger, mais inscrite dans une philosophie de la vie nécessairement située et datée historiquement.

Mais l’être de pulsions peut être conçu également dans l’optique jungienne comme un être relevant d’une libido plus large que la libido sexuelle. Dans ce cas, le champ pulsionnel inscrit l’être humain dans la nature et l’univers. N’oublions pas que les savants nous disent aujourd’hui que nous sommes constitués d’atomes formés au premier moment de la naissance de l’univers. Que savons-nous vraiment des forces qui nous traversent ? de leur nature, de leur origine ?

L’être de dépassement s’origine dans la faculté d’imaginer. Il s’agit d’une imagination radicale et créatrice dont a parlé Cornelius Castoriadis dans son œuvre, notamment dans L’institution imaginaire de la société (1975). L’imagination créatrice nous fonde essentiellement, comme elle fonde l’essor de la société comme “imaginaire social”. L’être humain est en permanent élan vers autre chose, sans cesse imaginé. Sans doute, cette capacité existentielle est-elle liée à la conscience de sa propre mort inéluctable, et de la finitude de toutes ses œuvres. Toutes les religions constituant le “sacré institué” sont établies à partir de cet être de dépassement en même temps que toutes les traditions qui s’ensuivent sont perverties par ce même élan créateur. Le sage est celui qui prend conscience de cet ensemble psychique et l’inscrit dans un sourire.
L’être d’étrangeté dont nous ne pouvons rien dire rationnellement, nous ouvre à la relation d’inconnu. Certains psychanalystes ont bien accepté ce type de relation (par exemple Guy Rosolatto). L’être d’étrangeté nous renvoie à la figure du “mystique” de Ludwig Wittengstein dans son Tractatus logico-philosophicus.

Si la notion d’être humain comme être de droit et de reconnaissance, est donnée d’emblée à chacun, quels que soient son âge, son origine ethnique ou sociale, sa race, sa nationalité, etc., celle de sujet implique un “travail” sur soi, sans oublier une certaine souffrance inhérente à ce travail intérieur, pour se libérer du connu, suivant l’expression de Jiddu Krishnamurti. C’est ainsi qu’il touche à l’autorisation : devenir “auteur de soi-même” suivant l’expression de Jacques Ardoino.

Le rapport aux savoirs et aux savoir-faire savants, scolaires et extrascolaires, fondant la pensée, peuvent étayer, dans une certaine mesure, cette dynamique de libération. D’aucuns en Occident pensent même que c’est la voie principale d’autonomisation, sous l’égide du principe de laïcité. Mais un élargissement anthropologique à d’autres parties du monde nous impose de voir que d’autres voies sont ouvertes à cet égard, notamment la voie du silence intérieur ou voie méditative, sans concept ni image. Le sujet qui s’approfondit ainsi, se “gravifie” comme j’aime à le dire. Par ce néologisme, j’entends un être humain qui à la fois prend conscience de l’unité du genre humain et de la vie universelle dans une sorte de joie profonde et tranquille et de sa responsabilité totale à l’égard de la reconnaissance et du maintien de cette unité pour laquelle il devient de plus en plus grave. Ce sujet s’ouvre alors à la conscience responsable de sa propre parole comme de son propre silence, de sa pratique sociale et politique comme de son absence de pratique. Il développe nécessairement, dans un partage permanent avec d’autres, une éthique de vie complètement en rapport avec son expérience existentielle. C’est ce processus qui constitue pour moi l’essentiel de la recherche en éducation.

4. Revenons à la recherche-action en éducation

La dimension de l’action dans la recherche-action

Une recherche-action dans la ligne épistémologique que je défends est, nécessairement, à orientation existentielle. Elle pose l’implication du chercheur comme une donnée primordiale de tout processus de recherche. La Recherche-Formation Existentielle (R-F.E.) qui a été un axe très important de mon activité de chercheur dans les vingt dernières années, est une Recherche-Action Existentielle (R-A.E.) appliquée aux stages de Formation Continue des Adultes. En tant qu’elle est une Recherche-Action Existentielle, elle entre dans la méthodologie de la problématique spécifique d’Approche Transversale.

Rappelons que cette problématique d’Approche Transversale refuse toute “coupure épistémologique” entre ce qui serait “scientifique” donc pertinent et ce qui serait “vulgaire”, “commun”, “imaginaire”, donc dénué de toute réalité. Elle pose le problème d’une approche holistique de la réalité humaine par une articulation du Réel insondable et voilé, de l’imaginaire primordial et radical et du symbolique socialement construit et vecteur de toute communication.

L’action est changement dans les représentations du réel

La R-A.E. a pour objet le changement possible de l’existentialité interne du sujet. Le concept d’existentialité interne correspond à une constellation de valeurs, d’idées, d’images mentales, de sentiments, de sensations éprouvés par le sujet et formant un “bain de sens” plus ou moins conscient garantissant son identité et déterminant ses pratiques sociales. Face à une question existentielle pour le sujet (par exemple, la naissance, la souffrance, la mort, la jouissance, la vieillesse, l’amour, la haine, le travail, etc.) celui-ci répondra en fonction de son existentialité interne. Comment s’opère le changement d’existentialité interne ? Ce changement va s’opérer, dans la plupart des cas, par une reconnaissance et une perlaboration de la transversalité de la structure même de son existentialité interne par le sujet en recherche-action existentielle, au sein d’un groupe impliqué qui s’exprime en utilisant toutes sortes de techniques d’expression de l’imaginaire, selon la logique d’une triple écoute-action propre à l’Approche Transversale.

De la transversalité

La transversalité dont il s’agit là n’a rien à voir avec le concept méthodologique en sciences sociales qui s’oppose à l’analyse longitudinale. Le concept employé par les institutionnalistes renvoie à une conceptualisation développée par Felix Guattari à propos de la psychothérapie institutionnelle (Guattari, Psychanalyse et transversalité, Paris, Maspero, 1972). Il y a reconnaissance de la transversalité d’un groupe institutionnalisé quand on fait apparaître les différentes variables institutionnelles de hiérarchisation, d’influence, de connivence, de non-dit, de séparation ou de réunification, d’égalité et d’inégalité, qui influencent toute forme de vie sociale. En recherche-action existentielle je privilégie trois dimensions de la transversalité, compte tenu de la problématique de l’Approche Transversale :

  • Une dimension pulsionnelle qui pose la question de l’influence des pulsions et de leurs effets fantasmatiques dans toute forme d’existentialité. Le jeu de la libido s’y inscrit magistralement avec Eros. Faut-il pour autant nier l’action muette de Thanatos, la pulsion de mort ? La question reste ouverte et je n’ai pas de réponse assurée sur ce point.
  • Une dimension institutionnelle qui structure la transversalité selon une logique des magmas décrite par Castoriadis à propos de l’imaginaire social, par le biais des institutions comme matrice des habitus de chacun.
  • Une dimension sacrale enfin qui ouvre la transversalité sur une ontologie cosmique, la place de l’homme dans la nature universelle et son questionnement radical et inéluctable sur le sens de son existence du fait qu’il a été “jeté-là”, parmi les “étants” sans qu’il puisse vraiment répondre à la question du philosophe : pourquoi y a t-il l’étant et non pas plutôt rien ?

L’approche de la transversalité comme “bain de sens” vécu se fait, peu à peu, par le biais d’une élucidation, d’une incorporation et d’une mise en œuvre de la complexité systémique de toute forme d’existentialité interne. Ainsi sont assumés des sentiments vécus comme l’ambiguïté, l’ambivalence, l’équivocité, le paradoxe, la perte et l’attachement, la retraite et l’aventure.

L’importance du groupe impliqué

La recherche-action existentielle suppose un groupe impliqué, c’est-à -dire une petit nombre de personnes volontaires pour travailler selon leur histoire de vie personnelle et groupale. Nous avons largement mis en œuvre et développé cette méthodologie dans les différents groupes de stagiaires du Diplôme Universitaire de Formation des Adultes (D.U.F.A.) de l’Université de Paris VIII.

Dans certains cas, ce sont des groupes institutionnalisés et professionnels qui acceptent de voir plus clair dans leur praxis existentielle sur les plans affectifs, idéologiques, économiques, politiques. J’ai pu ainsi réguler une équipe de psychosociologues et de thérapeutes d’un même organisme pendant trois ans. Dans la plupart des cas, ce sont des groupes construits avec des personnes qui ne se connaissent pas a priori mais qui ont envie de participer au thème de la recherche-action existentielle en fonction de leurs expériences significatives : il en fut ainsi d’une recherche sur la symbolique communautaire dans les groupes franco-allemands qui dura trois ans. Il en fut de même dans une formation du personnel soignant d’un grand hôpital de la région parisienne sur le thème de l’écoute des souffrants et des mourants (Barbier, “Culture d’hôpital, recherche-formation existentielle et écoute des mourants”, Pratiques de formation/Analyses, Culture d’entreprise et formation, N°15, Mai 1988, pp.101-122, Université de Paris VIII).

Le groupe accepte le dépliage de son implication, c’est-à-dire de ses investissements libidinaux, de ses intérêts de connaissance, de ses réseaux d’appartenance et de référence, de ce qui le “fait tenir à la vie” comme dit Jacques Ardoino. Les phases suivantes peuvent être repérées dans l’approche de la transversalité de l’existentialité interne de chaque participant comme de celle du groupe constitué :

  • Reconnaissance des différences
  • Assomption du conflit,
  • Ouverture à l’institution dans ses trois dimensions instituée, instituante et d’institutionnalisation,
  • Reconquête de la valeur symbolique de l’existence par une juste évaluation de la part radicale de l’imaginaire et de l’opacité inéluctable du réel.

5. De la recherche à la recherche-action existentielle

Considérons ce que peut être un processus de recherche classiquement en sciences de l’homme et de la société

5.1. Préalables épistémologiques

5.1.1. Partir d’une question de recherche

Quelle question se pose le chercheur à propos de la réalité ? La question peut être assez large au départ et être affinée au fil de la réflexion. Par exemple “la violence dans les lycées professionnels” ou “le jeu chez les plus de cinquante ans” ou “la lecture et les femmes d’origine étrangère”. Il ne faut jamais oublier qu’une recherche demande beaucoup d’investissement d’énergie, de temps, d’intelligence. La question doit “tenir à cœur” au chercheur s’il veut en venir à bout, parfois après plusieurs années de recherche. La question fait partie d’un champ de recherche plus vaste (ex. l’immigration).

5.1.2. Implication du chercheur

D’où vient cette question dans son histoire personnelle, familiale, intellectuelle, sociale, culturelle, etc. ? Comment peut-il l’élucider, la comprendre ? En quoi cette implication du chercheur peut-elle créer un certain nombre d’artefacts dans sa recherche ?

5.2. Construction de l’objet de recherche

5.2.1. Détermination de l’état de la question et du champ de la recherche

Que disent actuellement les sciences humaines sur cette question ? Dans quel champ s’inscrit-elle ? Au départ le chercheur opère une investigation très ample mais toujours à partir des années les plus récentes et des ouvrages les plus documentés. Ne jamais oublier les revues spécialisées, ni les conseils d’informateurs éclairés. On doit dégager les axes théoriques fondamentaux qui cernent la question de recherche, si possible dans une perspective multiréférentielle et pluridisciplinaire.

5.2.2. Elaboration de l’hypothèse de recherche centrale et des hypothèse secondaires

A partir de la base théorique repérée, le chercheur élabore une hypothèse de recherche centrale pour toute sa recherche. Il s’agit de vraiment questionner la réalité, c’est-à-dire que le chercheur n’a pas la réponse à sa question. Une recherche n’est ni une illustration, ni une justification d’une pratique. Dans la recherche-action, l’hypothèse naîtra, le plus souvent, dans la foulée même du processus de recherche collective et non au préalable.

Dans la recherche plus classique, l’hypothèse de recherche doit permettre à l’esprit critique de répondre, à l’issue des résultats concrets de la recherche, de manière affirmative ou négative. En tout état de cause l’hypothèse doit être “falsifiable” (K. Popper) c’est-à-dire pouvoir être logiquement démontée par quiconque en fonction des arguments et des preuves apportés, en liaison avec la réalité. Ainsi “Dieu existe” (“ou n’existe pas”) ne peut être une hypothèse de recherche, mais seulement un postulat. Il est très utile de repérer les postulats, notamment philosophiques, qui circulent sous les théories scientifiques convoquées par le chercheur.
Par contre “la composition sanguine est-elle un facteur déterminant de la personnalité d’un sujet” ou “le système de pouvoir de l’enseignant existe-t-il dans la notation scolaire” peuvent être des hypothèses de recherche. Une hypothèse centrale de recherche peut se subdiviser en plusieurs hypothèses secondaires. Par exemple dans le dernier exemple : “Ce système de pouvoir tient-il compte de l’apparence physique de l’élève” ? ou “l’effet d’établissement” joue-t-il un rôle dans ce système de pouvoir ?”

5.2.3. Elaboration d’un modèle théorique d’interprétation

Le chercheur élabore si possible un modèle théorique d’interprétation dont il fournit éventuellement la représentation modélisée et graphique. Ce modèle construit à partir des données théoriques à sa disposition lui permettra de répondre par une interprétation plus compréhensive à l’interrogation un peu binaire issue de l’hypothèse de recherche tout en intégrant cette interrogation dans son dispositif.
Par exemple pour l’hypothèse suivante “Travailler avec un groupe de jeunes à construire un terrain d’aventure peut-il être considéré comme une démarche de recherche-action et de quelle nature ?” Le chercheur, après avoir effectué l’état de la question et transformé un simple questionnement du genre “que signifie la construction d’un terrain d’aventure” dans l’hypothèse formulée ci-dessus, pourra utiliser le modèle typologique suivant construit récemment dans La recherche-action (Barbier, Anthropos, 1996)

5.2.4. Le “terrain” et la méthodologie de la recherche

Avec qui (une personne, un groupe, une communauté, une organisation) ou sur quoi (objets matériels, documents, statistiques, journaux, films, entretiens, observations) le chercheur veut-il enquêter compte tenu de son objet de recherche ? Le “terrain” dépend très largement de l’option théorique du chercheur, de son temps disponible (et de son argent), de ses possibilités de déplacement, de ses relations, des moyens techniques dont il dispose, etc. Le chercheur doit en évaluer toutes les conséquences avant de se décider à délimiter son champ de recherche.
La méthodologie et les techniques de recherche vont s’ensuivre logiquement. Deux grandes orientations complémentaires sont en général suivies : la méthode quantitative (questionnaire à base statistique et chiffrable) quand le nombre des enquêtes est important. La méthode qualitative lorsqu’il s’agit d’affiner la compréhension d’un phénomène dans sa singularité (entretien, observation, histoire de vie, etc.).

5.2.5. L’interprétation des résultats

Une fois le recueil des données et les différentes analyses techniques effectués, le chercheur va répondre à la fois à son hypothèse de recherche et à son modèle théorique d’analyse. Cela lui demandera éventuellement de corriger son modèle ou de nuancer son hypothèse. Il en tirera des conclusions pour des recherches futures.

5.2.6. Le rapport de recherche

Le chercheur doit maintenant écrire (utilisation de l’informatique), c’est-à-dire exposer, le déroulement de sa recherche et l’état de ses résultats et interprétations. Il faut savoir que l’exposé de la recherche n’est pas l’exacte reproduction du processus de recherche concret avec ses aléas et ses difficultés. Ce qui est demandé maintenant au chercheur, c’est un exposé le plus clair possible et le mieux écrit, suivant les normes traditionnelles de la cité savante du lieu et de l’époque considérés. Rien n’empêche évidemment le chercheur d’écrire, à partir de son rapport de recherche, un ouvrage différent quant au style et aux références, en direction d’un public autre que les spécialistes de sa discipline. De même, s’il s’agit d’une commande par un organisme administratif, le rapport de recherche fourni devra tenir compte du cahier des charges négocié. Dans la recherche-action, le déroulement de la recherche est différent.

Nelly Stromquist, en 1986, oppose la recherche-action à la sociologie classique, en une analyse en 4 points (voir R. Barbier, La recherche-action, Anthropos, 1996, pp. 34-37) :

  • Hypothèses relatives à la science, à la connaissance et au changement : la recherche-action doit servir d’instrument de changement social.
  • Processus de recherche : la formulation des problèmes doit naître d’un groupe précis dans un contexte en crise et non créé par le chercheur

* La collecte des données : les questions doivent être celles de la communauté toute entière et non d’un échantillon représentatif.
* L’évaluation et l’analyse des données doivent être faites jour après jour avec la communauté, leur interprétation est le produit d’une discussion de groupe, ce qui implique un langage accessible à tous et la nécessité du feed-back.

  • Méthodologie : la recherche-action utilise les instruments courants de la recherche en sciences sociales, mais la dynamique sociale créé par la recherche même exige qu’elle en adopte ou en invente de nouveaux.
  • Le rôle du sociologue : il devient un médiateur du processus de recherche ; il est l’animateur du groupe et propose des pistes en termes de discussion et d’action ; il est parfois appelé à jouer un rôle d’interface avec les dirigeants ou décideurs potentiels. Son rôle devient plus politique.

5.3. Recherche-action existentielle

5.3.1. Quatre types de recherche-action

Pour ma part la recherche-action à dominante existentielle se veut peut-être plus radicale parce qu’ouverte à la dimension d’homo religiosus de l’être humain. Je distingue quatre différentes recherches actions :

  • La recherche- action à dominante psychosociale
  • La recherche-action à dominante expérimentale
  • La recherche-action à dominante existentielle
  • La recherche-action à dominante transpersonnelle : le transpersonnel est décrit comme un niveau d’être qui dépasse l’ego ou le moi individuel. Il s’agit d’atteindre des niveaux de conscience “non ordinaire” et peu de chercheurs s’y risquent, excepté quelques-uns en sociologie religieuse.

La recherche-action radicalisée s’enrichit d’une dimension philosophique, et vise à se saisir du questionnement sur le sens de la vie. La recherche-action existentielle (RAE), sous des appellations diverses, va sans doute se développer dans les années à venir, sous la pression de l’importance des problèmes fondamentaux qui commencent à se poser à nos contemporains : les progrès de la biologie, de la génétique, les interrogations nombreuses montant des malades et les mourants vers le corps médical et la société, les problématiques générées par le SIDA, ont bouleversé la relation à la Vie, à la Mort, de toute une génération ; cette génération se tourne vers les chercheurs — toutes disciplines confondues – avec une exigence nouvelle : le droit à la parole, le droit de regard et de critique, de participation à la recherche ; les membres de cette génération ne veulent plus être considérés comme des rats de laboratoire.

Au fil de l’expérience apparaît l’extrême richesse et l’extrême complexité du Potentiel Humain. La recherche y atteint les limites d’une scientificité “admise” (répondant au cadrage exigé par la cité savante) pour déboucher sur des terrains où chaque chercheur aura à affiner sa démarche propre.

5.3.2. Définition de la recherche-action existentielle

La RAE se définit alors ainsi : “un art de rigueur clinique développé collectivement en vue d’une adaptation relative de soi au monde”.

  • Un art : mettre en œuvre des facultés d’approche de la réalité qui se réfèrent aux domaines de l’intuition, de la création et de l’improvisation, au sens de l’ambivalence et de l’ambiguïté, au rapport à l’inconnu, à la sensibilité, à l’empathie… La RAE est une création dans laquelle on ne sait pas ce qu’il va en advenir en fin de compte.
  • De rigueur clinique :
    • rigueur des champs conceptuels et théoriques : en connaître les frontières et les zones de méconnaissances, de flou, d’incertitudes.
    • rigueur du cadre symbolique dans lequel va se situer la RAE
    • rigueur de l’évaluation permanente en regard des objectifs du groupe impliqué.
    • rigueur de l’implication du chercheur : la rigueur doit aller de pair avec une approche multiréférentielle générale, englobant d’autres aspects que ceux des champs légitimés : questionnement philosophique, poétique, ouverture sur  les sagesses lumineuses et ancestrales de l’humanité.
  • Développé collectivement : le chercheur, totalement impliqué dans l’intégralité de sa vie émotionnelle, sensorielle, imaginative, rationnelle, fait partie du monde et sa recherche ne saurait se mener sans ce monde. Le chercheur agit dans le groupe et est agit par le groupe (chercheur collectif). La recherche est médiation et défi : ces deux aspects ne peuvent concerner qu’une seule personne !
  • En vue de l’adaptation relative à soi au monde : la RAE est une aventure humaine dont le chercheur collectif doit sortir changé ; chacun des membres du chercheur collectif aura alors changé son point de vue sur sa relation au problème posé : lorsque le problème posé au chercheur est d’ordre existentiel, alors s’opère nécessairement une “redistribution” de sa relation au monde.

5.3.3. Recherche-action est transdisciplinaire

La recherche action existentielle est transdisciplinaire : psychosociologie clinique, anthropologie, analyse institutionnelle, constituent le socle de l’approche ; mais on ne peut en rester là : cette approche s’ouvre vers l’art, la poésie, la philosophie, les dimensions spirituelles, multiculturelles de la vie. La recherche-action existentielle nous mène à la réflexion du chercheur québécois André Morin sur ce qu’il nomme “la recherche-action intégrale” (RA-I).
André Morin la définit ainsi : “la recherche-action intégrale vise un changement par la transformation réciproque de l’action et du discours, c’est-à-dire d’une action individuelle en une pratique collective efficace et incitatrice, et d’un discours spontané en dialogue éclairé, voire engagé” (MORIN A., (1992), Recherche-action intégrale et participation coopérative, Vol 1 (méthodologie et études de cas) et Vol 2 (théorie et rédaction du rapport), Montréal, Québec, Éditions d’Agence d’Arc.1992, Vol 2, p. 21).  
Nous pouvons conclure que les trois moments de la construction de l’objet chez Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Jean-Claude Chamborédon dans Le métier de sociologue (objet conquis, construit et constaté) sont traduits en objet approché, co-construit et effectué.

5.4. L’objet approché, co-construit et effectué dans la RAE

Chaque phase en vérité modifie l’ensemble du système interactif de la recherche-action. La dialectique du chercheur professionnel et des chercheurs praticiens au sein du chercheur collectif puis celle du chercheur collectif avec l’ensemble du groupe-cible animent sans cesse le mouvement de la recherche-action. Pendant toute la planification, la temporalité est reconnue avec son cortège de conflits et de médiations liés à l’action. L’objet devient de plus en plus “co-construit” au fur et à mesure que l’analyse se fait plus soutenue par l’ensemble du chercheur collectif et que des hypothèses d’action et d’élucidation sont produites et discutées dans le chercheur collectif et mises à l’épreuve auprès des membres du groupe-cible. Deux temps président à cette élaboration :

  • Le premier met au point un diagnostic en cernant la logique interne des conduites du sujet en situation problématique. L’élaboration s’appuie principalement sur une écoute sensible du vécu. L’interprétation/reformulation est plutôt rogérienne à ce niveau. Son effet de sens est validé par les membres du groupe.
  • Le second est référentiel, fait appel à des références en sciences humaines et sociales et travaille sur des points-clés du blocage de la situation. L’élaboration est donc d’emblée plus en extériorité pour le groupe-cible comme pour les praticiens du chercheur collectif. Le danger est grand pour les chercheurs professionnels de prendre un pouvoir savant malvenu dans une telle recherche. Plus que jamais la constitution d’un langage commun est indispensable à ce niveau de la recherche.

Il faut insister ici sur un point central de la recherche-action : l’effet de coformation dans le chercheur collectif entre les praticiens-chercheurs (du terrain) et les chercheurs professionnels. Les premiers questionnent sans cesse les seconds sur la pertinence de la dimension théorique dans la situation concrète considérée. Ils apportent des cas minoritaires, des pratiques parfois marginales, qui surprennent l’ordre du raisonnement théorique toujours plus ou moins globalisant. Les chercheurs professionnels de leur côté font découvrir aux praticiens la relativité culturelle de conduites, d’idées ou de valeurs qu’ils croyaient absolues parce que “vécues”. Ils en montrent les dimensions politiques implicites et les effets manipulateurs. Ils en relèvent les aveuglements sur les ressorts profonds de l’action et sur le bien fondé de la finalité.

Plus que jamais la capacité à savoir faire des médiations est nécessaire pour les uns et les autres. Mais en aucun cas ils ne doivent oublier leur capacité au défi, à la “philosophie du non” comme dit Gaston Bachelard sans laquelle la recherche perdrait toute sa vigueur critique et s’endormirait dans un consensus mou qui n’apporte rien du point de vue de la connaissance. Une attitude respectueuse consiste à rester dans la logique de l’échange symbolique du donner/recevoir/rendre au sens de Marcel Mauss, reprise par Jean Baudrillard dans L’échange symbolique et la mort. Pas de don sans un accueil et un contre-don. Le chercheur professionnel arrive dans un milieu étranger à son habitus (Bourdieu). Il ne va pas immédiatement “donner” son savoir mais accueillir celui des autres avec qui il prétend vouloir travailler. Il devrait pouvoir être devant la région socio-affective d’autrui comme le célèbre disciple Hui-neng du maître Ch’an Hung-jen, en Chine, à la fin du VIIème siècle a su attendre, quoique déjà “éveillé”, en réalisant des besognes serviles dans la cuisine du temple avant de composer le poème qui allait le faire reconnaître comme le plus sage d’entre tous les moines par son maître vieillissant.

C’est pendant cette phase de planification qu’en termes d’action des objectifs partiels sont proposés, réalisés et contrôlés d’une part, évalués de l’autre. Contrôlés par rapport à un échéancier précis échelonnant la recherche sur un axe temporel et spatial. Evalués par rapport au projet-visée qui donne du sens à l’ensemble de la recherche. A chaque fois contrôle et évaluation ne sont pas le fait des seuls chercheurs professionnels mais demandent la participation et la réflexion de tous. Plus que jamais une recherche-action vise à l’émergence de capacités à la fois de solidarité et de responsabilité.