Le mécanisme psychique en éducation : articulation de deux approches (Castoriadis et Krishnamurti)

2000, Par René Barbier

Il m’est toujours apparu étonnant que les penseurs intéressés par la compréhension du mécanisme de la vie psychique fassent l’impasse sur les deux traits essentiels de la nature même de la psyché : l’imaginaire, la pensée d’un côté, le silence intérieur, la méditation de l’autre. Deux philosophes contemporains, Castoriadis et Krishnamurti m’ont influencé dans ce domaine. Je tente aujourd’hui de proposer une synthèse de leur vision de l’esprit humain.
Chez Castoriadis, le “chaînon manquant” est, sans conteste, son incompréhension de la vie méditative, qu’il manifeste dans son dernier livre des Carrefours du labyrinthe (Tome VI, 1999).
Chez Krishnamurti, le “chaînon manquant” réside dans son réductivisme de la nature de l’imaginaire créateur qui reste, pour lui, toujours comme un avatar de la pensée fonctionnelle et secondaire. Peut-on réarticuler ces deux approches ? Une telle position ne nous conduit-elle pas vers une approche radicalement paradoxale de la vie psychique ? C’est en partant d’un schéma théorique que nous pouvons préciser notre pensée. Tout ce qui est observable réside dans trois grandes dimensions par ordre croissant d’objectivation :

  • les discours
  • les pratiques
  • les produits

Cet ensemble de “l’observable”, considéré comme un fait, constitue tout ce qui nous influence, à la fois culturellement, et psychologiquement. Le flux de l’observable détermine la sphère de nos conditionnements à laquelle nous ne pouvons échapper et qui, peu à peu, nous enferme dans une “mémoire” collective et individuelle. Cette mémoire est la source de la pensée reproductrice et de l’imaginaire leurrant. Sans cesse, nous nous représentons le monde à partir d’images toutes faites et de pensées déjà-là, que nous adaptons en fonction de notre propre histoire personnelle et intrapsychique. Nos pensées, nos discours, nos fantasmes, nos images, nos pratiques, nos produits, sont les résultats de ce flux de conditionnement. Rien de neuf ne peut sortir d’un tel mécanisme. Cette évidence devient tragique dès qu’il s’agit du “progrès” de l’humanité. S’il y a bien progrès relatif dans le domaine des sciences et des techniques, personne ne peut soutenir intelligemment qu’il y a “progrès” du point de vue du bonheur de l’être humain et de sa relation aux autres et au monde. La violence est à son comble en ce début du XXIe siècle. La peur n’a pas disparu. Les nationalismes et les intégrismes se développent. L’amour se durcit en jalousie morbide. L’envie devient la passion commune. La société du spectacle nous environne de toutes parts. La mort et la souffrance demeurent à nos portes sans que nous sachions vraiment les voir en face.

Nos réalisations les plus “créatrices” ne sont que de la poudre aux yeux. Notre société moderne s’enfonce, et enfonce les autres cultures moins avancées technologiquement, dans une impasse dont personne ne voit l’issue. Pourtant les faits récents devraient nous mettre la puce à l’oreille. Nous attendions tous le “bug” informatique. Nous avons dépensé des centaines de milliards de francs dans le monde entier, à l’instar des technologues qui nous prédisaient des catastrophes, pour nous garantir du risque de blocage de nos machines électroniques. Nous avons assez bien réussi, dans un gaspillage énorme digne de la notion de “dépense” dont nous a parlé, naguère, Georges Bataille.

Mais nous ne nous attendions pas à la “cassure” climatique. Sans doute sommes-nous au début de l’ère des tempêtes et des destructions dues aux intempéries catastrophiques, notamment dans les pays tempérés. La cassure climatique nous a surpris et nous avons fait face très difficilement à ses conséquences désastreuses. Nous avons pu nous rendre compte à quel point notre société était fragile, dans ses composantes les plus modernes (transports, communications). Nous ne savons nous préserver du risque de pollution qui nous envahit de plus en plus. L’air devient irrespirable, la mer une nappe de mazout et l’eau potable est denrée rare. La défaite dans ce domaine devrait nous rendre conscient que la question cruciale ne réside pas dans la fragilité des systèmes informatiques mais dans notre façon de penser la vie, de donner sens à la vie individuelle et collective. Il est urgent de comprendre comment nous pensons le monde et pourquoi nous l’organisons d’une façon aussi néfaste pour la survie de la vie elle-même. Ce type de questionnement constitue l’essentiel de l’éducation.  

1. La position de Castoriadis

Le philosophe Cornelius Castoriadis est mort dans la nuit du vendredi 26 au samedi 27 décembre 1997, à l’âge de soixante-quinze ans. Depuis le milieu des années soixante-dix, je chemine avec lui pour mieux comprendre la complexité de l’imaginaire et élucider une véritable autonomie de la personne et des groupes sociaux. Un chapitre entier de mon livre sur L’écoute sensible en sciences humaines de 1997 lui est consacré. C’est ce chapitre que je reprends ici en le développant, notamment sur la question de la méditation.

1.1. La considération sur “ce qui est” radicalement : Chaos/Abîme/Sand-Fond

C. Castoriadis développe une vision du monde qui me semble de nature ontologique et à portée métaphysique avec la triple notion de Chaos/Abîme/Sans-Fond qu’il se refuse à dissocier. Il a confirmé à Cerisy, en 1990, les propos qu’il tenait déjà dans son oeuvre. Il va développer son point de vue dans Domaines de l’homme. Carrefours du labyrinthe II (1986) :
“Premièrement “l’Etre” n’est pas un système, n’est pas un système de système, et n’est pas une “grande chaîne”. L’Etre est Chaos ou Abîme, ou Sans-Fond. Chaos à stratification non régulière : cela veut dire comportant des “organisations” partielles, spécifiques chaque fois aux strates que nous découvrons (découvrons/construisons, découvrons/créons) dans l’Etre. Deuxièmement, l’Etre n’est pas simplement “dans” le Temps, mais il est par le Temps (moyennant le Temps, en vertu du Temps). Essentiellement, l’Etre est le Temps. (Ou aussi : l’Etre est essentiellement à-Etre.) Troisièmement, le Temps n’est rien, ou il est création. Le Temps, rigoureusement parlant est impensable sans la création”(p.219).

Il se rattache explicitement à la pensée de la Grèce archaïque pour laquelle au commencement était le chaos (Hésiode), c’est-à-dire vide, néant, d’où émerge le monde. Un chaos non parfaitement ordonné, mais susceptible de donner du sens. Un chaos qui règne souverainement sous les paysages familiers du monde. Chez Anaximandre, l’élément de l’être est l’apeiron, l’indéterminé, l’indéfini. Castoriadis affirme dans cette foulée que la Chaos/l’Abîme/ le Sans-Fond est radicalement indéterminé et indéterminable. Ce qui ne veut pas dire que ses manifestations, notamment social-historiques, ne soient pas déterminables. L’homme, lui-même, “est un puits sans-fond, et ce sans-fond est, de toute évidence, ouvert sur le sans-fond du monde” (p.252). L’Art manifeste cette source insondable au coeur de la création et du créateur. Ainsi “l’humanité émerge du Chaos, de l’Abîme, du Sans-Fond. Elle en émerge comme psyché : rupture de l’organisation régulée du vivant, flux représentatif/affectif/intentionnel, qui tend à tout rapporter à soi et vit tout comme sens constamment recherché”(p.364).

Mais ce Chaos/Abîme/Sans-fond reste toujours présent quoique dissimulé au sein de l’être humain, tant sur le plan de la psyché-soma que sur celui du social-historique. Il demeure son homo demens comme dirait Edgar Morin. Sa capacité à s’ouvrir à l’hubris, la démesure. Il est la mort même, toujours présente, toujours recommencée. Cette mort, cette finitude, que l’homme ne peut pas, ne veut pas voir en face et qu’il va “recouvrir” par les significations imaginaires sociales et les institutions s’y rapportant. Impossible pour l’homme de voir lucidement la fin de toute chose, non seulement dans ses formes changeantes, mais dans son essence. “La mort est mort des formes, des figures, des essences – non pas seulement de leurs exemplaires concrets, sans quoi encore ce qui est ne serait que répétition dans leur prolongement indéfini ou dans la simple cyclicité, éternel retour” (p.373).

La religion va alors apparaître, non comme une idéologie, réflexion appauvrie d’une complexité bien supérieure, mais comme une instance de présentation/occultation de l’Abîme/du Chaos/De Sans-Fond. “Ainsi, par exemple, de la Mort dans le christianisme : présence obsédante, lamentation interminable – et, en même temps, dénégation absolue, puisque cette Mort n’en est pas une en vérité, elle est accès à une autre vie. Le sacré est le simulacre institué de l’Abîme : la religion confère une figure ou figuration à l’Abîme- et cette figure est présentée à la fois comme Sens ultime et comme source de tout sens “(p.417). La religion, le sacré institué, n’est qu’une “formation de compromis” qui réalise et satisfait à la fois l’expérience de l’Abîme et le refus de l’accepter : “Le compromis religieux consiste en une fausse reconnaissance de l’Abîme moyennant sa re-présentation (Vertretung) circonscrite et, tant bien que mal, “immanentisée””(p.378). Or l’Abîme demeure “à la fois énigme, limite, envers, origine, mort, source, excès de ce qui est sur ce qu’il est… toujours là et toujours ailleurs, partout et nulle part, le non-lieu dans quoi tout lieu se découpe”(p.378). C’est pourquoi il ne saurait y avoir de religion des mystiques comme le soutient justement Castoriadis. “Le mystique vrai ne peut être que séparé de la société”(p.379).

Pour ma part je ne retiendrai que le terme de Sans-Fond qui me paraît avoir la connotation la moins tragique, par rapport à Chaos ou Abîme. Chez Castoriadis, conformément à toute une lignée freudienne, le Chaos/Abîme/Sans-Fond présente une “inquiétante étrangeté”. N’est-ce pas d’ailleurs un sentiment de cette nature, en dernière instance, que ressentit Sigmund Freud lors d’un voyage en Italie (1919). Il nous raconte qu’arrivé dans une petite ville italienne et dans une certaine rue, avec des femmes aux balcons, il eut un sentiment de malaise psychique insoutenable et qu’il chercha à fuir. Mais par trois fois, inexpliquablement, il revint au même endroit. Freud replace cette anecdote personnelle dans le cadre de son système de pensée. Freud n’a jamais compris ce que représentait le “sentiment océanique” dont lui parlait Romain Rolland. Gageons qu’il a raté, à cette époque, une porte d’entrée vers une autre façon d’exister, comme il semble d’ailleurs le reconnaître dans sa correspondance avec R. Rolland (cf. Catherine Clément, 1990, p.380). Tout freudien qui se respecte demeure, tant bien que mal, dans cette représentation relativement tragique de “l’inquiétante étrangeté”. Il lui est difficile de se représenter un autre mode d’exister porté par une vision de plénitude. Le “manque” est toujours au coeur de la psyché soutenu par une angoisse de mort enracinée au plus profond. C’est au coeur de son assomption existentielle que la cure analytique trouve son bien-fondé. Il y a dans la psychanalyse freudienne un stoïcisme foncier dont la voie passe par le renoncement lucide. Dès lors parler de zone “non-conflictuelle” de la psyché comme Sacha Nacht dans Guérir avec Freud (1975) et, plus encore Hartmann, Kris et Loewenstein dans la théorie du “moi autonome”, me semble sortir de la cohérence théorique freudienne et devoir susciter logiquement les foudres de Jacques Lacan, “pur” disciple de Freud.

Castoriadis conteste une certaine conception du “manque” car pour lui, originairement, la psyché comme représenter-représentation est ce à quoi il ne “manque” rien : “il ne peut pas y avoir “d’objet manquant” et de désir, car le “désir” est toujours comblé – “réalisé” avant qu’il ait pu s’articuler comme désir” (1975, p.394). L’institutionnalisation de la psyché qui la déclôture pour la faire survivre, la conduit à un “manque” à la fois radical et inéluctable : “La psyché est son propre objet perdu” (1975, p.401).

1.2. Les conséquences du Sans-Fond

Le Sans-Fond est une source de création/destruction permanente

Castoriadis s’accorde pleinement sur cette source sempiternelle de créations et de destructions à partir du Sans-Fond, au-delà de toute considération sur le Bien ou le Mal, valeurs nécessairement instituées par la société. Pour Castoriadis, comme il nous le rappelait en juillet 1990, “le Chaos/Abîme/Sans-Fond est source de création et de destruction”, fondamentalement indéterminé et incompréhensible tout en posant sans cesse de nouvelles déterminations en terme de représentations somato-psychiques et de significations imaginaires sociales dans un faire social-historique (cf aussi 1986, ses thèses ontologiques, p.407). Le Sans-Fond est l’espace-temps du magma – dont Castoriadis dégage une logique possible – (1988, pp.385-418) et l’imagination radicale comme l’imaginaire social, constituant ainsi l’imaginaire radical, en sont des manifestations animées par la même logique. Aristote, qui avait très bien compris la liaison intrinsèque entre la pensée et le phantasme (au sens d’imagination première), n’avait pas pu aller jusqu’au bout de sa logique : reconnaître un Chaos/Abîme/Sans-Fond comme étrange capacité de “création de non-être” par l’imaginaire radical (1986, p.361) et du même coup comme source permanente d’altération et d’auto-altération au sein d’une temporalité fondatrice pour l’homme et pour la société. Le Chaos/Abîme/Sans-Fond “n’est que pour autant qu’il est toujours à-être, il est temporalité créatrice-destructrice” (p.367).

Castoriadis s’exprime parfois dans un langage que n’aurait pas démenti un sage oriental non-dualiste, par exemple lorsqu’il écrit “Le Chaos, le Sans-Fond, l’Abîme générateur-destructeur, la Gangue matricielle et mortifère, l’Envers de tout Endroit et de tout Envers. Je ne vise pas, par ces expressions, un résidu d’inconnu ou d’inconnaissable ; et pas davantage ce que l’on a appelé transcendance. La séparation de la transcendance et de l’immanence est une construction artificielle, dont la raison d’être est de permettre le recouvrement même dont je discute ici. La prétendue transcendance – le Chaos, l’Abîme, le Sans-Fond – envahit constamment la prétendue immanence – le donné, le familier, l’apparemment domestiqué. Sans cette invasion perpétuelle, il n’y aurait tout simplement pas “d’immanence”. Invasion qui se manifeste aussi bien par l’émergence du nouveau irréductible, de l’altérité radicale, sans quoi ce qui est ne serait que de l’Identique absolument indifférencié, c’est-à-dire Rien ; que par la destruction, la nihilation, la mort” (p.373).

Le neuf, comme imprévu donnée fondamentale de l’existence

Si le Chaos est ce que pense Castoriadis, il débouche sur l’imprévu, le toujours “neuf” et l’étonnement permanent d’être en vie. Le Chaos suscite sans cesse des formes/figures/images positionnées comme radicalement neuves par l’activité de l’imaginaire radical qui échappe à toute causalité. Le non causal (du Chaos) apparaît comme activité créatrice des individus, des groupes et des sociétés entières, non seulement comme écart relativement à un type existant, “mais comme position d’un nouveau type de comportement, comme institution d’une nouvelle règle sociale, comme invention d’un nouvel objet ou d’une nouvelle forme – bref, comme surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation précédente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses… L’histoire ne peut pas être pensée selon le schéma déterministe (ni d’ailleurs selon un schéma “dialectique” simple), parce qu’elle est le domaine de la création” (1975, p.61).

Le refus de tout enfermement institué

Castoriadis a bien montré que l’institution religieuse (mais également, en dernière instance, toute forme institutionnelle), est à la fois recouvrement et manière de faire apparaître le fond chaotique de ce qui est. Il est dans la nature de l’imagination radicale et de l’imaginaire social, portés par la création/destruction essentielle du Sans-Fond, de provoquer sans cesse du défi institutionnel. C’est la constitution même de la “praxis”. Castoriadis soutient que la praxis est “ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme être autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie” (1975, p.103). Dès lors le projet est l’élément de la praxis qui intervient comme une intention de transformer le réel “guidée par une représentation du sens de cette transformation, prenant en considération les conditions réelles et animant une activité” (1975, p.106). Ce qui ne se confond pas avec le plan, ou comme dit Jacques Ardoino le “projet-programmatique”.

Toute nouvelle “position” de formes, figures, modes d’être, comme expression de la manifestation du Chaos/Abîme/Sans-Fond, toute nouvelle position d’un eidos dans le devenir historique d’une société ou du devenir existentiel d’une personne constitue un véritable défi pour ce qui l’a fondé jusqu’à présent.Car ce qui advient ne peut jamais être reconnu légitimement par les pouvoirs établis de la société ou par ce qui fonde habituellement la sécurité de la vie psychique. J’ai tenté dans une étude antérieure (Barbier, 1984) de montrer l’importance du concept de défi (lié nécessairement à celui de médiation) dans la formation interculturelle. Paradoxalement dans la pensée de Castoriadis, l’institution imaginaire de la société, source de tout recouvrement de la dimension éruptive et “folle” de la psyché, est ce qui permet à celle-ci, en opérant un véritable défi ontologique, de la décloisonner, de la faire sortir de sa folie monadique étoilée, en la socialisant et en la constituant ipso facto en “objet perdu”.

La reconnaissance d’une sensibilité naturelle

Castoriadis dans ses thèses ontologiques se positionne sur le caractère indécidable d’une frontière entre ce qui est perçu et celui qui perçoit : “Pour l’observateur limite, la question de savoir, en un sens ultime, ce qui vient de lui et ce qui vient de l’observé est indécidable. (Il ne peut exister d’observable absolument chaotique. Il ne peut exister d’observateur absolument inorganisé. L’observation est un co-produit non pleinement décomposable.) (Castoriadis, 1986, p.407). Nous créons le monde autant qu’il nous crée en fonction de notre sensibilité. A voir Castoriadis dans son existentialité quotidienne (à Cerisy par exemple), je suis persuadé qu’il accorde une large place à la sensibilité et à un retour à la nature concrète du monde physique, biologique et humain. Dans l’institution imaginaire de la société (1975), il développe suffisamment une critique de la rationalité comme fin ultime de l’existence individuelle et collective pour lui accorder cette perspective dans son ontologie. Sa critique du marxisme va dans cette voie (1975, pp.56 sq). Mais c’est en de rares passages de son oeuvre où il parle plus affectivement, plus existentiellement, qu’il nous fait sentir l’importance chez lui de la vie sensible au quotidien :
“Dans le pays d’où je viens, la génération de mes grands-pères n’avait jamais entendu parler de planification à long terme, d’externalités, de dérive des continents ou d’expansion de l’univers. Mais, encore pendant leur vieillesse, ils continuaient à planter des oliviers et des cyprès, sans se poser de questions sur les coûts et les rendements. Ils savaient qu’ils auraient à mourir, et qu’il fallait laisser la terre en bon état pour ceux qui viendraient après eux, peut-être rien que pour la terre elle-même. Ils savaient que, quelle que fût la “puissance” dont ils pouvaient disposer, elle ne pouvait avoir des résultats bénéfiques que s’ils obéissaient aux saisons, faisaient attention aux vents et respectaient l’imprévisible Méditerranée, s’ils taillaient les arbres au moment voulu et laissaient au moût de l’année le temps qu’il lui fallait pour se faire. Ils ne pensaient pas en termes d’infini – peut-être n’auraient-ils pas compris le sens du mot ; mais ils agissaient, vivaient et mouraient dans un temps véritablement sans fin”(1986, p.151-152). Il se souvient dans cette ligne de pensée d’une anecdote que nous raconta naguère une autre philosophe grec contemporain, également très estimé, Kostas Axelos : Après une longue marche en Crête, dans les détours de la montagne, il arrive dans un tout petit village complètement isolé. A cette époque il travaille très assidûment sur un de ses ouvrages qui pose la question du Jeu du Monde et d’une Ethique problématique, à moins que ce ne soit d’une Systématique ouverte ? Dans le village il vient s’asseoir, épuisé, à la terrasse de la seule petite auberge du lieu. Là un vieil aubergiste qui n’a jamais quitté son village vient le servir et ils se mettent à parler. Soudain, le vieil homme lui dit d’un ton grave : “vous qui semblez un intellectuel, pouvez-vous me dire où va le monde ?” Cette synchronicité entre les préoccupations théoriques sur “la poéticité du Jeu du Monde” d’un philosophe vivant à Paris et la sensibilité intuitive et réflexive d’un vieux Crétois perdu dans la montagne, avait particulièrement frappé Kostas Axelos en ce temps-là et avait ravi ceux qui, comme moi, l’avaient entendue avec une oreille “mytho-poétique”.

1.3. La prise de conscience de notre existence

Quid de la “conscience” ?

La question de la “conscience” est au coeur de la pensée de Castoriadis, qui est psychanalyste. Il développe la thèse de la monade psychique originaire close sur elle-même : celle-ci est au départ une “entité totalement asociale… ce centre absolument égocentrique, aréel ou antiréel” (1986, p.35). Le terme de “clôture” est utilisé par l’école argentine de biologie (M. Mataruna, F. Varela) pour laquelle un organisme vivant n’a pratiquement pas de rapport avec son environnement extérieur (autres que de simples inputs physico-chimiques) et demeure animé d’un processus “d’auto-poeisis” (F. Varela,1989, ch.II). Castoriadis retraduit le concept pour comprendre le psychique et le social (1978, p.180-181, 1986, p.226 sq). Au colloque de Cerisy, il précisait en réponse à la conférence d’Eugène Enriquez que la “clôture” avait plus à voir à son avis avec la logique algébrique : un corps est algébriquement clos quand toute équation qu’on peut écrire dans ce corps a ses racines dans ce corps. Une société est close si toute question formulable dans le langage de cette société a une réponse dans les institutions de cette société. Pour la psyché, il en va de même. Elle est close si toute question posée, reformulée dans son langage, à une réponse dans son système personnel. Pour Castoriadis un paranoïaque est le cas-type d’une psyché presque totalement close, tout en étant parfaitement “autonome” au sens de Francisco Varela. Tel son patient qui durant six années réinterprétait systématiquement toutes les données de sa vie et de son environnement en fonction d’une obsession : tout était commandé par la Préfecture de Police pour le surveiller. “Presque totalement close” car, comme il l’observait en 1975, “une psychose absolue – c’est-à-dire intégralement autistique – est pratiquement inobservable” (1975, p.412). Originairement, le règne du désir dans la monade psychique est un monstre anti-social et a-social qui exprime “un pur plaisir de la représentation de soi par soi, complètement fermé sur lui-même. De cette monade dérivent les traits décisifs de l’inconscient : “l’autocentrisme” absolu, la toute-puissance (dite, à tort, “magique”- elle est réelle) de la pensée, la capacité de trouver le plaisir dans la représentation, la satisfaction immédiate du désir. Ces traits rendent évidemment radicalement inapte à la vie l’être qui les porte” (1986, p.100).

Il s’agira donc pour la vie en acte de déclôturer la monade psychique originaire, d’opérer une rupture nécessairement violente que Castoriadis a longuement analysée dans L’institution imaginaire de la société (1975, p.405-431). C’est par la société que l’individu “fou” devient un homme (mais la “folie”chaotique est toujours au seuil de la conscience, en veilleuse). Ainsi
“l’individu social ne pousse pas comme une plante, mais est créé – fabriqué par la société, et cela toujours moyennant une rupture violente de ce qu’est l’état premier de la psyché et de ses exigences” (1975, p.419). Il faudra toujours arracher sous peine de psychose, le nouveau-né à son monde et lui imposer un renoncement à sa toute-puissance imaginaire, une reconnaissance du désir de l’autre comme aussi légitime que le sien et de l’autonomie de la langue par rapport à ce qu’il voudrait en faire dans le jeu de son désir. La question majeure à poser à Castoriadis dans ce cas est celle-ci : pourquoi ce postulat d’une psyché a-sociale et enclose dans une folie primordiale ? Sans nier cette possibilité, ne peut-on reconnaître également au sein de la monade psychique originaire une autre possibilité virtuelle, celle d’une reliance inconsciente à une totalité la dépassant.

C’est alors à partir de ce point virtuel de la psyché que l’institution sociale pourrait réellement la déclôturer et la faire entrer dans l’humain socialisé. Il ne s’agirait plus d’un “renoncement” violent pur et simple mais d’une ré-activation d’une capacité latente de la monade psychique originaire. Je postule donc la monade psychique comme potentiellement “apte au social” comme elle est apte à la création au creux de son imagination radicale. Car, sans cette hypothèse, comment comprendre la création de la première institution ? et l’imagination radicale comme l’imaginaire social dans leur double étayage ne s’appuieraient-ils pas sur cette ouverture possible de la psyché ? Pourquoi ne postulerait-on pas dans cette capacité d’ouverture potentielle de la monade psychique une “création” propre à l’humanité au sens de Castoriadis, dans l’histoire de la complexité croissante du monde vivant, et même du monde physique si l’on suit le devenir de la complexité dans le cosmos selon Hubert Reeves dans Patience dans l’azur (1981) et L’heure de s’enivrer (1987)? Dans cette perspective le “socius” n’est pas extérieur à la psyché mais à sa racine, qualité attendant son développement et pulsion de vie équilibrant une pulsion de mort encasernée dans la “folie” monadique. Qualité que le sage manifestera au plus haut point dans un processus que la psychanalyse peut bien nommer de sublimation sans rien expliquer pour autant. Si la tâche de l’analyse est “l’établissement d’un autre rapport” entre l’inconscient et le conscient “qu’on peut décrire comme une ouverture du conscient à l’inconscient – non pas une assimilation, ou un assèchement, de l’inconscient par le conscient” (1986, p.102), ne serait-elle pas, dans mon hypothèse, la mise en rapport, sous la force grondante d’une folie monadique toujours possible mais conçue comme un échec existentiel du processus de socialisation, d’une conscience toujours socialisée et socialisante avec une zone inconsciente toujours socialisable ? Alors, dans une perspective de non-dualité et de non-séparabilité de tout ce qui est, pourrait-t-on dire que “les hommes sont frères” virtuellement jusque dans leur inconscient, et que probablement c’est l’essence même de toute forme vitale qui est prise en compte dans cette conscience d’une fraternité humaine.

Castoriadis reconnaît bien la relativité de l’observation. On a rappelé précédemment qu’il s’agit pour lui d’un indécidable. Il reprend l’image de l’Océan et de “l’écume” de John Wheeler pour exprimer le caractère dubitatif sur ce que nous “voyons” et ce que nous “vivons” dans la vie (1986, p.446). Il rappelait au Colloque de Cerisy que la couleur n’existe pas dans la nature, nous la créons de toute pièce grâce à notre système visuel (cf aussi 1986, p.430). Mais pour Castoriadis il y a dans le monde, dans l’être/étant physique, des strates par rapport auxquelles la pensée ensembliste-identitaire peut dire quelque chose de pertinent. Cependant sur leurs relations la pensée ensidique dérape et n’a plus rien à dire (cf p.447 et p.450). C’est ici que la rationalité bute. Castoriadis est un des penseurs contemporains qui a le mieux resitué la portée relative et les limites de la rationalité. Il en a montré le caractère mortifère et destructeur dans les sciences humaines et sociales sans pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain. Pour lui l’élucidation dépasse la rationalité. “Ce que j’appelle élucidation est le travail par lequel les hommes essaient de penser ce qu’ils font et de savoir ce qu’ils pensent” écrit-il en 1975 (p.8).

Elle est liée à la notion de “praxis” et à celle de “projet” qu’il développe dans L’institution imaginaire de la société (1975, p.103 sq). Pour Castoriadis, comme pour Marx, le monde est fait pour être transformé, et pas seulement pour être contemplé, pour en éliminer ce qui est adverse pour l’homme (p.119). Mais l’élucidation pose le postulat de l’inachèvement et de l’altération de toute connaissance et s’oppose ipso facto au mythe marxiste d’un sens défini de l’Histoire et d’un Matérialisme “scientifique” comme elle s’oppose à une scientificité établie une fois pour toute. Sa critique du marxisme est éclairante (cf. sa synthèse 1975, p.40). Elucider veut dire reconnaître le non-causal dans la dimension somato-psychique et la dimension social-historique du devenir humain (1975, p.60). Le reconnaître pour le comprendre en dehors de l’explication et en intégrant la création (1986, p.202,p.233). Castoriadis, on le sait, nous propose la logique des magmas pour entrer dans l’élucidation du social, de l’imaginaire et de l’inconscient (1986, p.385 sq). Ses réflexions sur la science contemporaine le conduisent nécessairement à la notion établie de “non-séparabilité” des éléments du réel ultime et ses répercussions théoriques et pratiques en matière d’écologie (1986, p.150). Cette attitude débouche sur une solidarité fondamentale de tous les éléments de la vie sociale qui n’est pas loin de celle invoquée par Krishnamurti dans sa prise de conscience de la reliance du vivant et de son insertion insécable dans tout ce qui est, à ce qu’il nomme aussi le “Grand Vivant”.

Autonomie, liberté et reliance

Castoriadis comme Krishnamurti ont une conscience aiguë de ses trois notions. Le concept “d’autonomie” trouve chez Castoriadis son plus vif défenseur. L’autonomie du vivant, sous forme d’autopoièse, semble être constitutive de sa nature (F. Varela, 1989, p.44 sq). Il signifie loi propre et s’oppose chez Varela à la notion de “commande” liée à l’allonomie ou loi externe. Castoriadis, on l’a vu, ne pense pas qu’on puisse tirer complètement de l’étude de l’autonomie des systèmes vivants, des avantages “afin d’élaborer une caractérisation de l’autonomie en général” (F. Varéla, 1989, p.85). Il oppose l’autonomie à la notion d’hétéronomie qui caractérise les systèmes psycho-sociaux et culturels dominés par une imposition de contraintes normatives extérieures à la volonté et à la décision individuelle négociées. Ce qui caractérise l’avènement de la démocratie athénienne ou de la Cité marchande à la fin du Moyen Age, c’est une véritable création social-historique inimaginable qui institue une autonomie non comme clôture (au sens de Varela) mais comme “ouverture” : “Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, de la vie et, pour autant que nous sachions, de l’Univers, on est en présence d’un être qui met ouvertement en question sa propre loi d’existence, son propre ordre donné” (Castoriadis, 1986, p.236). L’autonomie prend alors la forme d’une auto-institution de la société qui devient plus ou moins explicite : “nous faisons les lois, nous le savons, nous sommes ainsi responsables de nos lois et donc nous avons à nous demander chaque fois pourquoi cette loi plutôt qu’une autre ? Cela implique évidemment aussi l’apparition d’un nouveau type d’être historique au plan individuel, c’est-à-dire d’un individu autonome, qui peut se demander – et aussi demander à voix haute : “Est-ce que cette loi est juste “(p.237) Il y a corrélation entre la création social-historique de la démocratie et la fabrication sociale de l’individu comme être autonome. La liberté constituera toujours à défendre le sens de cette ouverture, la croissance de l’homme socialisé vers une plus grande autonomie individuelle et collective, en fixant des bornes à l’institution, en procédant à une auto-limitation démocratique. Car l’institution présente des éléments de fixation de l’aléatoire et du facultatif en systématique et en obligation. Elle est outil de conservation et de transmission de ce qui a été fixé, tout en demeurant inévitablement susceptible de variation et d’altération par le jeu du Chaos/Abîme/Sans-Fond dont elle est nécessairement porteuse et d’où jaillissent sans cesse des dynamiques instituantes. Vue sous cet angle la notion vécue de liberté prend véritablement naissance avec cette création social-historique. C’est certainement ce qui fait dire à Castoriadis “qu’une authentique organisation révolutionnaire (ou organisation des révolutionnaires) devrait aussi être une sorte d’école exemplaire d’autogouvernement collectif. Elle devrait apprendre aux gens à se passer de leaders, et à se passer de structures organisationnelles rigides, sans tomber dans l’anomie, ou la micro-anomie” (1986, p.40). Il insiste d’ailleurs en soutenant qu’il s’agit bien d’une auto-limitation, sans référence possible à un garant méta-social : Dieu, le Sens de l’Histoire, ou la Science. L’homme démocratique doit prendre appui sur lui-même dans sa complexité et seulement sur lui-même pour asseoir sa liberté sur un fondement sûr. Castoriadis affirme que la mère, n’est pas seulement la mère biologique, immédiate, proche de l’enfant. Elle est la mère en tant qu’incarnation de l’institution imaginaire de la société depuis l’origine de l’humanité (propos tenus au Colloque de Cerisy). L’enfant est ainsi ipso facto enveloppé et engendré par le déjà-connu, l’institué, jusqu’aux formes les plus subtiles de son intimité. Devenir un citoyen consistera à tenter l’élucidation de toute la pesanteur instituée de son être depuis son origine. Nous sommes encore loin de cet accomplissement, et Castoriadis en a une douloureuse conscience si nous en jugeons par sa réflexion sur la “crise du Golfe”, lors de sa rencontre avec Pierre Vidal-Naquet et Alain Touraine à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (cf Politis, 14/2/91) face à des chercheurs et des étudiants arabes très énervés, où à la lumière de son article “La guerre du Golfe mise à plat” publié dans Libération du mardi 5/2/91 (p.14).

1.4. La méditation selon Castoriadis : un dialogue imaginaire

En 1990, à la Décade de Cerisy le concernant, Cornelius Castoriadis a longuement développé sa conception philosophique du monde. Sa pensée m’importe depuis longtemps, c’est la raison pour laquelle, dès cette rencontre, j’ai voulu aller un peu plus loin dans la discussion de sa vision du monde. En particulier, j’ai toujours été réticent à “l’oubli de l’Inde” (Roger-Pol Droit) chez les philosophes occidentaux. Non seulement de l’Inde, mais également des grands traits de la psychologie des profondeurs qu’une longue pratique méditative a suscité en Orient, notamment en Chine et au Japon, à travers le taoïsme et le bouddhisme.
Un numéro spécial consacré à la “multiréférentialité en formation et en Sciences de l’éducation” m’a permis, lors d’un entretien que deux collègues (Florence Giust-Desprairies et Jacques Ardoino) et moi-même avions demandé, de dialoguer plus avant avec lui sur ce thème essentiel à mes yeux dans toute théorie de la psyché : la méditation. Cet entretien portait également sur l’éducation et sur la multiréférentialité. Je le reprends aujourd’hui uniquement dans sa partie consacrée à la méditation en le retravaillant selon un mode d’écriture imaginaire. Je propose des arguments inédits mais les réponses de Castoriadis (transcrites ici en italique) sont celles qu’il a déjà fournies lors de l’entretien publié en 1993 (et republié depuis en 1999, au Seuil, dans son dernier Carrefours du labyrinthe), ou encore celles extraites de ses oeuvres majeures (dans ce cas elles seront précisées).
Je n’ai jamais pu me résoudre à suivre les sentiers battus de la pensée occidentale en ce qui concerne le mode d’être, le mode de sentir, de l’homme en cette fin du XXe siècle. L’approche orientale de l’existence nous fait reconnaître, en nous-même, une région de la psyché qui est de la “non-pensée” sans être, pour autant, un état d’abrutissement psychique ni même de rêverie. Il s’agit d’un état de conscience vigilante qui semble réunir des capacités de la personne entière, sans être cependant une conscience de quelque chose. Jiddu Krishnamurti nomme cet état la méditation qui s’exprime par une vision pénétrante du réel et qui nous conduit, d’après sa propre expérience, à un état “d’Otherness”, “d’autreté” numineuse. Un penseur occidental peut-il comprendre la signification de cet état de “méditation” ?

Douter de l’expérience méditative

C.C. Je connais, insuffisamment, la philosophie orientale. Je n’ai aucune compétence sur les pratiques orientales de méditation. Je ne crois pas que l’on puisse en parler sans en avoir l’expérience personnelle. Même ainsi, on peut se demander dans quelle mesure ceux qui ont traversé ces expériences peuvent en parler correctement.

Une sorte “d’état-limite” ?

R.B. Peut-être s’agit-il d’un état-limite qui ne correspondrait à aucune représentation dans certains cas. La question des “états-modifiés de conscience” est fort débattue actuellement. On ne sait pas trop encore ce qu’ils les constituent. Dans les “Near death experiences” par exemple, les “expériences proches de la mort”, les sujets vivent un processus de conscience modifiée qui débouche, parfois, sur un état extatique. 
C.C. A part ce que l’on pourrait appeler un état-limite (non pas dans l’acception psychiatrique du terme), et encore, je ne vois pas comment un état psychique pourrait être autre chose qu’un flux représentatif/affectif/intentionnel. Que sait-on de ces états-limites ? Il y a ces millisecondes fugitives de l’orgasme – “petite mort” disaient les anciens, fading du sujet traduisait Lacan : moment de “disparition” du sujet habituel, évanescent et indicible. Il y a, dans la tradition occidentale, des “expériences” mystiques ; peut-être chacun peut éprouver des vécus analogues (“sentiment océanique” de Romain Rolland et de W. Reich ; on sait que Freud affirmait qu’il lui était inconnu). 

R.B. Justement Freud connaissait des états de conscience altérés, par exemple lorsqu’il s’évanouissait devant un train, mais restait insensible au sens de la conscience méditative que sa disciple préférée, Lou Andréas Salomé, ne manquait pas pourtant de manifester. Il est étrange qu’il ne lui ait jamais fait le moindre reproche sur son comportement pas toujours orthodoxe par rapport à la psychanalyse. Dans sa correspondance avec Romain Rolland, il exprime parfois des propos étonnants sur ce qu’il aurait pu explorer de la pensée orientale s’il n’avait pas été, profondément, un penseur de l’Occident.
Jung de son côté, à réellement eu des expériences d’états modifiés de conscience d’ordre parapsychologique, par exemple lorsqu’il a subi une atteinte cardiaque et qu’il s’est vu à des milliers de kilomètres au-dessus de la Terre. Mais il est vrai que dans l’état de méditation”sans objet” (l’une des formes de la méditation), le sujet semble n’avoir aucune représentation. 
Une expérience qui exprime un retour à l’état monadique. 
C.C. On pourrait dire, en première approximation, que ce sont des états sans représentations et sans intention- bien que non sans affect. Je ne sais pas ce qu’en dirait un méditant oriental qui serait aussi quelque peu familier avec nos notions. Pour ma part, je pense que cette description est insuffisante. Ces états me font penser beaucoup plus à un retour vers l’état monadique initial de la psyché : vers une sorte d’indifférenciation première, indifférenciation entre soi et l’autre, entre affects, représentations et désirs, caractérisée essentiellement par un conatus de continuation perpétuelle à l’identique, de permanence dans cet “être”-là. Cela est pour moi, vous le savez, l’état initial, originaire de la psyché humaine pour autant que nous puissions le reconstituer – ou le postuler – par une démarche régressive, à partir des traits fondamentaux de la psyché observable, ce qui n’est possible que parce que, précisément, elle a toujours déjà partiellement rompu cet état. 

L’état monadique

L’état monadique est un état d’avant la mère, comme il est un état d’avant l’objet partiel, comme on dit en psychanalyse, comme objet séparé. Il n’y a pas de souvenir ni conscient ni même inconscient, c’est ce que j’ai essayé de dire dans le chapitre VI de L’institution imaginaire de la société, pour autant que c’est dicible. La monade n’est pas refoulée, elle est en deçà du refoulement ; mais sans la postulation d’un état monadique, toute la suite de l’histoire de la psyché reste incompréhensible. D’où vient, par exemple, la “toute-puissance magique de la pensée” ? D’abord, elle n’est nullement “magique”. Freud l’appelle magique parce qu’il pense à la réalité, elle est réelle : nous ne parlons pas évidemment de la réalité du métro, nous parlons de la seule réalité qui intéresse, pour commencer, la psychanalyse, la réalité psychique. L’inconscient peut former, et forme effectivement, le phantasme qui satisfait le désir. A cet égard, la psyché est effectivement toute-puissante. Quelle est l’origine de cette toute-puissance ? Puis nous disons qu’à partir d’un moment l’infans impute la toute-puissance à la mère. Mais d’où est-ce que l’infans peut sortir un schème de toute-puissance, où l’a-t-il trouvé ? Il l’a trouvé en lui-même, c’est une opération projective. Nous avons ici un trait fondamental de l’imagination radicale du sujet : celui-ci ne peut saisir au départ le monde que comme soi-même. Il ne faut même pas dire : comme en son pouvoir, car cela suppose une différenciation, mais comme soi-même, infiniment plastique relativement à ce qu’il “désire”, ce mot étant encore un abus de langage puisqu’il n’y a pas à cette étape de distinction entre désir et représenté.

Nous retrouvons des traces fortes de cet état même dans l’individu adulte. Pourquoi faut-il ce dur écolage à la réalité, à la distinction, à la différenciation ? Pourquoi on ne peut pas supporter un autre qui soit vraiment autre et pas simplement un autre exemplaire de soi ? Et d’où vient cette manie, cette rage de l’unification que l’on retrouve aussi bien en politique qu’en philosophie ? La monade est en-deça de l’état fusionnel qui est une prolongation de la nécessité du nourrisson de voir tout le monde comme soi. Il y a déjà, en fait, cette vue dans la phrase de Freud, dans ses dernières notations en 1939 “Ich bin die Brust”, “je suis le sein”. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que Je suis le sein, et que le sein c’est moi – qu’il n’y a pas de distinction. Ce n’est qu’après, que le sein sera perçu comme appartenant à quelqu’un d’autre, qui en dispose ; mais comme cet autre doit aussi rentrer dans le monde du soi, du sujet, le nourrisson essaie d’instaurer un état fusionnel avec sa mère. Et nous avons encore un écho puissant de cela dans l’amour adulte. Dans le deuxième acte de Tristan et Isolde, Tristan dit : “il n’y a plus de d’Isolde”. Et Isolde répond : “il n’y a plus de Tristan”. Les deux amants, et l’auditeur aussi, sont dans cette musique fantastique, musique de copulation au sens à la fois le plus élémentaire et le plus philosophique du mot, de réunion de deux parties jusqu’alors séparées mais qui s’appartiennent l’une à l’autre. 
R.B. L’état monadique semble donc, d’après vous, antérieur à toute distinction et de toute fusion d’avec la mère, puisque la fusion présuppose deux choses séparées. Est-ce que cet état correspond aux phénomènes de transe mystique ?

Méditation proche des phénomènes de transe

C.C. C’est ce que je crois trouver, sous une forme impure, mélangée à des “idées” de présence d’un autre (du Christ, de Dieu, etc.) dans les textes mystiques occidentaux que je connais (Sainte Thérèse, Saint Jean de La Croix…). Il faudrait probablement rapprocher cela aussi des phénomènes de transe, sur lesquels j’avoue également mon incompétence et pour lesquels il faudrait consulter notre ami Lapassade. Mais il me semble probable que dans ceux-ci encore ce qui est en cause est la re-fusion des éléments habituellement distincts de la vie psychique tendant à revenir à “l’unité primordiale”. 

Une expérience analogue : la musique

R.B. Ne pouvez-vous pas nous présenter un exemple symbolique de ce que vous pensez à ce sujet ? 
C.C. L’analogue le plus proche que je peux trouver dans mon expérience personnelle est l’écoute de la musique, pas n’importe laquelle, certes. Il y a là comme une absorption complète dans une autre chose que soi. (C’est du reste le sens initial du mot é-motion, ex-motus). Mais là encore, c’est dans un flux de représentations et d’affects que l’on est pris : représentations auditives, certes, qui présentent cette particularité extraordinaire d’être à la fois complètement distinctes (plus on connaît dans le détail la musique, plus on se perd en elle) et en fusion perpétuelle les unes dans les autres, à la fois verticalement et horizontalement. Mais aussi affects – même si ceux-ci, dès que l’on veut les nommer, trahissent la chose : car la musique, contrairement à ce que l’on croit, n’”exprime” ni ne “représente” des affects connus par ailleurs, elle en crée. Il y a là un sens qui n’est pas discursif (c’est pourquoi les commentaires verbaux sur le “contenu” de la musique sont généralement inanes). Et il y a un désir, proche peut-être du désir de l’état de nirvana (Schopenhauer, Wagner…) : que cela dure toujours ainsi – mais qui s’accomplit quand même, du moins dans la musique classique occidentale, dans et par un mouvement et un équilibre d’altération et de répétition non répétitive (il en va autrement pour le flamenco et le ganelan). C’est probablement ce qu’un occidental comme moi peut connaître comme analogue des états auxquels vous vous référez. 

Une expérience où il y a toujours de la représentation

R.B. Mais les personnes qui ont eu des états de méditation profonde et sans objet affirment qu’il n’y a pas de représentation. 
C.C. Encore une fois, a priori et jusqu’à preuve du contraire, je ne peux pas croire ceux qui disent que dans les pointes extrêmes de la méditation il n’y a plus représentation. S’il en était ainsi, je ne vois pas comment ils pourraient en parler après coup, en avoir même le souvenir. 
R.B. Je pense que ceux qui vivent ce type d’état de conscience n’en parlent pas en termes de représentations, mais d’un état de conscience qui n’est pas “conscience de” quelque chose. Sans doute sommes-nous là, en fin de compte, dans des postulats philosophiques. 
C.C. Ils en parlent. 
R.B. Oui, ils en parlent après. Mais ils n’en parlent pas en termes de représentations, excepté pour ceux qui ont eu des visions, etc… Mais ça c’est autre chose. Je ne parle pas des visions extatiques… 
C.C. Mais s’ils en parlent, cela veut dire que même au moment le plus aigu de cette expérience, ils avaient perception, au sens le plus vague du terme, de quelque chose qui était là et qui était en même temps eux-mêmes.

Le sage et le bébé

R.B. J’ai parfois l’impression que vous ne faites pas de distinction entre la représentation que vous avez de la psyché d’un bébé et de celle d’un sage en méditation.
C.C. Je fais une distinction fondamentale. Je dis que Krishnamurti, à force d’ascèse, d’efforts, de je ne sais pas quoi, arrive à reproduire un état qui n’est évidemment pas celui du bébé puisqu’il pense cet état comme union avec le tout et abolition des distinctions, choses qui pour un bébé ne signifient rien. Il n’y a que quelqu’un qui a pensé la distinction qui peut penser à une abolition des distinctions. Ce n’est pas évidemment l’état du bébé mais si on ne peut en parler que dans les mêmes termes : je suis le tout, le tout est moi, les distinctions sont abolies – mais de tout cela, Krishnamurti a, après coup, une représentation.
Or la représentation, à partir du moment où elle cesse d’être cet inintelligible et irreprésentable état monadique, implique toujours la multiplicité et la différenciation. Au minimum elle implique une figure. Mais elle implique beaucoup plus que ça. Et si nous commençons à tenir compte de ce beaucoup plus, nous voyons que nous ne pouvons pas en rendre compte en termes de logique ensidiquee (ensembliste-identitaire). Par exemple on ne peut pas dire combien d’éléments contient cette multiplicité. Nous sommes assis là, chacun de nous a une perception, et plus qu’une perception. Si nous essayons d’énumérer les “éléments” qu’il y a dedans, nous constatons immédiatement que c’est impossible. Cela échappe à la théorie des ensembles, l’algèbre ne tient pas, la topologie ne tient pas. Où sont nos frontières ? Nous parlons. Je suis ici, vous êtes là, je vous parle. Cela entre dans vos oreilles et vous pensez des choses. Quel rapport ont ces choses avec ce que je dis ? Elles ne sont certes pas la stricte reproduction et répétition de ce que je dis ; vous les pensez en même temps qu’autre chose à part vous-même. Mais vous n’êtes pas dans l’état où vous seriez si vous étiez seuls et que vous ne m’entendiez pas la même chose pour moi. Il n’y a pas de frontière, donc il n’y a pas de topologie. Il n’y a pas de relations d’ordre non plus. Aucune structure logico-mathématique ne s’applique substantiellement. Mais il y a de la différenciation quand même. Alors que dans l’état monadique, il n’y a pas de différenciation : je suis tout, je suis l’être même, être c’est être moi et je suis plaisir, plaisir c’est moi. Mais tout ça c’est notre langue d’adulte qui le dit. Mais c’est vécu comme exactement la même chose, qui est moi, qui est tout. 

Le “retour du religieux” ?

R.B. Depuis quelques années on parle volontiers du “retour du religieux”. J’ai souvent été agacé par cette image qui véhicule tant de bondieuseries et de sectarisme. En fait les chercheurs ne savent pas trop quoi faire avec ce phénomène social et l’analyse dans des catégories “fourre-tout”. Ainsi le chercheur Canadien Yves Bertrand, dans un ouvrage par ailleurs très intéressant, nous propose sept types d’orientations théoriques en Sciences de l’éducation, l’une d’entre elle rassemble cette catégorie du “retour du religieux”. Le mouvement socio-culturel du “retour du sacré” reprend la formule de Malraux : “Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas” (et non “religieux” comme on le dit habituellement, ainsi que le rappelle fort justement André Frossard, dans “le XXIe siècle sera-t-il religieux ?”, Le Nouvel Observateur, La pensée aujourd’hui, coll. Dossiers, n°2, 1990). Le regard mystique est la propriété de voir les choses pour la première fois, d’une façon neuve (Shunryu Suzuki, Esprit zen, esprit neuf, Paris, Seuil/points, 1977). En cela il est le contraire du “regard blasé que nous portons d’ordinaire sur le monde” (A. Frossard). Il est apparu en France il y a près de vingt ans et semble s’étendre encore plus ces dernières années, dans la foulée des Etats-Unis. Deux sociologues des religions, Françoise Champion et Martine Cohen, voient dans ce fait social, les conséquences du désenchantement à l’égard de la modernité de la croyance au progrès, à la fois technocratique et communiste (Françoise Champion, Martine Cohen, “Recompositions, décompositions. Le renouveau charismatique et la nébuleuse mystique-ésotérique depuis les années soixante-dix”, Le Débat, n° 75, mai-août 1993, Gallimard, 81-89. voir également de F. Champion et D. Hervieu-Léger (s/dir), De l’émotion en religion. Renouveaux et traditions, Paris, Le Centurion, 1990). Pour les deux sociologues des religions, “le terme de nébuleuse mystique-ésotérique recouvre un ensemble hétérogène de groupes, ou plutôt de réseaux, souvent lâches, pouvant se rattacher plus ou moins explicitement à des traditions religieuses constituées – religions orientales (hindouisme, bouddhisme) ou plus exotiques (notamment au chamanisme) – et pouvant aussi réactiver diverses pratiques ésotériques, tout particulièrement le tarot et l’astrologie. Certains réseaux, faisant feu de tout bois, se caractérisaient avant tout par leur référence à un nouvel âge en train d’advenir” (p.82).
On le voit, il s’agit d’une “nébuleuse”, d’un ensemble flou, susceptible de tous les rassemblements et, ipso facto, de tous les amalgames. Lorsque les deux auteurs organisent leur typologie des traits caractéristiques de cette nébuleuse, nous trouvons ainsi : le privilège total donné à “l’expérientiel” et de la voie unique de chacun ; la visée de transformation de soi par des techniques psycho-corporelles ou psycho-ésotériques ; une conception moniste du monde à caractère “progressif” ; un optimisme certain et mesuré ; une éthique d’amour ; l’importance des expériences de “réalités non ordinaires” ; la recherche du bonheur privé ici-bas.

Je ne remets pas fondamentalement en question cette classification. J’insisterai même sur l’importance de la figure du “gourou”, de la recherche désespérée d’une figure d’autorité spirituelle, dans cette nébuleuse, que j’avais déjà cernée, d’une manière critique, au début des années soixante-dix dans mon étude sur le Mouvement du développement du potentiel humain (René Barbier, La recherche-action dans l’institution éducative, Paris, Gauthier-Villars, 1977, p.183-219, et La recherche-action, Anthropos/Economica, 1996). L’agonie planétaire est à notre porte. E. Morin retrace dans Terre-patrie tous les dangers qui nous guettent : dérèglements économique, démographique, écologique mondiaux. Ambivalence entre solidarisation et balkanisation de la planète. Crise généralisée du progrès engendrant des maladies du futur, des maladies de l’âme ouvrant sur la désespérance et les retours aux passés destructeurs. Julia Kristeva, dernièrement, s’interroge, elle aussi, sur ces nouvelles maladies de l’âme qui reflètent une étrange insensibilité (Kristeva, Les nouvelles maladies de l’âme, Paris, Fayard, 1993). Tragédie du développement liée à la ruine construite des systèmes symboliques des sociétés différentes, comme l’exemple présenté ici, des indiens Kris (p.93). Emergence, sous des points positifs, des inanités sonores de notre temps, nommées ironiquement “tours de Babioles” et contre lesquelles luttent quelques résistants de dernière heure, empruntant parfois aux sources orientales. Développement amphigourique des technosciences avec le règne dominant de la machine artificielle sur la machine vivante. Impérialisme de la pensée mécanique et parcellaireouvrant sur l’ère de la catastrophe humaine. Mais aussi opportunité des “lâcher-prises”, des abandons, découvrant des mutations métatechniques. La synthèse de toutes ces agonies débouche sur une polycrise où s’accélère de plus en plus une dynamique de destruction/création sociale.

Quelles finalités terrestres pouvons-nous dessiner dans cette évolution ?

Un sens du conserver/révolutionner, du progresser/résister, du développement humain poursuivant le procès conscient de l’hominisation. Un sens du vivre mieux au coeur d’une itinérance assumée quotidiennement, dans une temporalité qui intègre passé, présent et futur, les trois temps de Saint-Augustin (le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur). Un enrichissement de l’intérieur par l’extérieur et de l’extérieur par l’intérieur. Une orientation lucide vers la démocratisation qui nous oblige à refuser l’institution larvée de la société duale. Une façon de fédérer la Terre par une citoyenneté qui devient de plus en plus planétaire. Plus encore, peut-être, un questionnement sur toute interprétation, un regard dubitatif sur la réalité décrite, un élan vers une écologie de l’action. Une acceptation du possible/impossible et de l’impossible du possible de la réalité complexe.
Il s’agit de l’émergence d’une anthropolitique qui gomme la politique vidée et morcelée en reconnaissant la valeur de la poétique du monde. Une anthropolitique qui doit inventer sa stratégie et préciser son cadre spatio-temporel. Une anthropolitique qui, sans nier la manière prométhéenne de vivre, doit faire la place à une décélération de l’existence pour reconquérir son sens symbolique.

En sortant de la fragmentation, la pensée sort également de la rationalisation, s’ouvre aux cultures “autres” et s’affirme comme une vraie rationalité complexe et contextuelle en prise avec le monde naturel. Dès lors elle fait déboucher l’hominisation sur un nouvel évangile : l’évangile de la perdition, c’est-à-dire de la finitude assumée sans garants méta-sociaux. Un évangile qui est inscrit au jour le jour dans une itinérance complétement enracinée, incarnée. Comment, dans ce cas, ne pas toucher du doigt la vraie fraternité des hommes perdus dans le cosmos mais unis sur la Terre, leur Terre ? Comment ne pas recueillir, dans une sorte d’intellect illuminateur, la parole de Hölderlin “habiter poétiquement sur la terre” et la piloter lucidement et collectivement, en nous aidant d’une religion sans dieux mais avec quelques principes simples d’espérance : le vital, l’inconcevable, l’improbable, la vision de la taupe, le sens du sauvetage face à tous les dangers, et surtout le sens anthropologique de la vie. Morin nous entraîne vers ce que j’appellerai une “rationalité tangentielle”, c’est-à-dire une faculté logique tangente à l’inexplicable, à l’insondable, à l’ignorance toujours renouvelée au moment même où surgit une nouvelle connaissance. Une rationalité étoilée qui demande la mise en oeuvre d’un sens dialectique et paradoxal toujours aux aguets. Rappelons-nous cet aphorisme de F. Nietzsche “il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse”. Un exemple : au lieu de jeter immédiatement l’anathème contre le “nouvel âge”, il cherche à le comprendre comme une nouvelle forme de résistance aux “tours de Babioles”.
J’y trouve les racines d’une essentielle différenciation que nos deux précédentes sociologues des religions n’arrivent pas à mettre au jour, et que je reconnais comme complètement pertinente dans mes recherches personnelles en anthropologie de l’éducation.

E. Morin nous parle de la reconnaissance d’une force communicante et communiante. Il affirme l’importance de la notion de “reliance” comme d’autres aujourd’hui (Marcel Bolle de Bal, “La reliance ou la médiatisation du lien social : la dimension sociologique d’un concept charnière”, Actes du XIIIe Colloque de l’Association International des Sociologues de Langue Française, 1988, Tome 1, pp. 598-611 et l’ouvrage en préparation sur la Reliance, sous sa direction, à paraître 1994, Michel Maffesoli, Introduction à E. Durkheim, les formes élémentaires de la vie religieuse, (réed.), Paris, L.G.E., coll. de poche, 1991,758 p. La reliance est alors, pour Maffesoli, très proche de la notion “d’effervescence” de Emile Durkheim (pp. 16-17). Dans Reliance et triplicité, Religiologiques, Jeux et traverses. Rencontre avec Michel Maffesoli, s/dir. Guy Ménard, Université du Québec à Montréal, département des Sciences religieuses, Printimps, 1991, n° 3, 163 p., 25-86, Maffesoli précise que la “reliance” selon sa conception n’exclut pas le conflit).

Il s’agit pour lui d’une sorte de religion écologique, assumant le plein emploi de la pensée rationnelle, laïque, problématisante et autocritique. Une religion “minimale”, peut-être avec un certain rituel, et un sentiment mystique et sacré, à base de fraternité, de charité et de compassion, du fait même de notre lucidité sur la nature de notre “Terre-Patrie” et de notre finitude personnelle et collective : “Ce serait une religion sans dieu, mais où l’absence de dieu révélerait l’omniprésence du mystère” (p.207). Une religion sans révélation, sans vérité première, ni finale, sans providence, ni avenir radieux, sans promesse mais avec des racines : “racines dans nos cultures, racines dans notre civilisation, racines dans l’histoire planétaire, racines dans l’espèce humaine, racines dans la vie, racines dans les étoiles qui ont forgé les atomes qui nous constituent, racines dans le cosmos où sont apparues les particules qui constituent les atomes” (p.207). Une religion proprement terrienne assumant pleinement notre faculté mytho-poétique, notre nature d’homo demens. Peut-être retrouvons-nous alors les stoïciens d’Athènes décrits par Maria Daraki (Une religiosité sans Dieu. Essai sur les stoïciens d’Athènes et Saint-Augustin, Paris, La Découverte, 1989) ?
Nous ne sommes pas, dans ce cas, dans ce bric-à-brac du “nouvel âge” dénoncé pertinemment par nos sociologues et nos psychosociologues. Jacques Ardoino comme Max Pagès, n’a de cesse de déboulonner le “nouvel âge” à chaque fois qu’il entend ce mot. Max Pagès, lors d’une visite en Inde, à Poona, il y a déjà plusieurs années, avait vivement critiqué la tendance “nouvel âge” des formes de psychothérapies développées dans l’ashram de Sri Rajnesh. J’ai été moi-même témoin de ce phénomène dans la célèbre “vallée de l’aurore” près de Brasilia au Brésil en 1992 et ma critique, lors de ma conférence qui a suivi à l’Université, n’a pas été tendre. Pourtant, plusieurs professeurs de cette Université faisaient partie de la secte régnante dans la “vallée de l’aurore”. Le Brésil, il est vrai, est le pays de tous les contrastes !

Requalifier le “retour du sacré”

Au vrai, si nous voulons comprendre le “retour du sacré” aujourd’hui, pour en tenir compte en éducation, il ne s’agit pas simplement, comme le propose Jean Baubérot, de créer un cours spécial d’histoire des religions, face à la montée des peurs. Ni de craindre l’entrée, par cette proposition même, du “Cheval de Troie” dans l’Education nationale comme Catherine Kintzler (Jean Baubérot, “Oui à une discipline nouvelle”, Le Monde des débats, décembre 1992, p.10, Cathérine Kintzler, “Non au cheval de Troie”, Le Monde des débats, p.11. On se reportera également au numéro d’août 1991 du Monde de l’éducation qui a consacré un dossier à “Faut-il enseigner dieu à l’école” d’où il ressort une majorité de Français favorables à l’ouverture d’un cursus d’enseignement secondaire sur le thème de la connaissance des diverses religions. Mais le numéro suivant, faisant part des lettres provenant des lecteurs du journal, nuançait un peu cette ouverture).
Nous avons, beaucoup plus, à reconsidérer notre interprétation multiréférentielle du phénomène dit : du “retour du sacré”. Il nous faut l’appeler “Mouvement vers l’accomplissement de soi” ou “avènement de la liberté radicale” comme achèvement d’un existentialisme qui n’a plus peur de la reliance du vivant et qui débouche sur un “personnalisme terrien” sans qualification religieuse institutionnalisée. Mais je ne peux être satisfait de la célèbre “pyramide des besoins de A. Maslov”, des besoins de survie aux besoins de “réalisation de soi”. Elle me semble être fondée sur une vue dualiste de la vie (corps/esprit). Pour l’homme de connaissance, la “réalisation de soi”, c’est-à-dire l’unification de l’être relié dans une juste compréhension de l’ego, commence par ce que l’on mange, avec qui l’on mange et par la façon attentive de manger. La “pyramide de Maslov” permet toute les confusions et toutes les compromissions dans des sociétés où règne le pouvoir de quelqu’un sur le plus grand nombre, en période de pénurie.
Ce mouvement de régénération spirituelle peut être considérée comme une sorte de “néo-bouddhisme” comme l’a proposé encore Edgar Morin dans le colloque “Sagesse et éducation” à Paris le 26 novembre 1995, une ouverture spirituelle sans frontière et très personnelle dont parle également Bernard Besret dans ce même colloque (à paraître dans Question de Albin Michel, automne 2000, sous ma direction). Dès lors, nous pouvons formuler deux courants relativement antagonistes de ce mouvement.

Une théorie de “l’éveil de la conscience” qui emprunte la voie du réel en toute lucidité (sur la lucidité, n° spécial revue OM n° 3, Paris , juillet 1993, et qui refuse les “expériences mystiques” systématiques et l’avalanche des gadgets spectaculaires, technologiques et psychédéliques du sacré. Ses membres, organisés en réseau informel de connivence plus qu’en “églises” institutionnelles, proches de la prise de conscience quotidienne des “figures de l’immanence” (F. Jullien) ou encore d’une authentique réflexion sur l’apport des philosophies bouddhiques comme Francisco Varela et al.(Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, Sciences cognitives et expérience humaine, Paris, Seuil, 1993, Cf. l’entretien par Jeanne Mallet et Jean-François Dortier, Rencontre avec Francisco Varela, Sciences Humaines, n° 31, août-septembre 1993, p. 52-55), empruntent sans doute certains traits spécifiques à ceux du “Nouvel Age”, notamment par leur inscription dans un ordre cosmique et naturel, et le sens d’une écologie politique de la vie, une conscience de la reliance à l’environnement (Michel et Calliope Beaud, Mohamed Larbi Bouguerra, L’état de l’environnement dans le monde, Paris, La Découverte, Fondation pour le Progrès de l’Homme, 1993, et l’admirable anthologie de Joseph Ki-Zerbo, Compagnons du soleil. Anthologie de grands textes de l’humanité sur les rapports entre l’homme et la nature, sous l’égide du Groupe de Vezelay et avec la collaboration de Marie Josèphe Beau-Gambier, Paris, La Découverte/Unesco, F.P.H., 1992) qui engage un sens du “Principe de responsabilité” de Hans Jonas, (Dominique Bourg, Hans Jonas et l’écologie, Paris, La Recherche, juillet-août 1993, n°256, 886-890) , mais ne participent pas à leurs jeux mondains relatifs à “l’air du temps”. Ils sont également très proches du courant “personnaliste” décrit par Yves Bertrand (Théories contemporaines de l’éducation, Ottawa, Agence d’Arc inc., 1991, 2e éd.), et se reconnaissent volontiers dans le profil de l’éducateur de C. Rogers, nuancé par Michel Lobrot, les chercheurs de l’analyse institutionnelle et la réflexion sur l’imaginaire créateur de Castoriadis. Ce sont eux qui développent cette “religion minimale” dont parle Morin et surtout ce sens de “l’éveil de l’intelligence” de J. Krishnamurti (L’éveil de l’intelligence, Paris, Stock-plus, 1980). Gageons que des poètes contemporains comme Octavio Paz, Claude Roy, René Char ou Eugène Guillevic pourraient se retrouver dans cette typologie. Je ne cacherai pas qu’il s’agit d’une voie reflétant mon propre cheminement de chercheur en éducation.

Une théorie spiritualiste, soit moderne, soit traditionnelle, emprunte les figures de la croyance (Claude Roy, Les chercheurs de Dieux. Délivrez-nous des dieux vivants, des pères du peuple et du besoin de croire, Paris, Gallimard, 1981) et la voie de l’imaginaire (leurrant). La tendance “moderniste” est représentée par un grande partie des pratiques et des attitudes des adeptes du “nouvel âge” et nos sociologues ont raison de les présenter ainsi (Jean Vernette, Le nouvel âge, Paris, Le Centurion, 1989 et Le New Age, PUF, Que sais-je, 1992, analyse intelligente et critique par un jésuite. Pour un aspect plus élogieux par une des pionnières du Mouvement, Marilyn Ferguson, Les enfants du verseau, pour un nouveau paradigme, Paris, Calmann-Lévy, 1981 et Les relations, Perspectives scientifiques sur le XXe siècle, ouvr. coll s/dir. A. Villardo et K. Dychtwald, Monaco, Editions du Rocher, 1986, 148-164). On y insiste sur l’importance du “gourou”, du rituel mais également sur l’ouverture à toutes les techniques matérielles, physiques ou spirituelles, plus ou moins sophistiquées, d’accession au sacré. La tendance traditionnelle représente le noyau le plus expressif politiquement et le plus dur du “retour du religieux”.

Si les tenants du “nouvel âge” expriment avant tout un goût pour un “avenir radieux”, plus ou moins érotisé, de “l’ère du Verseau”, et un certain esprit de liberté, ceux de la tradition sont du côté du Paradis perdu et de la sacralisation absolue des religions du Livre. L’esprit est sectaire. Rituels, Maîtres spirituels et tabous y règnent sans partage. Le corps est désexualisé. La pédagogie est celle de l’obéissance à l’autorité. La sanction est exemplaire dès qu’il y a transgression. On reconnaîtra facilement le type-idéal de tous les intégrismes quelle que soit la religion en question. Le danger est grand en Inde actuellement comme le montrent Catherine Clément, Sudhir Kakar, Sashi Tarooret K.R. Narayanan dans leur série d’articles (sur “Le poison meurtrier de l’hindouisme moderne”, Les Temps Modernes, juillet 1993, n°564, p.91-139). La cécité remarquable des Sciences de l’éducation sur le mouvement “du retour du sacré” présente les dangers non négligeables de voir les traditionnalistes, ou les fanatiques du “nouvel âge”, envahir tôt ou tard nos écoles et nos universités, sous couvert de “l’esprit de tolérance” des intellectuels humanistes. Mais, quand, avec Morin ou Krishnamurti, une pédagogie critique de la liberté et de l’éveil est mise en place, la révolution des consciences est souvent très conflictuelle et bouleversante. Elle s’ouvre sur une nécessaire approche multiréférentielle. 

C.C. Ce qu’on a appelé, de façon abusive et exagérée, le retour du religieux, relève de cela, mais le “Zénith” aussi relève de cela. Ce que l’on voit depuis une trentaine d’années, ces grandes salles où la musique n’est jamais assez assourdissante, on ne peut s’empêcher de penser à des états de quasi transe, de perdition de soi et d’indifférenciation relativement aux autres, de pseudo-unification et de pseudo-signification qui tentent d’aller au-delà de la signification. On vit dans l’instant, on se laisse pénétrer par une musique, sorte de viol proprement physique à force de quantité de décibels, mélange des corps dans une sexualité diffuse, joints qui circulent – mais ce n’est pas important. Tout cela, ce sont des étayages pour retrouver une situation qui apparaît comme réalisant un sens total tout en étant en-deçà de tout sens articulé. Je pense comme vous que les tentatives de se livrer à la méditation orientale relèvent du même désespoir des individus dans ce monde occidental à la fois dépersonnalisé et privatisé. 

Etat monadique, médiation et Chaos/Abîme/Sans-Fond

Le Chaos/Abîme/Sans-Fond c’est ce qui est derrière ou en-dessous, de tout existant concret, et c’est en même temps la puissance créatrice – vis formandi, dirait-on en latin – qui fait surgir des formes, des êtres organisés. L’être humain singulier est un fragment de ce chaos et, dans le même temps, est lui-même un fragment ou une instance de cette vis formandi, de cette puissance ou de la créativité de l’être comme tel, et les deux aspects se retrouvent dans et l’imagination radicale de l’être humain singulier. Et la première forme que prend cette imagination radicale dans le sujet, est précisément la forme monadique, ce que nous autres adultes, exprimerions en disant : je suis tout.
Le “je suis tout” de la monade signifie : tout est moi, rien n’est hors de moi. Mais pour un vrai panthéiste, il ne s’agit pas de cela : tout est Dieu, Dieu est partout, je suis un fragment de ce tout/Dieu, etc., et, à ce tout je puis éventuellement avoir accès moyennant, par exemple, la connaissance du troisième genre. Mais l’état que j’essaie de décrire est vraiment la monade sans fenêtre, aurait dit Leibniz sauf évidemment qu’ici il n’y a pas d’harmonie préétablie, d’insertion harmonieuse de toutes les monades dans une symphonie d’ensemble. La “perception” de la monade est une perception de soi, son conatus est dirigé vers soi, nullement harmonisé avec celui des autres monades. Cela demeure toujours, même chez l’individu adulte ; “on meurt seul”, même un grand philosophe est toujours, pour lui-même, le centre du monde : le monde va finir irrévocablement pour soi, on plonge dans le noir absolu même si, discursivement, on sait “qu’il va continuer”. 

Que contient la monade ?

La monade semble contenir pour vous une poussée vers l’unification du tout et c’est finalement ce qui, par la suite, permet de tenir ensemble, en un sens, ce qui autrement serait une sorte de dispersion absolue.
C.C. Considérons ce qui arrive à un nourrisson même à un être vivant en général. Il arrive des tas de choses, des “stimuli” sensoriels, des douleurs corporelles internes, des sensations de “faim”, des ombres qui se baladent – ombres deviennent par à coups successifs des “objets”, un “sein”, puis une “mère”, etc… Tout cela doit être tenu ensemble et ne peut être tenu ensemble, d’abord et pour commencer (et pour finir, d’ailleurs) que parce que a) cet être vit sous l’exigence absolue que cela tienne ensemble (en langage adulte, que cela fasse sens) et b) parce qu’il dispose de la capacité de la faire, tant bien que mal, tenir ensemble. On retrouve, sous un biais autre, les questions de la philosophie. Lorsque Kant disait, dans sa “Déduction des catégories”, “le Je pense est le principe de l’unité transcendantale de l’aperception” il voyait le segment adulte-cognitif de l’affaire. Mais le “principe” de toute vie subjective est : Je suis tout. La vie subjective, pour commencer, rapporte tout à soi. Le monde est ma représentation (et mon humeur, et le matériau infiniment plastique de mon désir). Et il faut sortir de cela pour entrer dans la vie adulte. Au départ les “mots” ont le sens que je leur donne (et les résidus de cela sont là jusqu’à la fin). Il faut apprendre péniblement que les mots ont un sens socialement établi et que l’on ne peut pas le faire dire ce que l’on veut. Le point de vue de l’infans qui commence à s’approprier les mots, c’est le point de vue de Humpty Dumpty dans Alice : les mots signifient ce que je veux qu’ils signifient. 

La monade est intemporelle

La monade est-elle intemporelle ? Au sens qu’elle ignorerait le temps. 
C.C. Freud dit cela pour l’inconscient, mais lorsqu’il dit que l’inconscient ignore le temps et ignore la contradiction, sa formulation est excessive. On peut le dire de la monade, on ne peut pas dire de l’inconscient freudien ; celui-ci ignore le temps habituel, le temps social/diurne, mais il est évident qu’il déroule son temps propre. Un rêve se déploie dans un temps de rêve et il crée, il fait être un temps de rêve. Il a une temporalité propre du rêve, comme, plus généralement, une temporalité propre à l’inconscient. Ce n’est pas “notre” temporalité d’adultes socialisés, midi peut y être placée avant 9 heures du matin, peu importe, il y a un avant/après. 

Temporalité et multiréférentialité dans la compréhension de la psyché monadique

R.B. Mais alors qu’elle est la place de la temporalité dans son rapport à l’imagination radicale ? 
C.C. L’imagination radicale fait surgir son temps, qui est un temps propre, et son espace, qui est un espace propre. Je suis toujours, même maintenant, l’origine des coordonnées. Le zéro des axes x, y, z est toujours moi, ici et maintenant. C’est socialement que toutes ces origines sont référées et intégrées à une “origine” sociale – la première Olympiade et l’ombilic de Delphes, la naissance du Christ et le méridien de Greenwich, etc. Mais elle fait aussi et surtout surgir un “contenu”, un flux représentatif/affectif/intentionnel spontané, intarissable et immaîtrisable. On s’est couché pour dormir, on était fatigué mais de bonne humeur, puis soudain une idée ou un souvenir survient, l’humeur change du tout au tout, on ne peut plus s’endormir. Voilà un exemple trivial, mais éclatant du flux psychique. 

Mode psychique anomique ?

R.B. Je crois que certains êtres peuvent arrêter ce flux mental. Je prends l’exemple
de Krishnamurti que je connais le mieux. Je crois vraiment que chez lui, en tout cas dans le témoignage qu’il en donnait : Premièrement, on n’était pas dans cette intentionnalité, cette volonté de maîtrise. Et deuxièmement, on a dit de lui qu’il était dans une perpétuelle vacuité. Enfin, sur ce point, je ne pense pas que l’on puisse nécessairement aller plus loin. On a encore d’autres points très importants à traiter. Malgré tout mon questionnement reste inassouvi, notamment sur la nature de la méditation, à propos de cette distinction de ce qui se passe chez le petit enfant et chez le sage. A mon sens, il y a chez ce dernier une dimension d’une autre nature qui n’est pas de tendance régressive. Ce qui se passe chez lui et chez le méditant, c’est vraiment autre chose. C’est une reliaison qui n’est pas d’un ordre fusionnel. Sans doute sommes-nous dans des zones où, d’une certaine façon, il est difficile de se comprendre. 
C.C. Je ne voudrais pas prolonger cette discussion. J’ai déjà dit que je ne suis pas compétent. Mais je demanderai quand même, pourquoi diable Krishnamurti ou un méditant quelconque veut à tout prix atteindre un état de reliaison ? Pourquoi veut-il atteindre cet état plutôt qu’un état où tout est infiniment différencié et articulé ? D’où lui vient cette idée ? Krishnamurti et les autres passent leur vie à essayer d’atteindre cet état. Ils auraient pu essayer de démontrer le dernier théorème de Fermat, jouer à Monte Carlo, courir les filles. D’où lui vient cette envie ? La réponse, à mon avis, est que la monade est toujours tapie à l’arrière-fond et susurre : il faut retrouver… Est-ce un moyen de retrouver une plénitude en la réinventant en quelque sorte ? 
R.B. Krishnamurti, comme tout un chacun, et comme le monde, est Chaos/ Abîme/Sans-Fond, et je mets dans cette conception toute une dimension de destruction et de création. C’est de cela, à l’intérieur de soi, que vient ce désir. C’est le désir de retrouver la plénitude dans une mouvance… 
C.C. Mais vous dites “de retrouver la plénitude”… Retrouver… Faites attention à votre phrase ! Retrouver… 
R.B. Oui, mais c’est retrouver d’une autre façon. Parce qu’il y a, effectivement, une différence… Je suis tout à fait d’accord avec votre conception de l’institution imaginaire de la société qui décloisonne, avec une certaine violence, la psyché monadique de l’infans pour le faire accéder à un processus d’autonomisation. Cela me paraît vraiment très clair, d’où l’importance de la société, du social historique. Mais en même temps, la psyché d’un sage comme Krishnamurti, c’est autre chose que les “retrouvailles”. C’est quelque chose qui est de l’ordre d’une reliaison que je distingue du fusionnel. De toute façon je crois qu’on est, sur ce point, au niveau des représentations, naturellement sur ce que vivent les autres et ce que chacun peut vivre dans un “insight” très personnel. 
C.C. On est dans le totalement incontrôlable. Ce n’est pas le cas avec l’expérience psychanalytique. 
R.B. Excepté sur ce qu’on peut vivre soi-même. 
C.C. Oui, mais qui est par définition incommunicable. 
R.B. Certes, c’est pour cela que le véritable sage fait silence. 
C.C. Il faudrait quand même se demander, avant de passer à un autre sujet, dans quelle mesure des sages pareils peuvent former une collectivité. 
R.B. C’est autre chose. 
C.C. Oui mais cela me semble très important. 

Méditation et sciences contemporaines

R.B. Ne faudrait-il pas reconnaître la valeur de formes de sensibilité et d’intelligibilité développées par des cultures “autres”, des cultures et de spiritualités lointaines comme celles de l’Inde, de la Chine ou d’ailleurs ? La physique des quanta ne présente-t-elle pas des analogies étonnantes avec le bouddhisme par exemple, bien que le bouddhisme ou le taoïsme et toutes les formes de spiritualité de la non-dualité ne peuvent se laisser recouvrir par l’intelligibilité scientifique ? 
C.C. Il y a sans doute des choses admirables dans la pensée orientale, dans le bouddhisme, etc… mais l’idée que la physique quantique ait quoi que ce soit à voir avec cela, est de la simple confusion. Peut-être que le bouddhisme vaut mieux et plus que la physique quantique mais c’est autre chose. Bon, voilà. Je suis heureux que nous soyons d’accord. 
R.B. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des parallèles à remarquer. 
C.C. Je ne crois pas, mais il faudrait une discussion détaillée. 

2. L’approche de Krishnamurti : questionnements et discussions interculturels

C’est en m’appropriant la vision du monde d’un sage comme Krishnamurti que je voudrais discuter les thèses de Castoriadis, et faire discuter celles-ci avec celles-la. J’en examinerai cinq : le rapport à la pensée ou à la méditation. Le rapport au réel ou à l’imaginaire. Le rapport à l’instant présent ou à la temporalité. Le rapport au savoir et à la psychanalyse ou à la connaissance. Enfin le rapport à l’art et au symbolique ou la fin des mots et des images. 

2.1. Pensée ou méditation

Toute l’oeuvre de Krishnamurti est une critique en règle de la pensée, de la réflexion analytique, du jeu des concepts pour tenter de connaître la vérité spirituelle de soi et du monde. L’oeuvre de Castoriadis, au contraire, essaie de départager dans l’ordre de la pensée, ce qui révèle un besoin d’ordre, de cohérence, de sens – et qui fonde la pensée ensembliste-identitaire – et l’émergence de l’imaginaire, en quelque sorte simultanée et irréductible à cette pensée. Je n’ai pas trouvé chez lui une réflexion approfondie sur la question de la méditation, au sens où on l’entend en Orient. D’où ma question à Castoriadis : peut-on théoriser sur la psyché en laissant de côté une forme de vie psychique – la méditation – pour laquelle nous possédons des milliers de témoignages de grande profondeur depuis des milliers d’années ? Personnellement je ne le crois pas. Toute théorie de la vie psychique pêchera à mon sens tant qu’elle n’aura pas réintégré en son sein, d’une manière créatrice et non réductrice, la vie méditative, c’est-à-dire la vie mystique, au sens radical et non institutionnel du terme. Henri Atlan, dans A tort ou à raison (1986), soutient à la fois l’autonomie et la complémentarité de l’approche mystique et de l’approche scientifique. Il est, en cela, en parfait accord avec Krishnamurti qui disait aux enfants : “Un esprit nouveau n’apparaît que lorsque l’esprit religieux et l’esprit scientifique procèdent du même mouvement de la conscience” (cité par Pupul Jayakar, 1989, p.212).
L’otherness chez Krishnamurti est un état de conscience perçu comme un fait, au-delà de tout concept ou image qui apparaissait d’une manière imprévue à l’issue d’un état de méditation. Pour Krishnamurti “il est un sacré qui ne provient pas de la pensée, ou d’un sentiment qu’elle aurait ressuscité. La pensée ne peut ni le reconnaître, ni l’utiliser. Elle ne peut non plus le formuler. Mais ce sacré existe, qui n’a jamais été effleuré par le symbole ou la parole. Il n’est pas communicable. Il est un fait ” (1988, p.24). La pensée fait partie du temps, donc de la naissance et de la mort, comme le désir. La méditation nous entraîne vers la non-pensée, l’absence de toute représentation, le vide de l’esprit et s’ouvre sur un présent toujours neuf, au-delà du temps et de l’espace. La méditation est cette attention qui comporte une conscience globale et sans choix du mouvement de toute chose. C’est une attention de lâcher-prise qui saisit le mouvement et la création dans son devenir incessant, fait de structurations/destructurations, d’instant en instant, de commencement en commencement. Elle est sans cause ni raison, sans but ni finalité. Destructrice de sécurité et beauté du silence. Il s’agit bien comme l’indique le titre d’un livre de Krishnamurti de La révolution du silence (1971). Etre présent au monde dans la méditation, c’est laisser sa sensibilité s’ouvrir tous azimuts dans la rencontre avec le réel. On ne redira jamais assez, dans notre ère de “barbarie”, à quel point la sensibilité – notamment esthétique – est morcelée, cassée, bafouée, annihilée même ou rendue grotesque sous couvert de sentimentalisme, par une technologisation et une rationalisation “scientifique” généralisées de notre société (cf. Michel Henry, La Barbarie, 1986). La méditation est la vigilance même, le contraire de l’esprit léthargique. Elle est intensité dans la tranquillité, mouvement dans l’inconnu. Disparition de celui qui médite. Elle est compréhension immédiate et bouleversante, éclair destructeur qui ne s’apprivoise pas : “elle détruit tout, absolument rien ne reste, pas même un souffle de désir et, dans ce vide immense, insondable, il y a création et amour ” (1988, p.169). Elle débouche sur l’intelligence qui n’a rien à voir avec la pensée. L’intelligence est vision globale et immédiate de la vie dans ses diverses manifestations. Sous la diversités des formes vitales, l’intelligence perçoit la reliance totale de celles-ci : “L’intelligence est la conscience sensitive de la totalité de la vie ; la vie avec ses problèmes, ses contradictions, ses peines et ses joies”(1988, p.148).

Castoriadis ne se prononce guère sur cet état psychique. Serait-ce parce qu’il est de tradition philosophique grecque ? Pourtant Socrate a été surpris dans un état que nous pouvons qualifié de méditation au sens entendu ici. Marie-Madeleine Davy en parle dans son livre sur La connaissance de soi : “Socrate restant un jour et une nuit, sans manger, sans parler, debout, ailleurs” (1989, 5e éd., p.35). Castoriadis développe longuement la pensée qu’il nomme ensidique, ou ensembliste-identitaire. Cette pensée d’origine aristotélicienne fonde une logique dite de l’identité qui règne et s’appuie sur “deux institutions sans lesquelles il n’y a pas de vie sociale : l’institution du legein, composante inéliminable du langage et du représenter social, l’institution du teukhein, composante inéliminable du faire social” (Castoriadis, 1975, p.244). Le “legein”, précise Castoriadis dans sa note en bas de page, signifie choisir-poser-assembler-compter-dire. Le “teukhein” signifie assembler-ajuster-fabriquer-construire. La pensée héritée en sciences anthropo-sociales est largement fondée par ce type de logique. Castoriadis en montre les limites pour vraiment comprendre à la fois la vie psychique et la vie social-historique. C’est pourquoi il donne un statut essentiel à la notion d’imaginaire. Mais sur la méditation que dit-il ? Quelque chose quand même en travaillant sur Aristote. Ce dernier dans l’Ethique à Nicomaque soutient qu’il existe des “termes” (oroi) premiers et des derniers, il a nous et non pas logos : “je traduis” écrit Castoriadis “saisie pensante, et non intellection discursive” (1986, p.355). Ces termes qu’Aristote nomme les “simples” dans sa Métaphysique ne peuvent d’après lui être l’objet ni de recherche ni d’un enseignement. Leur quête est d’un autre genre. Ainsi les termes extrêmes dans l’ordre du logos doivent être fixés et donnés autrement. Pour Castoriadis cette considération n’aboutit pas à une conscience méditative mais à souligner la découverte de l’imagination radicale par Aristote : “jamais l’âme ne pense sans phantasme” (1986, p.356). Dès lors l’un est-il phantasme ? Mais si “l’imagination première ne peut pas être mise en relation avec la vérité d’attribution ou vérité logique, ni placée sous sa coupe. Elle n’appartient pas au royaume du logos qui la présuppose” (1986, p.359), que peut-on en dire ? Et comment la comprendre ? Pourquoi refuser d’examiner ces “mystiques” qui nous font comprendre qu’il y a possibilité de voir autrement le monde ? Si dans l’optique ensembliste-identitaire la signification est réductible à des combinaisons en termes de classes, propriétés, relations et si, en corollaire, il existe des significations qui ne sont pas constructibles par classes, propriétés et relations (1986, p.402-403) que pouvons-nous en “saisir”, au-delà de l’intellection ? La méditation ne serait-elle pas cette capacité de l’intelligence de saisir ces significations au coeur même de leur création ? L’intelligence ne serait-elle pas la moelle épinière de l’imagination radicale et dans sa version collective de l’imaginaire social créateur ? 

2.2. Le réel ou l’imaginaire ?

Si Jacques Lacan est le penseur du “symbolique”, Castoriadis celui de “l’Imaginaire”, Krishnamurti nous propose une “révolution du réel”. Au nom du réel que nous rencontrons seulement par la méditation ouverte sur l’otherness, Krishnamurti refuse d’accorder une valeur essentielle à l’imaginaire. Pas plus qu’à la pensée, outil purement fonctionnel et de communication, l’imaginaire pour lui, produit de l’imagination, est toujours leurrant. Il est source de chimère et d’illusion. Il nous empêche de voir ce qui est, c’est-à-dire le réel. Au bout de la méditation, l’égo a disparu. Reste un sujet impersonnel qui ne peut plus, en vérité, écrire “je” (Krihnamurti écrivait “il” ou “l’orateur” à son propos le plus souvent). Dans la transformation radicale, intra-cellulaire, de l’être, toute séparation n’a aucun sens. Derrière le miroir du moi et du monde, c’est le rien total, ou encore “la création, la mort et l’amour” comme termes équivalents. J. Lacan semble avoir approché la compréhension de cet état lorsqu’il écrit : ” Quand l’homme cherchant le vide de sa pensée s’avance dans la lueur sans ombre de l’espace imaginaire en s’abstenant même d’attendre ce qui va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète rien” (“Propos sur la Causalité psychique” (1946) dans les Ecrits, 1966, p.188). N’est-ce pas pour cela que d’aucun a titré un ouvrage Jacques Lacan, maître zen ? (Stuart Schneiderman) Il se peut qu’au bout d’une analyse lacanienne et grâce à un analyste ouvert sur la relation d’inconnu, l’analysant atteigne un point d’être et de vérité supérieure, proche de cette “bénédiction” dont parle Krishnamurti. Malgré tout, mon inclination pour la théorie de l’imaginaire de Castoriadis et sa critique de la “maîtrise” lacanienne me font douter quelque peu. Krishnamurti ne me semble pas avoir vraiment compris la dynamique de l’imaginaire, pas plus que Lacan. Il ne discute d’ailleurs pas de cette question. Pour lui l’image, comme le concept, est un obstacle à la connaissance de l’être. Mais parler de l’imagination en terme de “sottise” (1986, p.151) ou d’illusion pure et simple me paraît trop réducteur de sa complexité. Quant à l’imaginaire social, ce n’est pour Krishnamurti que l’idéologie et le jeu des institutions inscrits dans la psyché humaine pour l’aliéner et l’empêcher de voir juste. C’est vrai mais insuffisant. Une autre conception de l’imagination l’aurait sans doute conduit à comprendre autrement sa puissance ontologique pour rencontrer l’immensité. De ce côté-là L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi (Henri Corbin, 1958) ou la relation entre poésie et mystique en Islam (Eva Meyerovitch, 1972) me semblent être d’une autre veine.

Castoriadis échappe à cette critique puisqu’il place l’imaginaire sur un plan radical dans la dynamique psychique comme dans celle des rapports sociaux. On l’a vu, l’imaginaire radical sous la forme de l’imagination radicale et de l’imaginaire social ou société instituante, surgit du Chaos/Abîme/Sans-Fond. On peut dire qu’il en est un de ses modes d’être, comme d’ailleurs des strates ensemblistes-identitaires. Pour lui il existe sans cesse un flux représentatif/ intentionnel de formes, figures symboles dans la psyché : “la psyché est cela même, émergence de représentations accompagnées d’un affect et inséré dans un procès intentionnel” (1975, p.382). Elle est cette capacité de faire surgir une “première” représentation, une mise en image (Bildung et Einbildung). Le réel est dans et par ce flux représentatif de la psyché, car “qu’est-ce qu’une “chose” en vérité si ce n’est toujours chose “relative” aux conditionnements de toute sorte de celui qui l’observe (cf. 1975, p.318). La psyché comme imagination radicale “fait surgir déjà une “première” représentation à partir d’un rien de représentation, c’est-à-dire à partir de rien” (1975, p.383). Elle est dans “son caractère in-sensé, la matrice et le prototype de ce que sera toujours pour le sujet, le sens : le tenir-ensemble indestructible, se visant soi-même et fondé sur soi-même, source illimitée de plaisir à quoi ne manque rien et qui ne laisse rien à désirer” (1975, p.397). Cette représentation radicale n’est pas ce qui est re-présenté (représentant autre chose comme le mot allemand Vertretung), mais bien plutôt Vorstellung : ce qui est poser, placer devant. Il s’agit d’une position/présentation, phantasma au sens aristotélicien. Pour Castoriadis l’imagination radicale constitue la psyché comme “un formant qui n’est que dans et par ce qu’il forme et comme ce qu’il forme ; elle est Bildung et Einbildung” (1975, p.383). On voit bien que pour lui, comme pour Jean-Paul Sartre ou Edmond Husserl, la conscience est toujours “conscience de” quelque chose, mais qui, radicalement, n’est pas extérieur à l’acte même de conscience, ce qui ne nie pas que le monde existe en soi et que la psyché ne possède pas la capacité d’être affectée, de recevoir des impressions à partir de l’extérieur d’elle-même. Dès lors comment la conscience pourrait-elle se saisir elle-même dans ces conditions ? C’est la question de Krishnamurti reprise par R. Fouéré : “Vouloir étreindre la conscience comme une chose, comme un objet, est une aberration. En voulant se retourner sur elle-même, la conscience brise son propre mouvement et ne découvre que son propre passé, immobilisé” (1985, p.269).

Mais pour Castoriadis l’imaginaire c’est aussi l’imaginaire social. Il soutient qu’il y a dans cette sphère du social-historique quelque chose de spécifique et d’autonome par rapport à la psyché individuelle, même si cela n’exclut pas une sorte d’étayage des significations imaginaires sociales sur et par les représentions psychiques individuelles. Ici l’opposition est de fond avec Krishnamurti pour qui tout est du ressort de ce que “voit” ou non l’individu, donc que toute transformation des rapports sociaux passe essentiellement par la transformation psychique individuelle. Sur le plan de l’imaginaire social, expression du Chaos/Abîme/Sans-Fond, dans le faire-social historique, la société institue sans cesse de nouvelles “positions”, de nouvelles formes de société, de nouvelles mythologies, irréductibles à ce qui a déjà été. Dans certaines circonstances historiques ce flux magmatique de significations imaginaires sociales engendre des institutions, des structures sociales, qui vont résister pour quelque temps à l’échelle de l’Histoire, au Chaos qui est toujours création/destruction de ce qui apparaît. Mais pour Castoriadis il semble bien qu’une fois survenues, certaines significations imaginaires sociales accèdent au statut de vérité et résistent alors à la déchéance temporelle (l’idée démocratique par exemple ou l’anti-esclavagisme). Ces significations imaginaires sociales, non réductibles à un “réel” ou “rationnel” quelconque, se donnent à voir dans des formes de socialité effective et durable qui sont de véritables créations social-historiques complètement inimaginables pour leurs contemporains. Dans ce magma de significations imaginaires sociales, certaines se constituent comme “imaginaire central” et mythologisent la société d’une manière dynamique. Peut-être en s’étayant dans des groupes et institutions frontalières ayant une spécificité imaginaire, que Florence Giust Desprairies nomme “l’imaginaire collectif” dans son ouvrage sur L’enfant rêvé (1989). Ainsi “c’est l’institution de la société qui détermine ce qui est “réel” et ce qui ne l’est pas, ce qui “a un sens” et ce qui en est privé. La sorcellerie était réelle à Salem il y a trois siècles et plus maintenant… toute société est un système d’interprétation du monde et ici encore le terme “interprétation” est plat et impropre. Toute société est une construction, une constitution, une création d’un monde, de son propre monde” (Castoriadis, 1986, p.226-227).

Pour Castoriadis par exemple, la Grèce antique est la première société à s’être interrogée explicitement sur la représentation collective instituée du monde – c’est-à-dire à s’être livrée à la philosophie : “Et, de même qu’en Grèce l’activité politique débouche rapidement sur la question : qu’est-ce que la justice en général ? et pas simplement cette loi particulière ; est-elle bonne ou mauvaise, juste ou injuste ? De même l’interrogation philosophique débouche rapidement sur la question : qu’est-ce que la vérité ? et non plus seulement : est-ce que telle ou telle représentation du monde est vraie ? Et ces deux questions sont des questions authentiques, c’est-à-dire des questions qui doivent rester ouvertes à jamais” (1986, p.283). On peut s’interroger si la réflexion philosophique a vraiment et exclusivement pris naissance en Grèce, et si l’Orient n’a pas connu, lui aussi, des formes authentiques et ancestrales de pensée proprement philosophique, purement et simplement ignorées, après une brève reconnaissance au début du XIXe siècle, par l’institution de l’enseignement de la philosophie en Occident (cf .Roger-Pol Droit, 1989). 

2.3. L’instant ou le temps

La reconnaissance de l’imaginaire radical dans le faire social-historique appelait chez Castoriadis une remise en question de la conception temporelle héritée de la philosophie classique. La “pensée héritée”, ce savoir philosophique traditionnel occidental exclue l’Histoire et le mouvement créateur qu’elle implique. Elle fige le devenir de la société dans un ordre institué immuable présent ou à venir : ainsi en est-il des idées chez Platon, de l’Esprit absolu chez Hegel, de la société communiste chez Marx. Le moment religieux et le moment rationaliste occultent l’Histoire, chacun à leur manière dans la pensée héritée. Dans le premier cas l’Histoire est complètement hétéronome puisque son déroulement est inséré dans une économie divine de la création qui résout la question du sens de l’Histoire dans un ailleurs métaphysique pensé comme perturbation et déchéance. Dans le second cas l’Histoire est bien dotée d’un développement interne, mais son mouvement et son déroulement sont fixés d’avance par un but, une finalité parfaitement rationalisable. Hegel représente de ce point vue l’acmé de cette pensée philosophique. La pensée héritée impose une logique de l’identité qui affirme le régime général de la répétition dans le procès de l’Histoire. Cette logique fixe les êtres dans un ensemble où ils ont une place stable dans un ordre et une fonctionnalité déterminée en vue d’une finalité dont ils ne sont que des éléments de réalisation (le Bien dans la République de Platon, la réalisation de l’Esprit dans l’Etat hégélien, le prolétariat dans la société communiste de Marx). Il s’agit d’une vision de l’Histoire qui abolit le temps par une représentation fondamentalement hétéronome et identitaire de l’évolution historique (cf. Castoriadis, 1975, p.233-294).

Or le temps est création ou il n’est rien. Ce faisant le temps est altération permanente : “Si le temps n’est pas autoengendrement de l’altérité absolue, s’il n’est pas création ontologique, ce par quoi il existe de l’autre et non simplement de l’identique sous la forme alors nécessairement extérieure de la différence ; si le temps n’est pas cela, alors le temps est superflu”(1975, p.265). Le temps est ce par quoi le sujet individuel et collectif advient par l’émergence de figures autres, c’est-à-dire d’images pour le sujet individuel, d’eidé social-historiques, institutions et significations imaginaires sociales, pour la société. En tant que tel, le temps implique l’espace car toute figure autre “qui vient de rien et de nulle part” présuppose un espacement dans sa création. Une figure autre n’est donc pas une figure différente dans un ensemble spatial pré-existant. Il faut distinguer le temps identitaire et le temps imaginaire. Dans le premier cas, c’est le temps de la pensée héritée. Temps de repérage, de la mesure segmentarisante et du représenter/dire (du legein) soumis à la logique de l’identité et de l’enchaînement des causes et des effets. Il suppose une conception du présent comme vecteur de déterminité (“au même moment et sous le même rapport, A ne saurait être différent de A. En ce moment A est bien A et pleinement A et rien que A. Et, pour pouvoir dire cela, je dois être présent et près de A au même moment où je le dis et où A est tel que je le dis” (Castoriadis, 1975, p.278). Le temps est à la fois défini, positionné par son caractère identitaire et doté de signification par son caractère imaginaire. Les “bornes”, les “périodes”, la “qualité” du temps reflètent cette dimension imaginaire. Le temps est à la fois de l’ordre du legein du représenter-dire et du teukhein, du faire social.

Ces deux formes doivent être instituées comme identitaire et comme imaginaire. Le temps imaginaire (social), qui ne serait rien sans le temps identitaire, est celui de la signification et ne se réduit pas au purement rationnel, même s’il entretient avec le temps identitaire une relation d’inhérence réciproque ou d’implication circulaire par la dimension ensembliste-identitaire de toute institution, à côte de la dimension proprement imaginaire de cette dernière. Il est le temps de l’éclatement, de l’émergence et de la création. “Le présent, le nun, est ici explosion, scission, rupture – la rupture de ce qui est comme telle. Ce présent est comme origination, comme transcendance immanente, comme source, comme surgissement de la genèse ontologique” (1975, p.279). Il apparaît en clair dans le temps de la société instituante, de la société chaude où l’auto-altération sociale détruit les digues de l’institué avec violence, ce qu’elle fait en douce en temps ordinaire. Ainsi le social-historique “comporte sa propre temporalité comme création ; comme création il est aussi temporalité, et comme cette création, il est aussi cette temporalité, temporalité social-historique comme telle, et temporalité spécifique qui est chaque fois telle société dans son mode d’être temporel qu’elle fait être en étant. Cette temporalité à la fois se scande par la position de l’institution et elle s’y fixe, s’y fige, s’inverse en négation et dénégation de la temporalité” (1975, p.283). Elle est spécifique, irréductible à une temporalité purement naturelle. Quelle que soit “l’énigmaticité de l’identité naturelle des hommes, par exemple (celle-ci) n’est, et n’est énigmaticité que moyennant l’identité indubitable du mot “homme” quel que soit celui qui l’énonce ou le moment où il est énoncé” (1975, p.283). Mais l’institution sociale du temps imaginaire comme temps du legein, du représenter-dire social, vise toujours au recouvrement et à l’occultation ou dénégation de la temporalité comme altérité-altération.

Pour Krishnamurti le temps est fonction de la pensée et celle-ci du déjà-connu. L’éveil de l’intelligence (1975) permet la libération qui constitue une porte de l’intemporel. Avec la prise de conscience du non-moi par une conscience qui n’est pourtant pas une “conscience de”, le temps identitaire et fragmenté n’a plus cours dans la vie psychologique, excepté de manière purement fonctionnelle. Avec l’avènement intime du non-attachement, passé et avenir sont des parenthèses blanches de l’esprit. Le présent devient la totalité du temps qui contient passé et futur. Le présent est le Sans-Durée, comme il le disait dans une de ses conférences à Ojaï en Californie en 1945. Le présent n’est pas en effet qu’une frontière introuvable et vide entre le passé et le futur, excepté pour la pensée identitaire. Il est “l’essence vivante et la totalisation du passé… comme le futur n’est rien d’autre que le présent profond… le présent est sans cesse le total, exprimé, du passé et le total, à exprimer, de l’avenir” écrit R. Fouéré commentant Krishnamurti (1985, p.120).

Nous saisissons bien dans ce “représenter-dire” du temps chez Krishnamurti et Castoriadis, la différence d’appréciation ontologique à partir d’une vision singulière. Mystique, née d’une expérience vécue inexprimable chez le premier. Philosophique, c’est-à-dire subtilement réfléchie chez le second. Mais tous deux tiennent un discours sur le temps qui peut s’apprécier en fonction du degré de cohérence par rapport à leur propre système de référence. Il me semble que la notion de vision pénétrante instantanée chez Krishnamurti par rapport à celle d’une temporalité nécessairement pensée et liée à la fragmentation pour celui qui ne voit pas le monde à travers la méditation, s’accommoderait fort bien du temps imaginaire de Castoriadis en son point de surgissement et de bouleversement toujours neufs. Elle fait voler en éclats la nécessaire imbrication avec le temps identitaire que le philosophe veut retenir. Le temps de Krishnamurti est celui du Chaos/Abîme/Sans-Fond émergeant sans cesse dans l’ordre de la durée pour la dissoudre dans l’instantanéité. Et avec cette dissolution, c’est également celle d’une perception et d’une représentation de l’espace dans l’esprit, et l’ouverture à l’infini sans nom.

“La compréhension intellectuelle de cette vérité n’est en aucun cas sa réalisation effective. Celle-ci implique une véritable mutation psychologique au cours de laquelle l’intensité de notre perception parvient à nous affranchir de la pesanteur d’un réseau de mémoires plusieurs fois millénaires. Celles-ci nous enferment dans l’étau du temps, de la durée, de l’apparente continuité de la conscience. Il s’agit, nous dit Krishnamurti, d’une mutation complète, d’une révolution totale. Cette mutation ne peut se produire que lorsque l’esprit est vide de toute pensée” (Robert Linssen, 1986, p.122). Il s’agit là d’une véritable et radicale “syncope” au sens où l’entend Catherine Clément dans sa Philosophie du ravissement (1990). Mais l’auteur, qui vit en Inde, nous met en garde contre le n’importe quoi dont sont friands les Occidentaux dans ce domaine, et qui reviennent par avion sanitaire dans un état plutôt “chaotique”, tout en nous rappelant que certains, comme Georges Bataille, ont été tenté par cette ouverture spirituelle dans son “expérience intérieure”. 

2.4. Savoir, connaissance et psychanalyse

Krishnamurti et Castoriadis sont nécessairement différents sur ces points. Krishnamurti parle à partir de son expérience de l’otherness sans laquelle tout savoir social est superflu ou illusoire. Castoriadis parle “devant l’Abîme” dont il sait qu’il ne peut rien comprendre intellectuellement dans sa totalité. Néanmoins c’est du “Chaos, Abîme, Sans-Fond” que surgissent l’imagination radicale individuelle et l’imaginaire social, à partir desquels le symbolique peut être créé, c’est-à-dire la science, l’art et la poésie, la littérature ou le sacré institué. Il ne saurait être question pour lui de nier la valeur de cette production humaine que représente le savoir accumulé depuis des générations. D’ailleurs ses écrits démontrent le contraire par leurs références nombreuses et diversifiées à la philosophie, l’économie politique, l’histoire, la sociologie, la science politique, la mathématique, la physique, la biologie, etc. Selon la rumeur colportée par ses amis, il est “l’homme qui sait tout” mais c’est moins le “savoir” qu’il cherche à développer que l’élucidation : c’est-à-dire cette façon de rendre plus clair ce qui est opaque, cette production permanente de connaissances toujours en état d’inachèvement et liée à une praxis alimentée d’un projet qui vise l’autonomie croissante de la personne et de la société. Ce qui émerge dans la psyché individuelle ou dans la société, à partir de l’imaginaire radical, nous pouvons l’élucider mais non pas l’expliquer : la “polis” démocratique sous la Grèce ancienne, la naissance du capitalisme ou l’avènement de la bureaucratie totalitaire en Russie après 1917 relèvent de l’élucidation car “Une “explication” impliquerait soit la dérivation de significations à partir de non-significations, ce qui est privé de sens ; ou la réduction de tous les magmas de significations apparaissant dans l’histoire aux diverses combinaisons d’un petit nombre d’éléments de signification déjà présents, “dès le début” dans l’histoire humaine, ce qui est manifestement impossible (et conduirait de nouveau à la question : comment donc ces “premiers éléments” ont-ils surgi ?)” 1986, p.233).

La connaissance scientifique contemporaine nous propulse d’ailleurs vers un relativisme contextuel absolu et subjectif de toute observation et construction théorique comme il le remarque à propos de Niels Bohr. Le réel, au niveau de la particule, qu’est-ce en vérité ? Le philosophe doit prendre à bras le corps cette interpellation, tout en restant lucide et savoir “qu’aucun dispositif expérimental ne pourrait faire accoucher une vache d’un agneau, ni même, au niveau quantique, faire apparaître (“créer”) des particules sans rapport avec les niveaux d’énergie disponibles et utilisés” (1986, p.422). Rester lucide donc critique, tel est le rôle du penseur et du militant conscient. C’est ainsi qu’il répond à des questions de militants révolutionnaires à propos du marxisme : “Nous avons à créer notre propre pensée au fur et à mesure que nous avançons – et certes, cela se fait toujours en liaison avec un certain passé, une certaine tradition – et cesser de croire que la vérité a été révélée une fois pour toutes dans une oeuvre écrite il y a cent vingt ans. Il est capital de faire pénétrer cette conviction chez les gens, et en particulier chez les jeunes” (1986, p.83).

Ainsi l’économie politique n’est souvent qu’une pseudo-rationalité, avec son idée de “croissance du Produit National Brut” (1986, p.144). L’interpellation du philosophe par les sciences contemporaines (cf 1978), l’oblige à reconnaître un principe de non-séparabilité des éléments du réel : “Les physiciens contemporains commencent à se rendre compte du véritable état de choses ; ils soupçonnent que les impasses apparemment insurmontables de la physique théorique sont dues à l’idée qu’ils existerait des choses telles que des “phénomènes” séparés et singuliers, et se demandent que l’Univers ne devrait pas être plutôt traité comme une entité unique et unitaire. D’une autre manière, les problèmes écologiques nous obligent à reconnaître que la situation est similaire en ce qui concerne la technique. Ici aussi au-delà de certaines limites, on ne peut pas considérer que la séparabilité va de soi ; et ces limites restent inconnues jusqu’au moment où la catastrophe menace” (1986, p.150).

On voit bien ici que son point de vue est très proche de celui de Krishnamurti qui considère que l’homme vraiment religieux n’est pas celui qui suit une autorité considérée comme “spirituelle” mais simplement un homme “relié” et respectueux de tout ce qui est, en particulier de toute forme de vie. Mais la violence des propos de Krishnamurti à l’égard du savoir est évidente : “l’expérience et le savoir ne paraissent rien enseigner à l’homme… L’énergie investie dans l’analyse de sa destruction folle et suicidaire, du plaisir qu’il prend dans la violence, de son sadisme et de son comportement dominateur n’a d’aucune façon su rendre l’homme plus attentif et plus paisible. En dépit de tous les mots et de tous les livres, malgré les menaces et les punitions, l’homme est toujours un être de violence” (1983, p.108). L’opposition entre les deux hommes devient patente quant à la psychanalyse. Non que Castoriadis soit un fanatique de Freud, mais il reste pour l’essentiel un freudien (je ne dis pas un lacanien).

Pour Krishnamurti “voir” n’a pas affaire avec l’analyse. Peut-être n’a-t-il qu’une opinion un peu courte sur la “cure” analytique, qui n’est pas la “théorie” et dont certains de ses aspects par leur poétique et leur lucidité, s’apparentent plus au fait de “voir” que d’analyser. Néanmoins le champ théorique de la psychanalyse existe bien et sur ce point Krishnamurti est complètement opposé pour approcher un tant soit peu la connaissance de soi. A la limite, s’il y a réflexion, ce ne peut être qu’une compréhension par la négative, du genre ni ceci, ni cela, de ce que l’on observe en soi sans attachement. Il serait proche alors des mystiques rhénans comme Maître Eckhart. Krishnamurti pourtant reconnaît complètement l’état de souffrance tant physique que morale. Il en fait même un élément possible de la connaissance ultime à condition de l’approfondir jusqu’à ce point où elle s’évanouit dans un autre état de conscience. La souffrance est également à la base d’un traitement psychanalytique qui s’appuie entre autre, sur l’analyse des rêves. Or pour Krishnamurti “les rêves deviennent inutiles quand, pendant les heures de veille, existe une lucidité sans choix capable de comprendre le passage de chaque pensée, de chaque sentiment ; le sommeil prend alors un tout autre sens. L’analyse de ce qui est caché implique l’observateur et l’observé, le censeur et l’objet du jugement. Non seulement cette situation présente un conflit, mais son interprétation, son évaluation ne pourra jamais être juste, du fait du conditionnement de l’observateur ; elle sera toujours faussée, déformée. Ainsi l’analyse, qu’elle soit pratiquée par soi-même ou par un autre, si compétent soit-il, peut apporter quelques changements superficiels, un ajustement dans la relation humaine, mais elle ne provoquera pas de transformation radicale de la conscience” (1988, p.167). C’est que, dans l’idéal freudien, l’analyse travaille sur du passé par un processus de régression pour se remémorer le complexe ou le réseau de complexes paralysant l’économie libidinale et le désir du sujet. Dès lors pour Krishnamurti le jeu de la mémorisation, le rappel du passé qui est mort ontologiquement, ne peut être qu’une illusion pour l’approche de la vérité. Celle-ci est toujours dans le présent. Castoriadis ne conteste pas qu’on puisse travailler sur le présent : “on peut, dans une très grande mesure, travailler à partir du matériel actuel, et pas nécessairement toujours à travers la remémoration, parce que la structure est présente. Je veux dire que le passé est présent dans le présent” (1988, p.39).

La question reste posée : qu’est-ce que cherche l’analysant grâce à son analyste dans l’analyse de son matériel imaginaire présent ? Krishnamurti nous dit qu’il s’agit de “voir” dans le présent ce qui restera toujours la racine de l’illusion, de l’ignorance : le fait que nous ne sommes pas séparés, qu’il n’y a pas d’observateur et d’observé mais seulement l’observation, qu’il n’y a pas de souffrance mais représentation de la souffrance, que nous sommes englués dans des milliards de conditionnements ancestraux, biologiques, psychologiques et sociaux. Krishnamurti ne discute pas du problème de la “réincarnation”, qui permet toujours de reporter le problème de la “libération” à plus tard, dans une autre vie. C’est immédiatement, dans cette vie, qu’elle doit être réalisée par cette lucidité permanente de ce que l’on est, en dehors de tous les garants méta-sociaux qui nous rassurent mais qui nous illusionnent. R. Linssen parle à son propos d’une “véritable science naturelle de l’Eveil intérieur, science de la “connaissance de soi”, dont la mission essentielle consiste à rendre l’homme vraiment libre par la prise de conscience de ses conditionnements” (R. Linssen, 1986, p.147).

Pour Castoriadis, le but de l’analyse c’est d’aider le sujet à devenir “autonome”. Et “encore une fois, évitons les malentendus. Autonomie ne veut pas dire victoire de la “raison” sur les “instincts” ; autonomie signifie un autre rapport, un nouveau rapport entre le Je conscient et l’inconscient ou les pulsions” (1986, p.102). Pour Castoriadis le travail analytique conduit à remplacer le fameux “où était ça, je dois advenir” de Freud par un “où je suis, ça doit surgir” (cf 1975, pp.142-143). La question demeure alors “qu’est-ce que le ça” qui doit surgir ? Qu’en est-il de cet espace psychique, qui n’est pas conscience de, et qui est pourtant une conscience lucide, vigilante et sans pensée ni image, pure réceptivité dans laquelle survient, à jamais non-maîtrisable, l’otherness ? Ca ne contiendrait-il pas également l’état méditatif et, en son point extrême, l’ouverture silencieuse sur la “création, l’amour, la mort” dont nous parle souvent Krishnamurti ? Ces trois termes ne renverraient-ils pas, respectivement en fin de compte, au “Chaos, au Sans-Fond et à l’Abîme” de Castoriadis ? Dois-je avouer que c’est ainsi que je les comprends pour ma propre existence (en ajoutant qu’ils rappellent curieusement cette immense sculpture en pierre, au fond de la grotte d’Elephanta, en Inde, “la Maheshmûrti” (VIIe siècle) d’un dieu Shiva dont les trois visages représentent le créateur, le protecteur et le destructeur, symbolisant les trois aspects de la divinité suprême. 

2.5. Le sens des mots, des symboles et de l’art

On a parfois l’impression que Krishnamurti, dans ses dialogues ou ses conférences, n’accorde guère d’intérêt à l’art et à la création symbolique de l’humanité. Contrairement à Castoriadis pour qui l’art et les productions issues de l’âme religieuse des peuples ne sont pas “des choses à dormir debout” comme il le disait au colloque de Cerisy. Il s’agit là d’une discussion sur le statut du symbolique dans la vision du monde des deux auteurs. Pour Krishnamurti, le mot et le symbole ne sont que des produits de la pensée. Ils sont lourds du poids du passé et du déjà-connu ou d’une imagination nécessairement leurrante. Chez lui le silence est très souvent valorisé. Il accompagne cet état de conscience méditative qui s’ouvre sur une réceptivité universelle. Il s’agit d’un silence particulier, indéfinissable, ni naturel, ni psychique, ni social. Il souligne souvent que le silence qui sépare deux pensées est incommensurable et que méditer, c’est pouvoir y pénétrer sans le rechercher. Il permet de “voir les fragments constitutifs de la pensée et la façon dont ils s’agencent, globalement, c’est cela qui met fin au processus de la pensée… seul le silence est profond, comme l’amour. Ni le silence ni l’amour ne participent du mouvement de la pensée. Et les mots sont alors les seuls, qu’ils soient profonds ou creux, à perdre toute signification” (1983, p.118).

Pour Krishnamurti, pur mystique, c’est-à-dire celui qui est en contact direct avec le réel divin, le sacré n’est “rien de ce qui est produit par l’esprit, la main ou l’océan. Le symbole n’est jamais la réalité ; le mot herbe n’est jamais l’herbe des champs. Le mot dieu n’est pas dieu… Ce qui est réel ne passe pas par les mots de l’esprit” (1983, p.75). Le savoir porteur de mots nous empêche de rencontrer l’arbre, le paysage ou l’homme à deux pas. Tout élargissement du champ de conscience fondé sur un savoir gonflé de mots et de symboles, quel qu’il soit, est illusoire. Face à la douleur lors de la mort d’un être cher, les symboles sont fumées et les mots leurs cendres bleuies. A une mère en deuil de son mari et de son enfant, qui se lamente et laisse de côté ses deux autres jeunes enfants, il ne cherche à procurer par sa parole aucune consolation imaginaire : lucidité totale, terrible, décapante, comme devant sa propre douleur à la mort de son frère (La révolution du silence, 1971, p.35).

Même la poésie ne trouve pas grâce à ses yeux. Certes il a lui-même écrit des poèmes lors de ses premières grandes réalisations spirituelles (en fait jusqu’en 1931), mais il s’est vite aperçu que ses auditeurs étaient fascinés par les mots et non par le message. Alors il s’est arrêté d’écrire des poèmes. Le symbole pour lui est toujours plutôt un signe à abattre. Je ne le sens pas comprendre vraiment la valeur spécifiquement poétique du langage. Celle-ci peut alors être moyen de connaissance comme “pensée-mandala” suivant l’acception de l’épistémologue Ken Wilber dans Les trois yeux de la connaissance (1986). Un outil de langage qui permet tangentiellement d’approcher le Sans-Fond en le faisant miroiter dans la parole symbolique. Le symbole plein et entier n’est pas simplement une carcasse signifiante dont les seules combinaisons et arrangements produiraient la signification. Il est l’union inséparable d’un signifiant à un signifié qui ne peut voir le jour, inadéquatement et de manière redondante, que par ce signifiant. Il relève d’une herméneutique pour le comprendre.

Gilbert Durand, un maître en la matière, distingue dans ce cas les herméneutiques réductrices (comme la psychanalyse ou la sociologie) et les herméneutiques instauratives (dans L’imagination symbolique, 1976). Ces dernières redonnent toutes leurs fonctions de signification au symbole. La conception de l’imaginaire de Castoriadisle place nécessairement dans l’ordre de l’herméneutique instaurative, comme en témoignent nombre de commentaires sur l’art et le symbolique dans son oeuvre. Les propos tenus par Krishnamurti à propos du symbole relèvent exclusivement d’une herméneutique réductrice. N’importe quel lecteur de poésie sait bien que certaines images, certains poèmes, sont des éclairs symboliques ouvrant des brèches spirituelles. Songeons à Khalil Gibran ou à Rabindranath Tagore ? Sans parler de Cantique des cantiques, de Kabîr, de Lao Tseu, de Saint-Jean de la Croix ou de Djalâl-ud-Din Rûmi ?

Castoriadis, au contraire, accorde une place privilégiée à l’art et à la littérature. Il est tout aussi cohérent par rapport à sa vision du monde. Si l’imaginaire radical fonde le symbolique, tout symbole digne de ce nom est porteur d’une étincelle du Chaos/Abîme/Sans-Fond d’où surgit l’imaginaire radical. Mais toute institution – et le langage poétique en est une – est un réseau symbolique qui comporte “presque toujours, une composante “rationnelle-réelle” : ce qui représente le réel, ou ce qui est indispensable pour le penser, ou pour l’agir. Mais cette composante est tissée inextricablement avec la composante imaginaire effective”(1975, p.178). Dans sa partie instituée, qui se confond souvent avec sa manière “rationnelle-fonctionnelle” de se confronter au réel (par exemple les règles et les us et coutumes du langage) la poésie fait à la fois apparaître quelque chose de “formable”, “ensidisable” du Sans-Fond et le recouvre en même temps tandis que sa partie instituante et plus proprement imaginaire, dans et par le langage, au coeur de l’image symbolique, du rythme, de la “syncope” dans le poème, vient dire l’activité toujours bouleversante de ce que l’on veut recouvrir.

Je postule que dans le poème nous trouvons le trait d’union entre cette émergence dans le langage d’une partie ensidique du Chaos et du magma qui nécessairement demeure, au-delà de tout repérage ensembliste-identitaire. Le poème parle des relations entre les strates ensemblistes-identitaires et ce qui ne l’est pas dans le Chaos/Abîme/Sans-Fond. Or ces relations sont de l’ordre de l’inexprimable… excepté, peut-être, par le poème et plus généralement par l’art, grâce à sa composante d’imaginaire radical qui crée sans cesse ce qui n’est pas et rend virtuellement figurable et dicible ce qui resterait à jamais inconnu. Castoriadis termine d’ailleurs son livre Domaines de l’homme de 1986 par les vers d’un poète, William Blake, souvent cité chez les pionniers du Nouvel Age, ce mouvement social et spirituel qui essaime sous formes de réseaux, dans tous les domaines aujourd’hui, non sans ambiguïtés et points aveugles d’ailleurs :
“Nous avons à comprendre aussi qu’il y a vérité et qu’elle est à faire, que pour l’atteindre, nous devons la créer, ce qui veut dire, d’abord et avant tout, l’imaginer. Ici encore, le grand poète est plus profond et plus philosophe que le philosophe. “Ce qui est maintenant prouvé a d’abord été purement imaginé” écrivait William Blake” (1978, p.455). 

3. Et l’éducation dans tout cela ?

Aux termes de cette réflexion, que devons-nous retenir pour la recherche en éducation (plus qu’en “Sciences de l’éducation”) ?

3.1. Les principales idées

  • L’idée d’une approche paradoxale qui exclut une cohérence habituelle en terme de logique de l’identité. Je prétends que les apports de Castoriadis et de Krishnamurti sont essentiels à la compréhension des phénomènes de notre temps et tout à fait nécessaires à ceux relatifs à l’éducation.
  • L’idée que la sensibilité est une valeur à redécouvrir. Non pas une sorte de sentimentalité ou de mollesse, mais au contraire une fermeté douce qui est portée par une vague de tendresse compréhensive pour l’enfant, l’élève, l’étudiant, le stagiaire adulte. Cela va de pair avec une “mise en veilleuse” de la raison et une redécouverte des capacités sensorielles de l’être humain, c’est-à-dire une reliance de soi-même avec la totalité de soi-même, notamment sur le plan corporel.
  • L’idée d’une conjonction incontournable et paradoxale entre l’usage de la pensée et une manière de l’oublier qu’on appelle méditation. Notre culture est traversée par l’activité de pensée, qui n’est d’ailleurs pas toujours rationnelle, et nous ne saurions sans la renier, en faire fi. Elle nous permet de nommer, de désigner, de classer, de combiner et d’agir sur le monde. Elle nous constitue en tant que sujet. Mais elle nous aliène également. Il y va de bon fonctionnement et du développement même de la pensée, de savoir lâcher-prise et de se mettre en jachère.
  • Cette mise en jachère ne peut être celle proposée actuellement par la civilisation des loisirs qui réinsère dans des périodes déterminées par le système productif des formes d’expression individuelle et sociale soumises à la logique de la domination ensembliste-identitaire et spectaculaire. Seule la reconnaissance d’un statut ontologique à la non-pensée et à la méditation pourra provoquer l’invention de formes de sociabilité pertinentes pour son expression. Cette reconnaissance doit avoir lieu, non seulement dans la vie personnelle économique et sociale, mais également dans l’ordre de la science et de la philosophie occidentales pour lesquelles elle constitue un enjeu révolutionnaire.
  • L’idée d’une liaison fondamentale entre l’imaginaire et la pensée. Nous devons arrêter d’envisager la fonction imaginaire de l’être humain comme purement et simplement “leurrante” et “illusoire” et la reconnaître, principalement, comme créatrice. Cette création est au coeur même de la pensée sans laquelle cette dernière n’existerait pas. Mais inversement l’imaginaire radical a besoin de la pensée pour s’établir dans ses constructions symboliques et pour limiter sa puissance créatrice/destructrice.
  • La reconnaissance de la relativité du temps et de l’espace compte tenu de la représentation qu’on en a dans chaque culture et la mise en jeu dialectique de cette relativité spatio-temporelle dans les formes de vie collective et individuelle. Le temps méditatif venant par exemple dialectiser le temps fragmenté de la logique productiviste.
  • L’affirmation pleine et entière d’un univers vivant où tout est relié et où chaque élément détruit ou endommagé contribue à la destruction de la totalité. Cette affirmation réellement appliquée aurait des conséquences inimaginables dans les domaines scientifiques, économiques, politiques, sociaux et culturels.
  • L’affirmation de l’autonomie de la personne et de la société dans une perspective démocratique. Autonomie comme résultat d’un décloisonnement d’enfermements psychiques et sociaux. Autonomie comme poussée en avant d’une intentionnalité de la vie à entrer dans des systèmes de plus en plus complexes en les créant elle-même et à partir d’elle-même. Autonomie comme jeu ouvert et lucide, de forces toujours susceptibles d’être reprises par la pesanteur, mais aussi la puissance sécuritaire, de l’hétéronomie.
  • L’émergence d’une visée éducative planétaire qui prendrait pour axiomatique centrale la croissance de l’élucidation en vue d’atteindre un degré suffisant, quoique toujours inachevé, de lucidité sur le jeu de la vie psychique et sociale. Elucidation comme articulation multiréférentielle d’éléments de compréhension plus que d’explication, de non-savoir à partir du savoir. Elucidation comme forme supérieure de l’intelligence qui unit indissolublement l’âme, le coeur et l’esprit dans une vision pénétrante de la totalité toujours en mouvement, toujours en voie de structuration/déstructuration/restructuration. Elucidation comme “intellect illuminateur” suivant la belle formule de Jacques Maritain dans L’intuition créatrice dans l’art et la poésie. Elucidation comme assomption de la place de l’homme “face à l’Abîme” ou comme “plongeur dans l’Abîme” suivant son inclination singulière, c’est-à-dire reconnaissance légitime de la valeur du philosophe (occidental) comme du mystique ou du sage (oriental), du scientifique comme du poète dans la société démocratique.
  • Enfin ouverture au Sans-Fond comme source de tout imaginaire et de toute réalité, jeu d’énergie infinie et tramée ou impliée dans un Envers qui cherche son déroulement dans un Endroit accueillant que seuls les hommes doivent inventer à partir d’eux-mêmes et par eux-mêmes. 

3.2. Revenons au schéma du début

Tout se passe comme si nous avions l’obligation de maintenir une approche paradoxale du sens de la vie humaine. D’un côté, nous devons partir des faits : le conditionnement généralisé qui nous fonde et que nous reproduisons en grande partie par la pensée et l’imaginaire illusoire. Voir ce conditionnement dans une attention permanente et vigilante est ce que nous propose Krishnamurti. Pour ce faire, il nous invite à revenir à la méditation, au silence intérieur. Le silence intérieur est directement en contact avec ce qui n’est pas nommable, le Tao comme disent les anciens Chinois, le réel, le Grand Vivant, ou Dieu pour les croyants. Cette relation d’inconnu est primordiale et inéluctable. Elle constitue notre mystère d’être. Elle est la source de toutes nos surprises, de toutes nos improvisations. Par la méditation, et en relation avec le monde environnant, notre cerveau s’active d’une manière non-fonctionnelle et improvise des connexions neuronales nouvelles qui débouchent sur de nouvelles connaissances de la vie. Je fais l’hypothèse que l’imaginaire créateur prend sa source dans cet espace-temps de l’activité cérébrale pour donner naissance à des schèmes radicaux à partir desquels des images, des formes, des figures, des symboles et des mythes moteurs peuvent être développés. Cet espace-temps est de l’ordre de l’intuition de l’instant bachelardien et non de la durée bergsonnienne. C’est l’instant du”flash existentiel” comme je l’ai nommé dans mon livre sur L‘approche transversale en 1997.

Evidemment ce flux d’images radicales passe par le filtre de l’inconscient, au sens psychanalytique. Il est toujours marqué et retraduit par l’histoire personnelle du sujet. Ce dernier a donc toujours intérêt à élucider son passé. Ses créations effectives (scientifique, littéraire, artistique) en portent nécessairement les traces invisibles pour la plupart d’entre nous. Mais, chez un être intégré (un sage), la portée de l’inconscient est réduite à sa plus petite expression car le sage “voit” plus qu’il n’imagine la réalité. Son action juste résulte de cette vision immédiate sans détournement par la pensée et l’imaginaire leurrant. C’est pourquoi le sage ne propose pas de “faire une psychanalyse” qui est toujours considérée comme une action de la pensée reproductrice faisant jouer les “mémoires” de l’individu et de son anthropogénèse. Les faits de pensée, les pratiques et les produits qui en résultent, s’inscrivent bien dans la durée et déterminent une temporalité linéaire et fonctionnelle à la vie collective.

Dès lors, l’éducation n’est-elle pas ce “double-jeu” de l’examen de conscience ? D’un côté une critique radicale, par élucidation progressive non dénuée de savoirs, de tout ce qui nous engendre en tant qu’individu et que citoyen. D’un autre côté un questionnement permanent, à partir d’un VOIR, et d’un silence intérieur approfondi, de ce que nous sommes, de notre être même, dans le flux de notre relation aux autres et au monde.

4. La liberté en éducation

Faut-il avoir peur de la liberté en éducation ? Bien des gens, d’un côté et de plus en plus aujourd’hui, répondent affirmativement. D’un autre côté, ceux qui approuvent la liberté, s’empressent trop souvent de la réduire au silence dès qu’ils se hissent au pouvoir. En fait, la liberté n’existe pas. Il n’existe que des conditionnements de toutes sortes dont nous méconnaissons la profondeur de champ. Pourtant, en éducation, la liberté est indispensable. Aucun élève, aucun étudiant, ne s’éduque sans un sens aigu de la liberté. Le savoir ne se transmet qu’au moment où le formé est demandeur, au plus profond de lui-même. Dès lors, la discipline est intérieure à la personne, au “s’éduquant” comme disent les Canadiens. Il est inutile de demander de faire un effort à celui qui désire apprendre. Cela va de soi. Comment un éducateur peut-il faire émerger le sens de la liberté chez son élève si lui-même ignore sa véritable nature ?

On le sait depuis longtemps : la liberté n’est pas l’anarchie, comme le rappelait, naguère, A.S. Neill. Les détracteurs de la pédagogie active qui n’arrêtent pas de gesticuler au nom de la transmission des savoirs et de la discipline, ont fait leur cheval de bataille de la lutte pour imposer un héritage culturel légitime, malgré la mise en évidence de sa relativité sociale par les sociologues. Des intellectuels de renom les ont suivis. Des ministres de l’éducation également. Selon eux, le savoir se perd, l’incivilité gagne les rangs des élèves dans les banlieues et ailleurs… On est étonné de voir à quel point les intellectuels qui criaient en 1968 “il est interdit d’interdire”, s’empressent aujourd’hui de jeter l’anathème sur tous ceux qui tentent désespérément de poser des questions à la pédagogie militaire que ces penseurs veulent restaurer.

Il ne s’agit pas, pour autant, de se voiler la face. Il est vrai que la violence existe et même se développe dans certains établissements. Il est patent que des enseignants sont déprimés, fatigués, insultés. Nous voudrions tous une école protégée du “désordre établi” extérieur dont parlait E. Mounier. Mais ce n’est pas le cas puisque ce désordre est, avant tout, dans nos têtes. La violence du social fait rage dans nos classes et s’infiltre dans nos universités. Certains collèges ou lycées deviennent invivables, mais beaucoup d’autres sont plutôt traversés par une interrogation diversifiée et nourrie par une information extrascolaire, sur le bien-fondé de notre société. Nos élèves et nos étudiants ne sont plus des gobe-mouches. Ils réfléchissent et ils parlent avec leurs mots, avec leurs images, avec leur coeur. Les “disciplinaires” doivent se rendre compte que nous ne reviendrons plus à l’état scolaire de la Troisième République. De plus en plus le lycée deviendra – non un havre de paix – où la “scholè” grecque la plus pure pourrait se déployer, mais un lieu d’interpellation permanente et conflictuelle sur la réalité économique, sociale et culturelle de notre temps.

L’éducateur doit s’y préparer, mais comment ? Toute la question est là : qu’appelle-t-on être libre ? Que veut dire “éduquer les éducateurs”, tâche première, à mon avis, de l’Éducation Nationale. En vérité, il s’agit de la même chose. L’éducation consiste à découvrir, en soi-même, le sens de la liberté. De cette liberté reconnue surgira le comportement pertinent. Même si autrui peut nous y aider, il s’agit d’une démarche personnelle, d’une expérience toujours d’autoformation. Seule une personne approchant ce sens de la vie peut réellement devenir un citoyen, c’est-à-dire un être participant à la vie et à l’organisation de la cité. Mais la cité d’aujourd’hui n’est plus la cité d’hier. Elle s’étend à l’organisation de la vie collective au niveau planétaire. Nous sommes à l’ère de la “Terre-patrie” comme la nomment E. Morin et A-B. Kern. La France n’est pas le monde et la Chine n’est plus “l’Empire du milieu” entouré de “barbares”. On sait avec F. Braudel, que “l’économie-monde” a commencé à exister dès le XVIe siècle et perdure aujourd’hui dans l’essor de la mondialisation. Nous nous découvrons de plus en plus, si ce n’est de mieux en mieux, des êtres inéluctablement reliés, interdépendants les uns des autres. Or, en même temps, la mondialisation mercantile s’étaye sur un individualisme forcené animé par le profit. Un paradoxe s’ensuit qui devient de plus en plus évident et suscite des réactions. A Seattle, lors de la réunion de l’Organisation Mondiale du Commerce, en 1999, un mouvement social né de la société civile, refuse d’être cantonné dans l’ère de la marchandise.

La reliance n’a de sens que dans une perception de ce qu’est réellement la liberté. La liberté implique le non-attachement. Il n’existe aucune liberté dans le désir de possession de biens économiques ou symboliques, encore moins des êtres humains que l’on dit “aimés”. Ce désir débouche sur la dialectique du maître et de l’esclave, traduit aujourd’hui dans celle du salarié et de son employeur. Tout discours sur la liberté enfermé dans ce désir n’est qu’une tromperie, y compris le célèbre discours des juristes proclamant “le principe de l’autonomie de la volonté”. La liberté n’est pas le contraire de la contrainte et de l’autorité. Elle s’épanouit à l’extrême pointe de l’instant, dans un espace mental qui est hors temps, hors image, hors concept. Elle s’improvise à chaque fois dans sa forme en fonction de son contexte. Elle ne recherche pas la séduction ou la reconnaissance. Elle apparaît quand on ne l’attend pas. Elle disparaît sans qu’on s’en aperçoive. Elle représente une qualité du silence intérieur.

La liberté se confond avec l’action juste, c’est-à-dire celle qui surgit très exactement au moment même où la liberté s’affirme. L’action juste de “l’homme de bien” du sage chinois traditionnel animé par le Ren, la vertu d’humanité dont parle Mencius, ne passe pas par le concept et le savoir, sinon nous le saurions et la barbarie ne serait pas à notre porte. Elle est donnée par la liberté jaillissante qui est un autre nom pour amour et compassion. La liberté est attention permanente à ce qui est. Toute l’éducation nouvelle consiste à passer de l’intention à l’attention. En finir avec les projets illusoires et hypothéqués par nos innombrables conditionnements. Une pédagogie du projet devrait être celle qui remet en question toute idée de projet. Partir de la réalité, de sa violence, de son énergie déployée, de ses désirs, de ses actes et VOIR, sans aucun préjugé, sans aucune comparaison. Voir sans idée préconçue, sans travestissement imaginaire. Voir en ne faisant qu’un avec la chose vue. Alors la pensée peut prendre sa source dans cette vision souveraine. La pensée est toujours secondaire et dépendante de ce sens de la liberté. Pour penser vraiment, il faut être immergé dans le calme de l’esprit qui est reliance à la totalité du monde. Un philosophe d’origine indienne Krishnamurti l’avait bien compris. Un savant renommé, David Bohm, partageait ce sens de la liberté avec lui. Tous deux se questionnaient en permanence sur Les limites de la pensée (Stock, 1999) au nom de l’homme relié, c’est-à-dire de l’homme libre.

L’éducateur d’aujourd’hui ira-t-il jusqu’à ce point d’être où il disparaît en tant qu’enseignant, instructeur, pour demeurer un homme de la complexité ? L’enseignant acceptera-t-il de laisser parler en lui l’éducateur libre pour inventer, sans cesse, de nouveaux modes de transmission du savoir et découvrir les formes émergentes de savoirs et de savoir-faire étrangers à son habitus ?
Si l’enseignant ne réussit pas ce coup de maître (de véritable maître), on peut s’attendre à un accroissement de la violence, du désintérêt pour les études et de leur transmission, de la dépression des professeurs comme des élèves. Si l’éducateur ne réussissait plus à rester dans l’Éducation Nationale, du fait de la méconnaissance de cette question difficile, on peut s’attendre à un bel avenir pour les écoles privées.

4.1. La relation d’éducation

Il faut distinguer la relation d’éducation du rapport au savoir, et de la relation pédagogique.
Aujourd’hui, les chercheurs en éducation ne parlent plus simplement du “savoir” mais plutôt du “rapport au savoir” plus personnalisé. Le rapport au savoir se définit par l’approche existentielle que le formé comme le formateur entretient avec ce que la société juge indispensable de transmettre d’une génération à l’autre (savoir académique et savoir-faire légitime). La relation pédagogique est axée sur le savoir-faire lié à la transmission et à l’acquisition de connaissances. Il s’agit de savoir mettre en place et d’inventer des dispositifs éducatifs et de groupes les plus efficaces pour la réalisation du projet éducatif. La relation d’éducation est centrée sur le système ” formé-formateur-objet de connaissance à transmettre ou à construire ensemble” pour la réalisation du projet éducatif. Elle est d’abord une relation faite d’interactions réciproques et s’affirme comme un processus soumis à l’imprévu et à l’incertitude. Dans la relation éducative la plus radicale, le “moi” des personnes concernées disparaît. Seule vit la relation alimentée par l’objet de connaissance. Ce dernier peut-être un savoir académique ponctuel, un savoir-faire, ou un élément de savoir-être liés à la connaissance de soi.

Le caractère d’imprévisibilité de la relation d’éducation ne permet pas de savoir d’instant en instant, ce qui sera l’objet de connaissance en acte dans le système relationnel. La relation d’éducation est portée par l’incertitude et s’inscrit dans une prise de conscience de la complexité du vivant. Le rapport au savoir concerne surtout l’enseignant, la relation pédagogique, le pédagogue, et la relation d’éducation, l’éducateur, si nous acceptons de distinguer ces trois termes. Les idéologues du rapport au savoir veulent essentiellement se limiter à ce domaine dans l’Éducation Nationale. Il faut cependant ajouter que les chercheurs en didactiques des disciplines, inspirés des sciences cognitives, ne négligent plus aujourd’hui la dimension affective et sociale dans la transmission des connaissances.

Les pédagogues dans la relation pédagogique sont en perpétuelle quête de connaissances. Ils développent un mouvement dit d’éducation nouvelle qui est loin de laisser de côté la transmission du savoir, comme le stigmatisent les “disciplinaires” de l’École de la République.
L’éducateur est sans doute plus difficile à comprendre. En effet, il ne se forme guère à l’université, dans les IUFM, encore aujourd’hui. Sa formation très personnelle lui vient d’un approfondissement méditatif des épreuves de la vie au jour le jour, en liaison avec un savoir philosophique, psychologique et spirituel actualisé. Mais plus encore l’éducateur est un être de connaissance qui a fait l’expérience consciente de la vraie relation, au moins une fois dans sa vie, quand le moi s’évanouit dans l’acte même de la relation et que seule demeure cette relation agissante. L’éducateur est littéralement sans projet sur son élève. Il ne cherche pas à le former suivant un programme déterminé. Il l’accompagne dans un dialogue continu par lequel lui-même apprend à se connaître. Il est, par excellence, l’être du questionnement plutôt que le grand Affirmateur de la vérité du savoir.

Son approche est fécondée par la pensée négative : qu’est-ce qui n’est pas dans ce qui est, sans pour autant s’arrêter à la pensée dialectique. La liberté est au coeur de l’existence de l’éducateur. Son questionnement surgit de ce vécu libertaire de chaque instant. Mais on aura compris qu’il ne s’agit aucunement de la liberté narcissique d’un moi séparé et séparateur. Son sens de la liberté provient d’un espace mental proprement “religieux” au sens étymologique d’être relié. Un espace mental sans fragmentation et sans conflit que très peu de psychanalystes freudiens ont accepté comme un fait réel (excepté, peut-être, Sacha Nacht dans ses considérations sur “le silence comme facteur d’intégration”, 1991). L’éducateur se vit comme étant le monde et le monde est lui. Il peut accompagner un élève dans la peur, de ne pas savoir par exemple, parce que cette peur, il la connaît de l’intérieur, mais elle a été dépassée par son observation radicale.

Évidemment, dans la réalité scolaire et universitaire, les trois figures de l’éducation son plus ou moins conjuguées, suivant la qualité ontologique des personnes concernées. Pourtant, dans les combats actuels pour accentuer l’un ou l’autre pôle, les enjeux sont d’importance et toute une philosophie de la vie est diffusée, imperceptiblement, non sans arrière plan économique et politique. L’éducateur est de tous, le plus “dangereux” car le plus libre. Aucune figure d’autorité ne peut le contraindre si les directives ne vont pas dans le sens de son expérience éducative. Il est le “rebelle”. Non celui qui dit “non” mais celui qui questionne jusqu’à l’ultime, le bien-fondé de toute décision. De plus, c’est ce qu’il fait passer à son élève, à son étudiant, à son stagiaire adulte. Il leur apprend à vivre un esprit réellement critique, pas une esprit qui s’étaye de citations. Il est libre parce qu’il ne s’enferme pas dans un capitalisme du savoir dont il connaît toute la relativité culturelle et sociale. Si un enseignant peut oeuvrer dans un milieu de transmission d’objet et de savoir technique, il est particulièrement faillible dès qu’il s’agit de problèmes humains, de sciences humaines. Parler de l’amour, à partir du savoir psychologique par exemple, ne permet pas de comprendre ce que veut dire aimer, même si nous pouvons avoir l’illusion de savoir. En quoi savoir théoriquement les ressorts subtiles de la soumission à l’autorité (savante), par la lecture de la célèbre recherche de Stanley Milgram, nous permet-il vraiment d’être plus libre dans notre existence concrète ? Par contre, ce savoir, scientifiquement nécessaire, nous offre la possibilité de mieux manipuler nos semblables.

4.2. Deux cas précis de la relation d’éducation

Un cas est pris dans la vie quotidienne non scolaire, l’autre à l’université. Un jour que je remonte la rue des Pyrénées dans le XXe arrondissement de Paris, je croise une vieille femme, adossée contre un mur, seule, la main tendue. Spontanément je plonge dans ma poche et je lui donne une pièce de monnaie, en la regardant dans les yeux. Elle prend la pièce et garde ma main dans les siennes. Ce geste me fait sortir d’une relation de simple sollicitude pour entrer dans la compassion. Sans réfléchir je prends cette vieille femme dans mes bras et je la serre chaleureusement pendant quelques minutes, sans rien dire. J’éprouve une joie très calme, mystérieuse et profonde. Puis nous nous séparons et elle me dit merci. Ce “merci ” à une saveur incommensurable parce qu’il exprime une relation humaine si simple. Je la quitte en lui disant “courage”. “Oh ! oui, il m’en faut beaucoup”, dit-elle en s’effaçant.
Simple scène de la vie quotidienne que chacun peut vivre, mais authentique relation d’éducation. Le vécu, dans ce fait, est une relation dans laquelle, pour un moment, je n’étais plus en tant que “moi”, pas plus que cette femme. Elle était moi et j’étais elle. Nous étions la relation vivante, au-delà des contingences de statut social, d’idéologie, de représentations imaginaires. Aucun savoir ne s’échange dans cette histoire. Mais nous réalisons ce que vivre veut dire : n’est-ce pas l’essentiel de l’éducation ? Cette expérience m’a beaucoup appris pour ma relation avec les étudiants. Je sais qu’il me faut être toujours à la hauteur de ce sentiment, de cette “écoute sensible” comme je la nomme. Ce qui n’est pas facile.

Prenons un autre cas, plus scolaire. Dans mon unité d’enseignement consacrée à l’oeuvre de Jiddu Krishnamurti en Sciences de l’éducation, à l’université Paris 8, je pratique une pédagogie de groupe, seule manière à mon avis, de pouvoir partager le questionnement propre à cette oeuvre. Dans un des groupes d’étudiants où je suis participant, une jeune fille maghrébine, portant le voile islamique, m’interpelle sur le sens de l’observation et de l’attention chez Krishnamurti. Comment lui faire comprendre, sans l’ensevelir sous les citations érudites, le sens de la méditation chez Krishnamurti ? Lui dire que son attention est du même type que ce qu’un scientifique digne de ce nom peut vivre, n’a pas grand intérêt. Je dois trouver l’exemple qui la concernera directement. Partir d’un fait. Ma propre attention à ce qui se passe entre nous est extrême. Je trouve spontanément ce que je vais dire. J’aborde in situ un sujet tabou : la question du voile islamique. Non comme un historien, un sociologue ou un psychologue, mais comme un éducateur.
“Supposons que je sois un enseignant un peu rigide – lui dis-je – je te vois avec ton voile sur la tête. Immédiatement, des images me viennent à l’esprit, positives ou négatives suivant mes inclinations sociales et spirituelles personnelles. Je vais alors réagir en fonction de cet imaginaire que tu contribues à former par ta décision de porter le voile. Je pourrais invoquer tel ou tel argument d’autorité instituée dans l’établissement pour échapper à ma propre responsabilité. Nous sommes tous les deux concernés. Ensemble nous construisons la division (ou la fusion illusoire) entre nous, entre nos peuples, sans nous en apercevoir. Nous maintenons un état de guerre de religion. En aucun cas nous ne pouvons réellement dialoguer. Nous ne sommes pas en relation.
Supposons maintenant que j’ai une autre attitude. Je te vois avec le voile, c’est un fait. Je ne cherche pas immédiatement à expliquer ta conduite par la référence à des théories psychanalytiques ou sociologiques. Encore moins à brandir un règlement. Je me borne à constater ce qui est. Je me vois moi-même avec les sentiments divers qui m’agitent, me traversent, obscurcissent mon observation. Je ne les juge pas. Je les vois simplement sans m’y attacher. En même temps je “nous” vois dans un champ de relations, dans cet espace d’éducation, dans cette unité d’enseignement, avec tous les autres étudiants d’origine culturelle plurielle, dans cette université historiquement située, dans cette société française particulièrement xénophobe, voire raciste. Je suis, tu es, un élément de cet ensemble que nous construisons tous les deux à chaque instant par notre comportement, par nos propos. J’ai une conscience aiguë de ce fait et de ma responsabilité personnelle et politique. Si tu peux réellement m’écouter à ce moment, nous sommes en relation éducative et nous pouvons commencer à nous parler et – peut-être – à changer.”

L’attention est l’essence de l’éducation dès que nous sommes dans le domaine où la psyché est impliquée, c’est-à-dire la quasi totalité des interactions humaines. L’attention est une modalité de la liberté radicale de l’être humain dans la mesure où cette liberté surgit du silence méditatif sans objet. Il n’est point besoin de convoquer l’image d’un dieu pour vivre ce point d’être. Être attentif à tout ce qui vit et interagit constitue l’essence du vivant humain. C’est – il me semble – le point d’ancrage de toute pensée scientifique.

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