L’éducateur et le spirituel aujourd’hui

Colloque AFIRSE mai 2003 (UNESCO), René Barbier 

Malaise devant l’enseignement du fait religieux

L’enseignant contemporain ne peut plus laisser de côté la question du fait religieux. Elle l’envahit de toutes parts sous différentes formes. Le fait religieux, arrive dans sa classe avec le voile des étudiantes, les revendications identitaires des jeunes issus de l’immigration, les références polysémiques aux multiples facettes des idéologies sectaires, les rappels à l’ordre des institutions religieuses légitimes. Il se déguise dans les passions montantes de la jeunesse (sports spectaculaires et à risque, soirées rave, musique techno, nouveaux moyens de communication, nouvelles religiosités à la mode). Mais, plus tragiquement encore, les guerriers du XXe et XXIe siècles mettent Dieu dans leurs poches [1], au grand dam de toutes les bonnes consciences des hautes autorités de la croyance religieuse du monde entier. L’éducateur-enseignant est mal à l’aise avec ce phénomène. N’a-t-il pas appris, dès les premiers moments de son apprentissage, que l’enseignement laïc devait se séparer de tout esprit religieux ? La science et le progrès ne devaient-ils pas refuser toute référence à un mystère d’exister accroché à une clarté numineuse ? N’y a-t-il pas des écoles privées confessionnelles pour parler de tout cela ? L’éducateur d’aujourd’hui ne saurait se voiler la face plus longtemps. À le faire, il laisse les politiques, avec leurs intérêts spécifiques, diffuser leur propre obscurantisme, sous couvert de rapports parlementaires. 

Chercheurs face au spirituel

Les chercheurs scientifiques eux-mêmes, dans le meilleur des cas, ne s’intéressent au spirituel qu’avec des théories et des méthodes de recherche qui ne peuvent appréhender la qualité singulière de cet objet de recherche. Si l’histoire, la sociologie, l’économie politique, la philosophie sont privilégiées, le sens phénoménologique leur échappe trop souvent.
Il faut, en effet, distinguer dans l’expression philosophique celle qui est avant tout d’un ordre discursif en liaison avec des textes appartenant à l’histoire de la philosophie et celle qui est directement en écho avec une existence en acte. On sait que depuis le Moyen-Âge, d’après Pierre Hadot [2], ou, si l’on suit Michel Foucault, à partir de Descartes, la philosophie traditionnellement une ascèse conduisant vers la sagesse, est devenue un discours sophistiqué en usage chez les professeurs de philosophie, déjà dénoncée par A. Schopenhauer [3]. La philosophie expérientielle est restée la portion congrue de l’expérience du cogito. Certes, la phénoménologie et la philosophie existentielle ou personnaliste ont tenté de rétablir l’équilibre, sans toujours y parvenir. Pourtant, dans des situations ultimes, les philosophes retrouvent parfois la congruence existentielle jusqu’à la mort (Socrate, certes, mais aussi Georges Politzer, Miguel de Unamuno, Gilles Deleuze, etc). 

Parole “autre” et authentique

Les autorités ministérielles elles-mêmes décident pourtant d’ouvrir la formation des enseignants des IUFM en France, au “fait religieux”, pour les mois et les années à venir, à la suite du rapport Debray [4]. L’université, par sa fonction essentiellement critique, est l’institution qui semble nécessaire pour aborder la difficile question du religieux dans le cursus de formation des enseignants du primaire et du secondaire. Le chercheur en éducation, qui est également un enseignant du Supérieur, est un praticien et un être réflexif. C’est à partir de sa propre expérience qu’il raisonne et qu’il comprend. Il demeure sensible à l’Ouvert et à l’imprévu des nouvelles socialités qu’il ne cesse de rencontrer dans son action éducative. Beaucoup de jeunes gens attendent de sa part, une parole “autre”. Ni parole instituée des religions confortables, ni parole rigidifiée des anciens rationalismes, ni discours idéologiques des théories révolutionnaires, ni indifférence prudente à l’égard du spirituel, ni absence de parole au nom de l’ignorance, les jeunes veulent que l’enseignant s’implique et acceptent le dialogue sur cet objet de connaissance si difficile.

1. Une expérience pédagogique de plus de 15 ans à l’université

Depuis longtemps déjà, à l’université, j’ai accepté d’ouvrir cet espace de dialogue pédagogique, en direction des formateurs, des travailleurs sociaux et des futurs enseignants de l’enseignement primaire et secondaire. C’est à travers l’enseignement de la vision du monde d’un sage d’origine indienne, en vérité transculturel et transreligieux, Krishnamurti, que j’ai tenté l’aventure d’un esprit critique mais ouvert, appliqué au fait religieux. Ces années d’enseignement m’ont fait comprendre le besoin de parole des jeunes gens sur le sens de la vie et de l’éducation. Mais désir d’une parole “autre” qui doit savoir respecter toutes les diversités, toutes les appartenances, sans pourtant être tiède et dénuée de fermeté critique. C’est à partir de cette expérience éducative que je réfléchis sur les rapports du spirituel, de l’éducation et de la laïcité dans la société moderne.

Pour ma part, il s’agit bien d’une ouverture nécessaire qui permet une relation dialogique entre une dimension de connaissance de soi et une dimension liée aux savoirs externes pluriels et critiques [5]. L’éducation redevient alors ce qu’elle n’aurait jamais dû perdre de vue : la formation de l’“!homme de bien!” comme disent les anciens Chinois. Sous cet angle, la philosophie est sous-jacente à toute éducation. Mais il s’agit d’une perspective philosophique qui ne se complaît pas aux discours, fussent-ils particulièrement sophistiqués. Nous suivons les vues d’un philosophe comme Pierre Hadot, spécialiste de l’Antiquité grecque, pour qui l’expérience concrète, l’art de vivre, est au cœur de toute activité du philosophe – celui qui tend vers la sagesse. 

Sacré radical et sacré institué

Je distingue dans le spirituel, le sacré radical et le sacré institué. Le premier demeure ce qui anime tout élan vital, tout acte créateur/destructeur, au niveau du cosmos et qui peut-être approché sans croyance a priori. On peut en retrouver des traces originelles aussi bien dans la philosophie occidentale antique que dans les sagesses orientales. Le second est celui qui fige le plus souvent et inscrit. 
L’éducation est un art de rigueur critique qui permet à chacun de découvrir ce spirituel radical, bouleversant, essentiellement contestataire de tout ordre établi, en soi-même et dans la relation avec les autres et le monde. C’est d’abord un arrachement à l’éducation acquise, religieuse ou athée, à ses violences symboliques, à ses jeux et ses enjeux subtils, qui nous animent jusqu’au fond de nous-mêmes. C’est l’assomption d’un espace libre donc angoissant lorsque cet arrachement nous place face à nous-mêmes. C’est enfin la découverte de cet élan vital en nous-mêmes qui nous relie à une totalité en acte, un processus énergétique sans commencement ni fin où toutes les formes sont reconnues dans leur structuration, déstructuration et restructuration incessantes. 

Poser la question de façon critique et ouverte

Au sein de l’université, il n’est pas question d’aller jusqu’au bout d’une “éducation radicale” en liaison avec la question du spirituel [6], mais simplement de poser la question d’une autre façon d’être au monde, à travers l’œuvre et la vie de quelques figures souveraines à étudier, à comprendre et à critiquer. Comme le souligne Régis Debray dans son rapport, il ne s’agit pas tant d’instituer de nouveaux spécialistes du fait religieux que de sensibiliser chaque enseignant, à partir de sa propre discipline, à considérer d’une manière critique et ouverte, le fait religieux dans ses aspects à la fois traditionnels et modernistes. Pour ma part, responsable d’un axe d’anthropologie de l’éducation dans mon département des sciences de l’éducation, c’est à partir de cette discipline centrée sur la “diversité culturelle” que j’ai entrepris ce type d’insertion du fait religieux.

Imaginaire dans l’approche transversale

Depuis plus de quinze ans, je mène mes recherches en éducation dans le sens d’une interrogation permanente sur le bien fondé de nos méthodes et de nos théories pour comprendre la complexité du fait éducatif. Cette ligne de recherche m’a conduit à proposer une approche que je nomme “Approche Transversale” [7] à partir d’une théorie de l’imaginaire tri-dimensionnel et d’une triple écoute/parole du chercheur. Mon propos n’est pas de développer cette théorie dans cette communication, mais de souligner qu’elle va de pair avec une nécessaire ouverture interculturelle. 
La théorie de l’imaginaire de l’approche transversale insiste, en particulier, sur la dimension d’un “imaginaire sacral” et d’une écoute à la fois “philosophique” et “mythopoétique” des situations éducatives. Ces orientations obligent à reconsidérer en quoi d’autres cultures sont susceptibles de nous questionner sur notre façon tout occidentale de voir le monde [8]. L’exemple des ethnologues impliqués (Carlos Castanéda, Robert Jaulin, Jeanne Favret-Saada, Eric de Rosny, Marcel Griaule, Michel Leiris, Jean Malaurie, Jean Condominas, etc.) nous rappelle pertinemment que dans certaines conditions, si nous voulons en “savoir plus”, il nous faut dépasser nos catégories habituelles de penser et de sentir. 

Reconsidérer des cultures “autres”

La caméra de Jean Rouch nous présente Les maîtres-fous et nous vivons un rapport au monde qui ne manque pas de nous étonner, par la façon qu’ont certains peuples à s’approprier la culture dominante sans perdre les données essentielles de leur propre culture. L’ethnologue brésilien Darcy Ribeiro nomme cette dimension culturelle, la “transfiguration ethnique” [9], en réfléchissant sur les formes de sociabilités de certaines tribus indiennes. Ces formes de résistances implicationnelles des cultures “autres”, quand le colonisateur ne les a pas, purement et simplement, décimées, nous étonnent par leur vigueur persévérante. Partout les intégrismes se développent et jettent des anathèmes meurtriers. Les sociologues s’interrogent sur ces phénomènes d’exclusion et d’adaptation et doivent modifier leurs habitus de chercheur, leurs méthodologies, leurs théories insuffisantes, pour aborder et interpréter les données (cas de P. Bourdieu dans La misère du monde et sa perspective pour “comprendre” le social [10]) ; la notion de “reliance” du sociologue belge Marcel Bolle de Bal devient sans doute une notion-clé pour éclairer d’un jour nouveau la complexité inextricable des interactions culturelles, sociales, économiques et politiques du monde contemporain international [11]. Sous l’influence des valeurs différentes, venues de cultures ancestrales, l’école voit contester son principe le plus “sacré” : la laïcité. Plus que jamais un éducateur, un enseignant, un formateur, doivent rester lucides sur ces phénomènes interculturels. Il se peut que nous développions là une nouvelle forme de “sacré sans dieu”, de spiritualité laïque, de conscience planétaire inventant une nouvel “évangile de la perdition” comme le nomme Edgar Morin [12]. Un enseignement dans ce sens est donc nécessaire en sciences de l’éducation. Mais qui l’organise vraiment et comment faire ? 

Deux types d’anthropologie de l’éducation

Je dois distinguer immédiatement deux types d’anthropologie de l’éducation qui sont inégalement explorés à l’heure actuelle : 

  • L’anthropologie interne de l’éducation qui étudie la manière dont les minorités culturelles, venant de cultures différentes et parfois lointaines, réussissent, tant bien que mal, dans une interaction permanente, liée à une retraduction et réinvention des modèles culturels d’origine, à socialiser leurs enfants au sein d’une culture dominante. Nous voyons augmenter le nombre des recherches en ce sens, notamment aux Etats-Unis, mais également en France et en Europe, depuis plusieurs années [13]. 
  • L’anthropologie externe de l’éducation qui se préoccupe de comprendre, avec le minimum d’ethnocentrisme, les cultures “autres” [14] dans leur rapport à l’éducation, à la socialisation éducative souvent plus intégrée à la vie quotidienne de la communauté. Les études désormais classiques du courant culturaliste américain (Franz Boas, Margaret Mead, Ralph Linton, Ruth Benedict, Abram Kardiner, Clyde Kluckholn, Cora du Bois, Gregory Bateson etc.) et les recherches du courant fonctionnaliste (Bronislaw Malinowski sur la sexualité) avaient depuis longtemps analysé des formes de sociabilités archaïques en rapport avec l’éducation, non sans être parfois dupés par leurs informateurs (cas de Margaret Mead) [15]. Elwin Verrier avait, dans les années 1950, publié son intéressante recherche sur le “ghotul”, cette “maison des jeunes” des tribus “Muria” au coeur de l’Inde, lieu d’éducation nocturne les enfants jusqu’au mariage, selon des institutions régies par les jeunes eux mêmes [16]. 

L’anthropologie externe de l’éducation, dans ma perspective, étudie particulièrement les institutions, les figures dominantes et les pratiques, manifestes ou latentes, des cultures lointaines ou “autres” en vue d’en dégager des réflexions éthiques, des lignes d’action heuristiques, dans le champ de l’éducation, pour nos sociétés modernes soumises à la crise généralisée des valeurs. Il ne s’agit pas de vouloir revenir à un “âge d’or” pur, situé dans un passé dont on connaît l’extrême contrainte sociale. Nous avons plutôt à repenser nos formes de sociabilités et d’éducation en fonction d’une philosophie de la vie dont nous avons – semble-t-il – perdu l’essentiel [17] mais qui s’impose de nouveau en ces temps de catastrophes écologiques et sociales.

Dans cette optique sont étudiées aussi bien les institutions éducatives et pédagogiques globales d’une culture donnée, que les voies plus marginales et les figures spirituelles qui, dans ces sociétés, jouent ou ont joué un rôle majeur. Une attention particulière est accordée aux personnalités philosophiques, aux sages, qui se préoccupent singulièrement de la question de l’éducation (par exemple, J. Krishnamurti, Gandhi ou Shri Aurobindo en Inde). Nous ne négligerons pas également, en empruntant cette voie de recherche, les avatars d’une éducation traditionnelle dans ces pays soumis à l’emprise de la modernité (cas du Japon ou de la Chine) [18]. 

2. Quelle pédagogie en anthropologie de l’éducation ?

Comment enseigner une culture “autre” ? Le problème est d’envergure et pose la question de l’apprentissage d’une attitude spécifique – je préfère dire d’une “existentialité interne” – comme constellation dynamique de valeurs, de symboles, de mythes, de “visions du monde”, qu’un sujet met en oeuvre dans sa quotidienneté et qui tisse ainsi un “bain de sens” relativement structuré dont le chercheur peut toujours chercher l’intelligibilité en situation (dégager sa “transversalité”). Quelle est l’existentialité interne proprement interculturelle ? Comment faire comprendre aux étudiants la singularité d’une culture de l’autre ?

2.1. L’enseignement de la philosophie de Krishnamurti

Depuis le milieu des années quatre-vingt, j’ai construit un module d’enseignement spécialisé en rapport avec l’apport éducatif de Jiddu Krishnamurti dont l’œuvre bouleverse profondément nos façons habituelles de penser [19]. Il s’agit de mobiliser les étudiants [20] en grand groupe par ce que je nomme un “objet épistémique de provocation” (O.E.P.) et la perspective d’une “recherche-action pédagogique” [21] avec production de savoir (exposé et rapport final). 
L’O.E.P. qualifie tout dispositif ou situation permettant le questionnement de l’existentialité interne du sujet apprenant. Il prend des formes variées en fonction des situations concrètes et dépend largement de la compétence à l’improvisation du chercheur.

Pédagogie d’immersion secondaire

Proche de l’“analyseur” de l’Analyse Institutionnelle, par ses effets conflictuels, il s’en distingue par son axe privilégié qui reste l’éducation avec son articulation et son dosage permanent de médiation et de défi, en particulier dans la recherche-formation interculturelle. Le projet pédagogique s’appuie sur la confrontation interculturelle dans une sorte de “pédagogie de l’immersion secondaire”. La problématique de la “pédagogie d’immersion secondaire” défendue ici (par rapport à l’“immersion” territoriale et “primaire” dans la culture à étudier, comme le propose pertinemment Edmond-Marc Lipiansky pour une pédagogie interculturelle [22]) suppose que le sujet apprenant prend conscience, peu à peu, et par des moyens divers, conjuguant le contact interculturel et la réflexion collective, d’une autre manière de prêter du sens aux faits, aux pratiques et à toute la symbolique de la vie individuelle et sociale. 
Pour ce faire, le temps, et la tolérance non dénuée de confrontation, sont nécessaires. Mais principalement le sujet apprenant doit sentir, par le témoignage existentiel d’une certaine intensité de la part d’un “autre”, que rien n’est joué d’avance malgré l’“orchestration sans chef d’orchestre” dont nous parle P. Bourdieu à propos de l’habitus. 

La nécessité de conserver un travail de réflexion individuelle d’appropriation du savoir est également indispensable. Cette appropriation individuelle s’opère par la rédaction d’une fiche de lecture, au moins, sur un livre de Krishnamurti, dont je donne une série de références en début d’année universitaire. La fiche de lecture doit être rédigée avec un souci d’implication personnelle, un esprit de méditation et d’analyse critique de l’ouvrage. J’insiste beaucoup sur sa valeur à mes yeux, en dehors de toute préoccupation de “notation” et de “comparaison”. Je n’hésite pas à jouer ici sur l’“effet Pygmalion” en pédagogie positive. Je m’adresse à la “personne” de l’étudiant, en tenant compte de sa culture [23]. 

Pédagogie transversale

Dans l’optique pédagogique qui est la mienne, il s’agit avant tout d’une pédagogie transversale. Les étudiants doivent s’approprier collectivement la réflexion par une interrogation critique mais ouverte sur l’expérience de l’autre. Dans un premier temps, ils sont divisés en équipes de travail de cinq étudiants. Les étudiants se répartissent en équipe en fonction de leur intérêt pour un livre de Krishnamurti, parmi une liste fournie en bibliographie. Je leur demande d’élaborer collectivement, après discussion, un “graphe” représentant la vision éducative du monde dans l’œuvre de Krishnamurti. L’objectif final, pour chaque équipe, est de présenter l’état de sa réflexion à l’ensemble du groupe-classe. La construction du graphe n’est qu’une incitation à la réflexion et à la création collectives. Le graphe peut être de forme classique, articulant plusieurs concepts reliés par des flèches selon une logique interne montrant la vision du monde de Krishnamurti. Parfois, il est vraiment surprenant et prend une allure originale (par exemple il devient une sculpture en mouvement ou il se métamorphose en tableau corporel théâtral). 

Chaque équipe d’étudiants est désignée par le nom d’une personnalité du monde de la vie spirituelle et philosophique de l’humanité d’hier et d’aujourd’hui. Ainsi nous trouvons aussi bien des groupes “Hampâte Bâ” que des groupes “Shunryu Suzuki”, “Al Hallaj”, “Pierre Hadot”, “Aurobindo”, “Epictète”, “Prajnanpad”, “Alan Watts”, etc. Les étudiants doivent trouver des informations et présenter leur personnalité de référence en fonction de leur sujet de travail. Chaque équipe doit imaginer une présentation, la plus “pédagogique” possible, qui relatera les difficultés pédagogiques rencontrées. Les présentations finales se déroulent dans les dernières semaines du semestre. Les étudiants représentent environ une quarantaine de personnes de 20 ans à 60 ans et de nationalités et de cultures différentes. Chaque équipe tient son “journal d’itinérance” [24] pour faire état de sa progression dans l’élaboration de sa réflexion. 

2.2. L’apport de l’enseignant en retentissement et en spirale : implication et distanciation

L’enseignant, dans une perspective de recherche-action pédagogique [25], est avant tout un animateur-chercheur. Il joue un rôle de facilitateur, d’informateur, d’écoutant. Je passe ainsi dans toutes les équipes pour travailler avec elles, en tant que consultant. Mais je reste à la disposition de l’équipe qui a besoin de moi, d’une manière impromptue. Mon implication est importante dans cette écoute pédagogique qui est de l’ordre d’une “écoute sensible” [26]. Mais, à ce moment du travail collectif, je reste à distance. Je ne prends pas parti, excepté pour des contre-sens trop marqués. Par contre, lors de la présentation finale du travail de chaque équipe, j’aurai à la fois à animer le groupe entier, en donnant mon avis argumenté, sur les propos tenus. Les travaux de chaque équipe sont regroupés dans un rapport d’équipe, dactylographié, qui doit tenir compte de la discussion collective lors de la soutenance. 

3. La question existentielle en anthropologie de l’éducation

Transmettre un savoir

L’enseignement supérieur ne saurait négliger la transmission d’un savoir légitime, d’un corpus théorique minimal en anthropologie de l’éducation. Compte tenu du peu d’heures disponibles et du projet pédagogique qui privilégie l’échange, je soutiens la mise en commun des expériences, des savoirs personnels, à cet égard. Ce qui est d’autant plus intéressant que le groupe est hétérogène quant à l’âge et aux cultures représentées. L’appropriation d’un livre clé de l’auteur étudié, par chaque étudiant, constitue le seuil minimal de cette transmission, avec les compléments que je peux apporter lors des échanges des dernières séances ou dans les équipes. Le savoir légitime (livre étudié) intervient un peu comme “parole tierce” entre les étudiants, les auteurs et l’enseignant-animateur [27]. Par ailleurs des références en sciences humaines sont proposées à partir des nombreux sites internet que je gère depuis plusieurs années dans cette perspective.

S’approprier le savoir

Le projet pédagogique suppose un corpus à retentissement affectif et existentiel, une discussion avec lui et avec l’aide des autres, pour élaborer ce que Georges Lerbet nomme le “savoir du dedans” [28]. J’écoute les phases de cette élaboration durant ma présence dans les équipes. Je l’évalue relativement à l’examen du rapport final de l’équipe et surtout des réflexions personnelles, et souvent impliquées, dans la fiche de lecture. Le “graphe” des principaux thèmes constituant la vision du monde de Krishnamurti sur l’éducation, est le lieu intellectuel d’échanges de savoirs très animés. 

Se transformer par le savoir collectivisé

J’accorde une place primordiale à la fonction interactive du groupe dans son influence transformatrice de l’habitus de la personne. Tant aux niveaux de l’équipe de travail que du groupe-classe, le groupe tient son rôle de stimulation, de relativisation et de dédramatisation du vécu. Les séances sont très animées pendant la phase de travail en équipe, et lors de la présentation finale. Les échanges sont riches et questionnants. Les façons de présenter les travaux parfois étonnantes. L’évaluation sommative que je demande est positive, malgré quelques critiques toujours justifiées qui me permettent de réajuster mon enseignement d’une année sur l’autre.

Bibliographie

[1] Régis Debray, 2003, Le feu sacré, Paris, Fayard
[2] Pierre Hadot, 2002, (1993), Exercices spirituels et philosophie antique, Préface d’Arbold I.Davidson, Paris, Albin Michel, 404 pages 
[3] Schopenhauer, 1993, Contre la philosophie universitaire, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque
[4] Régis Debray, 2002, Rapport de mission – L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque http://www.education.gouv.fr/rapport/debray/ 
[5] http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/bulletin/b12/b12c9.htm 
[6] Sur un aspect de ce sens d’une éducation radicale, voir Jeanne Mallet, 2003, Ethique et éducation. Défis pour un nouveau millénaire. A partir d’une entretien avec le Dalai Lama, Oméga Formation conseil, 94 p. 
[7] René Barbier, 1997, L’Approche Transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos (Economica), coll. Exploration interculturelle et Sciences sociales, 357 p.
[8] Voir par exemple la troisième partie “La fonction symbolique” de l’ouvrage de Philippe Laburthe-Tolra et Jean-Pierre Warnier, 1993, Ethnologie, Anthropologie, Paris, PUF, coll. Premier cycle, 412 p., pp.157-286 
[9] Darcy Ribeiro, 1979, Frontières indigènes de la civilisation, Paris, U.G.E., coll. 10/18, 470 p.
[10] Pierre Bourdieu (s.dir), 1993, La misère du monde, Paris, Seuil, 949 p., pp.903-939 
[11] Marcel Bolle de Bal, 1988, La reliance ou la médiatisation du lien social : la dimension sociologique d’un concept charnière, Actes du XIIIe Colloque de l’Association International des Sociologues de Langue Française, Tome 1, pp. 598-611 et l’ouvrage sur Voyages au coeur des sciences humaines, De la Reliance, sous sa direction, paru en 1996. chez l’Harmattan, en deux tomes. Michel Maffesoli, 1991, Introduction à E. Durkheim, les formes élémentaires de la vie religieuse, (réed.),Paris, L.G.E.,coll. de poche,758 p. La reliance est alors, pour Maffesoli, très proche de la notion d’ “effervescence” de Emile Durkheim (pp. 16-17). Dans Reliance et triplicité, Religiologiques, Jeux et traverses. Rencontre avec Michel Maffesoli, s/dir Guy Ménard, Université du Québec à Montréal, département des Sciences religieuses, Printiemps, 1991, n°3, 163 p., 25-86, Maffesoli précise que la “reliance” selon sa conception n’exclut pas le conflit. 
[12] Edgar Morin, Anne Brigitte Kern, 1993, Terre-Patrie, Paris, Seuil, 219 p. Voir ma communication au congrès de l’AFIRSE de Aix-en Provence 1994, “Edgar Morin, l’ouverture multiréférentielle et l’éducation”, 23 p. 
[13] Sur ce point le numéro de la Revue Française de Pédagogie, sur l’anthropologie de l’éducation, présenté par Agnès Henriot-Van Zanten et Kathryn Anderson-Levitt, n° 101, 1992, qui décrit en détail les perspectives américaines et les recherches françaises. 
[14] La notion de culture “autre” a été précisée par Jacqueline Roumeguère-Eberhardt, 1982, in Le signe du début de Zimbabwe, facettes d’une sociologie de la connaissance, Paris, Publisud, 202 p., “Nous utilisons le terme “autre” – population, société, culture “autre” – de préférence aux termes “primitifs”, “archaïque”, “non-industrialisé”, “en voie de développement”, tous termes impropres comme le nôtre d’ailleurs qui pourrait dénoter un flagrant culturo-centrisme. Mais c’est précisément pour cela que nous l’adoptons ici. Nous utilisons pour des raisons épistémologiques appliquées à la sociologie de la connaissance afin de marquer qu’autrui est “autre” pour moi comme je suis “autre” pour lui dans tout dialogue authentique évoquant une réciprocité de perspectives. Car nous pensons que ce n’est que lorsque l’on cessera de tenter d’assimiler autrui que l’on est alors en mesure d’engager des relations permettant une compréhension de son génie “autre”. Cette perspective est essentielle pour le sociologue abordant des sociétés ayant un héritage “autre” que celui de sa propre société.” (p.26). Voir aussi Pensée et société africaines. Essais sur une dialectique de complémentarité antagoniste chez les Bantu du Sud-Est, Paris-La Haye, Mouton, 1963 
[15] Pierre Erny, 1981, Ethnologie de l’ éducation, Paris, PUF, 204 p., pp.77-147 (avec les prolongements psychanalytiques) 
[16] Elwin Verrier, 1978 (1950), Maisons des jeunes chez les Muria, Paris, Gallimard, coll. Tel. Selon un ethnologue de mes amis, Bernard Fernandez, qui est allé passé plusieurs mois dans ces tribus, ces dernières années, l’institution du Ghotul fonctionne encore actuellement, mais il est très difficile d’y accéder pour un étranger car le Gouvernement indien a bloqué l’accès aux territoires des tribus. 
[17] Le livre consacré à l’univers symbolique des indiens d’Amérique du Nord, de Teri C. Mac Luhan, 1974 (réed. 1992), Pieds nus sur la terre sacrée, en coll. avec le célèbre photographe ethnographe Edward S.Curtis, Denoël, 187 p. représente une mine d’or pour une méditation approfondie en ce sens. 
[18] Horio Teruhisa, 1993, L’éducation au Japon, traduit/présenté par J-F. Sabouret, Paris, CNRS éditions. Karlfried Graf Dürckheim, 1985, Le Japon et la culture du silence, Paris, Le courrier du livre, 118 p. (pour l’aspect traditionnel de la culture nippone). Ishidoh I., 1987, Pour une réforme authentique de l’éducation japonaise, Le Binet Simon, Lyon, 613 p. Voir aussi l’interview du Professeur Misumi “La double éducation japonaise” réalisée par Jacques Ardoino, Le 3e Millénaire, n°11, L’impasse éducative, Paris, 1983, pp. 52-54. Xiao Hui Li, 1989, L’enseignement supérieur en Chine, mémoire de DEA, université Paris 8, 123 p.
[19] René Barbier, “Krishnamurti, une approche radicale pour la recherche contemporaine en éducation”, in Pratiques de Formation/Analyses, op. cit., n°21-22, pp.193-226 
[20] On se reportera au concept de “mobilisation” développé par B. Charlot, E. Bautier et J-Y. Rochex, 1992, Ecole et savoir dans les banlieues…et ailleurs, Paris, A. Colin 
[21] René Barbier, 1977, La recherche-action dans l’institution éducative, Paris, Gauthier Villars,
[22] Pédagogie exposée en 1993 lors d’un séminaire de recherche que nous menions avec plusieurs autres chercheurs dans le cadre d’une réflexion sur l’interculturalité de diplômes européens concernant l’éducation et l’animation socio-culturelle instituée par le Bureau VII (formation-recherche) de l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse (O.F.A.J.). Il s’agit d’une pédagogie sur le terrain, dans le pays concerné par l’apprentissage interculturel, que je ne renie pas évidemment, puisqu’il constitue le “rite de passage” de la formation ethnopédagogique, mais qu’il est parfois difficile de pratiquer, comme dans le cas de mon enseignement à Paris 8. 
[23] Louis Not (s/dir), 1986, Regards sur la personne, Toulouse, université de Toulouse Le Mirail, travaux de l’université, série B, Tome 10, 271 p. 
[24] René Barbier, 1993 (publié dans les actes en 1994), “Le journal d’itinérance en formation de formateurs”, communication au Congrès de l’A.E.C.S.E., Paris, CNAM
[25] René Barbier, 1996, La recherche-action, Paris, Anthropos, 112 pages 
[26] René Barbier, 1993, “L’écoute sensible en approche transversale”, Pratiques de Formation/Analyses, université Paris 8, Formation Permanente, L’approche multiréférentielle en formation et en sciences de l’éducation, (s/dir J. Ardoino, R. Barbier), n°25-26, mai 1993, 190 p., 153-180 
[27] Il est certain que les étudiants en sciences de l’éducation manquent des bases nécessaires à une appropriation pertinente du corpus anthropologique. Des ouvrages de sensibilisation et d’introduction à l’anthropologie culturelle et sociale, indépendamment des grands classiques de l’anthropologie (collection Terre Humaine de Jean Malaurie chez Plon, ouvrages de La Pléiade (Gallimard) en ethnologie générale et régionale) doivent être proposés comme pré-requis, par exemple celui de P. Laburthe-Tolra et J-P. Warnier déjà cité, ou celui, très pédagogique, de Robert Deliège, 1992, Anthropologie sociale et culturelle, Bruxelles, De Boeck Université, 285 p., sans parler de l’exposé des courants actuels plus spécialisés d’ethnométhodologie de l’éducation (Alain Coulon, 1993, Ethnométhodologie et éducation, Paris, PUF, 238 p.) ou encore de réflexions synthétiques et critiques sur l’“autre” comme celle de Claude Liauzu, Race et civilisation, l’autre dans la culture occidentale, anthologie critique, Paris, Syros, 492 p. ou Camillo Camilleri, Marget Cohen-Emerique,(s/dir.), 1989, Chocs de cultures : Concepts et enjeux pratiques de l’interculturel, Paris, l’Harmattan,
[28] Georges Lerbet, 1992, Le savoir du dedans, Paris, Hachette-Education, 189 p., qui distingue pour les articuler, le “savoir-épistémè” (savoir du dehors) et le “savoir gnose” (savoir intégré par la personne).