1997, par René Barbier
Article paru dans la revue Pratiques de formation/Analyses, Université Paris 8, Formation Permanente, n°25-26, 1993, L’approche multiréférentielle en formation et en sciences de l’éducation, repris et actualisé dans René Barbier, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos (Economica), 1997, 357 p.
Introduction
Depuis longtemps je m’intéresse à la question de la « sensibilité » en éducation, en formation et en psychothérapie. Il me semble que ce thème, justement, n’est pas assez pris en compte, ni théorisé à l’heure actuelle dans le domaine de la psychosociologie clinique. Ce rapport à la sensibilité s’inscrit pour moi dans un processus de développement intellectuel, d’à-coups existentiels et de pratique clinique. Les quelques expériences que j’ai eues en hôpital général ou en hôpital psychiatrique, dans le cadre de recherche-formation du personnel, notamment sur une sensibilisation à l’écoute des mourants, ou sur la créativité, m’ont interrogé sur l’influence du blocage de l’expression sensible de l’être humain dans sa relation à l’autre soumis à une situation-limite. L’enseignement à l’Université Paris 8, dans le domaine de l’écoute mytho-poétique, m’a également rapproché de cette faculté sensible en éducation.
Approche transversale : trois types d’écoute
L’Approche Transversale, théorie psychosociologique existentielle et multiréférentielle que j’ai proposée depuis une quinzaine d’années, implique que l’on mette en oeuvre, dans toute situation éducative, trois types d’écoute : scientifique-clinique, avec sa méthodologie propre de recherche-action ; poétique-existentielle qui prend en compte les phénomènes imprévus résultant de l’action des minorités et de la particularité dans un groupe ou chez un individu ; spirituelle-philosophique c’est à dire l’écoute des valeurs ultimes qui sont en oeuvre chez le sujet (individu ou groupe). Valeurs ultimes c’est à dire, ce par quoi nous sommes rattachés à la vie, ce que nous investissons le plus quant au sens de la vie. Nous avons tous de telles valeurs, même si nous ne savons pas toujours les reconnaître avec suffisamment de lucidité, cette lucidité qui « est la blessure la plus rapprochée du soleil » comme l’écrit le poète René Char. Dans un groupe, quelles sont ses valeurs ultimes, ce par quoi il accepte de risquer l’essentiel ?
Rôle de l’autre
Le groupe, comme chacun d’entre nous, a besoin de l’interpellation de l’ « autre » pour cheminer vers ses valeurs ultimes et pour en faire une véritable force intérieure. Non pas de l’autre « grand interprétateur » qui nous dirait ce que nous sommes en fonction de référents totalement extérieurs à nous-mêmes . Mais de l’autre comme miroir actif, susceptible d’entrer conflictuellement avec nous pour nous faire découvrir, dans le rapport humain qui n’a pas peur de la confrontation, les valeurs essentielles à notre devenir. Ainsi, au-delà de la phénoménologie, le psychosociologue est un herméneute de l’existence concrète, acceptant de se risquer à « prêter du sens » (Jacques Ardoino) aux activités d’autrui. Mais il n’a jamais de projet autre sur le groupe, que de créer les conditions d’une meilleure compréhension de chacun et de tous, en vue d’ une plus grande autonomie élucidée .
Trois types d’imaginaire
L’écoute sensible s’inscrit dans cette constellation des trois écoutes mais également d’un axe de vigilance qui retient comme postulat, trois types d’imaginaire toujours en acte dans une situation éducative en vue d’élucider leur transversalité inéluctable. L’imaginaire personnel-pulsionnel, avec la question non tranchée de la nature des pulsions (quid de la pulsion de mort, par rapport à Eros ?) ; L’imaginaire social-institutionnel, avec son magma de « significations imaginaires sociales » (Cornélius Castoriadis), produit psychique collectif, au niveau de la société, d’une capacité radicale de créer des formes, figures, images plus ou moins étayée au développement de la base matérielle, technologique et économique, de la société. Par exemple l’ensemble des « significations imaginaires sociales » qui ont accompagnées la montée de la technologie informatique et l’ère des ordinateurs, ou encore les modifications dans les attitudes et les comportements sexuels à la suite de l’usage généralisé de la contraception par voie orale, et peut-être, dans les prochaines années, à la suite de la pandémie du SIDA. L’imaginaire social s’impose durablement par le biais des institutions et des organisations (familiales, professionnelles, syndicales, politiques, de loisirs, de culture, etc.).
Mais nous devons également faire la place à un autre type d’imaginaire, que je nomme l’imaginaire sacral du fait de l’impact de forces et d’énergies qui nous traversent sans que nous puissions les contrôler (forces telluriques, bouleversements écologiques, énergies cosmiques, pandémies incontrôlables, ou plus modestement notre rapport à la mort et au non-être). L’être humain est « jeté » dans la nature et doit y trouver un sens. Il développe un trait essentiel de son identité : « l’homo religiosus », comme l’a fait remarquer Mircea Eliade dans ses brillantes recherches.
Chaque imaginaire engendre sa propre transversalité
Chaque type d’imaginaire engendre sa propre transversalité, c’est-à-dire son réseau symbolique spécifique doté, en relation et en proportion variables, d’une composante structuro-fonctionnelle à côté de sa composante imaginaire.
- La transversalité phantasmatique pour l’imaginaire pulsionnel qui exprime l’ensemble des fantasmes d’un individu ou d’un groupe selon une logique où se joue en partie la conjonction conflictuelle d’Eros et de Thanatos.
- La transversalité institutionnelle, réseau symbolique socialement sanctionné, qui est suscitée par l’imaginaire social selon une logique dialectique d’instituant, d’institué et d’institutionnalisation.
- La transversalité noétique qui affirme symboliquement le jeu de l’imaginaire sacral face au mystère de l’être-au-monde,principalement selon deux modes d’être : le mode apollinien (sérénité, sagesse) et le mode dionysiaque (transe mystique et orgiaque).
L’Approche Transversale a pour visée d’élucider cliniquement, et selon un processus de recherche-action existentielle, liée au sens de la création poétique et de la méditation spirituelle, cette transversalité plurielle à partir de l’imaginaire et aux niveaux concrets de la personne, du groupe et de l’organisation, selon l’expression de leurs produits, de leurs pratiques et de leurs discours. L’écoute sensible est la façon de prendre conscience et d’intervenir pour un chercheur, un éducateur, qui se trouve dans cette logique de l’approche transversale. Mais qu’est-ce que « la sensibilité » ?
1. La question de la sensibilité
Il nous faut distinguer immédiatement : sensation, émotion et sentiment. Quand nous tentons de voir ce qui s’écrit sur la question de la sensibilité, de l’ émotion ou du sentiment, nous constatons que ce ne sont pas les mêmes personnes qui analysent ces concepts. La « sensibilité » est approchée avant tout par des neuro-physiologistes, en insistant sur les mécanismes sensori-moteurs. Quelques textes sont proposés, marginalement, par des philosophes. Michel Henry, par exemple, qui insiste sur l’importance de la sensibilité esthétique par rapport à la « barbarie » dans laquelle nous serions piégés et qui éliminerait cette sensibilité. Mikel Dufrenne également qui développe des idées autour de la sensibilité. Georges Steiner, dans son dernier livre, qui part en guerre contre notre fermeture spirituelle.
Psychologues, sociologues, psychosociologues semblent rester à l’écart d’une investigation sur ce thème, mis à part ceux qui s’inscrivent dans le courant d’ « histoire de vie ». On cherchera en vain, en Sciences de l’éducation, une étude de fond sur la « sensibilité ».
Par contre, on parle beaucoup de l’ « émotion » chez les neurophysiologistes, les psychologues expérimentalistes et cliniciens . A l’Université Paris 7, Max Pagès a créé un laboratoire consacré à la question de l’émotion qui a publié des travaux remarquables. Quant au « sentiment », les neurophysiologistes ne s’en occupent pas, les psychologues moyennement, et se sont surtout les philosophes qui ont abordé de front ce concept. Un regard sur les trois termes développés dans l’Encyclopedia Universalis, nous permet de confirmer la tendance présentée dans ce paragraphe. Nous entrons dans la sensibilité par les deux bouts, si j’ose dire, celui des « nerfs » et celui des media.
1.1. De la sensibilité nerveuse à la sensiblerie médiatique
Les bases physiologiques de la sensibilité
Nous pouvons tracer une sorte de schéma partant de la perception qui vient du monde, de son impact sur nous.
Le Réel-Monde
Le percept (perception directe, VOIR)
Méditation
ni représentations imagées, figurées, ni concepts
« vision pénétrante »
(Krishnamurti)
Sensation « pensée mandala » (Ken Wilber)
Conceptualisation (le « concept »)
Activités
Flux représentatif/affectif/intentionnel
psychiques
imagination (« image mentale » de J.P. Changeux)
(« imagination radicale » de C. Castoriadis)
La sensation s’affirme à travers les capteurs sensoriels ; la représentation liée à la sensation, joue un rôle dans la sensation mais est également produite par cette sensation. Les affects peuvent résulter de cette représentation, avec notamment une polarisation autour du plaisir et du déplaisir. Cet ensemble est bien étudié par les chercheurs expérimentalistes. Toutefois, n’ y a -t-il pas un abîme avec les méthodes et les représentations issues de la pratique clinique ? Les neurophysiologistes emploient le terme de « stimulus », la sensation c’est l’émergence dans la conscience de l’activation d’une sensibilité par un stimulus. La sensibilité, pour un physiologiste, c’est l’appareil nerveux captant l’information et la transportant par un phénomène de transduction, grâce aux récepteurs sensoriels (exterocepteurs, propriocepteurs, interocepteurs). Ceux-ci permettent aux organes des sens d’enregistrer les propriétés d’un stimulus et de les traduire en un certain nombre de signaux transportés jusqu’au cerveau. Le système nerveux réagit et engendre des comportements adéquats par rapport au stimulus perçu et ressenti. Le système nerveux réagit et engendre des comportements adéquats par rapport au stimulus perçu et ressenti. Mais que dire de la dynamique fantasmatique ? Peut-on ignorer les apports des neurosciences dans la connaissance actuelle des phénomènes sensoriels ? Mais peut-on comprendre la sensibilité comme un jeu complexe de purs signaux électro-chimiques de communication ?
Corps, mouvement dans la sensibilité
Sans entrer dans les détails, je retiens de ces travaux l’importance du corps et de son mouvement dans la prise en compte de la sensation. Le schéma corporel et le mouvement du corps jouent un rôle privilégié dans le repérage et dans la possibilité de sentir le monde, comme l’ont d’ailleurs réfléchi les philosophes depuis toujours. En effet, si nous tournons la tête d’un côté notre perception, notre sensation et, en fin de compte, notre « être-là » s’en trouvent radicalement modifiés .
En éducation, nous pourrions y insister davantage. Que veut dire rester pendant des heures derrière une table, sans bouger, le dos voûté, en train d’écrire ? Pourquoi ne pas introduire des techniques de respiration et de relaxation issues de la tradition spirituelle orientale, comme le fait, à juste titre, Micheline Flak et son groupe du « Réseau du Yoga en éducation » (RYE) ?
Souvenons-nous du film « Le cercle des poètes disparus » dans lequel professeur-poète, admirateur de Thoreau, fait monter ses élèves sur leur bureau pour qu’ils puissent voir autrement l’espace de la classe.
Fonction de l’hémisphère gauche du cerveau
La question de l’a-symétrie fonctionnelle du cerveau est un autre aspect que je veux retenir. Il semble que les deux hémisphères du cerveau fonctionnent différemment concernant la question du plaisir et du déplaisir. Notamment, l’hémisphère droit présente une sorte de capacité à susciter des phénomènes de déplaisir. L’hémisphère gauche, qui commande la main droite, aurait des capacités à développer une aptitude au plaisir. Ceci me paraît intéressant dans la mesure où l’hémisphère droit est dit plutôt « cerveau artistique », alors que l’hémisphère gauche accentue la pensée discriminante. On peut se poser la question de savoir s’il n’existe pas une relation entre la faculté d’être artiste et la capacité de comprendre les phénomènes de déplaisir, de tristesse, dans le monde ?
Les jeux médiatiques et les prestidigitateurs de l’affect
Personne ne peut parler de la sensibilité aujourd’hui sans envisager le rôle manipulatoire des médias. La sensibilité est, certes, individuelle mais également et simultanément sociale. Les images qu’on nous proposent modulent notre sensibilité personnelle. Cette question est devenue de plus en plus aiguë ces dernières années. En 1989-90, c’est l’Affaire de Roumanie et la chute du dictateur. Elle éclate et s’impose aux médias. Ces derniers sont eux-mêmes largement manipulés et diffusent l’information tronquée et spectaculaire sur de « pseudo massacres ». Mais sur la vraie catastrophe, rien n’est dit. Notre sensibilité médiatisée et mondialisée s’emballe pour quelques morts. Elle reste close sur la vérité car au même moment, c’est dans le sud Soudan, la mort de plus de 250 000 personnes du fait de la guerre et de la famine. On n’en parle pratiquement pas.
Il ne fait pas de doute que nous sommes de plus en plus soumis à ceux que je nomme « les prestidigitateurs de l’affect », journalistes, experts en tout genre, militaires et politiciens en mal de publicité personnelle. Mieux encore, la critique de cette logique, apparue après l’Affaire roumaine, va permettre, fallacieusement, aux Gouvernants étatiques, au nom de la bonne foi, d’imposer une censure évidente sur les médias envoyés sur place pendant la Guerre du Golfe. Les citoyens sont pris pour des enfants à qui l’on cache « des choses qui ne sont pas de leur âge ! ». Ne parlons pas du jeu spectaculaire au moment du débarquement, en Somalie, des soldats américains de l’O.N.U. sous les flashs des photographes (1992) à côté de la sinistre et horrible réalité des événements de Bosnie-Herzégovine. Entre les « prestidigitateurs de l’affect » et les « militaires-politiciens muets ou trop bavards », la démocratie a vraiment des difficultés à faire son lit.
Ces remarques nous imposent le développement, en éducation, d’un enseignement critique de sémiologie de l’image publicitaire et télévisuelle. Nous en sommes loin à l’heure actuelle, ce type d’enseignement apparaissant encore comme marginal et surchargé par le nombre des étudiants intéressés. On ne peut comprendre ce type de phénomène sans le replacer dans l’ère du Vide, de l’individualisme post-moderne, où la personne perd sa qualité de personne reliée et solidaire pour se cantonner dans une conception individualiste étriquée, aux plaisirs superficiels. La générosité du coeur remplacée par la tartufferie sentimentale qui dégouline de « bons sentiments » risque de perdre sa semence d’aube. L’individu se vit de plus en plus comme séparé et son émotivité devient de plus en plus égocentrique. Il s’ensuit la prolifération d’un corps de spécialistes, les « réparateurs de l’affect » en tout genre (médecins, psychanalystes, psychothérapeutes, etc.). Après l’or noir (le pétrole), l’or blanc (la neige), l’or bleu (la mer), l’or vert (la forêt), l’or rouge (le sang), l’émotion blessée devient un autre filon naturel à exploiter.
N’y-a-t-il pas un lien subtil entre les « prestidigitateurs » et les « réparateurs » de l’affect dans cette logique d’ensemble ?
1.2. Sensibilité et sentiment
Le sentiment comprend mais se différencie de l’émotion. La différence est importante et reflète une philosophie de la vie. La sensibilité la plus fine développe chez la personne la faculté d’entrer dans le sentir. Non pas de sortir de l’émotion, mais de l’épurer et, en quelque sorte, de la perlaborer.
L’émotion
L’émotion comme perturbation irruptive de l’être vivant face à une situation imprévue. Nous sommes émus lorsque nous nous trouvons face à une situation qui nous met devant l’inconnu et la non-réponse. Nous cherchons immédiatement dans le déjà-connu des solutions, qui ne sont pas satisfaisantes. Cette inadéquation de nous-mêmes face au réel imprévu nous entraîne dans une perturbation affective d’autant plus importante que la situation est plus dramatique et insoluble. Nous ressentons bien, dans un tel cas, à quel point le phénomène émotionnel met en oeuvre non seulement des sensations, mais également des dimensions cognitives, imaginatives, intuitives de l’être humain. Nous réagissons avec la totalité de ce que nous sommes.
On a commencé à travailler scientifiquement sur l’émotion à partir de William James qui développait l’idée contraire aux habitudes de son temps. Non pas « je vois un ours, j’ai peur et je tremble « mais « je vois un ours, je tremble et j’ai peur ». Ce n’est pas tant la représentation du danger qui entraîne l’émotion mais plutôt la manifestation corporelle. Depuis, on sait que l’émotion est plus complexe que cette simple linéarité fonctionnelle. Néanmoins nous sommes émus lorsque le réel nous « choque ». On parle ainsi d’ « émotion violente » et de « sentiment profond ».
L’émotion chez Max Pagès
Pour Max Pagès, plus subtilement, l’émotion est une conduite intermédiaire de médiation entre la pulsion et la signification, entre la trace et le sens. Il s’agit de dialectiser Reich et Freud d’une certaine façon. Plus encore l’émotion apparaît pour Max Pagès comme un système de communication entre les êtres :
« L’émotion échappe aux dramaturgies symétriques freudiennes et reichiennes. Elle n’est ni de l’ordre de la satisfaction d’une pulsion primaire, libération nécessaire selon les uns ou passage à l’acte selon les autres, ni l’équivalent d’un signe linguistique. »
« L’émotion est une conduite intermédiaire. Elle est distincte des comportements d’effectuation ou de satisfaction directe, ainsi que du langage et des conduites symboliques. C’est une conduite de communication prélinguistique ou sémiotique. L’émotion est bien une conduite d’action indirecte sur autrui par la communication mais le signal émotif n’a pas l’arbitraire ou la labilité du signe linguistique ».
Le sentiment permet la compréhension de la complexité
Posons comme hypothèse que le sentiment est une sorte de compréhension intuitivo-affective de la complexité de la réalité de l’ensemble d’un système de relations humaines. Prenons l’exemple d’un enfant qui réagit inexplicablement à une injonction, par exemple refuser d’aller se coucher. Si je me refuse d’entrer dans la kyrielle de sanctions habituelles dans ce cas (réprimandes, colère, gifles, etc., d’ailleurs variables dans leurs formes suivant les classes sociales), j’entre dans un sentiment d’amour vis à vis de mon enfant. Cela veut dire que je vais nous replacer, lui et moi, dans la complexité systémique de la situation présente. Il ne s’ agit pas de réfléchir mais plutôt de « comprendre » immédiatement, par sympathie, au sens de Max Scheler, ce qui se joue dans la situation. C’est l’ « intelligence » au sens où Jiddu Krishnamurti l’oppose alors à la « pensée ».
Par le sentiment, nous développons un schème intégrateur de tout dérangement. Je passe, grâce au sentiment, dans la compréhension d’un système plus vaste qui englobe le système premier dans lequel je me trouve piégé. J’entre immédiatement et sans me poser de lourdes questions, dans une logique du paradoxe, bien mise en lumière par l’Ecole de la « Nouvelle communication » (Bateson, Watzslawick, etc.), ou par Yves Barel et Nicole Mitanchey. Le comportement qui en résulte alors est totalement imprévisible, tout aussi imprévisible que le fait dérangeant qui a provoqué mon émotion. Je développe, dans ce cas, une « écoute poétique » au sens de l’Approche Transversale. Nous entrons dans le sentiment lorsque nous avons la certitude que nous ne pouvons comprendre le monde du vivant, en particulier de son affectivité, à partir du « déjà-connu ». Le réel est ce qui, sans cesse, nous impose des situations que nous n’avons jamais vues.
On sait que Freud, à la fin de sa vie, était quasiment devenu « insensible », « détaché » du monde, en grande partie du fait de sa maladie et de sa dépendance à l’égard des siens. Il était, de ce fait, tombé dans une fermeture théorique qui en faisait un clinicien peu clairvoyant. Jung, par contre, est demeuré vigilant et dubitatif jusqu’à la fin de sa vie, comme en témoigne un entretien filmé qu’il accorda peu de temps avant sa mort à un journaliste anglais, et ses propos lucides à l’égard du dogmatisme de Freud.
Entrer dans le sentiment, c’est pouvoir « lâcher-prise »
Entrer dans le sentiment, c’est pouvoir « lâcher-prise », le contraire de l’insensibilité, à l’opposé de la croyance naïve. Le « non-attachement » du sage oriental, n’est pas le « détachement », le fait de se retirer libidinalement du monde, comme nous citions l’exemple de Freud, mais au contraire il correspond à une insertion totale dans la complexité du monde, conçu comme un champ d’éléments en interaction et en interdépendance. Nous pourrions dire, en employant le concept du physicien David Bohm, que l’être du sentiment approche l’ordre implié du monde dans ses manifestations extérieures dépliées.
Où apprend-t-on à développer ce type de réaction à l’égard du monde ? Comment faire pour proposer une éducation qui ouvre l’individu à la prise en compte de ce sentiment face au réel ? L’éducation fondée sur un « capital » (économique, culturel, social, symbolique) est inapte à la reconnaissance et à la croissance du « sentiment » tel que je l’ai défini ici.
Entrer dans le sentiment, c’est accepter d’être réceptif à l’égard du monde qui, toujours, nous parle différemment. C’est accepter d’être « vide » comme le moyeu d’une roue qui entraîne le véhicule, suivant l’image de la sagesse chinoise classique.
Pour un intellectuel occidental, n’est-ce pas une attitude presque impossible? N’est-il pas, justement, reconnu légitimement comme intellectuel, que s’il est « plein » (d’idées, de références, de savoir, de diplômes) ? Comment peut-il reconnaître le « désir » de l’autre qui, pourtant, constitue l’élément essentiel du dérangement de son propre monde ? L’autre fait partie du réel et ce réel, en tant qu’il est « Chaos/Abîme/Sans-Fond » (Castoriadis), nous n’en saurons fondamentalement jamais rien.
Les sagesses millénaires
Cette conception du sentiment s’appuie sur des millénaires de sagesse. J. Krishnamurti, par exemple, parle beaucoup de la « peur » qui, sans cesse, détruit le sentiment et nous entraîne dans une émotion sans fond. Il nous propose de sortir de la peur destructrice en sachant « voir » simplement ce qui nous arrive. Si l’émotion est là, je suis cette émotion, mais je n’y adhère pas. Je la regarde comme un nuage qui passe dans un ciel serein. Je n’y réfléchis pas. Je n’entre pas dans une imagination débridée à son propos. Je me contente de la voir, comme je peux observer les langues de feu de cette éruption volcanique ou ces vagues de cristal bleu qui viennent se briser – neigeuses – sur les rochers. Plus facile à dire qu’à faire, sans doute. Mais dans le domaine de l’expérientalité humaine, tout est question de commencement et d’épreuve de réalité. A chacun son oeuvre. A chacun sa vie. La règle est si simple qu’un enfant peut la comprendre. Le reste est une question de décision personnelle.
Il se peut que cette attitude ait à voir avec une forme nouvelle de Gnose. Les Gnostiques d’il y a dix huit siècles ne proposaient-ils pas de considérer l’homme comme un être créé par une sorte de démiurge un peu fou. Cet homme, à tout jamais enfoncé dans sa lourdeur et son désespoir restait néanmoins sensible à une partie subtile de lui-même, qui lui rappelait la lumière du Plérome originel. Il fallait partir de là pour se dégager de la pesanteur instituée. Les Gnostiques étaient des révolutionnaires de l’époque. Ils pratiquaient la révolution des moeurs et, comme les taoïstes anciens, ils ne se laissaient pas inféoder par les pouvoirs établis, ainsi que l’a bien montré Jacques Lacarrière .
Le sentiment, le concept critiqué
Le sentiment approprié par les philosophes est nécessairement soumis aux feux de la critique conceptuelle. Les sociologues et les historiens, en particulier ne se privent pas d’évaluer sa force à la lumière de l’histoire et des situations sociales relatives où il prend forme. Pierre Bourdieu démontre, à ce titre, que le sentiment du « beau » dépend en grande partie du capital culturel dont nous sommes les héritiers. Elisabeth Badinter nous fait réfléchir sur la relativité, selon les époques, du « sentiment de l’amour maternel ». Nous pourrions en dire autant sur le sentiment d’amour paternel, dont on découvre, depuis quelques années, la valeur essentielle dans l’éducation de l’enfant. Jean Delumeau examine, de son côté, la question du sentiment de « peur » à travers les âges. Je fais cependant l’hypothèse que tous ces auteurs parlent avant tout des diverses formes de l’émotion, voire des « passions », nécessairement inscrites socialement et historiquement (et si prisées des cinéastes actuellement : cf. après « 37,2 le matin » et « Liaisons fatales » voici « Fatale » de Louis Malle en cette fin 1992). Faut-il que notre existence collective soit dépourvue d’intensité pour que nous ayons besoin de compenser ainsi par cinéastes interposés !
La question du « sentiment » n’est ni d’ordre psychologique ni d’ordre sociologique. Elle est ontologique. Le sentiment est une forme subtile de la conscience éveillée. Si classiquement, les philosophes ont voulu séparer l’émotion, la passion et le sentiment (Alain), pour eux, le sentiment était de l’ordre de la raison. Jung rangeait d’ailleurs le « sentiment » avec la « pensée » dans le registre plus « intellectuel » et « conscient », en opposition à la « sensation » et à l’ »intuition », plus « inconscient », dans sa typologie des huit types psychologiques en fonction de l’introversion et de l’extraversion. Mais il ajoutait aux quatre fonctions fondamentales d’adaptation au monde, une fonction « transcendante » visant à la conciliation des contraires, du « penser » et du « sentir ». Certains psychologues acceptent de distinguer émotion et sentiment, comme Arthur Janov. Ceux qui fondent leurs pratiques cliniques sur une Connaissance spirituelle, comme Arnaud Desjardins et Swami Prananpad, hésitent encore moins à opérer cette distinction.
La sensibilité
J’appelle « sensibilité » la forme élaborée du sentiment de la reliance : une « empathie généralisée » à tout ce qui vit et à tout ce qui est. Au centre de la sensibilité existe un sentiment fondamental que je nomme « amour » ou « compassion », dans un sens qui pourrait allier Bouddhisme et Christianisme, si je me préoccupais d’appartenir à une religion. Mais toute religion instituée ne vise-t-elle pas à recouvrir l’Abîme et le Chaos comme le pense Castoriadis ? : « Ne découvre pas. Il se pourrait qu’il n’y ait rien. Et rien ne se peut recouvrir » ainsi que l’écrit le poète argentin Antonio Porchia. Ni intellectuel, ni sensoriel, ni émotionnel au sens strict, l’amour est un état d’être qui intègre et dépasse ces catégories. L’amour n’a pas de contraire (la haine est le contraire de l’émotion amoureuse, au sens d’un »attachement » passionnel, mais non du sentiment d’amour). L’amour est solitude radicale et cependant reliance universelle. L’amour est création permanente, mais aussi destruction permanente. L’amour est ce sentiment d’unité radicale et stable de ce qui est, et d’unicité personnelle, au sein de l’infinie diversité mouvante et créatrice des formes et des figures du monde. La personne qui aime, en ce sens, ne connaît ni la peur, ni l’envie, ni la jalousie, ni la haine. Elle ne s’attache à personne et à rien, comme on dit d’une poêle qu’elle attache, mais elle comprend et ressent tout. Autant dire que nous sommes loin d’être préparés à aimer dans notre civilisation et dans notre éducation compétitives. L’amour est, de ce fait, une gageure et un paradoxe. Les Gnostiques parleraient d’un souvenir éthéré englué dans la matière. Je préfère parler d’une connaissance intuitive et personnelle à réaliser collectivement dans l’avenir : celle de la complexité croissante du vivant, dont nous voyons parfois quelques étincelles éphémères et toujours étonnantes, inscrites dans nos pratiques à l’égard de nos semblables.
Plusieurs types de sensibilité
Nous pouvons distinguer, dans cette mouvance intellectuelle, plusieurs types de sensibilité :
La sensibilité « sensitive », la sensibilité « affective », la sensibilité « intuitive » et la sensibilité « noétique »par ordre croissant vers le sentiment d’amour comme sentiment englobant.
La sensibilité « sensitive » est celle qui prend appui avant tout, sur les sensations dans les rapports perceptifs de la personne, au monde. La sensibilité « affective » explose d’ émotions face aux situations bouleversant les structures établies. La sensibilité « intuitive » découvre la part reliée, mais encore non consciente de l’être-au-monde, et s’exprime en particulier par un sens de la création symbolique et mytho-poétique. La sensibilité « noétique » est l’expression d’une personne qui a pu aller assez loin dans la réalisation de son processus d’individuation et la conscience active du Soi, au sens jungien du terme.
Les conséquences de la sensibilité réalisée
La sensibilité réalisée (de la plénitude d’une reliance) se traduit par trois types en interférence.
La sensibilité écologique, la sensibilité éthique, la sensibilité esthétique. La sensibilité écologique nous permet de nous sentir concernés, impliqués, par des faits, des événements, des situations qui touchent l’équilibre de la vie sur terre. Cette sensibilité écologique nous pousse vers une sensibilité éthique. Le sens de la reliance nous ouvre sur le sens de la bonté. On trouve « bon » ce que l’on peut relier à la vie dans son ensemble dynamique. Ce sentiment éthique peut nous obliger à des comportements contestataires et bouleversants, en discordance avec la « morale » dominante.
La sensibilité éthique nous conduit vers la sensibilité esthétique. On trouvera « beau » ce que l’on arrive à trouver « bon » au sens précédemment défini. Les artistes, les philosophes ne s’y sont pas trompés d’ailleurs en parlant de « beauté intérieure » qui transparaît dans l’action de certains êtres. Souvenons-nous de la figure de Quasimodo dans le roman de Victor Hugo Notre-Dame de Paris, ou de la personnalité à la fois ordinaire et lumineuse de l’héroïne dans le film récent Bagdad Café. Gageons que E.T., le gentil monstre venu de l’espace créé par Steven Spielberg, était d’une beauté évidente pour les jeunes enfants qui s’identifiaient au jeune héros du film.
Le sentiment esthétique
A partir du sentiment éthique se révèle ainsi le sentiment esthétique : les « actes de la joie » dont parle Robert Mishrahi nous conduisent vers la reconnaissance de la beauté de la vie. Celle-ci n’est pas nécessairement liée à la survie. Elle peut avoir affaire à la mort et à une certaine cruauté incompréhensible. Le virus du SIDA est, sans conteste, d’une étonnante beauté. Jacques Lacarrière nous rappelle utilement, dans sa connivence avec les Gnostiques, son incompréhension de la sauvagerie naturelle : « Quel esprit retors a-t-il pu concevoir, pour la procréation de la mante religieuse, la décapitation du mâle et sa dévoration par la femelle ? Quel être au sadisme incommensurable a-t-il pu imaginer la piqûre paralysante de la guêpe ammophile dans la chair des chenilles, dévorées vivantes par les larves de l’insecte ailé ? Qui a osé façonné, à seule fin de brouiller les chemins de la copulation, l’affreux sexe – le cloaque – des tortues » (…) ? Que dire, sans chercher très loin, de la cruauté souvent raffinée de l’être humain, à travers les civilisations ? Dans le célèbre film Apocalypse Now, l’assassinat du chef des mercenaires conjointe au sacrifice rituel du boeuf que l’on abat à coups de machette, est à la fois sanguinaire et d’une force esthétique sans pareille. Tout se passe comme si la vie présentait un surplus énergétique à gaspiller, suivant en cela l’interprétation proposée par Georges Bataille dans la part maudite. A vrai dire, nous ne sommes pas loin du regard lucide et sceptique de Claude Lévi-Strauss dans son dernier ouvrage encore que la question de la « valeur » puisse être utilement discutée comme le propose Olivier Reboul dans un ouvrage récent.
2. La question de l’écoute sensible comme écoute multiréférentielle
Pour parler de l’écoute, il nous faut employer une sorte de dialectique négative. Ce que l’écoute n’est pas, pour pouvoir profiler, en creux, ce qu’elle pourrait devenir. La multiréférentialité est liée à cette assomption d’un vide créateur dans la complexité de l’objet. Elle est une sorte de questionnement permanent à propos de ce vide. La pratique humaine et sociale est perçue d’emblée comme porteuse d’une multitude de références que personne, pas même le sujet, ne pourra épuiser dans l’analyse.
2.1. L’écoute sensible et multiréférentielle n’est pas un étiquetage social
Ce principe fait référence à la théorie sociologique de l’ »habitus » dans la ligne de Pierre Bourdieu, mais également à la théorie des rôles et des statuts de la psychologie sociale. Certes, nous sommes tous pris au piège des schèmes de perception, de représentation et d’action qui nous viennent de notre famille de notre classe sociale et qui nous entraînent vers un conformisme social inconscient. Certes, les rôles et les statuts sociaux que nous assumons dans les diverses organisations où nous sommes insérés nous contraignent à ne rien déroger à l’ordre établi et nous rassurent sur une illusoire stabilité liée souvent à un pouvoir qui dénie notre angoisse de mort comme l’ont bien vu Eugène Enriquez ou Max Pagès. Il faut sans doute savoir apprécier la « place » différentielle de chacun dans un champ de rapports sociaux pour pouvoir écouter sa parole ou son aptitude « créatrice ». Mais l’écoute sensible se refuse à être une obsession sociologique fixant chacun à sa place et lui déniant une ouverture sur d’autres modes d’existence que ceux imposés par le rôle et le statut. Plus encore, l’écoute sensible suppose une inversion de l’attention. Avant de situer une personne dans sa « place » commençons par la reconnaître dans son être, dans sa qualité de personne complexe dotée d’une liberté et d’une imagination créatrice.
2.2. L’écoute sensible et multiréférentielle n’est pas la projection de nos angoisses ou de nos désirs
Ce n’est pas très facile. Même Freud n’y a pas échappé comme le rappelle Serge Leclaire dans son livre Psychanalyser. Souvenons-nous du rapport entre Freud et Jung et de la circonspection de ce dernier à soumettre à Freud des rêves dont il savait que le père de la psychanalyse allait systématiquement les interpréter avec les projections qui lui étaient familières.
L’écoute sensible suppose donc un travail sur soi-même, en fonction de notre rapport à la réalité, avec l’aide éventuelle d’un tiers écoutant (psychanalyste, psychothérapeute, maître de sagesse au sens oriental, etc.). Le choix d’un tiers-écoutant est du ressort intime de la personne. Elle relève de sa perspicacité intuitive et non d’un air du temps qui impose sa violence symbolique.
2.3. L’écoute sensible et multiréférentielle n’est pas fixée sur l’interprétation des faits
Cette proposition va faire grincer les dents de tous les idéologues de système de pensée bien établie. Par définition, un idéologue est celui qui interprète des faits, un phénomène, à partir d’une position théorique supposée rigoureuse et non discutable. Je me souviens de ma difficulté à coanimer des sessions de psychosociologie économique, il y a une vingtaine d’années, avec un économiste très engagé politiquement et qui avait réponse à tout. L’évolution des pays de l’Est, à l’heure actuelle, doit, sans doute, le faire quelque peu réfléchir. Mais j’en dirai autant des militants de la psychanalyse freudienne touchés par la vague de la Psychologie Humaniste et qui doivent, bon gré mal gré, s’ouvrir à la dimension corporelle, dans leur pratique.
L’écoute sensible commence par ne pas interpréter, par suspendre tout jugement. Elle cherche à comprendre par « empathie » au sens rogérien le « surplus » de sens qui existe dans la pratique ou la situation éducatives. Elle accepte de se laisser surprendre par l’inconnu qui sans cesse anime la vie. De ce fait, elle met en question les sciences humaines et reste lucide sur leurs frontières et leurs zones d’incertitudes. Sur ce plan elle est plus un art qu’une science car toute science cherche à circonscrire son territoire et à imposer ses modèles de référence, jusqu’à preuve du contraire. C’est un art de sculpteur sur pierre qui, pour faire apparaître la forme, doit d’abord passer par le travail sur le vide, en dégageant ce qui est de trop. Dans le domaine de l’expression humaine, ce qui est de trop tombe lorsqu’elle se trouve face au questionnant silence. C’est en effet avec le silence, qui ne refuse pas pour autant les bienfaits de la reformulation, que l’écoute sensible contribue à permettre au sujet de déblayer ses gravats intérieurs.
Dans un second temps seulement, et après l’installation stable d’une confiance du sujet à l’endroit de son tiers-écoutant, des propositions interprétatives pourront être faites avec prudence. J’apprécie l’expression de Jacques Ardoino à ce moment : il s’agit de « prêter du sens » et non de l’imposer. Le prêt implique un capital. Le chercheur, le clinicien en possède un, évidemment. Il est composé de son expérience et de ses lectures en sciences anthropo-sociales qu’il peut mettre à la disposition du sujet, si ce dernier le désire. Mais il doit savoir que chaque expérientialité personnelle est unique et non réductible à un modèle quelconque. Tout ce qui peut se ramener au Même, à l’Invariant, à la Structure, dans l’ordre des manifestations existentielles, est illusoire et reflète une idéologie élitiste, suivant la pertinente remarque de Henri Lefebvre. Pour une personne, tout est sans cesse retraduit en fonction du contexte. Cette retraduction, seule la personne en question peut, en dernière instance, la décrypter. Sur ce point je suis en accord avec les ethnométhodologues. Les impérialistes chrétiens qui en leur temps voulaient imposer leur doctrine aux Gnostiques, ne comprenaient pas que ces derniers puissent répondre affirmativement à tous ce qu’on leur disait. Les Chrétiens n’avaient pas saisi que la logique interne de la pensée gnostique, n’accordait aucune importance à ce qui se passait « dans ce monde », considéré comme de l’ordre d’un sous-monde illusoire. Il fallut attendre les Cathares pour qu’une foi redevienne du monde et qu’ils acceptent d’en devenir, ipso facto, les martyrs.
2.4. L’écoute s’étaye sur la totalité complexe de la personne
L’attitude requise pour l’écoute sensible est celle d’une ouverture holistique. Il s’agit bien d’entrer dans une relation à la totalité de l’autre pris dans son existence dynamique. Une personne n’existe que par la mise en acte d’un corps, d’une imagination, d’une raison, d’une affectivité en interaction permanente. L’ouïe, le toucher, le goût, la vue, l’odorat sont à développer dans l’écoute sensible. Peut-on être psychosociologue clinicien en ayant une phobie des contacts corporels ? Comment être psychanalyste, à l’heure actuelle, en étant atteint d’une impossibilité de supporter le regard d’autrui comme Freud ? Il est vrai que cette névrose lui a peut-être fait inventer le dispositif du divan. Peut-on comprendre réellement un patient qui vous parle d’état modifié de conscience si on dénie tout sens à la méditation? Le non-fumeur peut-il comprendre les affres du fumeur qui doit se rendre aux Etats-Unis à l’heure actuelle, où le puritanisme écologique joue si bien dans ce domaine mais oublie trop souvent les activités polluantes de l’industrie américaine, en particulier dans les pays lointains (souvenons-nous d’Union Carbide et des centaines de morts de Bhopal, en Inde)?
Depuis une ou deux décennies, La peau et le toucher, suivant l’expression d’Ashley Montagu , sont devenus des points de repères dans l’épanouissement du potentiel humain. On sait qu’aux Etats-Unis plusieurs dizaines de millions de personnes ont participé à des groupes de massage en tout genre. En Europe la mode s’amplifie également. Le phénomène de reconnaissance de la dimension corporelle est en soi bénéfique, même s’il peut être interrogé comme l’ont fait Jean Baudrillard ou Jacques Ardoino en leur temps. René Zazzo, John Bowlby, Hubert Montagner ont mis en lumière l’importance essentielle du contact corporel, de la chaleur maternelle, de l’ »attachement » dès les premiers jours de la vie. Il se peut que la psychanalyse sur ce point fasse une erreur grossière dans sa conceptualisation de l’amour par étayage sur le besoin primaire de se nourrir. L’amour, la tendresse, la sécurité relationnelle, me semblent beaucoup plus être du domaine d’un besoin primaire si j’en juge par les travaux des auteurs précédents. Mais il reste une étape encore à franchir. La reconnaissance de la part non-rationnelle et non-créatrice (au sens d’une contestation des « techniques de créativité » axées sur la rentabilité finale), je veux parler de la part méditative de l’être humain, de sa faculté d’ »être en jachère » pour reprendre les termes du psychanalyste anglais Masud Khan.
2.5. L’écoute sensible est avant tout une présence méditative
La méditation n’a rien à voir avec une extase exubérante, une transe vaudou. Elle est simplement la pleine conscience d’être avec ce qui est, ici et maintenant, dans le moindre geste, la moindre activité de la vie quotidienne. Elle demande un autre genre d’epochê (Husserl) : une suspension non seulement de toute théorie et conceptualisation, mais également de toute représentation imaginaire sur le monde. Voire de tout désir de « faire » quelque chose. Je sais que cette conception de la méditation est la plus abrupte. Certaines voies orientales s’appuient sur l’activité imaginaire pour méditer. Néanmoins, je pense que l’écoute sensible que je défends ici demande beaucoup plus de savoir entrer dans la méditation « sans objet » comme on dit. Jiddu Krishnamurti, comme Karlfried Graf Dürckheim étaient des maîtres en la matière. C’est sans doute la raison pour laquelle ils étaient des hommes d’une si fine sensibilité à l’égard d’autrui comme à l’égard du monde.
Il est facile de penser que la classification opérée par Jean-Pierre Changeux en trois grandes catégories de phénomènes psychiques : le percept, le concept et l’image mentale est à la fois lacunaire et insuffisante. Lacunaire parce qu’elle oublie que le cerveau fonctionne également autrement dans la méditation. Insuffisante parce que la conception de l’image mentale chez Changeux est celle empruntée à l’imagination reproductrice et non à l’imagination créatrice telle qu’en parle Cornélius Castoriadis.
Si l’on veut emprunter un axe de réflexion à propos de la méditation à partir de l’imaginaire, demandons-le à Carl Gustav Jung qui, dans sa Vie symbolique, nous montre les bienfaits psychothérapeutiques d’une reconnaissance de cette faculté de voir mythiquement le monde.
Soulignons un fait d’expérience. La personne qui se trouve dans cet état méditatif est dans un état hyper-vigilance, de suprême attention, le contraire d’un état de conscience dispersée. C’est pourquoi l’écoute, dans ce cas, est d’une finesse sans pareille. L’écoute est toujours une écoute-action spontanée. Elle agit sans même y penser. L’action est complètement immédiate et s’adapte parfaitement à l’événement.
Un exemple pris à la tradition spirituelle hindoue. Un jour que le grand mystique Ramakrishna écoutait les sempiternelles critiques rationnalisantes de son disciple Vivekananda, formé à l’esprit scientifique occidental, il « sut » ce qu’il devait faire à ce moment précis. Il lui posa vivement le pied nu sur la poitrine. Vivekananda eut, pour la première fois de sa vie, une illumination qui changea son existence.
2.6. Les questions sur l’écoute sensible
L’autre jour j’ai choisi d’aller voir, non pas au hasard, mais avec un mélange d’intuition et d’expérience du metteur en scène, la dernière oeuvre de Claude Sautet « Un coeur en hiver » avec Emmanuelle Béart, André Dussolier et Daniel Auteuil. Après coup je me suis aperçu à quel point, lorsqu’on se laisse aller à une sorte de « lâcher prise », nous pouvons trouver ce qu’il nous faut au moment le plus opportun. Etonnant, en effet pour moi, de voir ce film portant sur « qu’est-ce qu’aimer », qu’est-ce qu’un « sentiment » alors que je travaille sur la question de l’ »écoute sensible » en éducation. Jung aurait-il raison, est-ce un effet de « synchronicité » ?
Le film de Claude Sautet « Un coeur en hiver » (1992)
L’histoire est simple. Deux amis – ou deux partenaires professionnels comme le pense Stéphane (D. Auteuil), se connaissent depuis dix ans, travaillent ensemble comme luthiers très compétents. Ils côtoient les musiciens, participent à leur vie, deviennent presque leurs thérapeutes par le truchement du travail minutieux et réfléchi sur leurs instruments.
L’un, Stéphane, vit pratiquement seul et avec une certaine sérénité apparente. Il rencontre souvent une femme, une amie libraire, avec laquelle il parle très franchement des « choses de la vie ». L’autre Maxime (A. Dussolier) a une vie nocturne qui paraît plus agitée, mais ses rencontres féminines demeurent épisodiques.
Un jour Maxime avoue à son ami qu’il aime depuis deux mois une jeune femme, Camille (E. Béart), une violoniste virtuose. Camille vit avec une amie de longue date, qui est aussi son impresario. Maxime est très amoureux de Camille et décide de vivre avec elle. Les deux amants semblent très bien se convenir quand Camille rencontre Stéphane.
Stéphane « écoute » Camille, s’intéresse à elle sans manifestations intempestives, presque dans l’indifférence. Il va l’écouter lors d’un enregistrement. Il lui répare son violon avec une finesse de « compagnon du Tour de France ». Puis, soudain, il ne lui donne plus signe de vie.
Camille est tombée amoureuse de cet étrange personnage, très calme, sans affect apparent. Elle est profondément bouleversée et l’avoue à son amant Maxime qui reconnaît avoir perçu quelque chose depuis quelque temps chez elle, mais aussi, croit-il, chez son ami.
Un jour que Maxime doit partir à l’étranger, il demande à Stéphane d’aller l’écouter lors d’une des dernières répétitions enregistrées. Sans doute veut-il provoquer un dénouement.
Stéphane se rend à l’enregistrement qui est un triomphe pour Camille. Elle joue, à merveille, les sonates de Maurice Ravel. Au lieu d’aller dîner ensuite avec son entourage musical, elle préfère se faire raccompagner par Stéphane, lui déclare sa passion et lui propose de faire l’amour dans un hôtel voisin. Stéphane, à ce moment, semble touché mais il lui répond qu’il n’a pas de sentiment amoureux pour elle et même qu’il ne connaît pas ce type de rapport. Camille insiste. Le « je ne t’aime pas » de Stéphane tombe comme un couperet sur Camille qui s’enfuit de la voiture et rentre chez elle où elle va rester prostrée quelque temps. Puis elle se rend dans le restaurant habituel de Stéphane et provoque un scandale en lui disant, sans ménagement, ses quatre vérités : qu’il n’est rien, qu’il ne sent rien, qu’il n’existe pas, qu’il ne sait que jouer. Maxime arrive sur ces entrefaites et gifle Stéphane qui ne répond pas. Mais dès le lendemain il quitte Maxime et ouvre son propre atelier de luthier emmenant avec lui son jeune apprenti dont il est le maître-compagnon apprécié.
Camille se remet tant bien que mal de son échec amoureux. Elle passe par un grand vide et se console dans le travail. Lors d’ une visite, dissimulé et sans mot dire, Stéphane surprend la nuit son ancien maître de musique (Monsieur Lachaume joué par Marice Garrel) dans sa maladie et sa solitude tragique, mais également dans le soutien moral que lui apporte sa compagne. Il s’ensuit pour lui une réflexion personnelle, et il rend visite à Camille sans attendre. Il reconnaît qu’elle avait raison dans ses propos mais qu’il n’y peut rien.
Elle part en tournée internationale pour plusieurs mois mais reste liée à Maxime. Ce dernier, après plus de huit mois, revoit Stéphane. Ils reprennent leur relation sans pourtant retravailler ensemble. Un jour ils sont appelés auprès de leur maître de musique en retraite, une personne pour laquelle ils ont beaucoup d’estime et qu’ils voyaient régulièrement. Ce dernier agonise à la fin d’une maladie douloureuse. Il implore une piqûre définitive que sa compagne ne peut lui accorder. C’est Stéphane qui acceptera de la lui faire, apparemment sans grand émoi. Pourtant nous sentons qu’une certaine conversion s’est opérée chez lui. Une sorte de prise de conscience de la place du sentiment dans sa vie.
Le film se termine par une brève rencontre des deux hommes et de Camille dans un café. Camille et Stéphane se parlent seuls quelques instants. Stéphane murmure à Camille qu’il croyait qu’ »il n’aimait qu’une personne » à propos de son maître de musique. Ce disant il laisse supposer qu’il a aimé (qu’il aime?) Camille. Elle lui dit au revoir en l’embrassant affectueusement et repart en voiture avec Maxime mais le regard échangé avec Stéphane à quelque chose d’inachevé.
L’écoute sensible et l’émotion
Ce film pose vraiment le problème de l’ »écoute sensible » dans toute relation humaine. En particulier la reconnaissance et la fonction de l’émotion. J’ai l’impression que Stéphane n’arrive jamais à laisser émerger en lui sa propre affectivité, car, de toute évidence, Camille l’a touché à un moment donné. Tout se passe comme si ses émotions étaient « forcloses », interdites de parole et de sensorialité. Il est pourtant tendre et attentif aux autres. Sans agressivité et toujours d’une lucidité tranquille. Mais on a du mal à comprendre son flegme et son impassivité devant le désir et l’amour d’une femme aussi belle et aussi intéressante que Camille.
Camille fait l’expérience de l’amour bouleversant. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive mais se laisse emporter par ses émotions. Elle ne triche pas. Elle ne ment pas. Elle veut vivre ce qu’elle doit vivre. C’est une artiste dans son être même. Le refus qu’elle essuie la meurtrit parce qu’il ne reconnaît pas ce bouleversement chez elle. Stéphane ne peut comprendre ce qui se passe chez cette femme. Il est là comme devant un pays dont il ne parle pas la langue. Ce faisant il invalide Camille dans ce qu’elle a de plus humain : son désir d’amour. On éprouve une certaine compassion pour cet être aussi dépourvu d’émotions, mais non antipathique.
Est-il l’idéal du sage bouddhiste ? Je ne le crois pas. Nous avons vraiment l’impression qu’il ne connaît pas la nature de l’émotion alors que le sage transfigure son émotivité dans le sentiment d’amour ou de compassion. Stéphane me semble plus près de certains psychotiques qui ne vivent leurs émotions qu’à l’intérieur de leur monde, de leur « forteresse vide », sans pouvoir les communiquer aux autres autrement que comme un flux de destructivité d’eux-mêmes ou d’autrui. Stéphane ne va pas jusqu’à ce point d’agressivité psychotique. En a-t-il peur ? Il n’est pas « non-attaché » comme le sage, il est « détaché », sans désir autre, peut-être, que de parfaire son travail manuel de luthier. Un peu comme Freud anéanti à la mort de son petit-fils. A-t-il eu dans un passé archaïque, une blessure d’amour catastrophique de l’infans en lui, qu’il a complètement refoulée et qu’il ne réactiverait sous aucun prétexte dans un vrai contact avec la réalité de la femme ?
L’écoute sensible et la reliance
Je ne pense pas qu’il puisse développer alors une « écoute sensible ». Celle-ci demande, non une forclusion de l’émotion, mais, au contraire, la pleine reconnaissance vécue de celle-ci par le sujet. C’est en allant jusqu’au bout de son émotion, en la vivant complètement, jusqu’au désespoir parfois, que le sujet voit émerger en lui le sentiment d’amour qui est toujours un sentiment non limité de non peur et de reliance. Ce sentiment métamorphose l’émotion (toujours plus ou moins bouleversante et circonscrite) en paix joyeuse et soyeuse. Il ne s’apprend par une « technique », une « maîtrise » quelconque. Il n’a pas à être recherché par des « expériences »systématiques au sein de groupes marginaux. Il n’est pas transmissible par une « éducation » scolaire, voire par une « cure » psychanalytique de tendance didactique. Il résulte d’une itinérance de vie assumée dans des épreuves de joie et de détresse.
Ce n’est en rien un « objet mental » à la manière de Jean-Pierre Changeux. Le sentiment de reliance est l’expression même de la sensibilité accomplie, en retentissement, avec les autres et le monde. Les émotions qui peuvent perler à ce moment (rires, pleurs) sont comme les symboles d’une « autreté » au sein même de chaque sujet.
L’écoute sensible : avoir fait l’expérience de l’inconnu
Krishnamurti parle de l’ »Otherness » fort justement. Castoriadis du « Chaos/Abîme/Sans-Fond » comme magma insondable. Tant que le sujet n’a pas touché, un jour ou l’autre, ce « Sans-Fond », à l’occasion d’un événement, d’une rencontre humaine ou naturelle impromptue, et à condition qu’il n’en sorte pas détruit, où qu’il n’y reste pas englué, comment pourrait-il écouter l’autre et le monde avec toute sa sensibilité ? Plus exactement un éducateur ne commence-t-il pas à le devenir réellement quand il a pu faire cette expérience de l’inconnu, de la « syncope » dont parle Catherine Clément ? Et ce rapport à l’inconnu n’est-il pas, en dernière instance, le rapport à la mort et à la finitude dans l’épreuve de ce qui est le plus vivant : le désir ?
Je fais l’hypothèse que celui qui a connu, et reconnu ce rapport possède une infinie tendresse pour le genre humain. Il est capable d’en écouter la complexité sans avoir besoin d’invoquer la barrière d’une norme morale ou sociale abstraite, qui sépare toujours plus qu’elle ne relie. Un tel sujet dans son « non-attachement » est un être de sérénité au sein même de sa colère parfois légitime et toujours éphémère. Une preuve lui est donnée par le fait qu’il n’a aucune rancune, aucun ressentiment. Il n’y a pas de résidu, de suie noire dans ses pensées. Le présent, pour lui, est toujours neuf, toujours inconnu. Le passé n’obscurcit pas son existence. L’avenir ne tisse pas son manteau d’illusion. Le pouvoir n’est qu’un ballon rouge, un amusement de société. A chaque instant la vie jaillit de la rencontre fortuite avec le monde. Son projet n’est pas « pour demain », il est dans l’instantanéité de l’action juste, c’est-à-dire adaptée gratuitement à la situation concrète. Un sujet de cette trempe impressionne par sa « présence » où l’énergie vibre en permanence, même et surtout dans le silence et l’inaction apparente. Et quand il prend la parole, chacun ressent le vent du large souffler dans sa propre existence. Cet être-là est éminemment « poétique » car, comme l’écrit René Char,
« Le poète s’appuie, durant le temps de sa vie, à quelque arbre, ou mer, ou talus, ou image d’une certaine teinte, un moment si la circonstance le veut. Il n’est pas soudé à l’égarement d’autrui. Son amour, son saisir, son bonheur ont leur équivalent dans tous les lieux où il n’est pas allé, où jamais il n’ira, chez les étrangers qu’il ne connaîtra pas. Lorsqu’on élève la voix devant lui, qu’on le presse d’accepter des égards qui retiennent, si on invoque à son propos les astres, il répond qu’il est du pays d’à côté , du ciel qui vient d’être englouti. Le poète vivifie puis court au dénouement… »
(in Les Matinaux, suivi de Parole en archipel, Poésie/Gallimard)
2.6. Ecouter un vivant à la fin de sa vie
L’écoute sensible et multiréférentielle est importante en éducation. Elle devient essentielle en psychothérapie et dans certaines professions qui s’occupent des personnes aux prises avec des situations vitales. J’ai eu l’occasion, pendant trois ans, de travailler concrètement sur la question de l’écoute des mourants et des souffrants à l’hôpital. Plus que jamais l’écoute sensible développée dans cet article est appropriée à ce type de situation. Le malade en fin de vie est « anomique ». Il ne correspond plus à l’imaginaire social de la médecine en Occident. Celui-ci refuse la mort et ne conçoit que la guérison. Dès lors, face à l’inéluctable, c’est la fuite généralisée. Des médecins, puis le cas échéant des infirmières. Reste souvent l’aide-soignante, voire la femme de service pour simplement écouter les dernières paroles de l’agonisant. Les infirmières ont pris conscience de cette lacune dans leur formation et on assiste depuis quelques années à une certaine ouverture à cet égard. L’angoisse devant l’abîme des malades en fin de vie est telle que les questions qu’ils posent restent sans réponse, par peur de leur ampleur ontologique, par crainte de ne pas savoir quoi dire.
Il suffit parfois de toucher la main du patient et de savoir le regarder, lui dire un seul mot en s’adressant chaleureusement à lui sans le prendre pour un enfant naïf. Le geste, le mot, seront là, à fleur d’existence, si la personne écoute avec toute sa sensibilité. La mort est impensable sans l’amour, mais l’amour est imparfait sans la mort. Le comportement devra varier en fonction de la personne. Gregory Bateson a voulu finir ses jours en toute lucidité chez des amis d’une communauté zen. Par contre Margaret Mead à nié jusqu’au bout qu’elle pouvait mourir. Dans les deux cas, le tiers-écoutant n’a pas à dire « la vérité » et à proclamer un « il faut ». Il doit simplement écouter et répondre adéquatement à la demande, souvent implicite, du patient. Décryptage difficile, la connaissance théorique et même l’expérience ne suffisent pas pour sentir ce qu’il faut faire. Seule l’écoute sensible qui intègre mais dépasse à la fois l’expérience antérieure et le savoir psychologique, permet d’avoir une attitude juste et un comportement pertinent car pourquoi, à tout prix, vouloir retirer la cagoule de celui qui a encore besoin de la nuit sur son visage?