Écologie politique, éthique et éducation

2005, par René Barbier

(article publié dans le revue POUR, L’éducation à l’environnement : de soi au monde, n°187, GREP, septembre 2005)

L’écologie conduit nécessairement à une réflexion sur la façon dont nous organisons nos rapports sociaux dans le monde. Face à la mondialisation, elle s’affirme comme une écologie politique. La dimension politique débouche sur la prise en compte d’une éthique nouvelle, en lien avec ce qu’on peut nommer une « spiritualité laïque ». Cette dernière éclaire autrement l’éducation qui doit, évidemment, s’en suivre pour que l’écologie politique s’inscrive dans une conscience citoyenne des élèves et des étudiants.

L’écologie comme logique de la manière d’habiter le monde, ne peut se réduire à son habitat local, même s’il s’agit de penser globalement et d’agir localement. Tout nous montre que l’interaction des éléments destructifs sur l’environnement joue à un niveau de complexité encore largement inconnu dans l’état actuel de la science. Qui peut dire aujourd’hui que les OGM ou les radiations des téléphones portables n’auront aucun effet sérieux sur la santé humaine dans les années futures [1] ? D’ores et déjà, les conséquences néfastes de l’esprit prométhéen du capitalisme organisé sont connues. L’empreinte écologique – la surface nécessaire pour accueillir toutes les activités humaines sans détruire les équilibres écologiques – déborde largement de plus de 20 % le maximum acceptable. Il faudrait actuellement au moins quatre planètes Terre si toute la population mondiale consommait et déversait autant de déchets que les habitants des États-Unis. On sait, désormais, les effets catastrophiques de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl dans l’ancienne URSS ou de celle de l’usine de pesticide américaine de Bhopal en Inde que les dirigeants de l’Union Carbide n’ont pas réussi, heureusement, à cacher à l’opinion publique internationale. Il s’agit maintenant, et de façon urgente, de réduire les pollutions, de lutter contre le changement climatique, de protéger la biodiversité, d’enrayer l’épuisement des ressources, de freiner l’érosion des sols et la désertification, de nourrir plus de six milliards d’individus.

Ce programme économique et social indispensable ne saurait être réalisé sans un changement profond de l’ordre économique mondial. Les organisations internationales ont proposé de parler de développement durable pour notre planète. Il est devenu la doctrine officielle des Nations Unies. Cette doctrine affirme qu’on peut continuer à jouer le jeu de la croissance économique du monde entier pour assurer le bien-être des populations actuelles sans compromettre celui des générations futures. Le principe de la « croissance » n’est pas fondamentalement remis en question. À cela s’oppose une autre vision : celle de la « décroissance » de N. Georgescu-Roegen [2], préconisée notamment par l’économiste Serge Latouche [3] pour les pays du Nord, et que défend également Pierre Rabhi, dans sa conception de l’agro-écologie [4] dans son action au sein des pays du Sud.

Le développement durable n’a rien réglé jusqu’à présent. Même si les processus de production sont devenus plus économes en énergie, l’augmentation vertigineuse de volumes des produits a considérablement réduit les émissions de dioxyde de carbone, à effet de serre, à l’échelle mondiale. Sur le plan social, loin de voir réduire la pauvreté mondiale, on l’a vu, au contraire, augmenter : l’écart entre les 20% les plus pauvres et les 20% les plus riches, était de 1 à 30 en 1960. Il est passé de 1 à 80 aujourd’hui [5].

Nous devons repenser totalement l’organisation politique du monde pour la refondre suivant une logique moins inhumaine. C’est un combat contre « la montée de l’insignifiance » [8] dont parle Cornelius Castoriadis au nom d’un « projet d’autonomie » nécessairement collectif. Il est peu probable que les groupes sociaux privilégiés qui bénéficient des avantages de la mondialisation (les grands groupes multinationaux) et dirigent son expansion, acceptent d’aller vers une remise en question. On sait que les États-Unis du Président Bush n’ont pas signé le protocole de Kyoto, visant à normaliser et à restreindre les émissions de gaz à effet de serre, mais qu’ils imposent bien volontiers une révision des effets de l’OMC, en termes de libre échange de marchandises, dès qu’il s’agit de leurs intérêts menacés (textiles). Une nouvelle politique économique suppose une nouvelle éthique, en liaison avec une spiritualité qui n’a plus rien à voir avec celle des religions instituées dans les pays du Nord.

Une autre éthique

La révolution se fera dans chaque conscience ou elle ne se fera pas. Il s’agit bien de changer le sens de sa vie en fonction d’un sens planétaire du devenir du monde. Nous pouvons nous inspirer de quelques sages qui expriment une « spiritualité laïque » refusant tout dogmatisme, voire toute autorité dite spirituelle et tout mysticisme magico-religieux. L’un d’entre eux, J. Krishnamurti, parle d’une écologie véritablement humaine [7].

La première étape de cette conversion de la conscience personnelle consiste à se rendre compte que « le temps du monde fini commence », comme l’écrivait Paul Valéry en 1948 dans Regards sur le monde actuel. Nous sommes absolument assignés à résidence sur notre Terre, comme le pense Albert Jacquart [8]. La sagesse laïque contemporaine, quelque peu stoïque, nous conduit vers un « Évangile de la perdition », éminemment éthique [9]. « J’ai appelé l’Évangile de la perdition (…) le fait que nous sommes perdus pour nous forger un sens proprement humain, à partir des idées de fraternité ; de solidarité, qui rejoignent du reste les premières des grandes religions universelles, mais, sans Salut » [10] écrit E. Morin.

Peut-être faudra-t-il quelques secousses extraordinaires, comme celle, récente, du tsunami et ses 300 000 morts, pour que nous comprenions, enfin, que le capitalisme organisé n’est pas un régime économique digne de l’être humain ? Laissons faire et nous verrons une Chine développée à l’américaine produire une pollution généralisée sur terre. Mais une autre éthique ne veut pas dire, pour autant, une non-croissance pour les pays qui renforcent actuellement leur état de sous-développement. Elle signifie une nouvelle vision où la fraternité et l’égalité l’emportent sur la liberté individuelle, utilisée pour quelques-uns au détriment de tous. Sur le plan européen, elle impose une Europe réellement sociale qui est loin d’être encore suffisamment proposée dans les textes présentés au référendum. Plus encore, sans doute, la nouvelle éthique issue d’une nouvelle conscience de soi s’étaye sur une autre éducation.

Une pédagogie transversale

La responsabilité des éducateurs est écrasante. Mais, sans doute, faut-il s’entendre sur le terme « éducateur ». Beaucoup d’enseignants refusent d’être des éducateurs dans le système traditionnel de l’enseignement. Ils pensent qu’il suffit d’être un transmetteur de savoirs légitimes, sans voir que les élèves ne s’intéressent plus à cette culture des « héritiers ». Être un éducateur, c’est refuser à la fois l’idéologie des enseignants-savants et celle des élèves inféodés à la violence symbolique de la mondialisation mass-médiatique. C’est développer une pédagogie transversale [11]. Ce type de pédagogie intègre véritablement la conscience planétaire nécessaire pour comprendre les enjeux de notre temps. Elle ne refuse plus l’action pour « le politique » démocratique sans s’enfermer dans « la politique » politicienne, aux bipolarisations faciles. Elle ne refoule pas la dimension proprement symbolique et mythique de l’être humain et reconnaît l’efficacité spirituelle et laïque à définir par tous aujourd’hui [12]. Elle accepte le jeu du désir individuel sans culpabilité, mais également sans soutenir l’ère de la jouissance à tout prix du capitalisme organisé.

L’éducation qui en résulte peut s’exprimer par quelques principes simples, que j’ai tenté de mettre en œuvre, depuis trente ans, à l’université, sous l’angle de l’approche transversale [13] :

  • L’idée d’une approche paradoxale qui exclut une cohérence habituelle en termes de logique de l’identité. Les apports de Castoriadis et de Krishnamurti sont essentiels à la compréhension des phénomènes de notre temps et tout à fait nécessaires à ceux relatifs à l’éducation ;
  • L’idée que la sensibilité est une valeur à redécouvrir. Non pas une sorte de sentimentalité ou de mollesse, mais au contraire une fermeté douce qui est portée par une vague de tendresse compréhensive pour l’enfant, l’élève, l’étudiant, le stagiaire adulte. Cela va de pair avec une « mise en veilleuse » de la raison et une redécouverte des capacités sensorielles de l’être humain, c’est-à-dire une « reliance » [16] de soi-même avec la totalité de soi-même, notamment sur le plan corporel ;
  • L’idée d’une conjonction incontournable et paradoxale entre l’usage de la pensée et une manière de l’oublier qu’on appelle méditation. Notre culture est traversée par l’activité de pensée, qui n’est d’ailleurs pas toujours rationnelle. Nous ne saurions la renier. Elle nous permet de nommer, de désigner, de classer, de combiner et d’agir sur le monde. Elle nous constitue en tant que sujet. Mais elle nous aliène également. Il y va du bon fonctionnement et du développement même de la pensée, de savoir lâcher-prise et de se mettre en jachère pour découvrir une énergie libre de toute fixation sur des représentations imagées et conceptuelles.
    Cette mise en jachère ne peut être celle proposée actuellement par la civilisation des loisirs qui réinsère, dans des périodes déterminées par le système productif, des formes d’expression individuelle et sociale soumises à la logique de la domination ensembliste-identitaire et spectaculaire. Seule la reconnaissance d’un statut ontologique à la non-pensée et à la méditation pourra provoquer l’invention de formes de sociabilité pertinentes pour son expression. Cette reconnaissance doit avoir lieu, non seulement dans la vie personnelle économique et sociale, mais également dans l’ordre de la science et de la philosophie occidentales pour lesquelles elle constitue un enjeu révolutionnaire ;
  • L’idée d’une liaison fondamentale entre l’imaginaire et la pensée. Nous devons arrêter d’envisager la fonction imaginaire de l’être humain comme purement et simplement « leurrant » et « illusoire » et la reconnaître, principalement, comme créatrice. Cette création est au cœur même de la pensée sans laquelle cette dernière n’existerait pas. Mais, inversement, l’imaginaire radical a besoin de la pensée pour s’établir dans ses constructions symboliques et pour limiter sa puissance créatrice/destructrice ;
  • La reconnaissance de la relativité du temps et de l’espace, compte-tenu de la représentation qu’on en a dans chaque culture, et la mise en jeu dialectique de cette relativité spatio-temporelle dans les formes de vie collective et individuelle. Le temps méditatif venant par exemple dialectiser le temps fragmenté de la logique productiviste ;
  • L’affirmation pleine et entière d’un univers vivant où tout est relié et où chaque élément détruit ou endommagé contribue à la destruction de la totalité. Cette affirmation réellement appliquée aurait des conséquences inimaginables dans les domaines scientifiques, économiques, politiques, sociaux et culturels ;
  • L’affirmation de l’autonomie de la personne et de la société dans une perspective démocratique. Autonomie comme résultat d’un décloisonnement d’enfermements psychiques et sociaux. Autonomie comme poussée en avant d’une intentionnalité de la vie à entrer dans des systèmes de plus en plus complexes en les créant elle-même et à partir d’elle-même. Autonomie comme jeu ouvert et lucide de forces toujours susceptibles d’être reprises par la pesanteur, mais aussi la puissance sécuritaire, de l’hétéronomie ;
  • L’émergence d’une visée éducative planétaire qui prendrait pour axiomatique centrale la croissance de l’élucidation en vue d’atteindre un degré suffisant, quoique toujours inachevé, de lucidité sur le jeu de la vie psychique et sociale. Élucidation comme articulation multiréférentielle d’éléments de compréhension plus que d’explication, de non-savoir à partir du savoir. Élucidation comme forme supérieure de l’intelligence qui unit indissolublement l’âme, le cœur et l’esprit dans une vision pénétrante de la totalité toujours en mouvement, toujours en voie de structuration/déstructuration/restructuration. Élucidation comme « intellect illuminateur » suivant la belle formule de Jacques Maritain [15] comme assomption de la place de l’homme « face à l’Abîme » ou comme « plongeur dans l’Abîme » suivant son inclination singulière, c’est-à-dire reconnaissance légitime de la valeur du philosophe (occidental) comme du mystique ou du sage (oriental), du scientifique comme du poète dans la société démocratique ;
  • Enfin ouverture au Sans-Fond comme source de tout imaginaire et de toute réalité, jeu d’énergie infinie et tramée ou impliée dans un Envers qui cherche son déroulement dans un Endroit accueillant que seuls les hommes doivent inventer à partir d’eux-mêmes et par eux-mêmes.

Notes

[1] Susan George, « De gré ou de force, imposer les OGM », éd. Le Monde diplomatique, Manière de voir, Écologie, le grand défi, juin-juillet 2005, p. 15-18

[2] Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance, éd. Sang de la terre, 1995

[3] Serge Latouche, « En finir, une fois pour toutes, avec le développement », Le Monde diplomatique, mai 2001

[4] Pierre Rabhi, Parole de terre. Une invitation africaine, éd. Albin Michel, 2003 (1996)

[5] Jean-Marie Harribey, « Faut-il renoncer au développement ? », Écologie, le grand défi, Manière de voir, éd Le Monde diplomatique, juin-juillet 2005, p. 76-81

[6] Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Carrefours du Labyrinthe IV, éd. du Seuil, 1996

[7] René Barbier, « Krishnamurti ou l’homme de l’arbre », in G. Pineau, D. Bachelart, D. Cottereau, A. Moneyron (coord), Habiter la terre. Écoformation terrestre pour une conscience planétaire, éd. L’Harmattan, 2005, p. 125-134

[8] Albert Jacquart, « Finitude de notre domaine », in Écologie, le grand défi, Manière de voir, éd Le Monde diplomatique, juin-juillet 2005, p. 82-85

[9] Edgar Morin, Anne-Brigitte Kern, Terre patrie, éd. Du Seuil, 1993

[10] Edgar Morin, « L’Évangile de la perdition », in Le Monde des religions, L’avenir du catholicisme. Les défis du nouveau pape. L’Église face aux autres religions, mai-juin 2005, p. 82

[11] René Barbier, « Les trois pédagogies », sur le site Le journal des chercheurs 

[12] Luc Ferry ouvre la discussion avec son ouvrage Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, éd. Grasset, 2002

[13] René Barbier, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, éd. Anthropos, coll. « Exploration interculturelle et Science sociale », 1997

[14] Sur cette notion fondamentale pour notre propos, Marcel Bolle de Bal, Voyages au cœur des sciences humaines. De la Reliance, T.1, Reliance et théories, éd. L’Harmattan, 1996 et T.2, Reliance et pratiques, 1996, éd. L’Harmattan, notion bien reprise par Edgar Morin dans un de ses derniers ouvrages sur l’Éthique : Edgar Morin, Éthique, La méthode 6, éd. du Seuil, 2004

[15] Jacques Maritain, L’intuition créatrice dans l’art et la poésie, éd. Desclée de Brouwer, 1991