2001, par René Barbier
Au-delà de la diatribe contemporaine entre les « Républicains du savoir » et les « Démocrates de la relation », peut-on sérieusement considérer les efforts de tous ceux qui tentent un dépassement des pédagogies closes pour créer une pédagogie de l’ouverture au monde contemporain ?
Deux pédagogies se déchirent habituellement en éducation : la pédagogie de l’enracinement et la pédagogie du surgissement. La pédagogie transversale envisage la perspective d’un dépassement d’un conflit qui ne cesse d’alimenter les jeux et les enjeux de la société du spectacle pour mieux obscurcir la complexité du fait éducatif. Nous avons longuement et âprement débattus de ce conflit avec l’équipe de recherche Paideia de l’université Paris 8.
1. La pédagogie traditionnelle de l’enracinement
La pédagogie d’enracinement retrouve le lien entre l’éducation et la transmission du savoir. Elle soulève la question de l’engendrement et de la culture cultivée et proclame volontiers les bienfaits du cours magistral et l’inutilité de l’implication. Elle ne veut rien savoir de la mentalité contemporaine des jeunes et demeure sur des positions classiques du rapport au savoir. Elle n’est pas sans intérêt par son insistance sur la valeur cognitive de l’enseignement, sur la question de la mémoire historique des œuvres majeures de l’Humanité, sur l’importance de savoir s’exprimant en fonction de la culture légitime et de la pensée héritée. Malheureusement, elle implique un élitisme évident du fait que seuls ceux qui n’ont pas des handicaps socioculturels trop marqués, peuvent entrer et profiter de ce type de pédagogie. Elle ne peut comprendre l’évolution socio-historique de la culture quotidienne qui la déconcerte et qu’elle méprise. Dans ses aspects les plus draconiens, c’est la pédagogie de la formation des érudits, des grands spécialistes des objets minuscules de connaissance qui animent les cénacles où l’on accède par tout un jeu de rituels académiques. Dans sa dimension la plus autoritaire, elle insiste sur :
- Le savoir considéré comme un absolu indiscutable dans la transmission d’un héritage culturel
- L’autorité du maître ne peut être remise en question que dans la mesure où ce maître est dépassé par un nouveau maître reconnu par ses pairs.
- La négation du temps et des questions posées par la quotidienneté.
- La négation du travail en équipe dans la formation au profit de la parole magistrale du maître.
- La négation du travail de recherche dans la formation. Le formé étant considéré comme un être inachevé sans connaissance véritable pour aller vers une recherche digne de ce nom.
- La négation de l’importance de la relation humaine avec ses variables affectives et imaginaires, qui doit se plier à l’exigence de travail sur le savoir.
2. La pédagogie révolutionnaire du surgissement
La pédagogie de surgissement réagit contre les dérives de la première lorsque ses thuriféraires proclament l’impossibilité de tout changement. Le surgissement est le propre de toute vie en acte. La pédagogie qui suit le processus du vivant ne peut qu’inventer sans cesse ses propres méthodes en fonction d’une pertinence toujours inachevée avec la réalité. Elle s’origine dans une tout autre philosophie de la vie. Celle-ci n’est plus le stable, l’institué, le déjà-là légitimé. La vie surgit comme neuve à chaque instant. Elle dérange l’ordre établi et crée de nouveaux liens, de nouveaux rapports humains. Elle manifeste une capacité radicale d’imagination propre à l’être humain. Elle conteste toute forme de vie instituée et fonde la dynamique instituante. La pédagogie du surgissement relève d’une philosophie du processus, du « procès » du cours du monde comme dirait la pensée chinoise. Elle cherche à « réguler » la transmission de connaissance au cœur même du bouleversement permanent de la vie complexe. Sensible à la relation humaine, elle relativise le savoir savant par l’actualisation de son sens pour les générations actuelles. Pour examiner le pôle très praxéologique de cette pédagogie de la relation, voici ce qu’il implique, à mon avis :
- Développer la formation plutôt que l’instruction.
- Etre en relation plutôt que brandir le savoir.
- Écouter plutôt que parler.
- Échanger plutôt qu’imposer.
- Agir ensemble plutôt qu’expliquer tout seul.
- Se situer dans un contexte plutôt que se distancer et prétendre être séparé.
- Inventer plutôt que reproduire.
- Se faire plaisir plutôt que souffrir.
- Accepter l’incertitude plutôt que conforter le déjà-connu.
- S’inscrire dans l’histoire événementielle plutôt que se considérer dans l’histoire de longue durée.
- Reconnaître la complexité plutôt que s’illusionner sur l’homogène.
- Proposer des limites plutôt qu’imposer des règles.
- Développer la confiance en soi plutôt que miser sur la comparaison et la stigmatisation par la notation.
- Valoriser le processus plutôt que contrôler le résultat.
- Etre dans une logique d’accompagnement plutôt que dans une logique de direction.
On peut dire que la pédagogie du surgissement conteste point par point tout ce que la pédagogie de l’enracinement vise à établir chez ses thuriféraires extrémistes. C’est-à-dire, la nécessité du cours magistral, la mise en doute du travail d’équipe, la notation chiffrée, la comparaison stigmatisante, la discipline militarisée et le contrôle pointilleux, l’évaluation sommative sans lien avec l’évaluation formative, l’absence d’esprit de recherche, l’exclusion de l’imagination active, la sélection élitiste.
3. La pédagogie de médiation-défi : transversale
La pédagogie transversale promeut le paradoxe éducatif en acceptant les deux voies sans en exclure aucune, mais en les acceptant dans une perspective dynamique de dépassement. Elle les met en perspective l’une par l’autre. Elle contribue alors à renouveler l’éducation en n’ayant pas peur d’envisager une véritable spiritualité laïque débarrassée des vieilles idoles, des tendances à la maîtrise et respectueuse de chaque personne.
C’est la pédagogie qui a ma préférence : pédagogie de la médiation et du défi, pédagogie du paradoxe, pédagogie réaliste par excellence. Elle est liée à l’écoute sensible et à l’approche transversale des situations humaines (Barbier, 1997) [1]. Elle conjugue à la fois l’enracinement et le surgissement dans une infinie variation de formes possibles. Elle s’intéresse aussi bien à la rationalité qu’à l’affectivité, au réel qu’à l’imaginaire et au symbolique. Elle tient compte des situations vécues concrètement et à la temporalité localisée. Elle s’ouvre sur l’improvisation mythopoétique de la vie éducative et accentue l’esprit de recherche chez l’élève et l’étudiant.
C’est une pédagogie de l’enracinement
L’enracinement est fondement et connaissance de l’engendrement. En tant que tel, tout éducateur se doit de la reconnaître comme élément clé de sa pratique. Etre enraciné signifie que nous sommes nés quelque part, dans un temps déterminé et de parents porteurs de valeurs et d’imaginaire. A la limite et en remontant le temps, nous sommes façonnés par l’Origine, c’est la raison pour laquelle nous sommes toujours sensibles aux grands mythes qui n’arrêtent pas de « réciter » notre destin. Connaître l’Histoire, sous cet angle, c’est un peu mieux nous connaître dans notre présent. Connaître les différents systèmes symboliques qui donnent et ont donné du sens à l’ensemble des citoyens, semble être une nécessité de l’être humain cultivé. Par le champ symbolique, nous existons dans la durée, du passé à l’avenir. L’enracinement nous permet de penser le futur. Êtres de culture, nous sommes enracinés dans la culture multiforme de l’humanité. Le savoir qui en découle est pluriel, occidental et d’ailleurs. Les disciplines scientifiques, littéraires, philosophiques, artistiques, spirituelles qui tentent de le formuler sont en interaction permanente. L’approche est multiréférentielle. La discipline s’ouvre sur la transdisciplinarité telle qu’elle est proposée par un certain nombre de savants à l’heure actuelle (dans le cadre du Centre de Recherche Internationale de Recherche et d’Études Transdisciplinaires – CIRET, France). Notre quête de la liberté exige de nous de savoir d’où nous venons, comment nous avons été produits, quels sont nos conditionnements majeurs et nos expériences positives et négatives. « L’honneur de l’école », suivant le livre d’André de Peretti (2000) [2], c’est cela : ne jamais jeter le bébé avec l’eau du bain mais, également, ne jamais se laver dans la même eau « touffée » de nos résidus.
C’est une pédagogie du surgissement
Le surgissement est une composante majeure du processus. Le Big Bang d’il y a 15 milliards d’années est surgissement d’énergie dense au sein d’un univers sans temps ni espace, impossible à connaître ou à imaginer. La naissance d’un être humain est un big-bang existentiel. Ensuite, tout ce que les yeux contemplent – si vraiment ils savent contempler – c’est-à-dire passer de l’intention à l’attention, ressemblent à des surgissements de vie instantanée. La pédagogie transversale dans son écoute sensible est attentive à ce qui advient, ce qui émerge, ce qui dérange. Elle est du côté de la « dissidence d’un seul » suivant la formulation de Serge Moscovici (1979). Elle est poétique puisque toute poésie bouscule l’ordre habituel du langage.
C’est une pédagogie paradoxale
La pédagogie transversale maintient les deux types de pédagogie précédente dans un lien indissociable. Plus exactement il s’agit d’une interaction proche des poissons tête-bêche de la symbolique du yin et du yang. Quand le pédagogue transversal actualise le surgissement, il potentialise l’enracinement, mais, en même temps, il n’est jamais si près du surgissement qu’il porte l’enracinement à son acmé, et réciproquement. Si la pédagogie de l’enracinement soutient très fortement le pôle du savoir (des savoirs) et la pédagogie du surgissement, le pôle de la connaissance de soi dans la dialogique du sens de l’éducation, ces deux pédagogies, malgré tout, sont toujours en filigrane dans chacun des deux pôles. Pour se connaître, nous devons pouvoir suivre le processus événementiel de notre vie, mais, en même temps, nous devons pouvoir interpréter les différents éléments qui influencent le cours de notre existence à partir de savoirs théoriques pertinents. Plus largement la pédagogie transversale met en œuvre une éducation plurielle propre à notre temps. Loin d’être une pédagogie impossible à réaliser, elle est peut-être la seule pédagogie réaliste adaptée à la pédagogie des enfants, des adultes et à l’éducation en générale.
C’est une pédagogie écologique
L’écologie est la science de notre temps. Elle nous permet de comprendre les systèmes vivants dans leurs interactions incessantes et nécessaires avec leurs environnements. La vision écologique du monde apparaît comme une ouverture essentielle pour la survie de l’humanité (Goldsmith, 2002) [3]. La pédagogie inspirée par l’écologie vise à nous montrer le « Chemin » qui accompagne le processus de la vie dans sa totalité. C’est une pédagogie de la joie, qualitative et affective, subjective, axiologique, adaptative, compréhensive à l’égard du Tout, non compétitive, solidaire et coopérative, créative, au carrefour du savoir, du savoir-faire et du savoir-être. Elle ne refuse pas le Progrès mais insiste sur la bonne distance critique à son égard, en fonction de valeurs humaines qui dépassent son caractère idéologique.
4. L’éducation du sujet et pédagogie transversale
Revenons au fond de la thématique d’une journée d’étude de mon université qui s’ouvrait sur « Éduquer, c’est convertir une personne en sujet » et organisée par une équipe doctorale de mon département d’enseignement (Païdeia). Je veux développer ici un paradoxe. D’ordinaire on parle d’éducation au futur, (ou on regrette un ancien régime mythique), en pensant en terme de projet de société par la formation et l’instruction de nouveaux élèves et étudiants, dans une visée de citoyenneté. Cette perspective est liée à une planification de l’éducation qui inscrit le pouvoir d’État dans les faits économiques pour des années à venir. Malgré les aléas plus que jamais évidents et la quasi impossibilité de prévoir vraiment la demande future d’éducation en fonction des besoins contradictoires de l’économie, liés à l’évolution des technologies et l’émergence imprévisible des aspirations personnelles, les pouvoirs publics, relayés par les médias, s’ingénient à parler de « futur de l’éducation » (Barbier) [4].
Cet ordre de légitimation s’accompagne évidemment d’un échec de la prophétie. Tôt ou tard, la société s’aperçoit de l’inadéquation entre les besoins de l’économie et la réalité de la formation dispensée. L’école est alors accusée de tous les maux de l’incivilité sociale régnante. Il faut en finir avec cet impérialisme de la quantophrénie (obsession de la mesure quantifiée) économique, même si personne ne peut récuser les données chiffrées pour penser l’organisation scolaire et universitaire. L’éducation authentique n’a rien à voir avec une planification quelconque. Voire, elle n’est pas, fondamentalement, liée à un projet social et politique. Elle n’est pas, pour autant, inscrite dans une quelconque scholè, en dehors du monde et du bruit. L’éducation, qui déborde le scolaire de toutes parts, est un événement personnel, directement en rapport avec une expérience de l’être en devenir et de l’être ensemble. Elle engage la totalité de la personne dans ses « intelligences multiples » (Howard Gardner, 1996) dans son Intelligence émotionnelle (David Goleman, 1997). Elle se joue toujours dans l’instant de la présence situationnelle à l’objet de connaissance et à l’environnement. Même si elle dure, nécessairement, elle se tisse d’instant en instant, accompagnée par une symbolique personnelle qui se démarque de la symbolique instituée des grandes figures d’imposition ancestrales. Si les philosophes parlent du sujet « soumis », il ne peut s’agir que d’un individu qui a perdu le sens de son propre soleil et que recouvre l’ombre gardienne de la société. Mais, nous disent-ils, existe-t-il d’autres sujets que celui-là même ? Leur vision est tragique, presque fataliste. Ne sont-ils pas loin de penser à être les seuls à pouvoir mettre le sujet au monde de la conscience, comme on l’a fait remarquer, un jour, à Pierre Bourdieu ?
L’éducation du présent
L’éducation n’est pas au futur mais au présent. Elle est la surprise même et l’avènement d’un regard neuf dans notre rapport au monde, aux autres et à soi-même. Le monde postmoderne de Jean François Lyotard ou celui d’ultra-contemporain de Marcel Gauchet, ou le sujet autoréférencé de Dany-Robert Dufour, avec la ruine accentuée des grandes figures du symbolique (politique, religion, art, science) n’instaure-t-il pas les prémisses d’un renouveau de l’éducation, malgré l’apparente situation anomique dans laquelle les « républicains de l’école » se désespèrent ? Derrière leur désespérance tonitruante, appuyée par les interprétations des philosophies tragiques, certains pédagogues peuvent apercevoir, dans les faits, d’autres perspectives plus pertinentes. L’éducation est un processus sans cesse actualisé d’articulation conflictuelle et souvent paradoxale entre une instance de savoir et de savoir-faire (la culture légitime) et une instance d’expérientialité personnelle visant à la connaissance de soi.
Du côté de la culture légitime, revendiquée par les tenants des options républicaines de l’école, on ne peut plus admettre aujourd’hui l’omnipotence d’un savoir traditionnel intouchable et « tabou », sans refuser pour autant le bien-fondé d’un héritage culturel qui donne les clés de notre identité nationale et singulière. La question n’est plus aujourd’hui « faut-il conserver coûte que coûte le latin et le grec dans les collèges ? », mais plutôt qui décide de les maintenir, nécessairement au détriment d’autres savoirs et savoir-faire requis par la civilisation moderne (langues étrangères, nouvelle technologie de l’information et de la communication, initiation à la pensée complexe et transdisciplinaire, méthodes de travail en équipe, apprendre à apprendre, par exemple). Le savoir imposé devient problématique et objet de luttes entre les groupes sociaux qui se positionnent différemment dans la postmodernité. Du côté de la connaissance de soi, la chute de l’idéal du moi, souvent retraduit névrotiquement en moi idéal, tissé par les institutions majestueuses de naguère comme la Religion, le Progrès, la Science, etc., reconduit le sujet de raison vers une implication différente du rapport à soi. Certains pensent que les dés sont jetés, voire pipés, et que nous allons vers le règne d’une nouvelle barbarie : folie et démocratie seraient en synergie comme le pense Dany-Robert Dufour (1996) [5]. On entend fortement leur voix dans les rangs des « républicains de l’éducation ».
D’autres refusent d’être simplement des philosophes idéalistes, mais tentent d’inscrire leur projet citoyen dans des réalisations concrètes et découvrent dans les faits souvent méconnus des médias, des innovations institutionnelles et éducatives personnalisées qui fomentent les pouvoirs de l’instituant. Ces travailleurs lucides de l’espoir se nomment pédagogues. Pour eux l’aphorisme de René Char : « À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir ».
Bibliographie
[1] Barbier René, L’Approche Transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997, 357 p.
[2] De Peretti André, Pour l’honneur de l’école, Paris, Hachette-éducation, 2000, 400 p.
[3] Goldsmith Edouard, Le Tao de l’écologie. Une vision écologique du monde, Paris, Editions du Rocher, 2002, 500 p.
[4] Barbier René, « Le formateur d’adultes comme homme à venir », sur le site du JDC
[5] Dufour Dany-Robert, Folie et démocratie. Essai sur la forme unaire, Paris, Gallimard, 1996, 255 p.