La liberté en question, en éducation comme ailleurs

2000, par René Barbier

Faut-il avoir peur de la liberté en éducation ? Bien des gens, d’un côté et de plus en plus aujourd’hui, répondent affirmativement. D’un autre côté, ceux qui approuvent la liberté, s’empressent trop souvent de la réduire au silence dès qu’ils se hissent au pouvoir. En fait, la liberté n’existe pas. Il n’existe que des conditionnements de toutes sortes dont nous méconnaissons la profondeur de champ. Pourtant, en éducation, la liberté est indispensable. Aucun élève, aucun étudiant, ne s’éduque sans un sens aigu de la liberté. Le savoir ne se transmet qu’au moment où le formé est demandeur, au plus profond de lui-même. Dès lors, la discipline est intérieure à la personne, au “ s’éduquant ” comme disent les Canadiens. Il est inutile de demander de faire un effort à celui qui désire apprendre. Cela va de soi. Comment un éducateur peut-il faire émerger le sens de la liberté chez son élève si lui-même ignore sa véritable nature ?

La liberté, pas l’anarchie

On le sait depuis longtemps : la liberté n’est pas l’anarchie, comme le rappelait, naguère, A.S. Neill. Les détracteurs de la pédagogie active qui n’arrêtent pas de gesticuler au nom de la transmission des savoirs et de la discipline, ont fait leur cheval de bataille de la lutte pour imposer un héritage culturel légitime, malgré la mise en évidence de sa relativité sociale par les sociologues. Des intellectuels de renom les ont suivis. Des ministres de l’éducation également. Selon eux, le savoir se perd, l’incivilité gagne les rangs des élèves dans les banlieues et ailleurs…On est étonné de voir à quel point les intellectuels qui criaient en 1968 “il est interdit d’interdire”, s’empressent aujourd’hui de jeter l’anathème sur tous ceux qui tentent désespérément de poser des questions à la pédagogie militaire que ces penseurs veulent restaurer. Il ne s’agit pas, pour autant, de se voiler la face.

Il est vrai que la violence existe et même se développe dans certains établissements. Il est patent que des enseignants sont déprimés, fatigués, insultés. Nous voudrions tous une école protégée du “désordre établi ” extérieur dont parlait E. Mounier. Mais ce n’est pas le cas puisque ce désordre est, avant tout, dans nos têtes. La violence du social fait rage dans nos classes et s’infiltre dans nos universités. Certains collèges ou lycées deviennent invivables, mais beaucoup d’autres sont plutôt traversés par une interrogation diversifiée et nourrie par une information extrascolaire, sur le bien-fondé de notre société. Nos élèves et nos étudiants ne sont plus des gobe-mouches. Ils réfléchissent et ils parlent avec leurs mots, avec leurs images, avec leur cœur. Les “ disciplinaires ” doivent se rendre compte que nous ne reviendrons plus à l’état scolaire de la Troisième République. De plus en plus le lycée deviendra – non un havre de paix – où la “ scholè ” grecque la plus pure pourrait se déployer, mais un lieu d’interpellation permanente et conflictuelle sur la réalité économique, sociale et culturelle de notre temps. L’éducateur doit s’y préparer, mais comment ?

Etre libre ?

Toute la question est là : qu’appelle-t-on être libre ? Que veut dire “éduquer les éducateurs”, tâche première, à mon avis, de l’Éducation Nationale. En vérité, il s’agit de la même chose. L’éducation consiste à découvrir, en soi-même, le sens de la liberté. De cette liberté reconnue surgira le comportement pertinent. Même si autrui peut nous y aider, il s’agit d’une démarche personnelle, d’une expérience toujours d’autoformation. Seule une personne approchant ce sens de la vie peut réellement devenir un citoyen, c’est-à-dire un être participant à la vie et à l’organisation de la cité. Mais la cité d’aujourd’hui n’est plus la cité d’hier. Elle s’étend à l’organisation de la vie collective au niveau planétaire. Nous sommes à l’ère de la Terre-patrie comme la nomment E. Morin et A-B. Kern. La France n’est pas le monde et la Chine n’est plus “l’Empire du milieu” entouré de “barbares”.

On sait avec F. Braudel, que “l’économie-monde” a commencé à exister dès le XVIe siècle et perdure aujourd’hui dans l’essor de la “mondialisation”. Nous nous découvrons de plus en plus, si ce n’est de mieux en mieux, des êtres inéluctablement reliés, interdépendants les uns des autres. Or, en même temps, la mondialisation mercantile s’étaye sur un individualisme forcené animé par le profit. Un paradoxe s’ensuit qui devient de plus en plus évident et suscite des réactions. A Seattle, lors de la réunion de l’Organisation Mondiale du Commerce, en 1999, un mouvement social né de la société civile, refuse d’être cantonné dans l’ère de la marchandise.

Dimensions de la liberté

La reliance n’a de sens que dans une perception de ce qu’est réellement la liberté. La liberté implique le non-attachement. Il n’existe aucune liberté dans le désir de possession de biens économiques ou symboliques, encore moins des êtres humains que l’on dit “aimés”. Ce désir débouche sur la dialectique du maître et de l’esclave, traduit aujourd’hui dans celle du salarié et de son employeur. Tout discours sur la liberté enfermé dans ce désir n’est qu’une tromperie, y compris le célèbre discours des juristes proclamant “le principe de l’autonomie de la volonté”.

La liberté n’est pas le contraire de la contrainte et de l’autorité

Elle s’épanouit à l’extrême pointe de l’instant, dans un espace mental qui est hors temps, hors image, hors concept.
Elle s’improvise à chaque fois dans sa forme en fonction de son contexte.
Elle ne recherche pas la séduction ou la reconnaissance.
Elle apparaît quand on ne l’attend pas.
Elle disparaît sans qu’on s’en aperçoive.
Elle représente une qualité du silence intérieur.

La liberté se confond avec l’action juste, c’est-à-dire celle qui surgit très exactement au moment même où la liberté s’affirme. L’action juste de “l’homme de bien” du sage chinois traditionnel animé par le Ren, la vertu d’humanité dont parle Mencius, ne passe pas par le concept et le savoir, sinon nous le saurions et la barbarie ne serait pas à notre porte. Elle est donnée par la liberté jaillissante qui est un autre nom pour amour et compassion.

La liberté est attention permanente à ce qui est

Toute l’éducation radicale consiste à passer de l’intention à l’attention. En finir avec les projets illusoires et hypothéqués par nos innombrables conditionnements. Une pédagogie du projet devrait être celle qui remet en question toute idée de projet. Partir de la réalité, de sa violence, de son énergie déployée, de ses désirs, de ses actes et VOIR, sans aucun préjugé, sans aucune comparaison. Voir sans idée préconçue, sans travestissement imaginaire. Voir en ne faisant qu’un avec la chose vue. Alors la pensée peut prendre sa source dans cette vision souveraine. La pensée est toujours secondaire et dépendante de ce sens de la liberté. Pour penser vraiment, il faut être immergé dans le calme de l’esprit qui est reliance à la totalité du monde. Un philosophe d’origine indienne Krishnamurti l’avait bien compris. Un savant renommé, David Bohm, partageait ce sens de la liberté avec lui. Tous deux se questionnaient en permanence sur Les limites de la pensée (1999) au nom de l’homme relié, c’est-à-dire de l’homme libre.

Le poète est-il un homme libre ?

Est libre, le sujet qui ressent, en son for intérieur, que la vérité du monde est l’expression de l’intelligence. Non de l’intelligence comme simple expression de la raison, mais comme une perception directe de la réalité. Le poète, dans son développement personnel, accomplit peut-être vraiment ce processus éducatif qui le conduit à poser la question de la vérité.

La question de la vérité

La poésie ne saurait être du ressort de la vérité car la vérité est sans chemin et la poésie est une voie de connaissance fondée sur l’expression créatrice. La vérité est un mot que la philosophie occidentale a pris pour argent comptant. C’est le maître-mot de la quête philosophique dans notre région du monde alors que ce concept n’a pas la moindre importance dans la pensée chinoise. D’ailleurs celle-ci ne connaît pas le verbe être et ne s’intéresse qu’à l’efficacité. Au nom de la vérité, la religion, puis ses successeurs, la politique et la science, ont engendré un siècle de barbarie, notre siècle. La vérité implique que “ce qui est” se présente comme nécessaire divisé : il y a celui qui la connaît et les autres, il y a la vérité et l’ignorance. Or, dans le domaine de la vie spirituelle, ce qui divise éloigne toujours de la connaissance de “ce qui est”. Lorsque la poésie veut singer la philosophie, elle parle de la vérité et plaque ses catégories dans sa trame expressive. Ce faisant, elle devient lourde et ennuyeuse. Au mieux, elle peut servir d’outil mnémotechnique pour les étudiants philosophes.

Lorsque les philosophes s’intéressent à la poésie, c’est toujours pour “parler sur” elle et jamais pour la pratiquer. Certes, parfois, leurs propos sont particulièrement subtils dans l’ordre de l’intellect. Songeons à Heidegger dissertant sur Hölderlin. Mais, trop souvent, que de mots creux pour éclairer la transparence poétique. Quelques-uns, comme Bachelard, se refusent à discourir sur la poésie et préfèrent retentir. Une image ne peut être comprise que par une autre image. Parler de poésie revient, finalement, à en écrire. Chercher la vérité, dans le domaine spirituel, consiste à faire comme si elle était à atteindre quelque part et selon un certain chemin. Les religions instituées veillent à ce qu’on n’oublie jamais ce désir. Nous devenons alors des chercheurs spirituels. Mais ces deux termes sont antinomiques.

Poète et philosophe

Un être authentiquement “spirituel” ne cherche rien, ne veut rien, n’attend rien. Partir à la quête d’un bien spirituel, c’est se dérouter par rapport à ce qui est. C’est penser en terme de futur et, du même coup, refuser de voir le présent face à face. C’est comparer entre ceux qui connaissent (les “éveillés”) et les pauvres hommes que nous sommes. Les philosophes pensent qu’avec les mots, les concepts, nous atteindrons sans doute un jour une région de nous-mêmes qui nous intégrera au monde. Ils ne ressentent pas ce que pressent le poète : le concept n’est-il pas toujours plus ou moins l’artisan d’une fuite, comme le remarque Yves Bonnefoy ? Il n’y a pas de “recherche” spirituelle. Il n’y a que des individus insatisfaits qui ont besoin d’imaginer autre chose que ce qui est. Mais “ce qui est” commence à vivre dans le banal et le quotidien, dans notre souffrance la plus immédiate, dans nos rencontres les plus inattendues, dans nos joies les plus simples. S’ancrer dans cette immédiateté de la vie quotidienne, sans chercher autre chose et faire transparaître la réalité : telle est la tâche de l’être spirituel. Mais n’est-ce pas également la fonction du poète ? Plus exactement, n’est-elle pas de tenter d’exprimer, justement, cet ancrage bouleversant et instantané ? A travers les mots, les images, les rythmes, les situations décrites ? Il ne s’agit pas de chercher la vérité pour le poète, mais de vivre la réalité et de la mettre au jour. Le langage manque toujours pour parfaire l’expression et le poète doit l’inventer. La réalité n’est ni la surréalité, ni la sous-réalité pour le poète. Elle est à sa place. Elle est ce qui, sans cesse, advient. Elle est ce qui ne demeure pas. Elle est le “procès” du monde. Le flux ininterrompu de l’être dans lequel et par lequel il n’y a jamais ni naissance, ni mort. Seules les formes surgissent et finissent pour retomber dans le fond, le Sans-Fond, de ce qui est.

Le poète contemple plusieurs niveaux de réalité à la fois. Sa passion consiste à faire passer une émotion qui relie un niveau de réalité à un autre. Une simple image, parfois, et c’est le miracle : “fascinante, on la tue en l’émerveillant” écrit René Char à la mort de l’alouette en plein vol. Image rare, car la contemplation simultanée de deux niveaux de réalité est improbable, inattendue, secrète et son expression pertinente encore plus difficile à trouver. On écrit dix mille vers, comme les dix mille êtres de la pensée chinoise et seul un vers, correspond à la surprise. Le poète n’est pas un créateur, au sens habituel du mot. Il n’exprime rien de son petit moi pour “créer”. Il est plutôt la voix de la création du monde par lui-même. A force de contempler les bambous, il est devenu le bambou et peut parler en son nom. Il sait crier car il est devenu le cri de ceux qui ne crient plus. Il entre dans le rire car il peut entrer en soi-même, c’est-à-dire dans le rien qui contient tout les possibles. Le poète parle parce qu’il ne peut pas faire autrement. Demande-t-on à la rose pourquoi elle donne son parfum au monde ? Il ne parle pas pour dire la vérité mais pour continuer à être, pour continuer à vivre. Son dernier souffle est encore une parole d’être.

Et l’éducateur ?

L’éducateur d’aujourd’hui ira-t-il jusqu’à ce point d’être où il disparaît en tant qu’enseignant, instructeur, pour demeurer un homme de la complexité ? L’enseignant acceptera-t-il de laisser parler en lui l’éducateur libre pour inventer, sans cesse, de nouveaux modes de transmission du savoir et découvrir les formes émergentes de savoirs et de savoir-faire étrangers à son habitus ? Si l’enseignant ne réussit pas ce coup de maître (de véritable maître), on peut s’attendre à un accroissement de la violence, du désintérêt pour les études et de leur transmission, de la dépression des professeurs comme des élèves. Si l’éducateur ne réussissait plus à rester dans l’Éducation Nationale, du fait de la méconnaissance de cette question difficile, on peut s’attendre à un bel avenir pour les écoles privées.

La relation d’éducation

Il faut distinguer la relation d’éducation du rapport au savoir, et de la relation pédagogique. Aujourd’hui, les chercheurs en éducation ne parlent plus simplement du “savoir” mais plutôt du “rapport au savoir” plus personnalisé. Le rapport au savoir se définit par l’approche existentielle que le formé comme le formateur entretient avec ce que la société juge indispensable de transmettre d’une génération à l’autre (savoir académique et savoir-faire légitime). La relation pédagogique est axée sur le savoir-faire lié à la transmission et à l’acquisition de connaissances. Il s’agit de savoir mettre en place et d’inventer des dispositifs éducatifs et de groupes les plus efficaces pour la réalisation du projet éducatif. La relation d’éducation est centrée sur le système “formé-formateur-objet de connaissance à transmettre ou à construire ensemble” pour la réalisation du projet éducatif. Elle est d’abord une relation faite d’interactions réciproques et s’affirme comme un processus soumis à l’imprévu et à l’incertitude. Dans la relation éducative la plus radicale, le “moi” des personnes concernées disparaît. Seule vit la relation alimentée par l’objet de connaissance. Ce dernier peut-être un savoir académique ponctuel, un savoir-faire, ou un élément de savoir-être liés à la connaissance de soi.

Eloge de l’incertitude

Le caractère d’imprévisibilité de la relation d’éducation ne permet pas de savoir d’instant en instant, ce qui sera l’objet de connaissance en acte dans le système relationnel. La relation d’éducation est portée par l’incertitude et s’inscrit dans une prise de conscience de la complexité du vivant. Le rapport au savoir concerne surtout l’enseignant, la relation pédagogique, le pédagogue, et la relation d’éducation, l’éducateur, si nous acceptons de distinguer ces trois termes. Les idéologues du rapport au savoir veulent essentiellement se limiter à ce domaine dans l’Éducation Nationale. Il faut cependant ajouter que les chercheurs en didactiques des disciplines, inspirés des sciences cognitives, ne négligent plus aujourd’hui la dimension affective et sociale dans la transmission des connaissances. Les pédagogues dans la relation pédagogique sont en perpétuelle quête de connaissances. Ils développent un mouvement dit d’“éducation nouvelle” qui est loin de laisser de côté la transmission du savoir, comme le stigmatisent les “disciplinaires” de l’École de la République.

Comprendre l’éducateur

L’éducateur est sans doute plus difficile à comprendre. En effet, il ne se forme guère à l’université, dans les IUFM, encore aujourd’hui. Sa formation très personnelle lui vient d’un approfondissement méditatif des épreuves de la vie au jour le jour, en liaison avec un savoir philosophique, psychologique et spirituel actualisé. Mais plus encore l’éducateur est un être de connaissance qui a fait l’expérience consciente de la vraie relation, au moins une fois dans sa vie, quand le moi s’évanouit dans l’acte même de la relation et que seule demeure cette relation agissante. L’éducateur est littéralement sans projet sur son élève. Il ne cherche pas à le former suivant un programme déterminé. Il l’accompagne dans un dialogue continu par lequel lui-même apprend à se connaître. Il est, par excellence, l’être du questionnement plutôt que le grand Affirmateur de la vérité du savoir. Son approche est fécondée par la pensée négative : qu’est-ce qui n’est pas dans ce qui est, sans pour autant s’arrêter à la pensée dialectique.

La liberté au coeur

La liberté est au cœur de l’existence de l’éducateur. Son questionnement surgit de ce vécu libertaire de chaque instant. Mais on aura compris qu’il ne s’agit aucunement de la liberté narcissique d’un moi séparé et séparateur. Son sens de la liberté provient d’un espace mental proprement “ religieux ” au sens étymologique d’être relié. Un espace mental sans fragmentation et sans conflit que très peu de psychanalystes freudiens ont accepté comme réel. Cornelius Castoriadis nous le confirmait encore, il y a quelques années, dans un entretien sur la méditation et l’éducation qui vient d’être publié dans son dernier Carrefour du labyrinthe (Tome VI, Seuil, 1999). L’éducateur se vit comme étant le monde et le monde est lui. Il peut accompagner un élève dans la peur, de ne pas savoir par exemple, parce que cette peur, il la connaît de l’intérieur, mais elle a été dépassée par son observation radicale.

Évidemment, dans la réalité scolaire et universitaire, les trois figures de l’éducation (enseignant, pédagogue, éducateur) sont plus ou moins conjuguées, suivant la qualité ontologique des personnes concernées. Pourtant, dans les combats actuels pour accentuer l’un ou l’autre pôle, les enjeux sont d’importance et toute une philosophie de la vie est diffusée, imperceptiblement, non sans arrière plan économique et politique. L’éducateur est de tous, le plus “ dangereux ” car le plus libre. Aucune figure d’autorité ne peut le contraindre si les directives ne vont pas dans le sens de son expérience éducative. Il est le “ rebelle ”. Non celui qui dit “ non ” mais celui qui questionne jusqu’à l’ultime, le bien-fondé de toute décision. De plus, c’est ce qu’il fait passer à son élève, à son étudiant, à son stagiaire adulte. Il leur apprend à vivre un esprit réellement critique, pas une esprit qui s’étaye de citations. Il est libre parce qu’il ne s’enferme pas dans un capitalisme du savoir dont il connaît toute la relativité culturelle et sociale. Si un enseignant peut oeuvrer dans un milieu de transmission d’objet et de savoir technique, il est particulièrement faillible dès qu’il s’agit de problèmes humains, de sciences humaines.
Parler de l’amour, à partir du savoir psychologique par exemple, ne permet pas de comprendre ce que veut dire aimer, même si nous pouvons avoir l’illusion de savoir. En quoi savoir théoriquement les ressorts subtiles de la soumission à l’autorité (savante), par la lecture de la célèbre recherche de Stanley Milgram, nous permet-il vraiment d’être plus libre dans notre existence concrète ? Par contre, ce savoir, scientifiquement nécessaire, nous offre la possibilité de mieux manipuler nos semblables. Examinons deux cas précis de relation d’éducation telle que je l’entends. Un cas est pris dans la vie quotidienne non scolaire, l’autre à l’université.

Un cas tout simple

Un jour que je remonte la rue des Pyrénées dans le XXe arrondissement de Paris, je croise une vieille femme, adossée contre un mur, seule, la main tendue. Spontanément je plonge dans ma poche et je lui donne une pièce de monnaie, en la regardant dans les yeux. Elle prend la pièce et garde ma main dans les siennes. Ce geste me fait sortir d’une relation de simple sollicitude pour entrer dans la compassion. Sans réfléchir je prends cette vieille femme dans mes bras et je la serre chaleureusement pendant quelques minutes, sans rien dire. J’éprouve une joie très calme, mystérieuse et profonde. Puis nous nous séparons et elle me dit merci. Ce “ merci ” à une saveur incommensurable parce qu’il exprime une relation humaine si simple. Je la quitte en lui disant “ courage ” … “ Oh ! oui, il m’en faut beaucoup ”, dit-elle en s’effaçant. Simple scène de la vie quotidienne que chacun peut vivre, mais authentique relation d’éducation. Le vécu, dans ce fait, est une relation dans laquelle, pour un moment, je n’étais plus en tant que “moi”, pas plus que cette femme. Elle était moi et j’étais elle. Nous étions la relation vivante, au-delà des contingences de statut social, d’idéologie, de représentations imaginaires. Aucun savoir ne s’échange dans cette histoire. Mais nous réalisons ce que vivre veut dire : n’est-ce pas l’essentiel de l’éducation ? Cette expérience m’a beaucoup appris pour ma relation avec les étudiants. Je sais qu’il me faut être toujours à la hauteur de ce sentiment, de cette “ écoute sensible ” comme je la nomme. Ce qui n’est pas facile.

Prenons un autre cas, plus scolaire

Dans mon unité d’enseignement consacrée à l’œuvre de Jiddu Krishnamurti en Sciences de l’éducation, à l’université Paris 8, je pratique une pédagogie de groupe, seule manière à mon avis, de pouvoir partager le questionnement propre à cette œuvre. Dans un des groupes d’étudiants où je suis participant, une jeune fille maghrébine, portant le voile islamique, m’interpelle sur le sens de l’observation et de l’attention chez Krishnamurti. Comment lui faire comprendre, sans l’ensevelir sous les citations érudites, le sens de la méditation chez Krishnamurti ? Lui dire que son attention est du même type que ce qu’un scientifique digne de ce nom peut vivre, n’a pas grand intérêt. Je dois trouver l’exemple qui la concernera directement. Partir d’un fait. Ma propre attention à ce qui se passe entre nous est extrême. Je trouve spontanément ce que je vais dire. J’aborde in situ un sujet tabou : la question du voile islamique. Non comme un historien, un sociologue ou un psychologue, mais comme un éducateur.

“ Supposons que je sois un enseignant un peu rigide – lui dis-je – je te vois avec ton voile sur la tête. Immédiatement, des images me viennent à l’esprit, positives ou négatives suivant mes inclinations sociales et spirituelles personnelles. Je vais alors réagir en fonction de cet imaginaire que tu contribues à former par ta décision de porter le voile. Je pourrais invoquer tel ou tel argument d’autorité instituée dans l’établissement pour échapper à ma propre responsabilité. Nous sommes tous les deux concernés. Ensemble nous construisons la division (ou la fusion illusoire) entre nous, entre nos peuples, sans nous en apercevoir. Nous maintenons un état de guerre de religion. En aucun cas nous ne pouvons réellement dialoguer. Nous ne sommes pas en relation.
Supposons maintenant que j’ai une autre attitude. Je te vois avec le voile, c’est un fait. Je ne cherche pas immédiatement à expliquer ta conduite par la référence à des théories psychanalytiques ou sociologiques. Encore moins à brandir un règlement. Je me borne à constater ce qui est. Je me vois moi-même avec les sentiments divers qui m’agitent, me traversent, obscurcissent mon observation. Je ne les juge pas. Je les vois simplement sans m’y attacher. En même temps je “ nous ” vois dans un champ de relations, dans cet espace d’éducation, dans cette unité d’enseignement, avec tous les autres étudiants d’origine culturelle plurielle, dans cette université historiquement située, dans cette société française particulièrement xénophobe, voire raciste. Je suis, tu es, un élément de cet ensemble que nous construisons tous les deux à chaque instant par notre comportement, par nos propos. J’ai une conscience aiguë de ce fait et de ma responsabilité personnelle et politique. Si tu peux réellement m’écouter à ce moment, nous sommes en relation éducative et nous pouvons commencer à nous parler et – peut-être – à changer. ”

Attention, l’essence de l’éducation

L’attention est l’essence de l’éducation dès que nous sommes dans le domaine où la psyché est impliquée, c’est-à-dire la quasi totalité des interactions humaines. L’attention est une modalité de la liberté radicale de l’être humain dans la mesure où cette liberté surgit du silence méditatif sans objet. Il n’est point besoin de convoquer l’image d’un dieu pour vivre ce point d’être. Être attentif à tout ce qui vit et interagit constitue l’essence du vivant humain. C’est – il me semble – le point d’ancrage de toute pensée scientifique.