Improvisation éducative

1999, par René BARBIER

« Ce qu’il faut sauvegarder, ce qui est le bien inestimable conquis par l’homme à travers tous les préjugés, toutes les souffrances, tous les combats, c’est cette idée qu’il n’y a pas de vérité sacrée.. Que jusque dans les adhésions que nous donnons, notre sens critique doit toujours rester en éveil et qu’une révolte secrète doit se mêler à toutes nos affirmations et à toutes nos pensées »

Jean Jaures

Pendant plusieurs années au Département des Sciences de l’Éducation de Paris Vlll, j’ai animé un séminaire centré sur l’écoute et la pratique mythopoétiques dans les groupes et par les groupes, que je nomme l’Approche transversale. D’autres groupes – notamment en Formation Permanente – ont alimenté également une pratique dont je tente, peu à peu, de cerner l’épaisseur théorique. Celle-ci intéresse à plus d’un titre la formation des éducateurs – enseignants et animateurs socioculturels – dans la mesure où les étudiants comme les stagiaires, avec lesquels je travaille, appartiennent très souvent à ces catégories socioprofessionnelles et que l’activité théorico-pratique au sein de mon enseignement est intrinsèque au processus de formation collective dans le groupe. Un numéro de la revue Pratiques de Formation/Analyses en 1981 m’a donné l’occasion de réfléchir sur l’une des dimensions essentielles de l’Approche Transversale : I’improvisation éducative. Je reprends ici ce texte en le développant par de nouveaux apports.

1. Approche historique du concept d’improvisation

Improviser, nous révèle le Littré, c’est faire sans préparation et sur le champ, des vers, de la musique, un discours, voire un dîner ou encore au sens figuré, un système, une explication en les donnant, en les exposant sans préparation. Le dictionnaire Robert nous précise que le verbe improviser vient de l’italien improvisere (1642), du latin improvisus, imprévu – par extension, organiser sur le champ, à la hâte et au figuré, trouver à la dernière minute. L’improvisation est alors l’action, I’art d’improviser et par extension, le résultat de cette action (que l’on peut appeler également l’impromptu : tout ce qui est fait ou dit sans préparation). Un regard historique sur le concept souligne la logique des épistémés qui porte au pinacle ou écarte les notions suivant l’air du temps.
On ne s’étonnera pas que l’improvisation ne soit pas liée à la création dans les époques où règnent les garants méta-sociaux. Dans l’art poétique hindou, tel que l’a étudié le poète René Daumal à la lumière de sa connaissance du Védanta, I’art n’est pas une fin en soi mais un moyen au service de la connaissance sacrée. Il tente de refaire, de reconstruire analogiquement le Réel et par la même, dans sa plus juste mesure, son exactitude analogique. Le lecteur ou l’auditeur appréhende directement un état de l’être divin par le truchement du rasa (saveur). Ainsi pour Visvanatha, la poésie est une parole dont l’essence est saveur. La Saveur n’est pas l’émotion brute, liée à la vie personnelle, c’est une représentation surnaturelle, un moment de conscience provoqué par les moyens de l’art et coloré par un sentiment, une sorte d’émotion objective comme dit Daumal. Ce qui compte pour le poète des Vedas, à travers même les ornements poétiques, c’est de « réhausser la Saveur ».

Employer un mot comporte une responsabilité cosmique, car ce n’est pas simplement produire un magma de sons vocaux, c’est ébranler tout un monde d’associations, de sens figurés et dérivés, de suggestions, dont il faut connaître les lois. Le poète, à cet égard ne se lassera pas de répéter un cliché pourtant énoncé depuis des siècles, s’il s’est montré adéquat à la gustation de la Saveur (rasana). La poésie est un yoga qui ne supporte pas l’impréparation et le dilettantisme. « Le poète hindou – écrit Daumal – est le produit d’une éducation méthodique, poursuivie auprès d’un maître, et dans un but supérieur à l’art lui-même »(1970, p. 92) (1). Art qui trouve d’ailleurs son accomplissement dans le théâtre, la danse et la musique sacrée. L’opposition à l’art occidental est patent. L’art oriental est fondé sur la répétition de structures analogiques, l’art occidental sur le déploiement, la génération, la production du nouveau. L’improvisation, dès lors, ne peut se faire dans l’Orient traditionnel que dans l’ordre de la répétition. Ce modèle a servi en Occident.

Ainsi la civilisation médiévale reconnaissait une place relativement importante à l’improvisation, que ce soit dans le domaine de l’éloquence (rhétorique) ou dans celui de la musique (interprétation). Le trouvère (du verbe trouver) n’était-il pas un improvisateur ? Et le Cantus Supra Librum – sorte de contrepoint improvisé – ne fut-il pas couramment pratiqué jusqu’au seizième siècle ? Dans épistémé de la Renaissance, toute préoccupée de découvrir les ressemblances, les signes inscrits dans les choses, les analogies par le truchement de l’érudition ou de la divination, I’improvisation nuancée reste encore possible bien que, comme le rappelle Joachim du Bellay (1522 – 1560), le poète doit pratiquer l’imitation des anciens tout en enrichissant sa langue nationale (épopées, odes, sonnets deviennent des genres dominants). Ainsi Ronsard n’hésitera pas à écrire à propos de l’invention que le but du poète est « d’imiter, inventer, et représenter les choses qui sont ou peuvent être vraisemblables, ce qui exclut toutes inventions fantastiques et mélancoliques » (1956, pp. 103-104) (2). Montaigne ici, apparaît comme marginal, avec son goût d’une prééminence de l’inspiration, de l’enthousiasme, de la fureur » poétique sur la versification et la technique. L’épistémé de l’âge classique, ou la pensée se fait, privilégiant la distinction et l’ordre dans le cartésianisme, où le langage est l’instrument de la pensée sans rapport intime avec les choses a trouvé dans Boileau, son « Législateur du Parnasse » et l’apogée de ses disciples au XVllle siècle. Son art poétique intègre le cartésianisme à la poésie et renouvelle la poétique d’Aristote. Diderot, à la fin du XVllle siècle, prophétisait la poétique renouvelée du siècle suivant où la poésie devient celle de la nature, de la passion, de l’imagination, du délire.

Si on suit Jean-François de Raymond, le mot d’improvisation n’est apparu qu’en 1807 sous la plume de Madame de Staël mais pendant toute la période qui va du Moyen Age à notre XXe siècle, I’improvisation est réduite à la portion congrue et confinée aux sphères de l’enfance, des activités gratuites et des jeux insignifiants. Les philosophes, les penseurs n’en parlent guère. A l’encontre de ce point de vue, il faut reconnaître que Hegel n’était pas aussi sourd à la spontanéité poétique qu’il oppose à la conscience prosaïque. Pour lui l’oeuvre poétique repose sur la liberté : elle est un organisme vivant qui n’obéit qu’à sa propre loi dans sa participation à la vie universelle et à son absence de subordination à la circonstance. Dans son essai, J.F. de Raymond trouve l’essor de l’improvisation au vingtième siècle dans l’art contemporain (3).
Au théâtre d’abord avec Stanislavski et Jacques Copeau suivi de Grotowski, de l’Actor’s studio ou du Living Théâtre. Dans le domaine musical ensuite grâce au jazz et aux compositeurs modernes comme Boulez, Stockhausen, John Cage ou aux techniciens de la musique électroacoustique. Dans le domaine pictural enfin, avec l’Action-painting de Jackson-Pollock et l’expressionnisme abstrait. De l’individuel au collectif (I’effervescence populaire) I’improvisation se trouve en creux, au sein de toute pratique sociale.

Qu’est-ce qu’improviser ? – se demande J.F. de Raymond- c’est commencer, et commencer c’est être libre. L’improvisateur s’ouvre à l’avenir en épousant le présent sans se laisser détruire par le passé. Il sent qu’apprendre à improviser c’est apprendre à revivre. L’improvisateur entre dans un temps créateur : à chaque fois qu’il improvise, il éprouve le sentiment de fonder le temps dans lequel il est pris, de redevenir le « contemporain des origines ». On peut se demander alors si l’improvisation n’est pas une forme nécessaire de l’activité humaine à une époque ou depuis le dix-neuvième siècle règne, selon Foucault, l’épistémé de l’Histoire qui impose ses lois draconiennes à l’analyse de la production, à celle des êtres organisés comme à celle des groupes linguistiques. Soumis à la succession inexorable des événements, mode d’être radical de tous les êtres empiriques et singuliers, n’est-ce pas l’artiste qui le premier s’en inquiétera, se révoltera, opérant la rupture dans un processus d’improvisation débouchant, non sur une répétition fut-elle cosmique, mais sur la création continuée ?
La nouvelle mutation épistémologique, attendue par Foucault, ne passe-t-elle pas par cet essor de l’impromptu ? Si improviser c’est commencer, postulat que j’accepterais volontiers, il faut préciser la suite de la définition. On peut, en effet, commencer par répéter indéfiniment une structure identique avec plus ou moins de nuances dans l’interprétation comme dans l’art hindou. Commencer peut vouloir dire également développer. Partir d’une unité cohérente et l’étendre en certains de ses points suivant une voie dont la logique était inscrite dans l’unité primordiale (comme on le fait dans la Recherche-développement). Commencer peut signifier métamorphoser lorsqu’il y a un saut qualitatif de la structure première à la structure seconde issue de l’improvisation. On rencontre ce phénomène dans le monde animal, sans qu’on sache très bien ce qui se passe en vérité.

Quant au Texas dans les années soixante-dix, la fourmi de feu (solenopsis saevissima) venue d’Amérique du Sud envahit le territoire, les Texans vaporisent sous pression dans les dômes des fourmilières une forte dose de dieldrine mortelle pour les fourmis de laboratoires. Dans la nature, les nourrices enlèvent leur couvée, I’emmènent à I’abri à quelques mètres et reconstituent leur dôme à cet endroit. On essaie les gaz asphyxiants : les ouvrières, l’alerte passée, modifient le dôme pour améliorer l’aération. Des appâts empoisonnés sont rapidement abandonnés. Même improvisation chez le rat avec l’utilisation des anticoagulants dès 1924. Il faut que les humains appâtent durant cinq jours avec de la nourriture saine avant que les rats se décident à consommer un aliment donné et empoisonné. Mais alors la création biologique prend le relais : vers 1960 en Angleterre, une mutation se produit créant trois espèces immunisées contre les anticoagulants : un surmulot, un rat noir et une souris commune.

Enfin commencer peut correspondre à créer de toute pièce. Il faut savoir que la notion de création n’a pris une relative importance que très tardivement. En 1950, Guilford faisait remarquer que dans dix traités fondamentaux de psychologie, seulement 0,2 % de l’espace était consacré à l’imagination créatrice (et sur dix traités de logique encore moins). En 1969, le pourcentage n’était encore que de 1,4 % de l’espace. C’est surtout après 1970 qu’on a vu apparaître un certain nombre d’ouvrages sur l’imagination créatrice. Après le choc des événements de mai-juin 1968, le renouvellement des valeurs engendré par ce mouvement social n’a certainement pas été négligeable. On peut considérer que créer consiste à abandonner des structures acquises, à les questionner pour en construire de nouvelles selon un processus psychique complexe, dominé par l’originalité, l’esprit d’adaptation, le jeu gratuit, l’intentionnalité, la fluidité, la flexibilité, l’intuition, la dissonance conflictuelle, la pensée analogique, associative, combinatoire, onirique.

2. Improvisation, imaginaire et symbolique

L’improvisation est le trait d’union entre l’imaginaire et le symbolique en création. L’imaginaire investit toutes les zones du réel, lui donne une signification polysémique. Le réel résiste à cet affrontement et reste ce qu’il est : une grande inconnue dans sa nature ultime. Mais de cette confrontation naît le symbolique comme univers complexe de significations renvoyant à des référentiels multiples à la fois imaginaires et réels-rationnels. Du fait de la spécificité inépuisable du réel et du désir imaginaire de toute-puissance (tout comprendre, tout avoir, tout faire, etc.), la confrontation imaginaire/réel sera toujours tragique sous l’épreuve du manque, et le Symbolique qui en résulte sera toujours en création, comme autant de couches successives qui s’accumulent pour recouvrir le réel de significations élucidantes (magico-religieuses, scientifiques, poétiques).

On comprendra que tuer en soi l’enfant merveilleux (4) qui possède le désir omnipotent, serait catastrophique pour la culture humaine si jamais cela était possible. L’enfant merveilleux est à l’origine de toute création comme de tout enfermement psychique ou politique. Le seul point de vue psychanalytique est insuffisant pour comprendre les ressorts de la création selon l’expression d ‘Anthony Storr (5) puisqu’il se fonde sur l’idée maîtresse de refoulement et sur celle, plus ambiguë et encore confuse de sublimation. Sans entrer dans un débat d’idées très controversées, je préfère indiquer, dans le cadre de cette étude, que je me rattache à une conception de la création symbolique proche de Cornelius Castoriadis et de Gaston Bachelard. Pour moi l’imagination créatrice ne saurait se borner à une répétition déguisée d’événements traumatisants ou heureux. Il ne s’agit pas de retrouver un plaisir perdu ou de délivrer le sujet d’angoisses vécues. Il me semble, avec Philippe Malrieu (6), que l’imaginaire, ce n’est pas la satisfaction d’instincts réprimés, mais l’élaboration d’un projet de dépassement des conduites, instinctives ou habituelles, lorsqu’elles sont impuissantes à résoudre les problèmes nouveaux qui se révèlent au sujet – ce qui suppose sur le problème de la personnalité, une différence importante par rapport à la théorie freudienne. Il y a du non-causal et de l’irrationnalisable dans la psyché individuelle comme dans le déroulement de l’Histoire mais de ce fait même – il y a de la Poiesis comme dit C. Castoriadis – « de la création non pas comme simple écart relativement à un type existant mais comme position d’un nouveau type de comportement, comme institution d’une nouvelle règle sociale, comme invention d’un nouvel objet ou d’une nouvelle forme – bref comme surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation précédente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses » (p. 61) (7).

Dans le cadre de la pensée héritée, ensembliste-identitaire, aristotélicienne, la création ne peut se penser autrement que d’une façon combinatoire et structuraliste, variation sur une même structure profonde – l’immuable – eidétique, essentielle. Les concepts d’imagination radicale au niveau de la psyché-soma et d’imaginaire radical au niveau du social-historique dégagés par Castoriadis, sont indispensables pour comprendre la complexité de la création individuelle et collective. Ce fond de radicalité de l’imaginaire signifie qu’il n’est ni reflet du perçu, ni simple prolongement et sublimation des tendances de l’animalité, ni élaboration rationnelle des données. C’est la capacité élémentaire et irréductible chez tout existant d’évoquer une image – une première image – à partir de rien dans un processus qui va de commencement en commencement. C’est grâce à cette imaginante fondamentale que l’être humain a pu créer la logique ensembliste-identitaire, la science, le langage et en définitive tout le champ du symbolique. A ce propos une hypothèse de recherche concernant la valeur éminemment psychothérapeutique de l’art serait que, à travers l’activité artistique, le sujet touche ce mode originaire de la psyché comme représentation à quoi il ne manque rien parce qu’elle est en premier lieu création d’image et de figure. Le manque dont je parlais au début de ce paragraphe ne serait qu’une manifestation secondaire et non originelle de l’inconscient.
L’improvisation apparaît bien dans la conception précédente comme cette frontière entre imaginaire et symbolique à l’état naissant. Commencer une démarche scientifique au sens de l’improvisation consiste à imaginer des hypothèses de recherche et à employer ensuite beaucoup de travail à les réfuter ou à les confirmer.

Ce commencement suprême – I’improvisation – est-elle de l’inspiration ? Est-ce vraiment une chose qui nous arrive plutôt qu’une chose que nous ferions ? Existe-t-il une intuition créatrice, capricieuse, fugace, imprévisible ? Mozart a composé en un seul jour l’air en la d’Adam Berger et Berlioz écrivait à propos de son opéra Les Troyens :  » tout malade que je suis, je vais toujours ; ma partition se fait, comme les stalactites se forment dans les grottes humides, et presque sans que j’en ai conscience ». Immédiate, née d’un travail sur le vif ou après un long travail préparatoire, l’arrivée de l’inspiration dans l’improvisation est une véritable fête pour le créateur. L’improvisation comme commencement, c’est la liberté du surgissement. L’improvisation fait émerger l’esquisse d’une forme, elle est la promesse des fleurs. Jeu sans cesse renouvelé de ce qui va advenir à partir de ce qui n’était pas ; premières secondes où le monde prend naissance. Cela ne va pas sans rupture.

Je me souviens d’une improvisation ludique de ma fille âgée de quatre ans. Son jeu me fascinait. Elle construisait des formes avec des legos – ces petits cubes en plastique emboîtables – puis d’un coup de paume les faisait voler en éclat avec un plaisir non dissimulé pour recommencer aussitôt la création d’une forme aussitôt détruite dès sa finition. Le jeu dura un certain temps. Il me permit de méditer sur le sens de l’homo ludens si finement analysé par Johan Huizinga (8). L’improvisation créatrice ne va pas sans structuration – déstructuration – restructuration, c’est-à-dire sans une certaine agressivité à l’égard de l’objet matériel ou symbolique. Les poètes parlent de se coltiner avec les mots.
L’improvisation est toujours une révolte contre l’ordre établi : des idées, des structures, des traditions. En science, le premier mouvement suivant G. Bachelard c’est le non. On commence par refuser que les choses soient simplement ce qu’elles sont ; on met en doute leur bien-fondé, leur réalité – suivi bientôt du Pourquoi ? (comprendre les causes, analyser la genèse des phénomènes) et du Pourquoi pas ? (élaboration de nouveaux modèles avec l’envie de les expérimenter).

Ainsi l’improvisation va de commencement en commencement, selon un processus discontinu, non démuni d’agressivité et de jubilation. L’improvisation apparaît dès lors comme une des composantes de l’état d’amour naissant dont parle le sociologue italien Francesco Alberoni (9). Pour lui, tomber amoureux, c’est l’état naissant d’un mouvement collectif à deux. L’effervescence collective décrite par Durkheim constitue une des modalités de l’état naissant. L’état naissant survient, s’improvise – dirais-je – lorsque existe un état antérieur de surcharge dépressive. L’état de grâce, dans la foulée des élections présidentielles de mai 1981 – véritable état naissant – résultait bien de la surcharge dépressive, au niveau collectif, qui durait depuis trop longtemps et que j’ai analysé dans un article de la revue Autrement sur « les révolutions minuscules » comme le régime de l’entre-deux (10). L’improvisation dans l’état naissant c’est l’ouverture du champ des possibles et l’émergence – au niveau sociohistorique- de ce que R. Lourau appelle la lutte des classes trans-historique, permanente, marginale, bien que n’apparaissant pas dans la lutte de classes conjoncturelle qui recouvre les oppositions classiques droite-gauche (11). C’est le postulat d’un continuum onirique révolutionnaire si souvent décrié par les sciences historiques, politiques et sociales instituées. Ainsi la principale ligne temporelle de la Révolution de 1789, combattue par les forces de l’ancien monde, « est peuplée de masses enthousiastes, animées par un espoir messianique, par le désir de changer la vie. C’est l’histoire de ce mouvement d’extraordinaire expérimentation sociale et non sa négation, qui pond ses oeufs dans l’avenir » (Lourau). J’ai eu l’occasion, dans une recherche en cours sur les rapports entre symbolique et quotidienneté dans le mouvement communautaire en France et en Allemagne, de vérifier combien ce continuum onirique révolutionnaire promettait de fructifier en R.F.A. dans ce pays qui possédait dans les années 80 un des plus forts taux de suicide de toute l’Europe.

3. L’improvisation en éducation

Il s’agit bien de l’improvisation en éducation, et pas simplement de l’improvisation pédagogique. Celle-ci n’est qu’une des composantes de celle-là. L’improvisation éducative se réfère à l’idée de méthodologie qui est une variable essentielle de la problématique dans un champ disciplinaire en sciences humaines. Comme l’a fait remarquer Guy Avanzini, la méthode ne saurait se réduire à une série de techniques de transmission de savoir mais projette un style général de formation et vise un profil d’homme arrêté en vue d’une fin (12). Ni méthode, ni procédure, la méthodologie est la logique en acte d’un projet éducatif qui – en dernière instance – est toujours orientée par une philosophie de l’existence individuelle et collective. L’improvisation éducative, en tant que méthodologie, est liée à la réflexion critique sur la pensée héritée aristotélicienne et cartésienne. Elle s’appuie sur un socle culturel qui commence à émerger avec des penseurs comme Castoriadis, Morin, Illich, Habermas, Horkheimer, Axelos, G. Durand, J. Baudrillard et quelques autres, y compris dans les sciences dites exactes. Elle suppose une attitude de l’éducateur ou du chercheur en sciences humaines qui repose sur l’idée d’autorisation et de pédagogie du potentiel personnel (Personal power method).

Improvisation éducative et autorisation

On s’est longtemps fourvoyé en sciences de l’éducation en s’obstinant à parler de pédagogie directive, non directive, voire semi-directive. Il me semble que ces mots doivent être exilés, comme inutiles, du vocabulaire spécialisé dans la mesure où ils masquent le véritable problème du rapport du maître et de l’élève avec la question de l’autorité. C’est le grand mérite de J. Ardoino d’avoir souligné l’importance du concept d’autorisation : devenir soi-même son propre auteur, au sein de ce réseau de concepts développés dans cette somme de réflexions éducatives que représente son ouvrage Education et politique (13). De fait le mot « autorité » recouvre plusieurs acceptations.

Notion d’autorité

Dans son acception germanique (du latin autoritas : importance, prestige) c’est l’influence importante d’une personne ou d’une institution dans son cadre sous condition que cette influence soit fondée moins sur le pouvoir effectif que sur une prépondérance intellectuelle ou sur les traditions. D’après une distinction du droit romain classique, ce qui caractérise l’autorité c’est le prestige et la noblesse du représentant d’état, à la différence du plein pouvoir et des compétences (potestas). Dans son acception anglo-saxonne (authority), il s’agit d’avoir ou d’exercer une autorité sure, avoir de l’ascendant. Mais c’est l’acception italienne (autorita) qui nous paraît la plus remarquable. Autorité veut dire aussi raison, droit de celui qui est comme auteur, créateur, chef, guide dans la société… se dit des personnes dont la parole est digne de confiance et de considération. Dans la langue italienne, la conception d’autorité est liée à l’idée du droit, de la légitimité. Elle est perçue comme quelque chose qui doit être attribué et légalement reconnu et qui peut s’exercer surtout à travers le commandement. L’autorité est vue comme juste, légitime, légale et associée à des traits personnels tels que confiance, estime, considération, respect, réputation.

Improviser

Improviser c’est commencer à être son propre auteur. Répéter sans créer véritablement, débouche presque toujours sur une conception autoritaire de l’autorité qui révèle une personnalité faible et cimentée dans un code social et moral protecteur, entraînant des comportements stéréotypés de soi et des autres. Improviser, au contraire suppose une création telle qu’on devient à la fois auteur de soi-même tout en permettant aux autres d’être eux-mêmes. La liberté et la joie de tout commencement créateur donnent l’envie d’un partage communautaire, d’une transmission de cette force révolutionnaire. Dans cette optique l’autorité, liée à l’improvisation devient un élément moteur d’une pédagogie d’évolution des autres vers leur propre autonomie. Cette évolution suppose une phase d’affrontement nécessaire entre toutes les personnes concernées. Improviser, c’est mettre à jour les contradictions et entrer dans le conflit. Improviser, c’est troubler l’ordre inconscient des systèmes socio-mentaux qui nous régissent d’une façon mélodramatique. Improviser dans un groupe revient à bousculer la situation socio-mentale de chacun dont les origines sont à rechercher dans la famille, les organisations, la société globale. En psychosociologie clinique dont l’approche transversale est une des composantes l’improvisation de l’animateur où des membres du groupe s’articulent souvent autour des trois structures liées réciproquement dans ce que Max Pagès nomme un système socio-mental (14).

  • Des structures de domination, au sens sociologique du terme, constituées par des rôles de pouvoir et des idéologies qui les légitiment.
  • Des structures inconscientes, au niveau psychologique, particulièrement des fantasmes de toute puissance et de destruction.
  • Des structures corporelles de tension et d’inhibition.

L’improvisation éducative telle que je la conçois est, en particulier, I’insight en acte qui permet de révéler le lien réciproque entre les situations de domination ou de fantasmatisation et d’inhibition corporelle dans le groupe. Bien que je ne partage pas la problématique un peu trop tragique de Max Pagès dans son concept de mélodrame amoureux, je reconnais que le système socio-mental est bien celui que chacun doit affronter pour devenir son propre auteur, pouvoir improviser et concourir à l’émergence d’une improvisation collective fructueuse. Ce faisant, improviser en éducation, conduit vers la liberté d’apprendre et la réalisation d’une pédagogie du potentiel personnel proposé par Daniel Hameline et Marie-Joelle Dardelin. Dans cette conception, apprendre est une activité transactionnelle « Apprendre, c’est s’intégrer à une culture collective en en assimilant les acquêts. Mais c’est inséparablement intégrer originalement ces acquêts par une démarche qui les réélabore » (15, p. 17).
L’improvisation est le trait d’union réussie de cette articulation originale. Elle provoque la dissonance, elle déconstruit l’espace de la « renfermerie » (D. Hameline) et elle facilite l’élaboration progressive d’une nouvelle architecture du savoir individuel et groupal. De ce fait, elle est la clé de voûte d’une véritable pédagogie du potentiel créateur de l’être humain (cf. 15, p. 227-228).

Improvisation éducative et pensée analogique

En 1981, je commence mon cours par une histoire zen à laquelle j’ai pensé en arrivant en voiture à la faculté. Comment présenter l’inconnu de ce groupe de psychosociologie clinique que nous allons tenter de mettre en oeuvre durant l’année universitaire. L’histoire zen me vient subitement, au moment où j’entre dans les locaux universitaires. Arrivé dans la salle, je vais la présenter en improvisant quelques personnages supplémentaires. Il s’agit d’une caverne visitée par un sage, un architecte, un poète, un militaire, un voleur, un savant. Chaque personnage exprime une opinion sur cette caverne. Et si l’U.V. était cette caverne ? Le groupe va ainsi explorer analogiquement lui aussi le contenu imaginaire de l’U.V. – Caverne. Nous brassons ainsi ensemble le champ des possibles et commençons à aménager notre région d’existence commune et nos pistes de réflexion dans la jubilation de l’imaginaire créateur. La démarche analogique est une des plus fructueuses en sciences humaines. En témoignent, avec une richesse heuristique considérable, l’analogie entre l’architecture gothique et la pensée scolastique suivant Panofsky, l’homologie structurale chez Lucien Goldmann et l’analogie entre protestantisme et capitalisme chez Max Weber. On distingue trois niveaux de l’analogie avec Michel de Coster, que la pensée improvisatrice peut saisir : l’analogie discursive, l’analogie méthodologique et l’analogie théorique (16).

Trois niveaux de l’analogie (Michel de Coster)

L’analogie discursive se situe au niveau du langage. Ici sa fonction est triple, elle est conceptuelle, didactique et rhétorique. L’analogie tente de pallier la pauvreté du vocabulaire par un emprunt conceptuel à un autre champ de connaissances. Elle peut également posséder une orientation didactique pour expliquer simplement un discours ésotérique (paraboles). Enfin l’analogie peut traduire un objectif d’ordre émotionnel ou la recherche d’un effet de rhétorique en accentuant le charme du discours par des associations saisissantes. L’analogie méthodologique devient un instrument d’invention susceptible d’engager la recherche dans une voie déterminée, notamment en suscitant l’improvisation d’hypothèses fécondes. Ainsi Huygens comparaît son et lumière par la notion d’ »onde lumineuse ». On retrouvera dans la métaphore organiciste en sociologie (le « Corps social ») des développements de recherche parfois critiquables. La limite de l’analogie méthodologique réside dans le fait qu’elle révèle un jeu de pouvoirs interdisciplinaires en action quant à la garantie de scientificité légitime. En effet écrit Michel de Coster, « une discipline moins reçue socialement qu’une autre, comme scientifique, cherche à se parer, en quelque sorte, des attributs et de la réputation de celle-ci en lui empruntant certains de ses paradigmes et de ses techniques et, d’une manière plus générale encore, en se plaçant sous son égide »(cf. 16, p. 29).
Enfin l’analogie théorique. Elle tire un parti nouveau des ressemblances en montrant que celles-ci, apparentes ou cachées, ne sont pas fortuites mais révèlent, au contraire, une étroite parenté qui les unit. L’analogie théorique va dégager à travers la construction systématique de modèles, la parenté réelle de deux systèmes. Jamais avant Einstein on avait osé imaginer que la masse et l’énergie constituaient des phénomènes analogues et, a fortiori, que l’Équivalence de ces deux manifestations dépasse leur expression mathématique en sorte que toute question se rapportant à l’une concerne l’autre de la même manière et réciproquement. On retrouverait chez Marx et Althusser un travail heuristique allant de la métaphore au concept par :

  • le point de départ chez Marx du concept hégélien de négation (contradiction) définissant la didactique
  • la métaphore marxiste de la « gangue mystique » et du noyau rationnel « visant à démystifier la didactique hégélienne dans son idéalisme et accumulation de ces métaphores » (extraction, renversement), indice selon Althusser, de la difficulté théorique sentie par Marx : la didactique ne peut rester dans le système hégélien.

A la proposition, avancée par Althusser (17), de recours à un autre concept (emprunté à la psychanalyse) : la surdétermination dont l’utilisation permet de poser de nouvelles questions et de mettre à leur tour en question d’autres notions métaphoriques.

Improvisation et oeuvre ouverte

L’improvisation éducative force les blindages de la pensée aristotélicienne. Elle touche au plus obscur : au non-rationnalisable de la psyché, ce qui n’exclut pas la connaissance pour autant. Dans cette perspective, les maîtres de l’improvisation sont certainement les philosophes du Koan bouddhique. Les Koans sont des énoncés de vérités paradoxales qui ne peuvent être comprises par l’intellect. Ils forcent la pensée au silence après avoir suscité une grande tension et ce silence intérieur permet la manifestation d’un niveau de conscience élevé. Tout se joue dans l’instant. Dans la peinture zen, le moindre coup de pinceau sur lequel on repasse une seconde fois devient une tache. La vie la quitte. La vie doit être saisie – dans l’esprit zen au moment où la chose se passe, ni avant, ni après. Robert Linssen (18) rappelle que lors de l’un de ses derniers voyages dans les montagnes de l’Inde, une question sur la « nature du Bouddha ou du Mental cosmique » était posée à un maître tibétain. « Rien », répondit-il. Quelqu’un insista et le maître répondit simplement « Le torrent coule ». La première réponse signifie que le Mental cosmique qui est l’inconscient selon le zen ne se pense pas. La seconde évoque deux bases du zen. D’abord, le torrent est le Mental cosmique. Ensuite, la parfaite momentanéité où l’importance du présent est là, maintenant, « le torrent coule ».

Étant un agnostique convaincu, je fais partie de ceux – nombreux aujourd’hui – qui pensent que notre Occident a tout à gagner à s’ouvrir à une autre façon de comprendre le monde sans s’y inféoder et sans tomber dans les voies mutilantes du sectarisme religieux. Si je suis touché dans le creux le plus sombre de mon intelligence du monde par une suite d’images fluides du poète Chaulot .

Dans la clarté diffuse d’un jour presque sans preuves l’invisible nous porte, irrésolu passeur.
Qui l’affronte s’aveugle, qui s’en éprend se perd.

(Soudaine écorce, éd. Seghers)

Pourquoi ne le serais-je pas d’un Koan bouddhique ou d’un poème taoïste ? La profondeur de la réflexion philosophique du Koan Zen n’est plus à démontrer pour tous ceux qui ont accepté d’ouvrir les yeux et de trouver l’information. Un livre comme celui de Toshihiko Izutsu, par exemple nous en fait pénétrer l’essence. Dans Le Kôan zen – ce dialogue zen d’une saveur particulière, la rhétorique n’a plus cours. Lié à une situation concrète, d’une brièveté et concision extrême : « Il vise à saisir la vérité éternelle et ultime dans le brusque jaillissement des paroles échangées entre deux êtres parvenus à un point extrême de tension spirituelle, dans une situation concrète et unique de la vie. Cet échange d’un moment peut produire sur un observateur l’impression d’un pur non sens » (20, p. 19). Mais n’est-ce pas cette impression de non-sens, pourtant éclairant, que l’on trouve également dans les meilleurs passages des Séminaires de Jacques Lacan ? « Parler, ce n’est pas remuer la langue », comme l’écrivait le maître Sung Yuan à la fin du Xlle siècle, c’est « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » (Mallarmé), profiler la lacune de la signification ultime dans le coeur même du mot qui nomme et classe les choses du monde. Ceci ne peut se faire – selon le koan – que par la spontanéité, I’improvisation. Il faut répondre immédiatement, sans chercher à réfléchir, au dilemme irrationnalisable du maître, soit par un mot, soit par un geste. Il y a là une approche non-aristotélicienne de la compréhension du monde.

Pour le sage oriental, une pomme n’est pas une pomme (principe d’identité), elle est vécue comme une pomme et une non-pomme. Mieux encore, elle ne doit pas être vue comme étant quoi que ce soit, sans détermination. Ce n’est qu’à la fin de ce processus de compréhension qu’on peut revenir à l’affirmation (toute relative alors) de – la pomme est une pomme -. Comme le signale Toshihiko Izutsu dans son livre (p. 81 ), J .P. Sartre dans La Nausée avait tenté de faire comprendre, dans la vision du châtaignier par Roquentin, le brouillard du réel quand on accède à la reconnaissance existentielle : l’arbre se montre comme une masse indiciblement confuse et mystérieuse, d’une « effrayante et obscène nudité » (Sartre). L’Approche Transversale telle que j’essaie de l’élaborer depuis quelques années trouve sa raison d’être dans ce carrefour d’une pensée du Teukhein (le Faire) et du Legein (le Représenter-Dire) comme dit Castoriadis, pensée de l’Occident qui a donné naissance à notre conception de la scientificité et de la technicité, et d’une autre compréhension plus poétique, ouverte au non-savoir, au non-agir et au questionnement philosophique. Apprendre à réapprendre pour moi consiste à explorer autrement la transversalité des situations éducatives.

La notion de transversalité s’applique à deux niveaux complémentaires

La transversalité de l’objet de recherche

Chaque situation de recherche est considérée d’emblée dans sa totalité et sa complexité. Le chercheur ne saurait être extérieur à son objet de recherche. Il est en interaction permanente avec lui. Il est implique. L’objet lui-même est conçu comme un magma de significations tant individuelles que sociales, tant réelles-fonctionnelles qu’imaginaires. La transversalité de l’objet est ce réseau symbolique qui vient dire (à condition de l’élucider) I’enchevêtrement hypercomplexe de ce réseau de significations dont les signifiés profonds s’évanouissent, en fin de compte, dans l’obscurité de l’imaginaire personnel et social.
Sur le plan heuristique, I’approche transversale signifie alors une recherche qui conjugue avec le maximum de nuances les différentes disciplines en sciences humaines dont le statut est reconnu, ou en voie de légitimation, dans la Cité Savante à l’époque considérée. Elle est résolument interdisciplinaire, pluridimensionnelle et multiréférentielle.

La transversalité du Non-Savoir

Toute approche scientifique se heurte dans ses confins, à la question du Non-Savoir essentiel sur les choses du monde. Du Réel ultime, on ne peut rien dire de « scientifique ». Au coeur même de la théorie la plus pertinente réside un Non-Savoir occulte d’où jaillira, un jour ou l’autre, sa contestation radicale. Pourtant d’autres genres de pensée que « scientifiques » tentent de donner écho à ce noyau obscur du savoir établi : I’art, la poésie, la philosophie de l’être, I’interrogation spirituelle dans toutes les civilisations humaines. L’approche transversale reconnaît le bien-fondé de cette perspective et cherche la méthodologie adéquate pour la rendre féconde dans l’interpellation de la réalité. Ce faisant l’approche transversale débouche souvent sur une pensée paradoxale, une réflexion du doute libérateur où l’humour est un maître-mot. L’improvisation éducative dans toute sa dimension de spontanéité, au sens de J.L. Moreno comme au sens du Koan Bouddhique, semble être alors un des axes fondamentaux de cette méthodologie (21).
Le travail d’improvisation poétique que s’est largement développé dans l’école ces dernières années, comme en témoignent les actions persévérantes et originales de J. Charpentreau, de J.H. Malineau. des militants du GFEN et d’Action Poétique (22). Ce retour à une activité créatrice et à une dimension d’éveil aux « choses de la vie » contribuera-t-il à limiter le drop-out scolaire de beaucoup de jeunes dont certains n’hésitent pas à analyser durement et lucidement les failles inéluctables de cette tâche impossible : l’Éducation ?

4. Un exemple d’improvisation éducative

Dans mon U.V. clinique en Sciences de l’éducation à l’Université de Paris Vlll, j’ai toujours insisté sur l’importance de l’écrit. Je reste persuadé, à I’encontre de certains idéologues de l’audio-visuel que l’autorisation passe par la création littéraire sans s’y enfermer. L’approche transversale que je défends propose donc aux participants d’écrire à partir des situations et des événements vécus dans le groupe. Il s’agit d’une proposition, non d’une imposition. Dès le commencement du cours, je donne les raisons épistémologiques et ontologiques d’une nécessaire trace collective de notre action dans la mesure où l’Approche Transversale est une recherche-action pédagogique à dominante existentielle. Durant l’année universitaire 1980/1981, nous avons pu assister à une transformation de la structure de base proposée – le compte rendu en une création originale – le récit dans le sens de la problématique de l’ »autorisation »et de l’improvisation collective (23).

Au début de l’année je demande au groupe de tenir un secrétariat de séances, suivant une rotation hebdomadaire des secrétaires (deux ou trois). Les secrétaires doivent rédiger un compte rendu synthétique qui relate les principales phases de la séance et les diverses réflexions significatives qui ont pu avoir lieu. Le compte rendu est lu et ouvre la séance suivante. Il permet de relier la séance présente à ce qui a été vécu lors de la séance précédente. C’est un trait d’union symbolique dans l’existence nécessairement discontinue du groupe. Après lecture, chacun peut donner son avis, critiquer, modifier le texte qui est ensuite photocopié par les soins du groupe, pour tous les participants. Cette prise en charge d’un Faire par le groupe et pour le groupe, nécessitant un minimum de débrouillardise, constitue, dès le départ, une activité collective que le groupe doit gérer. L’animateur soutient, insiste, mais ne dépasse pas le seuil de l’imposition.
Si le groupe ne peut pas prendre en charge le secrétariat, l’animateur en prend acte. A la fin de l’année, chaque participant possède ainsi un nombre non négligeable de compte rendus dont l’ensemble constitue comme une sorte de livre/journal, mémoire du vécu et des réflexions du groupe, enseignant inclus. A partir de cette base, je demande alors à chacun de rédiger une évaluation de ce qu’il a compris, pour lui-même, de l’Approche Transversale. Cette condition est impérative pour obtenir l’Unité de Valeur en question et, évidemment, elle est précisée dès le premier cours de l’année. Depuis plusieurs années, le système fonctionne ainsi tant à l’Université de Paris Vlll qu’à I’l.U.T. de Saint-Denis où j’enseigne à titre principal. Mais cette année (1980-1981), les étudiants du département des Sciences de l’Éducation ont improvisé à partir de la structure du compte rendu. Celui-ci, au début assez fonctionnel-réel, est devenu peu à peu autre chose : un « récit », terme inventé par les étudiants pour qualifier leur production différente d’un compte rendu, plus juridique. Les rédacteurs sont devenus, au fil des séances, leur propre auteur, au sens d’une prise de parole originale qui battait en brèche les codes établis pour un compte rendu. Ce processus s’est effectué lentement, en suivant la progression de la constitution réelle du groupe. A un certain moment, nous avons constaté que nous ne pouvions plus appeler un compte rendu ce qui était proposé.

Le récit est une improvisation symbolique toujours recommencée, individuelle et pourtant collective. Le récit est une improvisation individuelle dans la mesure où l’étudiant part de la situation vécue par le groupe à la séance et laisse sa pensée dériver en écho, selon un cheminement amplificatoire tel que G. Bachelard le propose pour comprendre la poésie. Il met en oeuvre une « fonction de l’irréel » et exprime une attitude phénoménologique au sens où le phénoménologue nous dit Bachelard « retentit à l’image poétique » et poursuit une « poético-analyse qui nous aiderait à reconstituer en nous l’être des solitudes libératrices ». Il s’agit bien d’une production personnelle car on y discerne les symboles et les mythes, les références culturelles et les habitus, le roman familial, propres à chaque auteur qui prend sa parole. La parole retrouvée sous l’humiliation de la consommation passive des images des mass-media devient vraiment une parole de rencontre, de communication et d’expression avec soi et avec les autres. L’événement nommé est recréé dans le registre singulier, imaginaire et symbolique, de l’étudiant. L’événement fait boule de neige, provoquant structuration, déstructuration, restructuration de l’univers symbolique par l’acte même de l’écriture.

L’étudiant sort de l’aliénation par sa parole jaillissante, parfois déchirante. Un équilibre étonnant s’effectue entre la fonction expressive du langage (je parle pour me faire entendre, ajouter quelque chose de moi à la nature) et la fonction communicative (je parle pour aller vers les autres). Plus encore, puisque ce qui a été écrit doit être lu par l’auteur, le corps entier entre en scène l’être est dans sa voix comme le ciel dans son bleu. Communication et reconnaissance vont de pair : l’auteur sait qu’il sera écouté, le travail d’écriture est à la fois pour lui et pour les autres. La solidarité du groupe s’exprime dans l’attente du récit. Un rituel se profile : à chaque début de séance, la formule revient: il y a quelqu’un a-t-il un récit à nous communiquer ? Une, deux, trois noms propres s’affirment. Le groupe est attentif car il sait qu’il va saisir, dans les mots qui vont surgir des lèvres de l’orateur, un moment existentiel de l’autre comme étant à la fois semblable et différent : ainsi des mots qui prennent forme, concrètement, sur les lèvres du sage dans la statuaire orientale. Chaque prise de parole est une improvisation au niveau de la sensibilité. On donne et on reçoit.

L’échange symbolique s’opère dans une sincérité que souligne l’extrême retenue de la mise en scène. La liberté naissante souffle sur les mots qui s’envolent pour parfumer l’âme dont parle Bachelard sans complexe. Par cette reconnaissance solidaire du groupe, par cette existentialité de la personne dans sa parole, la liberté se concrétise car, comme dit G. Gusdorf, « Notre liberté concrète s’affirme à la mesure de notre capacité de promouvoir ensemble l’expression et la communication dans le langage qui nous manifeste ». Le récit est une improvisation symbolique collective dans la mesure où la trame de fond qui le constitue est tissée parles événements, les réflexions, les joies et les souffrances, les conflits, qui ont parcouru le groupe. A l’écoute du récit chaque membre du groupe retrouve, en filigrane, l’action dramatique de la séance précédente dont il a pu être un des protagonistes, et par là même, il la réinvente à son tour. Parfois cela donne lieu à un échange après lecture. L’histoire du groupe se construit par l’emboîtement des récits au fil des séances. L’écoute est active et collective. La photocopie des récits permettra d’y revenir plus tard et a valeur d’enracinement. Le silence qui, souvent, suit la fin de la lecture d’un récit est un silence à l’endroit comme pour le passage, signe dans la blancheur bleutée, d’une étoile filante. Plus que jamais la parole est ici évocation de soi et invocation d’autrui et, en tant que telle, affirmation de la personne. Elle est le lieu concret de cette métamorphose du langage militant que j’ai appelé de mes voeux avant les élections présidentielles, à la fois singulier et communautaire. Épreuve ou l’Exister hypercomplexe, incertain, solidaire, solitaire, pris dans le jeu de Polemos et de l’indétermination, et dans son vouloir vivre et son devoir-vivre irrationalisables, soumis à l’aventure toujours possible de l’ubris, cette démesure à notre portée, s’affirme, déchiré par le dilemme : réalisation progressive d’une autonomie fondamentale du vivant ou fin nucléaire.
Ecriture-bricolage à partir de trois univers qui forment magma dans le texte écrit : univers de l’auteur, univers du groupe U.V., univers social et culturel dans lequel nous vivons. Ecriture-parole qui, par le texte écrit, inscrit l’auteur dans un projet de résistance à l’éphémère et qui, par le Dire, le projette dans l’instantanéité et la finitude de l’existence en acte. Il se peut que le récit tente de réaliser une véritable praxis telle qu’elle est définie par C. Castoriadis : « la praxis – écrit-il – est le faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie ».

L’autonomie développée par le récit est tout autant celle de l’auteur que celle du groupe. Le récit montre à tous que la parole est à prendre, que c’est possible. Certains participants ont attendu un bon moment avant de prendre leur parole par le récit. Mais sans le récit des autres, ils ne l’auraient jamais prise. Chaque récit est, de fait, le germe floral d’un récit à venir de la part de l’autre. Il n’y a pas d’autonomie sans solidarité. Il n’y a pas de récit sans écoute et participation. Il n’y a pas de personne réalisable sans convivialité réalisée. Toute création est, par essence, collective, destinée aux autres autant qu’à moi-même, en me faisant advenir à l’existence. Toute improvisation est d’emblée sociale dans la mesure où on improvise toujours à l’intérieur d’une société : dans un cadre culturel et selon un code N (J.F. de Raymond, p. 176), mais ce qui caractérise le récit, c’est sa dimension d’oeuvre ouverte. L’oeuvre ouverte, définie vers 1950 en Europe se situe entre la musique sérielle et l’improvisation généralisée qu’elle relie. Elle suppose l’ouverture par rapport au spectateur qui l’interprète en la recevant : « toute oeuvre peut être considérée comme ouverte dans la mesure où le spectateur peut la contempler sous une multiplicité d’angles qui témoignent de son infinie richesse, liée à son ambiguïté essentielle » (J.F. de Raymond, p. 178). Le récit est oeuvre ouverte puisque l’écoute réappropriée du texte devient, au sens propre, légende (légenda : ce qui doit être lu), légende du groupe que chaque participant, considéré comme actant, se réapproprie grâce à l’histoire groupale gravée en filigrane qu’il retraduit selon sa propre symbolique et son propre imaginaire. Il y a dans l’écoute collective du récit comme une symphonie du silence. Elle constitue un moment poétique d’une intensité remarquable, comme on en rencontre quelquefois dans les groupes.

Un jour, un des participants a demandé à réentendre le récit qui venait d’être lu. Je suis intervenu en sens contraire. Le récit, dans sa lecture et son écoute collective, est du domaine de l’instant, du commencement, de l’improvisation. Une lecture collective supplémentaire est toujours une lecture de trop. Jamais le sourire d’un enfant ne se répète de la même façon. Qui n’a pas su, ou pas voulu, contempler, au moment du Dire, le point focal d’une existence concrète, a perdu pour toujours ce royaume.
Cette remarque montre assez que les notions de Perte et d’Attachement constituent les deux lignes de faîte d’une ascension anthropologique en Approche Transversale. Le récit est un instrument de cette montée, place sur le plan symbolique, comme ce récit analogique de René Daumal intitulé Le Mont Analogue (ed. Gallimard). Mais c’est une montée qui ne peut se réaliser que par la présence et la participation de tous. Cette montée n’a pas de fin. Chaque pas, dans le pas des autres, est toujours le premier pas, celui qui fait naître. Chaque pas est tout autant celui qui termine le chemin sans avertissement : « Ainsi celui qui monte ne s’arrête jamais, allant de commencement en commencement, par des commencements qui n’ont jamais de fin » (Grégoire de Nysse, Commentaire du Cantique).

Bibliographie

(1) DAUMAL René, « Pour approcher l’art poétique hindou », in Bharata, Gallimard, 1970, p. 79 à 93.
(2) RONSARD, « De l’invention », in L’art poétique de J. CHARPIER et P. SEGHERS, Editions Seghers, 1956, p. 103-104
(3) DE RAYMOND Jean-Francois, L’improvisation, Editions VRIN, 1980
(4) LECLAIRE Serge, On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975
(5) STORR Anthony, Les ressorts de la création, Laffont, 1992
(6) MALRIEU Philippe, La construction de l’imaginaire, Dessart, 1977, p. 147
(7) CASTORIADIS Cornelius, L’institution imaginaire de la Société, Le Seuil, 1975, p. 61
(8) HUIZINGA J., L’homo ludens, Gallimard, 1951.
(9) ALBERONI Franscesco, Le Choc amoureux, ed.Ramsay, 1980.
(10) BARBIER René, « Soi comme projet ou la Métamorphose militante », in Autrement, Les révolutions minuscules, Février1981
(11) LOURAU René, L’état inconscient, Editions de Minuit, 1978, p. 83
(12) AVANZINI Guy, Immobilisme et novation dans l’éducation scolaire, Toulouse, Privat, 1975
(13) ARDOINO Jacques, Éducation et politique, Gauthier-Villard, 1977 (réed 1999, Anthropos), sur la notion d’autorisation, cf. Ardoino « Mort ou métamorphose de l’Autorité », Revue Cadres et professions, n° 251
(14) PAGES Max, « Systèmes socio-mentaux », in Bulletin de Psychologie, Tome XXXIV, 1981 – N° 350, p. 589 à 601
(15) HAMELINE Daniel, DARDELIN Marie-Joelle, La liberté d’apprendre, situation 2, Editions ouvrières, 1977
(16) DE COSTER Michel, L’analogie en sciences humaines, PUF, Sociologie d’aujourd’hui, 1978
(17) ALTHUSSER Louis, Pour Marx, p. 82 – 92, cité par Claudine NORMAND, Métaphores et concepts, p. 122, Editions Complexes, Collection Dialectique Bruxelles, 1976
(18) LINSSEN Robert, Le Zen, Sagesse d’Extrême-Orient, un nouvel art de vivre, collection Marabout-Universités, Belgique, 1969, p. 173
(19) BARBIER René, « Paul CHAULOT, entre l’éclair et le mur », in Présence de Paul Chaulot, ouvrage oollectif, Millas-Martin, Paris, 1971
(20) TOSHIHIKO IZUTSU, Le Koan Zen, Ed FAYARD, 1978
(21) BARBIER René,  L’Approche Transversale,l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997, 357 p.
(22) G.F.E.N. (Groupe Français d’Éducation Nouvelle), Cahier de poèmes, réconcilier poésie et pédagogie, n° spécial Dialogues 1975. dossier réalisé par Josette JOLIBERT
(23) L’enfant, la poésie, Introduction de Georges JEAN, Choix et notes critiques de Christian DA SILVA, et Jean-Hugues MALINEAU, Ed. Poésie I, Librairie St GERMAIN-DES-PRES, n° 28-29, 1973,
CHARPENTREAU Jacques, Enfance et poésie, Editions Ouvrières, 1972