Le formateur d’adultes comme homme à venir

2000, René Barbier (article paru dans la revue Mémoires du XXIe siècle sur « L’homme à venir », 2000, éditions du Rocher

Résumé

Les propos tenus dans cet article s’appuient sur mon cheminement intellectuel et spirituel depuis quarante ans, et dans la formation permanente des adultes, en tant que responsable pédagogique d’un diplôme universitaire de formateurs d’adultes (DUFA), depuis une vingtaine d’années à l’Université Paris 8. Le formateur d’adultes est un éducateur qui a questionné les images de l’instructeur, de l’enseignant et du formateur chez lui. La société éducative de son temps lui en a inculqué les représentations essentielles et fonctionnelles. Il a dû opérer une sorte d’arrachement culturel pour se former lui-même, par le biais de quelques rencontres humaines et sociales « d’hommes remarquables » et souvent marginales.
Il est passé par plusieurs types d’interrogation lors de son autoformation : un questionnement sur les savoirs, un questionnement sur le savoir-faire, un questionnement sur le savoir-se-situer et un questionnement sur le savoir- être.Trois types de doutes l’animent en permanence :

  • Un doute scientifique sur les savoirs qui prétendent rendre compte du réel humain.
  • Un doute méthodologique sur la “bonne méthode” pour approcher le rapport au savoir, au savoir-faire, au savoir-se-situer et aux savoir-être chez les formés.
  • Un doute ontologique qui le questionne lui-même sur sa propre identité et sa propre connaissance de ce que veut dire “vivre et mourir”.
  • En tant qu’éducateur, il cherche à articuler, dans une dialogique radicale, les multiples savoirs et la connaissance de soi. Cette dialogique radicale met en liaison, d’une part, le sens de la méditation sur la non-pensée et sur le non-être et, d’autre part, le sens de la culture tissée par les multiples savoirs sociaux, économiques, politiques, philosophiques, religieux, scientifiques, artistiques et littéraires.
  • Ce faisant, il se découvre comme un chercheur et un passeur de sens qui chemine dans un “procès” de création et de finitude, de structuration, déstructuration et restructuration du monde.
  • À l’issue de ce cheminement d’actualisation et de potentialisation du silence intérieur et de l’activité extérieure, il se transforme et atteint un point T d’existence où il dépasse le désir de former et de se former, pour simplement être dans l’instant et la présence à soi-même, à l’autre et au monde, et dans la vie et la mort comme double mystère indissociable.
  • À ce moment d’existence, il devient “ouvert” à tout ce qui surgit, dans une poétique existentielle qui l’anime en permanence pour le meilleur et pour le pire.

Depuis le début des années soixante-dix où j’ai décidé d’inscrire mon activité d’enseignant de l’enseignement supérieur dans la formation d’adultes, je n’ai jamais cessé de m’interroger sur la difficulté de donner du sens au mot « éducateur ». Le formateur d’adultes dessine-t-il une des figures d’un éducateur de demain ?

1. Le formateur d’adultes est un éducateur

Le formateur d’adultes est un éducateur. Cette dénomination peut paraître trop simple, voire évidente. C’est méconnaître la complexité du terme « éducateur ».

1.1 L’éducateur n’est pas l’instructeur

L’instructeur, par exemple, l’instructeur militaire, ne se préoccupe pas d’éducation. Son objectif est restreint et précis. Il s’agit de faire apprendre un type de savoir ou de savoir-faire, en général très fonctionnel, à une catégorie de personnes considérées comme des destinataires légitimes par un système d’enseignement approprié. L’instructeur militaire fait apprendre ainsi la technique de l’embuscade ou le maniement du fusil d’assaut aux jeunes recrues. Il ne propose pas de réfléchir au bien-fondé d’un tel apprentissage. Mieux, toute discussion à ce sujet sera considérée comme dangereuse pour l’institution de l’Armée. Il a fallu attendre longtemps pour que les objecteurs de conscience trouvent enfin un statut légal.
Même dans ses aspects les plus techniques, le formateur d’adultes ne saurait être un instructeur. S’il envisage de faire apprendre la technologie de l’ordinateur, par exemple, il devra sortir de son rôle de pur technicien pour reconnaître que son élève n’est pas un sujet revêtu d’un uniforme mais une personne qui résiste ou, comme le propose Jacques Ardoino, qu’il est capable de « négatricité », c’est-à-dire de déjouer les stratégies de violence symbolique qu’autrui tente de mettre en œuvre à son encontre (Ardoino, Education et politique, propos actuels sur l’éducation II, Paris, Gauthier-Villars, 1977, réédition chez Anthropos, 1999). Le formateur se préoccupe toujours de l’imaginaire du rapport au savoir. L’instructeur ne s’intéresse qu’à la dimension fonctionnelle-réelle de la transmission de connaissances.

1.2. Le formateur n’est pas un enseignant

L’enseignant s’inscrit d’emblée dans le cadre d’un système qui le dépasse et dont il est un élément constitutif. En tant que professeur, il doit faire passer un discours, une somme de connaissances, qui correspond aux représentations de la culture légitime pour un groupe social donné, à un moment déterminé de l’histoire politique, économique et culturelle d’une époque. On sait depuis longtemps que ce « système de reproduction » (Bourdieu et Passeron) ne correspond plus aujourd’hui, dans sa logique interne, aux destinataires légitimes – les fameux « héritiers » – de ce capital culturel. Les nouveaux élèves, comme les nouveaux étudiants, ne possèdent plus la culture savante en vertu d’un héritage familial. Leur subculture est d’un autre ordre et dépend en grande partie de cultures métissées et souvent dévalorisées, de l’état des rapports de force entre les groupes sociaux dans une économie de marché, de la façon dont ils s’organisent dans les cités pour produire une culture spécifique, dotée d’un langage connu d’eux seuls. L’écrivain et réalisateur Alexandre Jardin, dans son film Le Prof (avril 2000) pose de bonnes questions à ce sujet sans vraiment réussir à nous les faire partager, sans doute parce qu’il disserte trop et ne s’insère pas assez dans la vie quotidienne des lycées de banlieue.

L’enseignant est de plus en plus perçu comme un agent d’un système institutionnel qui exclut plus qu’il ne permet l’intégration, notamment dans le premier cycle de l’enseignement secondaire. Même si les représentations des élèves peuvent être largement ambivalentes à ce propos (phénomène d’attraction-répulsion dans le rapport au savoir) l’enseignant reste marqué par sa place dans l’institution. Pour devenir réellement éducateur, l’enseignant doit sortir du rang, remettre en question l’institution, sans pour autant tomber dans un illusoire copinage avec les élèves. Sa formation ne le prédispose pas à ce renversement d’attitude. Demandez aux étudiants qui préparent actuellement le concours d’agrégation, quelle que soit la discipline, en quoi ils ont été préparés à affronter la « négatricité » de leurs futurs élèves ? Il leur faudra beaucoup d’intelligence pratique et de sens de la médiation pour s’en sortir dans leur premier poste au collège. Ils devront s’apercevoir que leur formation ultradisciplinaire, et savante à souhait, n’est d’aucun secours pour faire face à des élèves qui leur parlent dans un code culturel totalement inconnu, dans les faits, les références, les gestes, les attitudes et le langage.

En fait, les enseignants les plus qualifiés aujourd’hui, dans l’ordre académique, sont les moins qualifiés dans l’ordre scolaire et pédagogique. Certes, les agrégés sont mûrs pour devenir des enseignants-chercheurs à l’université, mais ils devront se (ré)former pour enseigner au collège et au lycée. Les plus jeunes d’entre eux, d’ailleurs, ne manqueront pas le coche et deviendront des “moniteurs” de l’enseignement supérieur. Les titulaires du certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire, du fait de leur passage dans les IUFM censés leur enseigner la réalité pédagogique pratique et actualisée, ont peut-être plus de chance de s’en sortir ? Le formateur d’adultes n’est donc pas un enseignant, au sens strict du terme. Il doit, au contraire, faire en sorte que cette image soit débarrassée de ses vêtements académiques. Enseigner à des adultes suppose que l’image et les pratiques classiques de l’enseignant aient été totalement remises en question. Cette attitude est d’autant plus vraie que les formateurs d’adultes, à l’inverse, réussissent très bien à l’université, dès qu’ils ont acquis le capital culturel dans la discipline de leur choix. Car – ne l’oubliait-on pas ? – l’étudiant est également un adulte.

1.3. En quoi le formateur d’adultes est-il un éducateur ?

Il l’est par la formation qu’il s’est donné. Cette dernière est presque toujours transversale et transdisciplinaire. Contrairement au spécialiste, le formateur d’adultes s’est formé plus qu’il n’a été formé. Sa formation résulte de multiples emprunts élucidés et travaillés. Comme dit Gaston Pineau, la formation n’est pas simplement scolaire, académique dans les institutions adéquates, c’est-à-dire de l’ordre d’une “ hétéroformation”. Elle est également et souvent de façon déterminante, le résultat d’une “formation nocturne”, d’une “autoformation”, par le passage dans la vie professionnelle, en dehors de l’école, et par la vie associative, syndicale ou politique. Le formateur d’adulte a appris dans son parcours de formation, le sens de la complexité et d’un rapport au savoir qui n’exclut pas la question, très intime, du rapport à la connaissance de soi. Cette itinérance de vie lui permet de rencontrer les gens dans leur contexte et dans leur langage. Il a appris à écouter avant de parler. À reconnaître son ignorance avant de paraître savant. Il est devenu, avec l’âge, un “passeur de sens”, comme j’aime à le rappeler. Qu’est-ce qu’un passeur de sens ?

2. Le formateur d’adultes comme passeur de sens

Le formateur d’adultes comme “passeur de sens” s’est ouvert, au cours de ses nombreuses voies de formation, à trois types de doute.

  • Un doute scientifique
  • Un doute méthodologique
  • Un doute ontologique

2.1. Le doute scientifique

Le formateur d’adultes est, par expérience, pluridisciplinaire et transdisciplinaire. Ses multiples contacts avec la réalité lui ont fait découvrir qu’un seul regard en sciences humaines ne pourra jamais épuiser la réalité dans sa mouvance permanente et incertaine. L’exploration des diverses sciences humaines et sociales qu’il a dû effectuer l’a jeté dans le doute. En ce qui concerne une seule discipline, il s’est vite aperçu des courants divers qui la parcourent, des oppositions, parfois farouches, qui l’animent. Peu à peu, il s’est fait une idée du courant disciplinaire qui, dans une seule science, lui semble le plus approprié aux faits qu’il rencontre dans sa pratique professionnelle. Or, cette dernière l’a obligé à élargir son point de vue et à recourir à d’autres disciplines et même d’autres visions du monde non-rationnelles, plus imaginaires et poétiques. À partir de ce moment, le formateur d’adultes conteste toute parole de vérité comme savent si bien en tenir certains savants dogmatiques. Le réel lui semble plus profond, plus complexe, que toute explication scientifique à son sujet. La science, en fin de compte, ne fournit qu’une interprétation du réel qu’elle nomme réalité objective. Mais quelle est la réalité objective d’un quark ou de l’attachement du bébé à sa mère ? De la personne qui va mourir dans quelques instants ou de celle qui souffre devant la perte d’un être aimé ? Quelle science peut venir à bout d’un tel fait matériel ou psychologique ?

2.2. Le doute méthodologique

Plus encore, comment aborder le fait humain sans le trahir ? Comment écouter et comprendre ce qui est de l’ordre de l’instant, de l’éphémère et du non-permanent ? Rapidement, le formateur d’adulte se rend compte de la vanité de toutes les méthodes de recherche en sciences humaines. Non qu’il les délaisse, mais il les remet à leur juste place : celle de l’assurance du repérage devant la peur de l’inconnu. Il sait que la formation d’adultes implique une ouverture interrompue au non-savoir et au non-savoir-faire. Un goût de l’improvisation. Une non-peur devant la compréhension de l’autre.

2.3. Le doute ontologique

Ce processus qui l’entraîne dans la complexité de la vie éducative le remet essentiellement en question. Il s’agit bien d’un arrachement de toutes ses certitudes familiales, sociales, philosophiques, épistémologiques. Tôt ou tard, le formateur d’adultes se trouve confronté à la réalité de son propre être. Qui est-il, où va-t-il, que veut-il en dernière instance ? De quoi a-t-il peur ? Que cherche-t-il à fuir ? Quel système de pouvoir met-il en œuvre pour se protéger ? Qu’est-ce qui le fait courir pour avoir la prétention de former autrui ? De qui et par qui est-il légitime ? Quelle parole tient-il et pour quelle fonction sociale ? Pour quels intérêts dont il n’est qu’un rouage inconscient ?
Les formateurs d’adultes qui quittent leur fonction à ce moment parce qu’ils répondent négativement à toutes ces questions sont sans doute les meilleurs et les plus courageux. Peut-être seront-ils alors les plus compétents dans l’éducation de leurs enfants ? Car ils deviennent vraiment des éducateurs. L’éducateur vise à questionner autrui (et soi-même) sur la manière dont il s’éduque concrètement au fil des jours.

S’éduquer est le fait d’une personne aux prises avec elle-même et avec la réalité. S’éduquer veut dire donner un sens à sa vie par la rencontre et le dialogue avec les différents savoirs et savoir faire relevant du capital culturel de l’humanité. S’éduquer veut dire également s’ouvrir au questionnement sur soi et accéder à la connaissance de son être essentiel à travers les souffrances et les joies de la vie quotidienne et dans la rencontre avec l’autre et les autres. Plus encore, s’éduquer implique une dialogique permanente entre ces deux zones de l’éducation qui demeurent dans une sorte de logique de la bipolarité antagoniste et complémentaire chère à Stéphane Lupasco : une interpellation des savoirs et des savoir-faire par la connaissance de soi et une interpellation de la connaissance de soi par les savoirs et les savoir-faire. Sur ce plan, l’éducateur est un être en mouvement, toujours en état d’inachèvement. Tout éducateur est nécessairement en état de néoténie ontologique. Devenir le propre auteur de sa vie matérielle, intellectuelle et spirituelle constitue son élan fondamental. Ce sens de “l’autorisation” dont parle Jacques Ardoino, débouche pour moi sur une dimension la plus importante : l’autorisation noétique ou devenir le propre auteur de sa vie spirituelle conçue, non comme l’exigence d’un dogme ou d’un rituel religieux, mais comme une épreuve incessante de réalité dont on ne voit jamais la fin. On peut voir ce processus à l’œuvre chez nombre de nos contemporains considérés comme des hommes remarquables, comme Carl Gustav Jung, Sri Aurobindo Ghose ou Jiddu Krishnamurti, sans parler de beaucoup d’autres personnes, dès lors que nous acceptons de les questionner à ce sujet (Joëlle Macrez , Thèse en cours sur « L’autorisation noétique en éducation », Sciences de l’éducation, Université Paris 8).

3. Le formateur d’adultes et le point T d’existence

Tout être humain se constitue une représentation de ce qui est. La vie sur cette Terre demeure pour lui très mystérieuse et il traque sans cesse ses profondeurs abyssales. Il utilise pour cela le moyen de la science et de la technologie, de la littérature, de l’art, de la mystique et de la réflexion philosophique. Cette confrontation avec la vie lui fournit les bases de son identité radicale et ontologique. Sans cette identité, l’être humain ne saurait connaître le sens de sa vie ici-bas. Ce processus de rencontre avec le monde, au-delà de la fusion avec l’imago maternelle de l’infans, est également un processus d’émergence de son propre être. L’être humain s’aperçoit ainsi que tout est relation et, comme disent les psychanalystes, “tout est langage” (Françoise Dolto). Chaque perception, chaque concept ou symbole comme chaque interprétation dépend d’une position dans un champ de positions. La seule façon de connaître consiste donc à entrer en relation en toute lucidité et à resituer cette relation dans un champ de relations plus vaste. Poussé à la limite, le champ de relations est constitué par l’univers dans son ensemble. Aucun élément n’existe en soi dans l’univers. Il est relationnellement engendré dans une interaction permanente avec les autres éléments. Ce qui fait sens, ce n’est donc pas l’élément extrait conventionnellement d’un ensemble d’éléments mais le système de relations qu’entretient cet élément avec la totalité de son environnement, du plus proche au plus lointain.

Cette perspective épistémologique fonde l’écologie et permet de comprendre la pertinence en sciences humaines de certaines théories actualisées aujourd’hui comme l’interactionnisme symbolique ou l’ethnométhodologie par exemple. Dans un ouvrage récent, Gregory Bateson, s’ouvrant à une philosophie orientale de la vie, parle de l’unité sacrée en liaison avec son écologie de l’esprit. Il donne un exemple précis du caractère essentiel de la relation entre les objets en parlant d’une cruche sur une table. Il s’agit d’un entrelacs de différences qui exprime la seule existence de la relation et non radicalement des éléments qui semblent séparés (Bateson, Une unité sacrée. Quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit, Seuil, 1996, p. 381).

Mais cette épistémologie est tragique, car pour reprendre l’aphorisme de René Char, “la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil”, la lucidité préconisée ici débouche sur le non-savoir du monde et de soi-même. Nous sommes et demeurerons encore longtemps un mystère dans le monde et pour nous-mêmes. La “blessure” qu’il s’agit de “guérir” imaginairement, c’est la réalité visible de la mort et la vanité de nos réalisations et de nos pouvoirs sur le monde. En vérité, elle représente une blessure que personne ne saurait refermer dans notre sphère de pensée. Il ne reste plus que, stoïquement, à la manière des stoïciens d’Athènes du IIIe siècle avant Jésus Christ, à voir en face “l’Abîme, le Chaos, le Sans-Fond” (Castoriadis) et à se tenir debout. Elle fonde en grande partie la déroute morale et intellectuelle de notre monde occidental qui, justement, a axé la quasi totalité de son existence sur le déni de cette blessure. Mais c’est une blessure “la plus rapprochée du soleil” car la souffrance qu’elle engendre est d’une telle intensité, lorsqu’elle est reconnue, qu’elle nous oblige à aller vers l’au-delà du non-sens. Nous sommes arrivés aujourd’hui à ce point de non-retour dans notre civilisation planétaire. C‘est exactement ce que propose le maître zen dans un koan ou un mondo à son disciple. “Quelle est l’essence de la bouddhéité ?” demande ce dernier et le maître de répondre : “Le cyprès est au milieu du jardin”.

3.1. Une représentation de la Vie

Sur ce point éminemment personnel, chaque éducateur, chaque chercheur en sciences humaines devrait sans doute accepter de dire quelle est son attitude philosophique. C’est à partir d’elle que le chercheur organise son monde et entre en relation. Il n’est pas anodin de remarquer par exemple que Gregory Bateson termine son existence dans une communauté zen ; Que Rupert Sheldrake ait décidé de vivre en Inde ; que David Bohm ait écrit un livre en collaboration avec Krishnamurti sur Les limites de la pensée et que Fritjof Capra ait écrit Le Tao de la physique.
Pour moi, la Vie est l’énergie organisée qui est en même temps conscience. Non pas conscience de quelque chose, mais Conscience d’être, c’est-à-dire Conscience non intentionnelle. Je ne “prends pas conscience de” par un effet de ma volonté, mais je suis la conscience même en tant que j’émerge dans la vie réelle. Vivre et être conscient sont de même nature intrinsèquement et réciproquement. Au cœur de cette présence au monde, nous trouvons une attitude méditative, un silence intérieur, même si la méditation philosophique plus occidentale, à base réflexive, n’est pas inutile (voir l’étude de René Barbier, « Le mécanisme psychique en éducation, articulation de l’approche de Krishnamurti et de celle de Castoriadis« ). Le maximum d’intensité vivante signifie un maximum d’intensité de conscience. C’est la voie de toute sagesse que de la réaliser dans une existence terrestre. Comme l’affirme Krishnamurti, nous avons besoin de la compréhension et de l’attention à ce qui est et non de la croyance en des idées et en des maîtres. Cette Énergie-conscience (Marie-Thérèse Brosse, La « Conscience-Energie » structure de l’homme et de l’univers. Ses implications scientifiques sociales et spirituelles, Présence, 1984 ) est en même temps amour désintéressé et liberté, avec des effets de création et de destruction des formes phénoménales dans son mouvement permanent.

La Vie (ou l’Être) est essentiellement dynamique et multiple, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas Une, comme l’océan animé sans cesse par des courants et des marées avec un nombre infini de vagues. Mais elle n’est pas une “multiplicité générique” comme le pense Alain Badiou dans son Court traité d’ontologie transitoire (Seuil), plutôt l’unitas multiplex d’Edgar Morin. Ce dynamisme s’exprime par un double processus. D’une part, il actualise des forces potentialisées. D’autre part il potentialise des forces actualisées. Mais dans ce double processus relié, rien ne se perd, rien ne se crée. En tant qu’énergie-matière-conscience (E-M-C) dynamisée par la vitesse de la lumière élevée au carré, comme l’indique la formule d’Einstein (E = MC2 ), la Vie, ou le Réel, est depuis toujours dans un mouvement permanent d’actualisation et de potentialisation. Il n’y a jamais eu de Dieu créateur autre qu’imaginaire dans cette représentation du monde. Le Big-Bang, dont la datation supposée (15 milliards d’années) pose problème aujourd’hui aux astrophysiciens par rapport à la date de création de certaines étoiles primitives, n’est qu’un épiphénomène d’actualisation par rapport au Réel, même s’il semble avoir engendré ce que nous pouvons percevoir avec nos instruments sophistiqués et pourtant insuffisants. Il n’existe ni paradis, ni enfer. Il n’y a pas d’autres mondes intermédiaires (anges, démons, entités diverses) que ceux que nous créons par notre imagination. Mais il est vrai que si nous les créons et si nous y croyons, si nous les reproduisons par l’intermédiaire de nos systèmes d’éducation, ils existent et ils ont des effets dans notre monde naturel, social et symbolique. C’est pourquoi comme le propose Edgar Morin, il faut comprendre et vivre avec nos mythes et nos symboles. La plupart des sectes fondent leur autorité sur cette croyance alimentée par tout un arsenal de rites, de grands maîtres hiérarchisés et de décorum spectaculaire et légitimant. Sur ce plan, la sociologie est le scalpel du sacré institué.

Exister consiste à actualiser le flux nouménal de la Vie. Naître est le début d’une existence phénoménale, d’une nouvelle forme, c’est-à-dire d’un processus d’actualisation de l’énergie. Mourir en est la fin, c’est-à-dire sa potentialisation. Cette énergie-matière-conscience, extraordinairement et mystérieusement organisée, que nous appelons un être humain existe ainsi de la naissance à la mort par toute une série d’actualisations et de potentialisations énergétiques du flux de la Vie.
La mort singulière, la mort intime comme l’écrit Marie de Hennezel (La mort intime, préface de François Mitterrand, Robert Laffont, 1995 ), d’un être humain, constitue dans un premier temps (l’agonie) une formidable condensation de l’énergie existentielle qui se potentialise au fur et à mesure que l’existant va vers sa mort. C’est la phase de détachement des “choses de la vie” que nous rencontrons chez les mourants conscients de leur fin prochaine. Au moment de la mort – ce point virtuel entre la potentialisation et l’actualisation du Réel – tout se passe comme si l’existence individuelle s’était complètement densifiée en un seul point qui potentialise toutes les actualisations. C’est alors le moment d’un éclatement possible, un “big-bang” psychique, qui actualiserait de même et d’un seul coup toute cette énergie potentialisée. Le bouddhisme tibétain en reconnaît complètement l’importance à ce titre, dans les étapes de son Livre des morts, ce qui implique l’accompagnement du mourant par une personne éveillée. N’est-ce pas ce que vivent ceux qui sont revenus des Near Death Experiences (N.D.E.), ces “expériences au seuil de la mort” lorsqu’ils parlent d’une Lumière intense et généreuse ?

Posons le postulat que la réalisation du sage – l’Éveil – est la prise de conscience de la Conscience-énergie, qui s’actualise totalement au moment de ce point virtuel vécu dans sa dimension symbolique et psychique, dans l’existence même. Il s’agit bien d’une expérience de mort psychique de l’ego. Si l’Éveil est intégral, il n’y a pas de résidu. Dans ce cas, il n’y aura plus de “rêve de vie”. C’est la libération, le Nirvilkalpa samadhi de la tradition brahmanique, l’accueil du Nirvana, l’accomplissement de la “pensée de la non-pensée” (hishiryo dans la tradition japonaise) du “libéré-vivant” qui, dans la tradition bouddhiste, ne se réincarnera plus. Philosophiquement, il demeure à tout jamais dans l’univers nouménal, mais comment qualifier ce “il” dont je parle ? “Ce dont on ne peut parler, il faut le taire” comme l’écrit Ludwig Wittgenstein dans son Tractatus Logico Philosophicus.

Certains libérés-vivants acceptent, par compassion, de retarder leur immersion totale dans le Réel pour aider les êtres qui souffrent de leur ignorance. On les nomme les bodhisattvas dans la tradition orientale. L’amour humain fondé sur le désir est une manifestation de ce double processus de potentialisation et d’actualisation de la Vie. Le désir est le moteur de l’attraction et de la répulsion, du plaisir et de la souffrance, dont les éléments se superposent sans recouvrir tout à fait l’actualisation et la potentialisation existentielles. Ce qui attire un être humain vers un autre être humain, c’est ce qui semble lui manquer, mais ce qui, en fait, est potentialisé chez lui. La notion de “manque” en psychologie des profondeurs est liée à l’ignorance de la réalité ontologique. Pour le sage paradoxalement tout est vide mais il ne manque rien.

3.2. Le point T d’existence

À un certain moment de son approfondissement, le formateur d’adultes atteint ce que je nomme son “point T d’existence”. Il s’agit d’un point d’équilibre dans le déséquilibre de toute vie en acte.

  • Équilibre entre le corps et le mental. 

  • Équilibre entre la raison et l’imaginaire.
  • Équilibre entre la pensée et le sensible.
  • Équilibre entre le spirituel et le matériel.
  • Équilibre entre le futur et le passé dans un présent recomposé.
  • Équilibre entre la temporalité et l’instantané.
  • Équilibre entre le groupe et la personne.
  • Équilibre entre la vie du dehors et la vie du dedans.
  • Équilibre entre son principe masculin (animus, yang) et son principe féminin (anima , yin).
  • Équilibre entre son homo demens et son homo rationalis.
  • Équilibre entre l’assomption de l’ignorance absolue et celle de la vérité relative.

Évidemment, cet état T d’équilibre n’est qu’un point virtuel. Dans la vie réelle, l’existence cherche sans cesse à réaliser ce point T au cœur même d’un déséquilibre permanent de toute vie en acte. La confrontation aux désirs de soi-même et des autres, la rencontre des épreuves de réalité, les aléas des événements soudains, mettent en doute et relativisent toute certitude dans ce domaine. Néanmoins, le formateur d’adultes qui approche de son point T d’existence semble animé par un principe que je nomme “le principe de sensibilité”.

3.3. Le principe de sensibilité

On peut imaginer plusieurs façons de poser des principes éthiquement valables en éducation. Hans Jonas parle du Principe responsabilité pour les citoyens du monde. Ernst Bloch formule Le Principe Espérance pour nous désenclaver du fatalisme social. Freud exprime le “Principe de Nirvana”, le “Principe de plaisir ” dans son économie de l’énergétique sexuelle. Personnellement j’énonce le “Principe de sensibilité” pour tout ce qui concerne les situations éducatives (Barbier, l’Approche Transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Anthropos/Economica, coll. Exploration interculturelle et sciences humaines, 1997, 357 p.). Il comprend dix points-clés.

  • L’attentionnalité plutôt que l’intentionnalité : s’enraciner dans l’attention et la présence instantanée ; développer une vision de reliance holistique, totalisante, complexe et processuelle en toute situation. Critiquer tout projet qui bafoue l’unité du vivant.
  • La symbolique de la vie : savoir exister selon la logique de l’échange symbolique dans l’instant de la relation avec le monde et avec les autres : donner, recevoir, rendre. Savoir “Habiter poétiquement le monde” (cf. Hölderlin et Heidegger).
  • Vibrer : accepter d’être affecté par ce qui est, sans a priori (beauté, laideur, cruauté, bonté…). Le sourire de la Joconde est magnifique, mais la forme hérissonnée du virus du sida est également d’une beauté terrifiante.
  • Être son corps : savoir observer le sensoriel et l’imaginaire (leurrant et créateur) en soi comme chez autrui.
  • Se libérer de la peur de l’inconnu et savoir jouer avec l’humour. Comprendre le sens de l’improvisation mythopoétique comme dépassement de l’angoisse de mort et création d’un être ouvert à la vie.
  • Ne pas craindre d’entrer dans l’émotion (rires, pleurs) quand elle se présente, mais sans s’y attacher et sans renforcer le spectaculaire de l’émotionnel.
  • Réfléchir sur la diversité de la vie en termes de bipolarité antagoniste et d’approche paradoxale (comme nous le proposent aussi bien l’école de Palo Alto que Stéphane Lupasco ou les sagesses chinoises traditionnelles).
  • Accepter inconditionnellement l’autre dans une “onde de compassion” permanente, à découvrir dans l’action, le comportement et l’attitude justes.
  • Partir du Principe de congruence à l’égard de soi-même, s’ouvrant sur la médiation/défi à l’égard des autres.
  • Laisser venir à nous Le Grand Bleu : savoir vivre et méditer dans le silence des grands fonds sans image ni concept, avant toute action ou toute parole.

Approches de la sensibilité

La sensibilité est à distinguer de l’émotion, de la passion et du sentiment. On peut la définir très brièvement par “ce qui fait sens par tous les sens”.

  • Le sens comme univers de significations existentiellement incarné et non susceptible d’une explication, mais seulement d’une compréhension multiréférentielle et transdisciplinaire à partir d’une implication personnelle.
  • Le retour au corps et aux cinq sens, retrouver quotidiennement “la peau et le toucher” (Ashley Montagu).
  • La capacité d’être “affecté”, d’être touché affectivement, d’entrer en “échoïsation” émotionnelle (Jacques Cosnier).
  • La capacité de comprendre l’autre et le monde par co-naissance, par “co-naturalité” (J. Maritain) parce que nous sommes faits de la même substance sous nos diversités, unité du genre humain. Vers une vision holistique et reliée à la vie.
  • La capacité d’entrer dans un sentiment singulier qui englobe mais dépasse l’émotion et les affects. Un sentiment conçu comme schème intégrateur de tout dérangement affectif, par changement de système de référence, par décentration et faculté de resituer notre position dans la relation perturbante (école de Palo Alto)
    • pouvoir quitter le “déjà connu”, lâcher -prise, « se libérer du connu” (Krishnamurti).
    • voir le neuf, ce qui surgit à chaque instant, être dans la spontanéité naturelle (notion d’“improvisation” de Jean-François de Raymond et d’“esprit neuf” de Shunryu Suzuki)
    • s’éveiller à la conscience qui n’est pas “conscience de” (comme le pense Castoriadis dans la foulée husserlienne) mais un état particulier de la psyché qui est sans séparation avec le monde tout en étant capable de distinguer les éléments d’un ensemble confus et de relier les éléments qui semblent être dispersés. S’ouvrir au “sentiment océanique” de Romain Rolland. Évaluer justement l’opposition de Freud et l’“écart” de sa disciple Lou Andréa-Salomé (dans Carnet intimes des dernières années, 1983, Seuil).

À partir de cette conception de la sensibilité, trois métaphores sont à envisager :

  • la métaphore de la paire de tenailles,
  • la métaphore de la pierre,
  • la métaphore de l’eau.

La métaphore de la paire de tenailles

Tout se passe comme si le “principe de sensibilité”, envisagé sous l’angle des sciences humaines, était tenu et serré par une paire de tenailles dont les deux branches seraient la psychologie et la sociologie, comprises dans leur propre évolution historique. La psychologie part d’une rupture avec la philosophie et le “mentalisme” de la fin du XIXe siècle. Elle s’inspire et imite les sciences de la nature en génère la psychologie expérimentale. Mais dès le début du XXe siècle, on assiste à l’émergence de la psychanalyse (au début elle se veut “scientifique” avec Freud). Pendant tout le XXe siècle, la lutte entre psychologie clinique et béhaviorisme (sciences du comportement) bat son plein. Fin du XXe siècle, c’est le retour en force des neurosciences en psychologie et la mise à distance de la psychanalyse (Jacques Van Rillaer).

La sociologie part d’une position “scientifique” avec Auguste Comte et Émile Durkheim qui a éliminé Gustave Le Bon, François Le Play et Gabriel Tarde, s’impose en France avec Pierre Bourdieu qui récupère Max Weber et l’école sociologique compréhensive allemande. Puis de nouveau, la contestation recommence par l’“histoire de vie” (D. Bertaux) et l’ethnographie constitutive de l’école anglosaxonne (H. Mehan) et l’ethnométhodologie (Harold Garfinkel, Alain Coulon). Aux Etats-Unis, le début de la sociologie avait été marqué par l’Ecole de Chicago, puis une éclipse avec deux courants fondamentaux “la Suprême Théorie” de Talcott Parsons et l’“empirisme abstrait” des questionneurs d’opinion (sondages) et “quantophrénie” (Pitirim Sorokin). Aujourd’hui, s’affirment de plus en plus le “retour du sujet” (Alain Touraine) et la “misère du monde” ou “contre-feux” (Bourdieu) : en somme, la voix des acteurs, une ouverture vers l’interactionnisme symbolique, mais également la recherche du social dans les vies personnelles (Maurizio Catani).

Cette double évolution croisée et complémentaire manifeste l’ambivalence des sciences humaines dans son rapport au mystère de l’être au monde, de la sensibilité humaine en particulier. Il s’agit, principalement d’une méconnaissance d’une autre intelligibilité de la place de l’homme dans le monde telle qu’elle est développée en Orient et plus largement dans les cultures “autres”. Il y a hégémonie paradigmatique de la vision du monde occidentale. Par paradigme, j’entends un ensemble cohérent de propositions théoriques et méthodologiques dépendant d’une vision du monde, d’une “épistémè”, à soubassement philosophique, située historiquement et culturellement. Cette considération nous oblige à envisager deux métaphores et leur dialectisation nécessaire.

La métaphore de la pierre ou l’occidentalisation du monde

L’analogie avec la pierre est intéressante. La pierre est une substance isolable, bien que susceptible d’être collectée et quantifiée : le “tas de pierres”. C’est une substance dure, capable de heurter et de détruire. Elle constitue à la fois la première arme de l’homme et son premier outil. Elle est l’instrument premier de sa volonté de transformer le monde, de le dominer. La pierre est dure et stable. Elle permet de donner une assise à l’homme en lui fournissant ainsi une certaine sécurité lorsqu’elle est assez vaste. Elle lui ouvre un abri (grotte). Elle le garantit d’une certaine éternité de ses productions (sur cette pierre je bâtirai mon église, dit la parole chrétienne à partir de Pierre, le disciple du Christ). Mais la pierre est également une substance qui ne résiste guère aux à-coups climatiques. Par grands froids ou par temps caniculaire, elle se brise. Elle a horreur des extrêmes, des défis, des changements brusques et incompréhensibles. À la longue elle devient grain de sable et son univers, un désert. Le paradigme sous-jacent à la métaphore de la pierre et, du même coup, à l’occidentalisation du monde est celui de la fragmentation, de l’émiettement séparatif de tout ce qui existe. L’analyse est, de ce fait, son moyen d’investigation privilégié.

La métaphore de l’eau ou l’orientalisation du monde

L’eau renvoie analogiquement à toute une série d’images. L’eau, c’est la substance radicalement reliée et unifiée. Aucune vague d’un océan n’est “séparée” de l’ensemble de l’océan. Substance douce, que l’on peut capter, emprisonnée dans un récipient ou encore que l’on peut détourner de son cours naturel. Elle semble être docile et faible. Substance de bien-être, indispensable à toute forme de vie. Nécessaire à notre corps et à la constitution même de notre vie dans une proportion considérable. Substance réceptive qui accueille d’autres éléments, d’autres liquides ou solides pour toutes sortes de métissages, pour le meilleur et pour le pire. Songeons aux pollutions de l’eau par les déchets. Substance capable de tous les détournements devant l’obstacle. Substance qui peut s’évaporer pour retomber sous forme de pluies dans une autre région. En fin de compte substance plus qu’indocile et parfois tranchante lorsqu’on veut la canaliser, la dompter : songeons au raz-de-marée, aux déluges de toutes sortes, comme aux jets d’eau aussi fins qu’un laser et qui peuvent fendre un bloc de béton.

En Orient, la métaphore de l’eau est très souvent utilisée dans les textes canoniques du taoïsme ou du bouddhisme. Rappelons l’épisode célèbre où Confucius rencontre ce vieillard qui, de l’autre berge d’une rivière en crue, décide de traverser le fleuve. Il disparaît dans les tourbillons. Confucius et ses disciples pensent qu’il en est mort quand le vieillard réapparaît soudain sur l’autre berge. Confucius l’interroge en lui demandant comment il a fait pour s’en sortir. Le vieil homme (Lao-Tseu ?) répond qu’il a simplement suivi le cours du fleuve, plongeant avec les tourbillons, resurgissant avec les pentes naturelles du fleuve. Le paradigme sous-jacent à la métaphore de l’eau est celui de la capillarité. Elle implique une vision du monde constituée de réseaux interactifs où chaque élément ne peut se comprendre que par son insertion dans une totalité dynamique, un champ de relations et une prise de conscience d’un autre ordre que “la conscience de”. Cette vision du monde a été développée depuis des millénaires par les peuples d’Orient, par les peuples d’Afrique, par les peuples amérindiens, à travers des mythes et des symboles animant les multiples dimensions de la vie quotidienne. Les Indiens d’Amérique du Nord en sont de subtiles représentants comme le montre magnifiquement Teresa Carilyn McLuhan dans son livre Pieds nus sur la terre sacrée.

Dialectique nécessaire des deux métaphores

Il me semble que l’épistémologie nouvelle en Occident comme en Orient doive passer par une dialectique des deux métaphores précédentes en sciences humaines. Sinon la catastrophe nous attend. Dernièrement dans la région altaïque en Russie, des ingénieurs décident de construire un barrage en détournant une rivière, en construisant un lac artificiel, sans tenir compte des populations autochtones qui vivent de la chasse et de la pêche. Ils détruisent ainsi leur culture et les réduisent à n’être que des vagabonds misérables. On connaît également ce que dit E. Morin de l’histoire semblable des indiens Kris au Canada dans Terre-Patrie. À l’efficacité occidentale à tout prix, nous devons substituer le sens symbolique et la solidarité communautaire à l’échelle de toute la planète. Des ethnopsychiatres comme Tobie Nathan en sont conscients et utilisent les mythes, les symboles et les techniques du corps des cultures traditionnelles dans leurs actions psychothérapeutiques, pour soulager les souffrances des personnes déculturées de nos régions.
On imagine ce que serait cette dialectique de la pierre et de l’eau en éducation :

  • Donner une stabilité et un cadre symbolique pertinent à toute action éducative.
  • Accepter de tracer des voies et de changer, en partie, le monde, dans une action communautaire élaborée collectivement.
  • Être sensible aux cultures, aux réactions individuelles et collectives, qui, peut-être, cachent une richesse insoupçonnée et valable pour tous.
  • Accepter de faire des détours, refuser la ligne droite.
  • Prendre en considération une temporalité et un sens de l’espace “autres”.
  • Reconnaître et accepter de vivre, non seulement avec la rationalité qui nous fonde, mais également avec notre imaginaire et nos mythes.
  • Rester souple avant de devenir dur et stable. Savoir “lâcher prise”.
  • Penser le ciel et la terre, le cerveau gauche et le cerveau droit, dans notre vision du sens de la vie.

4. Ce que les enseignants de la pure culture ne comprennent pas

Hérauts du savoir savant disciplinaire et de la culture lettrée, de grands féodaux arment leurs mousquetons depuis une quinzaine d’années en direction des pédagogues et des élèves de banlieue et d’ailleurs, ces sans-culottes de la culture. Ils n’imaginent jamais que la parole magistrale absolue qu’ils tiennent devant leurs ouailles, n’est peut-être que le reflet d’une fascination inconsciente et narcissique pour le son de leur propre voix. À celle-ci répondent, d’une manière redondante chez leurs élèves, le psittacisme inconscient, l’indifférence narquoise, l’incompréhension totale, ou l’agressivité frontale comme forme de résistance. Il y a plus de quarante ans que les travaux des sociologues du Centre de sociologie européenne ont démontré la vanité de la transmission du savoir par les méthodes magistrales. Il y a plus d’un siècle que les mouvements pédagogiques tentent de répondre difficilement à cet échec. Mais rien n’y fait. Les antipédagogues s’obstinent à calomnier ceux qui cherchent une solution à l’échec scolaire. Il n’ont que le mot sacré de “culture” (lettrée) à la bouche : c’est leur hostie ! Comme les Catholiques de l’Inquisition, ils veulent imposer leur foi à l’ensemble de la communauté humaine, éventuellement par la force. Ils oublient que les gnostiques ont su déjouer cette stratégie impérialiste par une contre-stratégie silencieuse très efficace, comme l’a bien montré Jacques Lacarrière.

Grands admirateurs des textes de la tradition légitime de la culture, les antipédagogues se réfèrent, plus ou moins consciemment, à la tradition du texte sacré, telle qu’elle se donne à voir dans les grandes religions du Livre. Derrière leur défense de l’identité française, voire européenne, nous trouvons celle d’une philosophie religieuse ancestrale en Occident. Dans sa volonté de puissance intellectuelle, Alain Finkielkraut, un des chefs de file de cette tendance intellectualiste, au cours d’une conférence à Paris le 30 mars 2000, critique violemment un livre de Philippe Meirieu et Marc Guiraud (L’école ou la guerre civile, Plon). Il feint de croire que ces auteurs veulent la destruction de l’école et la négation de la culture générale, ce qui est un contresens et une attitude de mauvaise foi. Il oublie de citer un autre livre de Philippe Meirieu qui remet les pendules à l’heure. Je veux parler du livre intitulé Des enfants et des hommes : littérature et pédagogie. 1. La promesse de grandir (ESF, 1999). Dans cet ouvrage, Philippe Meirieu insiste sur l’importance de la littérature à l’école pour intégrer les diversité des valeurs culturelles qui font sens en éducation. Nous sommes à l’opposé de la représentation naïve (est-elle si naïve que cela ?) d’Alain Finkielkraut à propos des pédagogues destructeurs de culture cultivée. Je n’ai jamais rencontré de pédagogues modernes incultes. Je n’ai pas entendu la moindre insulte à l’égard de la culture savante et universelle dans leur bouche. La plupart des enseignants qui s’y consacrent sont de grands lecteurs, très ouverts sur le monde. Souvent, par leur pratique compréhensive, ils font passer ce goût de la lecture à leurs élèves. Cela arrive aussi aux amis de Finkielkraut et je m’en réjouis. Je sais que Jean Lescure et les jeunes poètes de son temps, suivaient avec passion les cours de Gaston Bachelard à la Sorbonne. Qui n’a pas été touché dans sa libido sciendi par les cours de Vladimir Jankélévitch ou par ceux de Gilles Deleuze ? Je ne pense pas que nous puissions vivre dans un monde sans histoire reconnue, sans culture générale affirmée. Nous avons un devoir de mémoire à transmettre, mais comment réussir cet exploit aujourd’hui : c’est l’enjeu de la pédagogie moderne.

Certes, un ouvrage récent de Marie-Danièle Pierrelé (Pourquoi vos enfants s’ennuient en classe ?, Syros, 1999), préfacé par Philippe Meirieu, très critiqué par Alain Finkielkraut lors de la conférence précitée (Note 1), propose de réduire les heures de cours magistraux consacrés à la culture cultivée au profit d’heures d’écoute et de pratiques liées à l’intérêt quotidien des enfants dans leur contexte actuel. Mais ce n’est pas pour abandonner la culture, simplement pour la réarticuler, voir dans la critique, avec la modernité et la situation réelle de chacun. Si Alain Finkielkraut avait, une fois dans sa vie, enseigné durablement dans une université de la périphérie de la capitale, et pas seulement à l’École Polytechnique, il saurait qu’on ne peut plus faire passer la Culture universelle selon les règles qui prévalent encore dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Les jeunes moniteurs de l’enseignement supérieur commencent à s’en apercevoir, au sein de leur formation universitaire, dans les Centres d’Initiation à l’Enseignement Supérieur (CIES), comme je l’écoute chez eux aujourd’hui en tant que professeur. On peut le déplorer, mais c’est un fait qui nous oblige à inventer une pédagogie différente. Elle n’en est pas moins rigoureuse et elle nous demande beaucoup plus d’énergie et de temps. Mais, plus encore, une pédagogie de ce type implique, nécessairement, une réflexion sur la citoyenneté. Non d’une façon purement abstraite, mais dans une pratique conflictuelle et risquée. Car rien n’est gagné d’avance. La force de certains médias, de certaines idées maffieuses, qui diffusent des idées-forces concernant l’argent facile, le sexe et la reconnaissance sociale par la politique spectacle, en somme “ la montée de l’insignifiance ” (C. Castoriadis), n’arrêtent pas d’être combattus par la pratique difficile, voire dangereuse, de la pédagogie active.

5. La notion de « structure de vie formative »

L’éducateur ou le formateur d’adultes commence par créer un état de confiance et de convivialité dans le groupe dont il est responsable. Il doit inventer une “structure de vie” avec la participation de tous. Sans son institutionnalisation, aucun échange symbolique ne peut se développer avec inventivité. La notion de “structure de vie”, proposée par Daniel J. Levinson, me semble un concept clé, à l’heure actuelle, tant en formation d’adultes qu’en formation initiale. J’ai toujours moi-même été soucieux, dans les groupes de “recherche-formation existentielle” que j’ai menés, de me centrer sur cette question. Dans son ouvrage The seasons of Man’s Life, analysé par la Canadienne Renée Houde, D. J. Levinson définit la structure de vie comme le schème sous-jacent de la vie d’une personne donnée en un temps donné. Plus particulièrement référée au sens de la vie des adultes, la structure de vie comprend les relations de travail et autres éléments de la vie professionnelle, les relations amoureuses (le mariage, la famille), la relation à soi-même (les expériences corporelles, les loisirs et la récréation, la solitude), les rôles dans les divers contextes sociaux. Ces composantes peuvent être centrales ou périphériques suivant qu’elles sont plus ou moins significatives pour le “self” en drainant une certaine part d’énergie et de temps pour la personne concernée. Pour Levinson, le concept de structure de vie est centré sur la frontière entre le self et le monde. Il est possible de la considérer sous trois aspects :

  • L’aspect socioculturel de l’individu (classe sociale, religion, ethnie, race, famille, système politique, structure de travail, conditions et événements particuliers comme la crise économique de 1929, la guerre, les mouvements de libération).
  • L’aspect des dimensions du “self” (transactions avec l’environnement : désirs, conflits, anxiétés, etc., ou mise à l’écart).
  • L’aspect de la participation dans le monde à travers les divers rôles joués (citoyen, travailleur, patron, amant, mari, père, membre de telle association, etc.).

La structure de vie d’une personne change par déplacement d’une des composantes du centre vers la périphérie, des investissements personnels (ou inversement), par sa disparition ou sa métamorphose brutale. Levinson identifie deux sources principales de changement d’une structure de vie : la maturation de la psyché et du corps humain et les figures de base de la société. Elle évolue à travers une séquence standard de périodes ou de phases. En reprenant certaines des composantes de la structure de vie de la “saison” du jeune adulte dans sa phase novice (entre 17 et 33 ans), et en les élargissant, nous pouvons inventer un modèle de “structure de vie formative” susceptible d’intéresser les enseignants, les éducateurs et les formateurs d’adultes. Il comprendra les éléments suivants :

  • Le rêve de vie conçu comme “Principe-Espérance” (Ernst Bloch) que l’individu entretient avec le monde. Qu’espère-t-il faire de sa vie professionnelle, amoureuse, sociales, culturelle, etc.
  • La relation à un mentor doté de qualités humaines, relationnelles et intellectuelles évidentes, c’est-à-dire à une personne qui fait référence pour la direction de vie du sujet, en particulier dans le rapport à sa propre formation. Le formateur d’adultes ou l’enseignant, sur ce point, devrait pouvoir se porter candidat. Sans doute ce mentor a-t-il une certaine ressemblance avec le “maître” d’enseignement tel que le conçoit Dany-Robert Dufour (« Tractacus pédagogico-philosophique (éléments) », in Philosophie du langage, esthétique et éducation, (en coll.), Harmattan, 1996, pp.41-50).
  • La relation à un groupe de soutien (les parents, les amis proches) avec lequel le sujet peut échanger et sur lequel il peut s’appuyer matériellement et symboliquement.
  • La relation à un groupe de pairs (le groupe-formation), à son degré de cohésion, à son affectivité, à son emprise et à son influence positive et négative.
  • Le rapport au savoir enseigné, au contenu de la formation et aux méthodes pédagogiques comme aux qualités humaines du formateur.
  • L’environnement institutionnel du groupe-formation (les espaces architecturaux et relationnels, conviviaux et culturels qu’offre l’institution de formation).

Cet ensemble de composantes d’une structure de vie formative détermine un imaginaire implicationnel plus ou moins prégnant pour le formé. Le formateur, en tant qu’animateur, doit en tenir compte et le développer sans cesse s’il veut obtenir une efficience pédagogique. Cet ensemble imaginaire doit être écouté et compris selon une logique à trois dimensions (pulsionnelle, sociale et sacrale) comme je tente de la théoriser sous le nom d’approche transversale depuis de nombreuses années. Mais le concept d’“imaginaire collectif” articulant spécifiquement l’imaginaire social et l’imaginaire personnel, construit par Florence Giust-Desprairies dans son livre sur une école nouvelle, L’enfant rêvé, est également de toute première importance à cet égard (Giust-Desprairies, L’enfant rêvé. Significations imaginaires d’une école nouvelle, A. Colin, 1989). Plus globalement c’est à la problématique de la multiréférentialité élaborée au fil des années par Jacques Ardoino que se réfère une éducation pour notre temps (Ardoino, Education et politique, propos actuels sur l’éducation II, Gauthier-Villars, 1977, réed. chez Anthropos, 1999 et (avec René Barbier), « L’approche multiréférentielle de l’éducation et de la formation », Pratiques de Fomation/Analyses, Université Paris 8, Formation Permanente, n°25-26, avril 1993).

6. La question de la connaissance en éducation

La question de la connaissance en éducation pose comme postulat quatre types de rapport au monde et concerne complètement le formateur d’adultes comme homme à venir :

  • Le Savoir pratique lié à l’épreuve de réalité, au monde concret, aux sensations, fondé sur une expérience vécue et capitalisant le “connu”.
  • Le Savoir savant qui théorise l’observation des faits en fonction d’un capital scientifique déjà connu et propose des modèles d’intelligibilité rationnelle et, si possible multiréférentielle, de la complexité du monde (J. Ardoino).
  • La Connaissance poétique qui exprime l’épreuve du monde des faits à partir d’une sensibilité ouverte et l’amplifie par la truchement d’un imaginaire radical (C. Castoriadis), développant ainsi, sans cesse, le champ symbolique d’une culture donnée.
  • La Connaissance ontologique qui interpelle la nature de l’être-au-monde par un processus de questionnement fondé sur la négativité, le non-savoir, l’esprit du vide créateur. Dans ses formes les plus raffinées elle aboutit à l’“Otherness” (Krishnamurti, Carnets, éd. du Rocher, 1988), un état de béatitude dans lequel l’observateur et l’observé sont inséparables tout en étant innommables dans le registre de la rationalité.

Deux types de pratiques et cinq modes d’existence de la vie psychique sont articulés selon cette problématique. Les deux types de pratiques sont :

  • L’expérience pratique, construite ou naturelle, qui permet la rencontre avec l’épreuve de réalité, le choc des faits, le réel sur lequel on bute.
  • La méditation qui est la pratique incessante, surgissant d’instant en instant, de l’attention, de l’extrême présence au monde, ouverte sur la lucidité et accomplie dans la joie d’être.

Les cinq modes d’existence de la vie psychique sont :

  • Les sensations qui résultent du couplage de la perception et de l’action (du sujet sur le monde et du monde sur le sujet). Elles marquent l’inscription corporelle, écoparticipative de l’être humain et fonctionnent selon une dualité plaisir/souffrance.
  • La pensée qui représente habituellement la conscience élaborée sur le mode de la rationalité. Une capacité de mise en ordre qui rend intelligible ce qui était apparemment chaotique, et qui permet de dépasser le concret immédiat par un objet abstrait généralisant mais nécessairement réducteur. Ses registres d’action sont la mémoire liée au passé, la prévision liée au futur et le savoir capitalisable.
  • L’intuition qui saisit le fond dans la forme avec ses composantes de soudaineté et d’évidence. Elle permet de voir l’unitas multiplex dont parle Edgar Morin dans une sorte de vision intérieure, la nature holistique et unifiée de la complexité du réel, sous les fragments déchiquetés du monde.
  • La sensibilité qui exprime ce qui fait sens par tous les sens. Capacité subtile de l’être humain de recevoir l’influx du monde et de le redonner immédiatement, après une traduction psychique singulière, par le biais d’émotions médiatrices entre le sens et la trace (Max Pagès).
  • L’imaginaire qui est à la fois le résultat sommatif et la capacité radicale de présenter d’une façon totalement “neuve” et de se représenter, selon un flux mental incessant, les formes, figures, images, en articulation avec les quatre autres modes déjà énoncées.

Six types de personnalités fondamentales peuvent être soulignées dans cette problématique, l’éducateur se situant au carrefour de leurs interactions.

  • Le Scientifique qui s’exprime habituellement par la pensée rationnelle pour expliquer, comprendre ou interpréter le monde à partir d’un dispositif de recueil des données, d’hypothèses et d’un modèle de recherche.
  • Le Philosophe, au sens occidental du terme, qui prête du sens intelligible et conceptualisé, à partir d’un doute méthodique et d’une curiosité permanente, aux relations que l’homme entretient avec le monde.
  • Le Sage qui représente celui qui sait qu’il ne sait pas et qui parle peu ou par aphorismes, métaphores ou contes appropriés.
  • Le Saint, le mystique traditionnel, qui s’exprime par un amour oblatif très relié à une capacité sensible de haute amplitude.
  • Le Poète qui donne à voir (P. Eluard) le monde dans son œuvre mais d’une manière symbolique toujours polysémique, équivoque, ambivalente et dotée d’un surplus de sens destiné au décryptage sensible de sa structure imaginaire par chacun d’entre nous (G. Durand).
  • L’Aventurier que motive une curiosité essentielle et qui représente l’être de l’itinérance par excellence ; c’est-à-dire celui qui joue le jeu de l’homme comme microcosme du Jeu du Monde, pour reprendre les termes du philosophe grec contemporain Kostas Axelos.

Note

(1) Alain Finkielkraut vient de sortir un livre intitulé Une voix vient de l’autre rive, (Gallimard, avril 2000, 145 pages), qui reprend les thèmes principaux d’une conférence du 30 mars 2000, prononcée dans un grand centre culturel de Paris, et consacrée à « l’Europe, victoire ou défaite de la raison », peut-être de manière moins cruelle, et encore ! mais tout aussi partiale. Dans un chapitre central, qu’il intitule « La rédemption pédagogique » (ch. 4), il s’en prend expressément à Philippe Meirieu (p.77 et suivantes) qu’il accuse de vouloir détruire la culture cultivée au profit d’une sorte d’hétérogénéité proclamée liée à l’école procédurale et non plus essentielle. Une école où « l’autorité est déboulonnée » et où « la verticalité canonique est abolie au profit de l’horizontalité interactive » (p.81). Il se fait, du même coup, le défenseur exclusif de l’utilisation exemplaire de la Shoah (dans son chapitre VI sur « l’art à Terezin »). Cet avatar du Grand Inquisiteur d’un nouveau genre prétend avoir le fin mot de l’Histoire et utilise sa langue de bois pour excommunier tous ceux qui, en référence avec une conception de la démocratie intrinsèque à la pédagogie, voudraient prendre des exemples dans les formes terrifiantes de l’Holocauste. Il est faux de faire croire que Philippe Meirieu proposerait comme maxime de l’éducation « Enseigner après Auschwitz, enseigner contre Auschwitz, c’est permettre et non transmettre » (p.118). Finkielkraut ne veut pas comprendre ce que disent les pédagogues. Heureusement, on peut apprécier Jankélévitch, Hannah Arendt ou Levinas, comme Alain Finkielkraut, et être à l’opposé de sa conception grandiloquente de la culture élitiste. Il rappelle justement, dans son dernier chapitre, que René Char, un poète que j’aime particulièrement, a été conduit à réduire la nuance de sa sensibilité au profit d’une centration sur l’action efficace pendant la guerre. René Char en voulait aux bourreaux nazis d’avoir réduit ainsi pour un temps, la richesse et la complexité de sa pensée à une simple raison binaire. Je me demande si Finkielkraut ne conduit pas à la même aporie les pédagogues qui refusent de revenir à l’Ancien Régime de l’éducation.