1998, par Gabriel SALA
La conférence du Pr. G. Sala a été retranscrite par Sabine Lévi (GREK)
Gabriel Sala est anthropologue, professeur à l’Université de Vérone, analyste, psychanalyste. Il serait peut-être intéressant qu’il établissent un parallèle entre la façon dont Krishnamurti travaille au niveau de l’âme humaine et la psychanalyse.
Excusez-moi de parler aussi mal votre langue ! Dans un premier temps, j’adhèrerai aux thèses de Krishnamurti. Je sais bien que parler de Krishnamurti, c’est tout simplement le contredire. Cependant je n’ai pas le choix car je suis incapable de produire une parole équivalente à la sienne. Une parole extrêmement précise, si vibrante qui procède toujours du négatif pour arriver au positif. Il dit à ce propos que c’est la seule voie. Parfois il procède comme un détective qui enquête à la recherche de traces. Il insiste souvent sur le fait de ne pas répondre immédiatement par oui ou par non. Il nous invite à aller un peu plus loin que les opérations et les définitions. “Les mots ne sont pas les choses”. C’est pour cela que je commencerai à m’interroger tout en adoptant son langage, me référant constamment à sa biographie, à ses écrits et à ses conférences.
Voir chez Krishnamurti
Le titre de mon exposé est “La vision pénétrante”. Les mots “voir” et “vision” chez Krishnamurti sont équivalents. Ecouter, observer, comprendre, prendre conscience de, percevoir ont également le sens de voir, voir complètement et totalement. Etymologiquement, dans toutes les langues indo-européennes, voir est en relation avec savoir. Voir veut dire savoir en italien. Du latin videre, la forme substantive du sanskrit est veda, en grec idein ; la racine est veid. Voir et savoir veulent dire la même chose. C’est là l’héritage de nos langues.
Pour Krishnamurti voir est essentiel. Voir est une affaire d’attention. Seule l’inattention donne naissance à un problème. Il est important de comprendre la nature et la beauté de l’observation, de la vision. Tant que l’esprit est déformé par des impressions, des sentiments frôlant des névroses, par la peur, la tristesse, le souci, la santé, l’ambition, le snobisme, la recherche de puissance, il est incapable d’écouter, d’observer, de voir. C’est un point de connaissance qu’il nous faudrait approfondir. Non seulement verbalement mais intérieurement et profondément. C’est le programme que préconise Krishnamurti :
Toujours nous voyons les choses partiellement, dit-il. D’abord parce que nous sommes inattentifs, secondement parce que nous les regardons à partir de nos préjugés, d’images verbales et psychologiques accompagnant ce que nous voyons. Jamais nous n’observons quoique ce soit d’une façon complète. C’est chose ardue que de regarder objectivement même la nature. Regarder une fleur sans qu’il n’y ait aucune image, aucune notion botanique, simplement l’observer. Cela devient assez difficile parce que notre esprit vagabonde et ne s’intéresse à rien. Et même s’il s’intéresse, il contemple la fleur avec certaines appréciations, certaines descriptions verbales qui donnent à l’observateur le sentiment d’avoir vraiment regardé. Regarder de propos délibéré, c’est ne pas regarder. Donc jamais nous ne voyons la fleur, nous la voyons seulement à travers son image.
Cependant il nous est plus facile d’observer quelque chose qui ne nous touche pas profondément. Quant à nous observer nous-mêmes sans l’image, l’image qui est le passé, qui est faite de notre expérience et de notre savoir accumulé, cela ne nous arrive que bien rarement. Nous avons de nous-mêmes une image. Nous nous figurons devoir faire ceci et non cela. Nous avons construit de nous-mêmes une image préconçue et c’est à travers elle que nous nous contemplons. Cette façon de voir les choses n’est pas bien sûr constante. Krishnamurti nous dit : “le triomphe du passé, le triomphe du modèle. Alors voir devient devoir ou vouloir”. N’est-ce pas ?
Idéal et naissance de conflit
Il faut maintenant considérer une autre liaison étymologique qui nous fera progresser. Image est toujours en relation avec imitation. Imitare, imiter, du Latin imitari a donné par extension imare, imago, imagine. La racine est im qui veut dire double fruit double production. Racine d’origine indo-iranienne, celtique et baltique. L’image et l’imitation sont toujours une répétition. En découle la tradition grecque, citons Platon, et toutes les histoires d’image et d’idée. Par la suite, il y eut les iconoclastes. On peut d’ailleurs se demander si Krishnamurti était un iconoclaste. Comme toujours Krishnamurti nous porte à regarder les choses. Si image c’est idéa, alors elle est liée à quelque chose de très précis qui est l’idéal. L’idéal me renseigne. “Partir chercher un idéal, dit Krishnamurti. L’idéal c’est quand nous étions meilleurs”. Lorsque nous avons le sentiment de progresser, d’avancer vers un monde meilleur. Mais ces prétendus mouvements n’en sont pas parce que le but que nous nous proposons d’atteindre est une projection de notre propre misère, de notre confusion, de notre avidité, de notre envie. Un but qui est à l’opposé de ce qui existe. En conséquent cela donne naissance au conflit entre ce qui est et ce que nous croyons devrait être. Là est l’origine de notre confusion fondamentale. Et oui c’est par idéalisme que nous croyons aller de ce qui est à ce qui devrait être.
“Ce qui devrait être”
Je ne crois pas que seul l’homme religieux soit idéaliste ; le gauchiste l’est aussi. Dans le passé, je fus anarchiste et “ce qui devrait être” a fortement marqué ma jeunesse, notre jeunesse. Et ces mouvements – je peux en témoigner – sont une idée, une pure vue de l’esprit. “Si vous comprenez ce qui est quel besoin de ce qui devrait être ?” nous demande Krishnamurti.
Le changement particulier que Krishnamurti introduit, c’est de relier le voir avec l’épanouissement, la destruction et la mort en faisant un lien avec la liberté. N’importe quelle page des Carnets est pleine de cette façon de voir, de cette façon d’écouter les choses. Prenons une page quelconque, au hasard:
Chaque pensée, chaque sentiment doivent s’épanouir pour vivre et mourir ; tout doit s’épanouir dans l’être, l’ambition, l’avidité, la haine comme la joie, la passion ; c’est dans leur épanouissement que se trouvent leur mort et la liberté. Toute chose ne peut s’épanouir que dans la liberté, non dans le refoulement la contrainte et la discipline, qui ne font que corrompre et pervertir. L’épanouissement et la liberté sont la bonté et la vertu totale. Il n’est pas facile de permettre à l’envie de s’épanouir ; elle est condamnée ou nourrie, mais n’est jamais laissée libre. Ce n’est que de la liberté que le fait de l’envie révèle sa couleur , sa forme, sa profondeur et ses caractéristiques; elle ne se révèlera pas pleinement, librement, dans le refoulement. Quand elle est complètement dévoilée, elle ne prend fin que pour révéler d’autres faits qui sont le vide, la solitude, la peur; quand chaque fait est libre de fleurir dans son intégralité, le conflit cesse entre l’observateur et l’observé; alors il n’y a plus de censeur, seule demeure l’observation, la vue de la chose. (…)
Le neuf ne peut exister sans liberté
J’aime souligner ici comment Krishnamurti qui se déclare toujours contre toute méthode est plein de ressources pour faire face à la vie. Ce texte est très important pour mon travail psychanalytique. Le refoulement n’est pas recommandé au contraire, c’est “l’épanouissement de la pensée” qui “met fin à toute pensée, car ce n’est que dans la mort que naît le neuf. Le neuf ne peut exister sans liberté à l’égard du connu. La pensée, le passé, ne peut susciter le neuf ; elle doit mourir pour que le neuf soit. Ce qui fleurit doit mourir”. Pour Krishnamurti on ne peut voir que dans une libération du passé, que dans la liberté. Le premier point, dit-il quelque part est la liberté. Nous sommes devant un être qui s’est senti libre, qui a parlé, écrit et agit en sentant la liberté, en voyant ce qui est. Mais cela lui a apporté beaucoup d’opposition ; nous sommes les représentants d’une extraordinaire culture de la tradition. Citons René Guénon : “Si Krishnamurti était effectivement libéré, il ne s’identifierait point à la vie”. Il ne s’agit pas là d’identification à la vie mais d’une sorte d’immanentisme vital. Nous pouvons nous demander sérieusement d’où parle-t-il ? Où est-il arrivé ? Je crois que ses Carnets nous permettent de le comprendre. Ils sont plein de sa manière de comprendre et de voir :
15 novembre 1961. C’était l’aurore ; les collines étaient dans les nuages et chaque oiseau chantait et lançait des appels, des cris aigus, une vache meuglait et un chien a hurlé. C’était un matin agréable, la lumière était douce et le soleil caché derrière les collines et les nuages. Sous le vieux banian, il y avait un joueur de flûte, un petit tambour l’accompagnait. La flûte dominait le tambour et emplissait l’air de son chant ; elle semblait pénétrer tout l’être de ses notes très douces et tendres ; on l’écoutait malgré la présence d’autres bruits ; les battements changeants du petit tambour nous parvenaient sur les vagues de la flûte avec le cri discordant du corbeau. Chaque son nous pénètre, nous résistons à certains et en accueillons d’autres, selon que nous les trouvons désagréables ou agréables, et ainsi nous perdons quelque chose. La voix du corbeau est venue avec le tambour et le tambour était porté par la note délicate de la flûte, ainsi le son entier pouvait pénétrer en profondeur, au-delà de toute résistance, de tout plaisir. Et il y avait dans tout cela une grande beauté qui n’est pas celle que connaissent la pensée, le sentiment. Et sur ce ton est venue la méditation explosive ; et dans cette méditation, la flûte, le tambour palpitant, le croassement discordant du corbeau et toutes les choses de la terre se sont unies, donnant ainsi profondeur et espace à l’explosion. L’explosion est destructrice et la destruction est la terre est la vie, comme l’amour. (…) Mais l’amour n’est pas une sensation, une chose que le sentiment puisse capturer. Ecouter complètement, sans résistance, sans aucune défense, c’est permettre le miracle de l’explosion qui ébranle le connu ; écouter cette explosion sans motif, sans direction, c’est pénétrer là où la pensée, le temps, ne peuvent se maintenir. (…) C’était un soir de rose pâle et de lourds nuages. Dès le seuil franchi, alors que nous parlions de choses très différentes, cet “otherness”, cet inconnaissable était là. Sa présence était inattendue, car nous étions en pleine conversation sérieuse et il était là avec une telle insistance que l’entretien cessa très facilement, naturellement. L’autre personne n’ayant pas remarqué de changement dans la qualité de l’atmosphère, dit encore quelque chose qui ne demandait pas de réponse. Nous avons marché longtemps, presque sans un mot, accompagné, enveloppé, immergé. C’est l’inconnu total, malgré ses venues, ses départs; toute tentative de reconnaître a cessé car reconnaître relève encore du connu. Chaque fois la beauté est plus grande, plus intense et la force impénétrable. Ceci est également la nature de l’amour.
“Processus” chez Krishnamurti
Nous pouvons nous demander où Krishnamurti est arrivé ? D’où il parle ? Comment est-il arrivé à rencontrer cet “otherness” ? Lui-même, ses amis ainsi que ses biographes indiquaient dans le processus le début de cette libération. Et il est pour moi important de parler de ce “processus” car c’est par lui que j’ai commencé à mieux comprendre Krishnamurti en faisant le lien entre ce dont il témoigne et des pratiques et des compréhensions anthropologiques et psychanalytiques. C’est comme tout le monde le sait à partir du jour où le processus a commencé, le 17 août 1922, que sa vie s’est profondément transformée, s’est “révolutionnée”. La traduction française que j’ai trouvée est “intoxiquée de Dieu”, en italien c’est traduit par “ivre de Dieu” – cela me rappelle le bateau ivre aussi je préfère “ivre de Dieu”. Racontons ici les étapes de ce processus.
Krishnamurti commença par trembler puis devint très malade. Quand il était allongé, il s’agitait, gémissait ; il éprouvait une grande douleur. Il recommençait à gémir pendant que son corps était parcouru de frissons et de tremblements. Il grinçait les dents et serrait les poings pour prévenir le tremblement. Cela dura d’abord trois jours, puis plusieurs mois pour finalement se manifester quotidiennement comme en témoigne ses Carnets et son Journal. Certains d’entre nous ont une expérience dans leur vie, d’autres plusieurs ; pour Krishnamurti les expériences étaient quotidiennes ! Lors de ces expériences, il demeurait à demi conscient parlant d’Adyar et échangeait avec des personnes comme si elles avaient été présentes dans la pièce. “J’étais suprêmement heureux car j’avais vu, écrit-il dans une lettre. Plus rien ne sera jamais plus comme avant. Je me suis désaltéré à la source originelle des eaux claires et ma soif est apaisée. Plus jamais je ne pourrai avoir soif. Plus jamais je ne pourrai être les ténèbres ultimes, j’ai vu la lumière, j’ai touché la compassion qui guérit de toutes les peines et de toutes les souffrances. Cela non pas pour moi mais pour tout le monde”, etc. (coupure de bande)
Expériences de Krishnamurti
“J’eus alors la première de mes expériences, la plus extraordinaire. Il y avait un homme occupé à réparer la route. J’étais cet homme. J’étais la pioche qu’il tenait dans ses mains. J’étais le caillou sur lequel il tapait pour le casser, la fragile poussée d’herbe était mon être profond et j’étais aussi l’arbre planté juste à côté de cet homme. Egalement je pouvais sentir et penser comme lui et aussi sentir le vent qui traversait les feuilles de l’arbre et aussi la petite fourmi qui grimpait sur l’herbre, les oiseaux, la poussière et même les bruits faisaient parti de moi”, etc.
On retrouve cela de nombreuses fois dans son cahier. Ensuite Krishnamurti décrivit les tortures physiques qu’il devait endurer nuit après nuit pendant trois mois. Elles sont déchirantes. Citons “Nitya est comme une ombre brûlée sur un bûcher, la lueur”, etc. Je crois que tout le monde s’en souvient, n’est-ce pas ? Mais ce qu’il y a de plus intéressant, à mes yeux, ce sont ses dialogues. En effet, Krishnamurti commença à converser avec certains êtres invisibles ou parfois avec ceux d’entre eux qui semblaient venir toute la nuit conduire les opérations. Lorsqu’il parlait, il n’employait pas le mot “il” ou “eux” il semblait recevoir des indications à l’avance : “Oh cela va être difficile ce soir, très bien cela ne me dérange pas, je suis prêt à présent, continuons”, etc. Et dans le même temps, au cours d’une soirée particulièrement difficile, Krishnamurti grogna et dit : “Oh mère ! Pourquoi m’as-tu donné naissance si c’est pour tout ceci ?” Plus loin, il dialogue toujours avec ses personnages qui l’appellent “il” et parfois Krishnamurti rit de très bon coeur. Très souvent il parle de lui-même à la troisième personne : “S’il vous plaît Krishna revenez !” Il rencontre même des personnages très importants. Il dit entre autre “qu’il allait recevoir un grand invité le soir même. N’est-ce pas le Seigneur Maitreya qui” avait-il dit “était déjà venu une ou deux fois”, etc., etc.
Souffrances et extases
Ces dialogues se termineront, lorsque Krishnamurti, toujours inconscient dit : “Mais à présent tout sera différent, la vie ne sera plus jamais la même pour aucun d’entre nous. Je l’ai vu, lui, mère et plus rien n’a d’importance à présent”. Lorsque cela s’arrêta le corps, à la surprise de tous, commença à bavarder avec la voix d’un enfant. Il parla de quatre incidents survenus au cours de son enfance. Chaque soirée après le processus le petit garçon bavardait avec sa mère (il prenait Rosalind pour sa mère) des événements de son enfance. Les discussions prendront fin lorsqu’il arrivera à décrire la mort de sa mère. Cette dernière était malade et lorsqu’il vit le médecin lui faire prendre un médicament, Krishnamurti la pria : “Ne le prenez pas mère, c’est une préparation dégoûtante, elle ne vous fera aucun bien ! Je vous prie ! Ne le prenez pas ! Le médecin ne serait rien de rien, sinon malpropre”. Un peu plus tard la voix chargée d’horreur, il dit : “Pourquoi restez-vous aussi immobile mère ? Que s’est-il passé ? Et pourquoi Père recouvre-t-il votre visage avec ses doigts ? Mère répondez-moi ! Mère !”
Bien, il était important pour moi de rappeler tout cela pour entrer dans cette expérience. Merluchi se demande : “Qu’était donc le “processus” ? Bien sûr de nombreux mystiques ont eu des visions et entendu des voix. Mais ces phénomènes ont-ils jamais été accompagnés d’une telle souffrance physique” ? Reportons-nous au récit autobiographique de la passion de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus qui montra des stigmates. Elle dit à son confesseur : “Même si cette douleur a la durée seulement d’une demi-heure, le corps est abîmé jusque dans ses jointures et les os ainsi émiettés qui vont même presque tomber”. “Cela fait surgir en elle, dit son confesseur, une grande douleur qui certes éclate en gémissant et en même temps elle est si douce que l’âme ne voudrait jamais en être privée”.
Nous retrouvons cela chez Krishnamurti : une souffrance suivie d’une extase. Si on examine soigneusement la description du “processus”, il existe une entité externe qui opère sur Krishnamurti. Cela se passe dans un état d’immersion total, de béatitude ou de peur. L’expérience de Krishnamurti montrant des épreuves, des voyages, une transe, peut être comparée aux initiations chamaniques. D’autres mystiques témoignent d’une expérience similaire.
Rêver chez Krishnamurti
Pour Krishnamurti rêver, c’est contraindre le cerveau à mettre de l’ordre dans une vie quotidienne désordonnée. Je suis très étonné par cette conception car elle est très moderne ! Quand on lui a posé la question si il rêvait, il a répondu : “Non jamais”. La solution qu’il propose est de faire la révision du soi, une mise en ordre. “Cela, dit-il, peut être fait par une constante observation tout au long de la journée et alors avant le sommeil la mise en ordre de tout ce qui a été fait dans le courant de la journée. De cette façon le cerveau ne s’endort pas dans le désordre”. J’ai retrouvé cette même conception chez Ignace de Loyola, je montrerai un peu plus loin la différence entre ces deux penseurs.
Le rêve chamanique est la rencontre avec son propre masque. Ou bien le masque est-il l’étrangeté qui fait irruption en nous-même ? Je peux bien sûr donner une explication plus complexe du masque. Le masque peut être plusieurs choses. Le masque est fait pour cacher, nous avons tous un masque, en ce moment même j’ai un masque qui cache ce qu’il y a dessous. Très souvent nous disons que sous le masque il y a le visage. Par ailleurs le masque permet d’exprimer, de faire sortir quelque chose. Mais le masque, comme les chamanes l’utilisent, c’est aussi quelque chose qui nous possède, nous ne sommes plus nous mais quelque chose qui entre en nous. Montrer la capacité du chamane de se créer un double.
Acte de rêver, la formation du double du sujet
L’acte de rêver, l’entrée du chamane dans le rêve, c’est la formation du double du sujet. Ce double aura l’inquiétante étrangeté. En allemand c’est “lum amlik”. Il y a un extraordinaire écrit de Freud sur “lum amlik”. Le masque prendra la forme d’une figure mythique de sa culture : animal, ancêtre démon, dieu, Christ ou Maîtrejar. Pour les Chrétiens, le masque du masque est celui du Christ. Pour Krishnamurti, la figure qui a le plus marqué sa jeunesse est celle de Maîtrejar. C’est ce masque, ce double qui me permet la construction de l’autre, familier ou étranger, jumeau semblable et différent, présence qui devient habituelle et effrayante. Mythologie qui toujours se confirme, passé qui se reproduit avec toute sa force d’attraction ; c’est ce que m’a fait comprendre Krishnamurti Il y a une force d’attraction formidable qui envahit le présent pour s’assurer relation, lien de possession d’amour et de haine.
Chaque masque qui fait irruption dans le présent demande seulement d’être reconnu et oblige à faire n’importe quel type de transfert pour mettre en acte. Ces passions sont passées mais ce à quoi il s’adresse, c’est toujours le présent. Le présent s’est …(?) dans le passé, dans l’histoire de chacun comme dans la grande histoire mythique. Mais alors pourquoi la souffrance ? Pour se détacher, se défaire, se débarrasser, “se libérer du passé” ; nous devons passer par l’initiation à travers quelque chose de l’ordre du masque ou une analyse qui a affaire avec la souffrance. Et très souvent les douleurs intérieures sont bien plus atroces que les douleurs physiques.
Initiation chamanique ou une libération créatrice ?
Je suis obligé pour pouvoir poursuivre, de me référer à une thèse de Freud : Au-delà du principe de plaisir, la chose à laquelle nous retournons sans cesse, c’est l’expérience douloureuse. Il n’y a aucun plaisir, ce qui est déjà arrivé, le passé qui est présent dans le présent ne pourra jamais s’épuiser parce qu’il n’a pas de nom, il n’a pas de visage. Il est engouffré dans l’enfance – infans qui a tout d’abord désigné l’enfant qui ne parle pas – où il est sans parole. Alors le processus vécu par Krishnamurti serait semblable aux initiations chamaniques. L’épreuve à travers laquelle est passée son corps et les séquences de dialogues me font penser à une véritable initiation. Mais la surprise, la chose étonnante, c’est de constater que Krishnamurti ne fait référence à aucune mythologie ni théologie. Le processus n’aboutit pas à un autre ordre, un autre règne, à quelque soutien. Au contraire lorsqu’il parle d’extase, il la lie à une libération créatrice qui permet de vivre intensément chaque relation.
Contemplation de Ignace de Loyola
Cette absence de référence mythologique et théologique rend Krishnamurti différent de la plupart des mystiques et de leurs méthodes. Faisons une comparaison avec Ignace de Loyola et les exercices spirituels que ce dernier propose. Pour Ignace, chaque contemplation dans toutes ses parties – premier et deuxième préambule – chaque exercice et chaque conversation entrevue a le but de composer à travers la vue de l’imagination, péché et pénitence, pour pouvoir contempler l’image du Christ, celle de notre Dame ou d’un saint présente dans la scène et converser avec eux comme avec un ami ou comme un esclave avec son maître ou encore un fils avec son père ou sa mère. En mobilisant constamment mémoire, intellect et volonté qui sont les trois puissances qu’Ignace préconise pour méditer. Et cela afin de produire quoi ? Ce point là est très important car nous le retrouvons de nombreuses fois chez Krishnamurti. Afin de produire images, figures, personnages nous permettant de revoir notre propre passé, d’organiser son futur et dans le même temps d’obtenir quelque chose, c’est un échange. Je dois recréer en moi-même une scène et regardez elle a très bien fonctionné : Ignace voulait faire à la fois curé de campagne et militant de Dieu. La compagnie de Jésus lui a montré que tout cela fonctionnait très bien.
Passion ou désir ? Plaisir ou joie ?
Krishnamurti va au-delà de ce monde, c’est-à-dire non influencé par la louange de ses propres images et des figures sacrées. Il va au-delà du monde, des masques et arrive à un hic et nunc, un ici et maintenant dans lequel méditer ce n’est ni vouloir ni chercher ni enseigner ni cultiver ni désirer ni demander mais seulement voir ce qui est. Il existe un rapport entre la passion, la joie et l’extase lesquelles ne sont pas plaisir. Dans le plaisir, il y a toujours un élément subtil d’effort, une recherche, une lutte, une exigence, un effort pour le conserver, pour l’obtenir. J’aimerais souligner cela et le faire lire à mes amis analystes ; c’est pour moi la première fois que je comprends cette différence entre passion et désir.
Dans la passion il n’y a aucune exigence et par conséquent aucune lutte. Il n’y a pas l’ombre d’un accomplissement ; il ne peut donc y avoir ni souffrance ni frustration. La passion est la libération du moi, le centre de tout accomplissement et de toute souffrance ; elle est sans exigence. Mais je ne parle pas d’une chose statique, la passion c’est l’austérité de l’abnégation personnelle, un état où le vous et le moi n’existe pas et par conséquent elle est le sens même de la vie. C’est elle qui se meut et vie. En ceci il y a la beauté de la passion qui est l’abandon total du moi. Et c’est ce sentiment qui constamment accompagnait Krishnamurti. Même si le processus a commencé, comme beaucoup d’initiations, à travers une incarnation – dans sa propre chair, il a dû faire passer des personnages, des masques, avons-nous dit. Ce mythe qu’ensuite il l’abandonne. On peut interpréter la création de ce mythe comme la perte d’une figure gémellaire.
Traverser les masques
C’est encore une fois une douleur très grande pour Krishnamurti lorsque son frère Nitya meurt. On peut imaginer qu’il furent comme Castor et Pollux. Mais la chose la plus importante est de comprendre d’où Krishnamurti part et où il arrive, il en vient à accomplir l’épuisement de chaque théologie, de chaque mythologie. Nous savons comment il était libéré de chaque forme de sujétion, de toute autorité ; il a accepté l’irruption de l’autre, l’inquiétante étrangeté, la “lum amlik”. En étant libre, il peut voir ce qui est dans la totalité. Il peut recevoir chaque jour la présence, cette fois sans masque, de “l’otherness” de la bénédiction, de l’inconnaissable, sans nom qui est là. J’aime trouver en Krishnamurti quelqu’un qui a traversé les masques jusqu’à les épuiser et y mettre fin.
Ma conception de l’homme est qu’il est comme un oignon, peau sur peau jusqu’au rien, masque sur masque où derrière le masque on ne trouve pas le visage mais un autre masque jusqu’au vide. Alors traverser le masque, c’est faire le vide. Au-delà du masque il n’y a plus ni moi, ni soi, ni égo, reste comme unique médiateur le silence. Alors l’esprit tranquille peut écouter et voir.