2000, par René BARBIER
Résumé de l’article
(publié dans le revue Le IIIe Millénaire, 4e trimestre 2000).
Krishnamurti, cet éducateur d’origine indienne, né en 1895 et décédé en 1986, a révolutionné la pensée éducative du XXe siècle. Pourtant il reste encore largement méconnu des pédagogues et des chercheurs en sciences de l’éducation. À l’heure où le sujet retrouve une certaine vitalité en éducation, après des décennies de critiques allant jusqu’à l’absurde, son apport me paraît essentiel, pour ne pas retomber dans des illusions narcissiques. Je ne parle pas ici au nom de Krishnamurti. Il n’a jamais voulu de porte-parole. Je parle en mon nom, à partir de ce que j’ai compris, dans la relation, de la vision du monde de Krishnamurti. Une approche pédagogique que je propose aux étudiants qui travaillent avec moi, à partir de son œuvre (1).
Observation en sciences humaines
Les chercheurs en sciences de l’éducation s’intéressent à l’observation et à l’introspection (2). L’observation s’inscrit dans le cadre de méthodologie de recherche classique en sciences humaines. Elle doit, le mieux du monde, refléter l’objectivité requise par une épistémologie qui n’a pas encore vraiment fait son autocritique. En sciences expérimentales, tout se passe comme si l’observateur pouvait réellement observer un sujet et construire son objet de recherche sans se reconnaître pleinement dans la relation sujet-objet de connaissance. Il serait “neutre” où, pour le moins, doté d’une “neutralité bienveillante” comme le pensait le sociologue Max Weber. L’observation classique en ethnologie de terrain nuance un peu cette perspective, sans la contredire. Certes, Pierre Bourdieu, si défensif à l’égard d’une approche existentielle en sociologie, accepte désormais la nécessité d’effectuer “la sociologie de la sociologie” pour accroître l’objectivité relative de la démarche scientifique. Le chercheur doit repérer qu’il participe à un champ théorico-pratique qui le conditionne dans son regard et dans ses actes scientifiques .
Introspection en psychologie
Mais, en aucun cas, l’analyse débouche sur ses conditionnements inconscients, au sens psychanalytique, et encore moins sur une remise en cause de la pensée réflexive et aristotélicienne. Elle s’inscrit, dans le meilleur des cas, dans une éthique de la connaissance dont la figure de proue est Spinoza (3). L’introspection subjective, après avoir été complètement mise en doute par l’approche freudienne et surtout lacanienne, retrouve un certain intérêt chez certains chercheurs contemporains, pas nécessairement universitaires. Vous ne trouverez pas ce terme dans l’Encyclopédie de la Pléiade consacrée à la “psychologie” de presque 2000 pages (PUF, 1987). Le Traité de psychologie cognitive en trois tomes sous la direction de Jean-François Richard, Claude Bonnetet Rodolphe Ghiglione (Dunod, 1990) ignore le terme, mais parle de la “prise de conscience” (p.210 ss du T. II). Seul le dictionnaire Larousse de psychologie (1989) mentionne l’introspection en rappelant que c’est une “méthode d’observation des états de conscience d’un sujet par lui-même”(p.149). La psychologie subjective fondée sur l’introspection, trop philosophique sans doute de Socrate à Henri Bergson et Merleau-Ponty, a subi les coups de butoirs de la psychologie “scientifique” dès les behavioristes.
Pensée freudienne
C’est Henri Bergson qui a fondé la psychologie introspective, malgré les résistances de la psychologie scientifique inspirée d’Auguste Comte, dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). Il conclut par la reconnaissance d’un flux de conscience inséparable d’un temps vécu, à travers lequel il oppose un “moi profond” et libre à un “moi superficiel” extérieur. Pour Bergson, l’instinct, profondément inscrit dans la nature, saisit le réel du dedans et débouche, chez l’homme conscient, sur l’intuition, source de connaissance. Malgré un certain intérêt en psychologie clinique (entretiens d’auto-évaluation) les chercheurs dans ce domaine restent sous l’influence du freudisme orthodoxe. Pour les freudiens, le sujet n’existe pas vraiment. Il est agi par son inconscient. Par un long travail analytique, il tentera de découvrir la vérité de son désir et de l’assumer, pour le meilleur et pour le pire. Là où le “ça” existe, le “je” doit advenir, après s’être décrassé des illusions du moi, notamment de l’illusion fusionnelle d’éternité et de toute-puissance. La pensée freudienne est un superbe stoïcisme tragique. Freud cancéreux, Freud traqué par la mort, pendant vingt ans, avec ses dizaines d’opérations à la mâchoire, en a donné un exemple admirable (4).
Implication du chercheur
Mais, après tout, le sujet existe et sent. Il est capable de réfléchir sur sa vie et de lui donner du sens. La pensée existentialiste a toujours défendu ce point de vue, au nom même de l’engagement et de la liberté de la personne. La “psychanalyse existentielle” ne veut rien dire pour un Freudien. Pour un existentialiste, au contraire, elle signifie bien ce travail, souvent douloureux, qui vise à l’autonomie de la personne par elle-même, dans un processus de confrontation avec la réalité qui n’abolit jamais sa conscience d’exister et de réfléchir. Dans cette perspective, l’introspection, l’examen de conscience, est nécessaire. Les psychologues ont à redécouvrir le concept d’introspection et à le travailler. Qu’est-ce qui nous guide dans nos idées et nos actes ? Peut-on faire le point avec nous-mêmes ? L’opération mentale qui consiste à nous regarder de l’intérieur est-elle une illusion ou présente-t-elle une certaine pertinence ? Peut-on être à la fois dans la vie, dans un parcours souvent bouleversant, et au balcon, tranquillement installé pour nous voir passer ? C’est la question centrale de l’implication du chercheur qui s’exprime là (5). Question largement encore à explorer, après des années d’investigation en sciences de l’homme et de la société.
Pensée introspective
Krishnamurti affirme qu’il s’agit d’un faux problème. L’introspection n’est qu’une forme de pensée sur soi-même et il ne s’agit pas d’être “un penseur”. “Le penseur – écrit-il – c’est l’entité psychologique qui a accumulé une certaine expérience sous forme de savoir ; il est le centre tributaire du temps, qui est le résultat de l’influence perpétuellement fluctuante de tout ce qui l’environne, et c’est à partir de ce centre qu’il regarde, écoute, vit des expériences. ” Pour lui, jamais la pensée ne peut découvrir la vérité sur la vie intérieure et sur la réalité ultime. Enchaînant des idées et des images, la pensée tourne en rond sur des questions essentielles. Sans doute en a-t-on besoin pour notre vie quotidienne car elle est fonctionnelle. On peut sans doute s’en servir pour noter les pensées qui arrivent comme autant de nuages mentaux, consigner toutes réactions psychologiques (6) (Krishnamurti, 1997, p. 405) et prendre ainsi conscience de son propre état. Mais pour changer cet état et comprendre la souffrance, l’amour, la création ou la mort, l’introspection est inefficace et ne peut que reproduire des expériences, des concepts, tirés de la mémoire de soi-même ou des autres et inappropriés pour ce qui arrive dans l’instant.
Pensée aristotélicienne
Or ce qui advient dans le présent est toujours neuf et inconnu. Tout événement est jaillissement. “La vérité ou la compréhension surgit comme un éclair et ce flash n’a pas de continuité ; il est hors du champ du temps” (6) (Krishnamurti, 1997, p.320). La pensée introspective nous renvoie à un passé figé. Nous y attacher consiste seulement à nous rassurer devant la peur de l’inconnu. L’introspection, pour Krishnamurti, prétend prendre conscience de faits, de fantasmes, de désirs, par l’analyse. Il y a un analysant et une chose à analyser. C’est-à-dire qu’il y a une coupure entre un être qui croit être distinct de ce qu’il analyse. Pour un penseur aristotélicien, cela va de soi. Tout autre affirmation introduirait le tiers, la contradiction, et détruirait la construction logique.
Autres logiques
Nous savons pourtant aujourd’hui que d’autres logiques existent. Celle de Hegel et de Marx, qui revendique l’approche dialectique de la vie réelle. Celle de Stéphane Lupasco, qui réintroduit le tiers-inclus dans sa logique de la bi-polarité antagoniste, reprise par Basarab Nicolescu. Celle d’Edgar Morin et de la complexité. Celle de la Chine ancienne dont nous parle François Jullien dans son œuvre de sinologue philosophe et qui fonctionne par le détour, la mise en perspective, la manière subtile de tourner autour de l’objet, l’approche totalisante, la conjonction des contraires, l’équilibre des propositions.
“Voir ce qui est” selon Krishnamurti
Krishnamurti ne nous demande pas d’expérimenter un autre type de raisonnement ou d’analyse. Il nous demande de voir, d’observer ce qui nous arrive, simplement. Son observation est sans jugement, sans critique, sans fantasmatisation. Voir sans concept ou image, symbole, mythe, comme paravents. Voir nous impose de nous vider de nos certitudes, de nos rêves et rêveries, de nos constructions mentales habituelles. Voir et méditer sont synonymes. Acte parfaitement naturel, voir, c’est respirer par les yeux, sans effort, sans exercice ni projet, et entrer tout à coup dans la “vision pénétrante” de la réalité. Voir au cœur du silence intérieur, dans un état de réceptivité, de non-réagir. Voir est une pratique dynamique, pas un état statique. Voir nous met en relation avec ce qui est. Dans ce processus, il n’y a plus un observateur et une chose observée. Simplement une relation en acte. Nous sommes relation et nous comprenons ce que veut dire une intelligence éveillée.
De l’intention à l’attention
Krishnamurti nous propose de passer de l’intention à l’attention. Voir exclut l’envie de voir, comme le renoncement à voir. Voir est surgissement dans la vision liée à la relation. Seule la relation est réelle. Mieux elle s’étend à l’infini si elle est l’effet de la vision pénétrante. Voir débouche ainsi sur le sans-frontière, le sans-nom, le sans-fond. Une “autreté”, un “otherness”, source d’un clair-joyeux inattendu. Voir, c’est la “porte ouverte” vers l’inconnu jaillissant. Voir nous transforme. Etre au monde, c’est devenir le monde par une vision délestée, approfondie et attentive. La reconnaissance du monde qui s’ensuit est éclaircie. Un nouveau regard, une nouvelle réalité changeante, impermanente, toujours en création. “Esprit zen, esprit neuf” comme l’écrit Shunryu Suzuki (7). Sans voir ainsi, comment comprendre le sens de la création ?
Création ou créativité
Les contemporains n’arrêtent pas de parler de la créativité, avec ses techniques approprié et vendues sur le marché des biens symboliques. Ils ne connaissent pas ce que veut dire le mot “création”, c’est pourquoi ils parlent volontiers de l’”artiste” maudit et nous proposent leurs stages faussement créatifs. Le véritable créateur n’est jamais “maudit” puisqu’il n’existe pas comme individu séparé appelé “artiste”. Le créateur est l’être qui a conscience d’exprimer la relation créatrice du monde tissé à l’intérieur de lui-même, à chaque instant, dans chaque espace-temps de la rencontre. Il vit ce que René Char affirmait, dans une métaphore : “Etre du bond. Ne pas être du festin, son épilogue”. Il n’a nul souci de la réalisation finale. Il est mouvement et défrichement.Il est le monde et le monde est lui.
Bibliographie
(1) Voir le chapitre sur Castoriadis et Krishnamurti dans mon livre L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997, 357 p.
(2) Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, 1999, L’enquête et ses méthodes : l’observation directe, Paris, Nathan-Université ; Henri Peretz, 1983, Les méthodes en sociologie, l’observation, Paris, La découverte, coll. Repères
(3) Pierre Bourdieu et al., 1993, La misère du monde, Paris, Seuil, chapitre “Comprendre”.
(4) Max Schûr, 1982, La mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard
(5) J’ai travaillé ce concept il y a longtemps dans un chapitre de mon livre La recherche-action dans l’institution éducative, Paris, Gauthier-Villars, 1977
(6) J. Krishnamurti, 1997, Le livre de la méditation et de la vie, Paris, Stock
(7) S. Suzuki, 1977, Esprit zen, esprit neuf, Paris, Seuil