04/02/2016 par René BARBIER
L’éveillance est un processus qui concerne la surprise de vivre. J’appelle « éveillance » le processus qui, à partir de l’éveil de la conscience, s’ouvre sur l’émerveillement de ce qui est dans la rencontre avec le banal et le quotidien, accompagné de Clair-joyeux comme joie intuitive au sein d’une expérience existentielle permanente en interaction entre soi, les autres et le monde. Il conjugue plusieurs dimensions existentielles : l’éveil, l’attention vigilante, l’émerveillement, le Clair-joyeux, la relation méditative à ce qui est et advient en permanence.
Eveil
Le philosophe épris de vérité, usant et parfois abusant de sa raison, cherche sans cesse l’éveil. Mais il conteste toute ouverture mystique qui éliminerait l’intellect élucidant. Le philosophe peut arriver à penser que l’accès au fond du réel (les noumènes) est impossible pour l’être humain (Emmanuel Kant). Le physicien quantique Bernard d’Espagnat parle de « Réel voilé ». Basarab Nicolescu de « Tiers caché ». Le théologien qui est un philosophe penché sur les choses spirituelles, ne peut se résoudre à croire que la pensée ne peut atteindre l’essentiel (Thomas d’Aquin). Celui qui connaît une nuit mystique, comme Blaise Pascal, accepte cette part de mystère. Spinoza va parler d’un troisième genre de connaissances où l’influence du conatus et le parcours d’une raison intuitive le conduit, avec une joie intellectuelle qui le ravit. Il n’a aucune envie de se fondre dans un grand Tout, quel que soit son nom, comme l’énoncent très souvent les mystiques. Le philosophe demeure axé sur la vérité et non sur la sensibilité ou l’intuition. Au mieux, s’il nomme « Dieu » c’est la même chose que la nature (Deus sive Natura chez Spinoza). Il utilise les concepts dans son argumentation serrée. Il s’agit toujours pour lui de présenter un langage cohérent auquel il associe la création de concepts liés à l’histoire de la philosophie ou à sa propre initiative créatrice. C’est ainsi qu’il produit du sens en élaborant des ensembles symboliques qui font réfléchir ceux qui se les approprient.
L’être de l’éveil
L’être de l’éveil n’est pas un philosophe en ce sens. Il ne donne pas une priorité au raisonnement, à l’argumentation construite et dotée de références à l’histoire de la pensée. Il n’est pas plus un être de sentimentalité facile dont il reconnaît la part illusoire liée aux pulsions et aux phantasmes. Il cherche avant tout à être présent au monde, aux autres et à lui-même, d’instant en instant. Ce n’est que dans la mesure où il réussit ce processus qu’il peut atteindre un éveil de la conscience plus ou moins profond. Ce cheminement est exigeant sans être nécessairement ascétique comme l’a reconnu le Bouddha historique. Cet éveil met fin à ce qu’il appelle le moi et qu’il considère alors comme une illusion.
Le sage et le saint
Le sage se distingue du saint à cet égard. Le saint s’immerge dans une totalité dynamique dont il fait partie mais qui l’englobe. Il rencontre le ravissement mystique. Dans la spiritualité chrétienne, il vit au cœur de l’amour de Dieu. La sainteté implique toujours peu ou prou l’idée d’une transcendance. Même la sainteté laïque et révolutionnaire. La sagesse est une ouverture de la philosophie. Le philosophe court après la sagesse mais sans jamais l’atteindre vraiment parce qu’elle n’est pas du ressort d’une conceptualisation, fût-elle très élaborée. La sagesse est un processus d’éveillance qui ne cherche rien. Pourtant, parfois, d’une façon non conditionnée, elle débouche sur une prise de conscience toute autre. Deux courants spirituels s’opposent à cet égard. Le premier affirme qu’une progressivité dans la connaissance du réel ultime est possible et nécessaire. Le second « subitiste » que l’éveil est une surprise non recherchée. Le premier a marqué en Inde le mayahana. Le second, l’hinayana. En Asie, la Chine du nord pour le premier et la Chine du sud (le chan) pour le second dont un des principaux représentants fut Huineng et qui a donné le zen au Japon. Le rapport au réel non symbolisable est remis en question dans son effectuation symbolique nécessaire à la communication de l’être parlant. Ce que nous appelons « réalité » dans une culture donnée, est reconnue comme relative. Le sens des mots et des expériences intimes de l’être au monde change radicalement et souvent tout à coup. L’être en éveil paraît être plus ou moins bizarre, incompréhensible dans son comportement habituel. On le qualifiera peut-être de fou. En Inde il peut être reconnu comme grand sage comme Ramakrishna au XIXe siècle ou comme « folle » par la psychiatrie en France au début du XXe siècle (« Madeleine », la patiente de Janet). Dans de nombreux cas, il s’isolera et restera dans le silence. Ce fut le cas de Ramana Maharshi au XXe siècle. De nombreuses personnes ayant eu l’expérience psychique de l’état proche de la mort et qui a métamorphosé leur vie consciente, n’ont pas osé en parler jusqu’à une époque récente. Dans d’autres, il parlera dans des dialogues avec des auditeurs et voyagera de par le monde comme Krishnamurti. Ce qui ne l’empêchera de parler d’ « Otherness » pour cette rencontre au-delà des mots avec la part inconnue du Réel.
Attention vigilante
La sagesse qui passe par l’éveil passe d’abord par l’attention vigilante maintenue d’une façon persévérante. L’attention vigilante continue ensuite sans effort comme un effet inéluctable. Que veut dire l’attention vigilante ? C’est le processus de la présence. Chaque instant est considéré comme un absolu à vivre intensément. Il s’agit de ressentir toutes les dimensions du moment présent. Mais des pensées, des images venues du passé ou produites par l’imagination vers l’avenir, ne cessent d’encombrer notre psychisme. Elles font également partie des éléments à accepter sans s’y attacher, comme des paysages entrevus par la fenêtre d’un train filant à vive allure. La tradition spirituelle orientale parle de nuages dans le ciel. L’attention vigilante consiste à observer ce flux de pensées, d’images, d’affects, de croyances, de certitudes et d’incertitudes qui peuple notre vision du monde, des autres et de nous-mêmes.
La sagesse de la non-dualité nous propose de nous placer en état de témoin par rapport à notre vécu intérieur. Mais sans recourir à l’analyse à partir d’une théorie (par exemple la théorie de l’inconscient chez Freud ou de l’idéologie chez Marx). Nous devons plutôt écouter/voir, sentir, toucher, goûter, toujours comme une première fois. Entrer dans la vie instantanée avec un regard neuf. Vivre dans la relation plutôt qu’être à un bout de la relation parce que le bout est une illusion. Ce processus existentiel ne conduit pas a l’indifférence, bien au contraire. Il s’ouvre sur la pleine reconnaissance d’une connivence à l’égard de la vie en réciprocité et du monde en interaction et interdépendance. Chez le sage, contrairement au saint, aucune image transcendantale d’un dieu est requise. Juste la présence intégrale à ce qui est et advient. C’est la raison pour laquelle nous pouvons parler de sagesse laïque que je préfère d’ailleurs à spiritualité laïque. Le terme spiritualité laissant supposer, conformément à une pensée dualiste, qu’il y aurait une séparation entre matière et esprit. La sagesse englobe la totalité de l’existence sans dissociation et peut se référer aux jeux et enjeux de la complexité du vivant et de l’univers. C’est sans doute dans la présence requise à l’égard des personnes en fin de vie, comme à celles qui commencent leur vie, que l’attention vigilante me paraît la plus pertinente. Éviter d’intervenir avec des idées toutes faites, des « on doit » et des « il faut que ». Faire confiance à son intuition, ce qui arrive du plus profond de soi dans le respect de l’autre. Modestie nécessaire dans ce cas car nous en savons si peu sur ce qu’est vraiment un être humain.
Emerveillement
On ne dira jamais assez que la surprise accompagnée d’émerveillement est au bout du processus. Nous entrons dans la beauté des choses et des êtres au cœur du banal et du quotidien. Même ce qui nous tue peut révéler sa beauté étrange comme par exemple le virus du sida. Ce qui nous effraie aussi par son caractère extraordinaire comme une éruption volcanique ou un typhon bouleversant. Nous avons tous cette possibilité d’émerveillement dans l’humus serein de notre être. Le philosophe Bernard Vergely a écrit un livre remarquable par sa poésie et sa pertinence à ce propos. L’émerveillement est une surprise soudaine du rapport au monde. Tout à coup une parcelle de ce monde émerge pour nous dans sa splendeur native. C’est le sourire d’un enfant malgré une grande misère, le serrement de la main d’un agonisant sur la vôtre, le coquelicot au bord d’une route, le vieil arbre mort au milieu d’un champ, le sourire de la Joconde vue pour la première fois, la « chute » imagée d’un poème de René Char. C’est tout le sensible qui vous renverse en une seconde.
Parfois c’est l’aphorisme de votre enfant qui advient sans même qu’il s’en rende compte mais dont vous saisissez la profondeur par votre présence. L’émerveillement est un vécu qui fait son chemin dans votre vie comme l’onde qui ne cesse de s’agrandir lorsqu’un galet blanc touche un lac noir. Le regard d’une personne rencontrée par hasard et c’est l’onde de choc. La couleur si rouge d’une feuille morte en automne et c’est un miracle pour les yeux. Le croassement d’un corbeau de bonne heure dans le cimetière du Père Lachaise et votre écoute s’ouvre sur l’étrangeté du silence.
Avec l’attention vigilante et la présence qui en résulte, l’émerveillement attise chaque instant vécu. Il nous fournit des vitamines pour l’action. Il nous approfondit vers l’espérance malgré le caractère tragique de l’existence que notre raison philosophique instille dans notre pensée. Oui il y a souvent là-bas tant d’enfants qui meurent le ventre enflé par la famine, mais au milieu, soudain, l’éclat de rire de l’un d’entre eux, nous dit que rien n’est perdu d’avance et que notre action est nécessaire là où nous sommes. Même si notre action n’est que celle d’un colibri devant l’incendie en suivant l’image de Pierre Rabhi.
Si l’émerveillement n’est pas l’expression des « passions tristes » de Baruch Spinoza, s’il ne commence qu’à la fin de la souffrance comme le pense Krishnamurti, à mon sens il n’en est pas moins lié à la tristesse lucide d’un monde en perdition, non parce que la fatalité le voudrait ainsi mais parce nous le décidons par l’existence sans frein de certains groupes particulièrement pléonexes dans nos démocraties libérales.
Au nom de l’émerveillement, une révolution intérieure s’engage nécessairement contre toutes les injustices et les inégalités. Il s’ouvre sur ce j’appelle une « fraternité de reliance » qui ne s’arrête pas à la vie humaine. Il conduit vers des coopérations inéluctables, des engagements responsables, une « gravité » comme je la nomme qui nous rend digne de devenir humain, je suis toujours émerveillé par l’action altruiste que certains êtres, plus nombreux que nous le pensons comme l’affirme Matthieu Ricard, développent lors de catastrophes.
Clair-joyeux
La notion de Clair-joyeux est pour moi essentielle. Elle renvoie à l’ouverture de ce qui marque la fin d’une méditation spirituelle de haute intensité. Mais est-ce jamais la fin ? Qui peut le dire puisque dans ce cas la notion de « je » ne présente plus d’importance. L’individu devient une « personne », c’est-à-dire « un individu complètement intégré au cours du monde de telle sorte qu’il n’y a plus « personne » à nommer ». Le Clair-joyeux est le sentiment du sensible qui est ressenti lorsque la personne rencontre vraiment les éléments variés du cours du monde. Tout lui devient présent d’instant en instant, les individus, les choses, la nature, les situations, le contexte, etc. Le Clair-joyeux est sans choix, sans objet, lié à une totale disponibilité. Il est tout-à-coup comme une lampe qui éclaire la nuit la plus noire. Une surprise qui advient pour nous faire voir la réalité autrement. Le monde apparaît comme totalement nouveau et, en même temps, comme totalement ancien. La personne, la fleur, la maison, la forêt, en face de moi est à la fois la même chose que je voyais il y a peu de temps encore, et, en même temps, radicalement neuve, émergente, naissante et mourante, impossible à nommer. La Clair-joyeux exprime surtout une joie inscrite dans chaque regard, chaque son, chaque vision, chaque situation. C’est la joie d’exister, d’être là, présent, au monde et dans le monde. C’est la disparition du conflit et de la contradiction. Chaque chose, chacun est à sa juste place, dans l’instant. Le durée a disparu avec le temps linéaire et sa kyrielle de problèmes émanant des contradictions entre ce qui est et ce qui devrait être. Autant dire que l’être du Clair-joyeux apparaît comme un marginal incompréhensible, une sorte de martien débarqué sur notre terre. Être au double regard, complètement dans la joie et complètement dans une tristesse sans nom. Car il connaît la racine de la souffrance qui se vit presque toujours avec son cortège de malheurs et d’ignominies. Il sait qu’elle ne pourra disparaître tant que ce clair-joyeux ne sera pas réalisé par le plus grand nombre.
La civilisation contemporaine n’en prend pas le chemin. Cependant c’est notre réalité à vivre en la « travaillant » de l’intérieur comme un sculpteur travaille son bloc de pierre pour en dégager une forme harmonieuse. Tâche infinie et sempiternelle, pour laquelle chacun doit jouer son jeu et apporter sa goutte d’eau dans l’incendie comme un colibri minuscule face à une cathédrale de flammes. Je pense souvent alors à un certain pessimisme de Krishnamurti à la fin de sa vie et à la persévérance lumineuse d’un Pierre Rabhi en terre nourricière.
Relation méditative à ce qui advient
L’être du Clair-joyeux saisit ce qui advient d’instant en instant, comme aussi ce qui finit, de la même manière. Le sentiment de la mort fait intégralement partie de celui de la naissance. Rien ne dure, tout est condamné à se perdre. Les choses, les biens, les situations, les « amours », les possessions, les renommées, la vie elle-même individuelle et collective, les sociétés, la terre et la galaxie, l’univers repéré, tout s’inscrit à la fois dans l’émergence et la finitude.
L’être humain de l’existence réelle est un ensemble dynamique composé depuis l’origine du vivant par un corps-rivière fait de flux minuscules de perceptions et de sensations, de morts et de naissances de tout ce qui le maintient en vie, mais aussi d’un flux de pensées, d’images, d’idées, de concepts, comme de capacités d’imagination à la fois active, créatrice, leurrante et reproductrice.
La plupart ne supporte pas cet état de fait et invente des illusions nécessaires en religion, en politique, en science, en technologie, en art, en sport, en loisirs divers. Tout semble bon pour arrêter le cours des choses et exiger un point de repère permanent, une fixité repérable dans le courant de l’univers. Toutes les dictatures naissent de ce désir fou, toutes les guerres en proviennent. Le désir de permanence trône au sommet de milliards de morts depuis toujours. Il a encore de beaux jours devant lui, malgré le discours humaniste qui lui sert de cache-sexe.