2008 par René Barbier
Éduquer à mourir ne peut être que s’éduquer à finir radicalement dans sa forme d’existence. Dans ce domaine, aucune méthode ne saurait être pertinente. On peut toujours tenter d’approfondir, comme Michel Schneider, dans ses Morts imaginaires (1), la façon dont les écrivains et philosophes ont assumé ce passage difficile. Je préfère parler de ma grand-mère maternelle que j’ai accompagnée dans cet ultime instant.
Marie Kleinholtz, La Marie, comme on l’appelait dans son quartier populaire où elle vendait des fruits et des légumes, en tant que « marchande de quatre saisons », dans les années cinquante, à un âge déjà avancé, allait et revenait, chaque petit matin, de la rue Nationale dans le treizième arrondissement de Paris aux Halles du centre de la capitale. Elle ramenait sa voiturette à bras et s’installait de bonne heure pour commencer sa journée. Elle aimait rire, chanter, bien manger et fumer ses « clopes » qu’elle confectionnait elle-même. Elle était simple, cultivée par la vie plus que par les livres, disponible pour les petits enfants. Elle m’a donné une âme et fait fructifier le clair-joyeux dans ma prime-enfance. Elle est décédée à plus de 88 ans, à la maison, chez mes parents. Depuis quelque temps, elle avait décidé de ne plus manger. Cet état nous avait alertés, bien qu’il ne présentait aucun symptôme délétère. Ma mère voulait l’hospitaliser. J’avais refusé après avoir parlé avec ma grand-mère. Elle n’avait jamais été malade et ne voulait pas entendre parler d’hôpital. « J’ai assez vécu et c’est bien ainsi » me disait-elle, « je vais rejoindre mon Léon » (son mari décédé depuis une cinquantaine d’années).
J’étais là au moment de sa mort, jeune adulte encore tout neuf dans l’écoute des personnes en fin de vie. Allongée sur son lit, dans un état comateux, inconsciente, elle s’est mise à trembler de tout son corps. J’ai su que c’était la fin. Je lui ai pris la main tendrement et, en silence, au fond de moi-même, une parole m’est venue. « Ne crains rien, mémère, je suis avec toi. Tu peux partir tranquille et sans peur. Tu n’as jamais fait de mal à personne dans ta vie et tu m’as donné envie de vivre, de sourire, d’aimer. Va rejoindre ton Léon. Il t’attend. Nous t’aimons pour toujours ». Tout à coup, son corps a cessé de trembler. Son visage s’est détendu. Une larme a glissé lentement le long de sa joue. Elle a rendu son dernier souffle. Sa mort m’a appris l’art de mourir relié. Beaucoup plus, sans doute, que tous les livres de philosophie que j’ai pu lire ensuite (2).
Il y a déjà longtemps que j’ai entrepris une réflexion, avec mes étudiants en Sciences de l’éducation, autour des questions qui touchent au sens de la vie. Cette ouverture m’a conduit, évidemment, à m’interroger en quoi nous sommes des « êtres-pour-la mort » comme le pensent les Heideggeriens.
Dans les années quatre-vingt, j’ai eu l’occasion de proposer une série de séminaires sur le thème de l’éducation à la mort (3). En fait, il s’agissait, avant tout, de l’éducation à la compréhension de la fin de vie, notamment dans les hôpitaux, où meurent actuellement trois-quarts des agonisants en France et dans lesquels j’ai eu l’occasion de mener des recherches cliniques. Il peut paraître paradoxal que, dans un département d’enseignement universitaire en Sciences de l’éducation, rien ou presque, ne soit proposé sur ce thème aux futurs (ou actuels) enseignants du primaire et du secondaire. Mon cours a duré deux ans. Depuis, aucun autre cours n’a abordé ce sujet à l’université Paris 8, dans le département où j’enseigne. Il en va de même ailleurs. L’approche éducative du mourir est un sujet tabou, beaucoup plus que la sexualité, même marginale, ou que la violence des enfants dans les petites classes. Pourtant mes étudiants étaient très intéressés par la problématique de ce cours qui s’ouvrait largement sur une dimension interculturelle.
Une thèse sur l’éducation à la mort des enfants
Une de mes étudiantes, Marie-Ange ABRAS, a tenté le diable. Elle a voulu soutenir son doctorat sur l’éducation à la mort des enfants à l’école (4). Elle a eu beaucoup de choses à dire sur la question de ce qu’elle nomme une » thanatoéducologie « , c’est-à-dire d’une éducation à la mort, chez les enfants préadolescents. N’était-elle pas engagée depuis une vingtaine d’années, en tant qu’infirmière, dans une action thérapeutique liée aux soins palliatifs ? Marie-Ange ABRAS n’a pas hésité à vouloir appliquer cette problématique et cette méthodologie, d’une façon originale, dans la recherche qu’elle a entreprise sous ma direction. Des rapports de l’enfant à la mort de l’animal, en passant par mort et histoire, mort et psychologie, peur de la mort chez l’adulte, l’infirmière et la mort, le besoin de parler de la mort chez l’enfant, mort et esthétique, mort et philosophie, question de la douleur et soins palliatifs, euthanasie, acharnement thérapeutique, crémation et rituels de deuil dans différentes cultures, Marie-Ange ABRAS a fait miroiter toutes les facettes du problème.
Elle voyait le fait de s’éduquer à la mort, dans :
1) Un acte préventif. La mort abordée à l’école est une action préventive soit en amont des difficultés existentielles (prévention primaire) ou soit par l’accompagnement d’enfants endeuillés (prévention des complications de deuil) ;
2) Un acte social. Toutes les personnes qui réfléchissent sur la notion de mort pensent au lien et méditent sur le concept d’attachement. Le sujet de la mort peut toucher des émotions refoulées dont l’expression va permettre une meilleure intégration sociale ;
3) Un acte existentiel. Parler de la mort dans les écoles permet aux enfants de donner sens à la vie, à la mort et de respecter le vivant. L’enfant qui a la possibilité de s’exprimer sur le sujet de la mort, peut comprendre l’irréversibilité de la mort et la fragilité de l’espèce vivante (acte de prévention envers la violence). L’enfant pourrait sans doute acquérir une maturation de meilleure qualité vis-à-vis de la mort, s’il ne vivait pas dans un monde paradoxal où, d’un côté, il s’éveille plus vite par des acquisitions intellectuelles sur des notions universelles comme l’amour, l’existence ou la sexualité, et d’un autre côté, la mort et le deuil restent des tabous collectifs ;
4) Un soutien pour la vie. Il est également important de signaler que, pour qu’un enfant puisse faire un travail de deuil, il doit avoir une certaine idée de la mort et se soumettre à la réalité des faits (exemple : de la perte) ;
5) Une évolution intellectuelle et culturelle. Dans nos cultures occidentales, nous constatons que l’acquisition chez les enfants de la notion de l’inconnu de la mort s’intègre généralement très tard parce qu’ils n’ont probablement pas suffisamment la possibilité de parler de l’après vie ou de la spiritualité ;
6) Un élargissement des connaissances. Les enfants sont dans la nécessité d’obtenir satisfaction à leurs besoins existentiels. Un intervenant extérieur à l’école peut éveiller la curiosité des enfants en abordant leur domaine de ses compétences (exemple : poète, infirmier…) ;
7) Un accompagnement éducatif. Les enfants ont besoin d’un accompagnement dans leur questionnement face à la mort et à la vie, afin de faire émerger leur pensée existentielle ;
8) Un moyen d’expression. Généralement, la société se représente les concepts de la vie et de la mort par l’intermédiaire des « émotions médiatiques », et les médias réutilisent la peur de la collectivité face à la mort. En s’exprimant face à la vie et face à la mort, les enfants peuvent réfléchir davantage aux conditionnements reçus par la société ;
9) Une acceptation envers le mourir. S’exprimer face à la mort, c’est faire un pas pour l’accepter et donc intégrer une qualité de vie ;
10) Un moyen d’améliorer l’apprentissage scolaire. L’enfant arrive à parler de lui à travers ses propres émotions et s’implique davantage afin de transmettre au groupe une partie de ses connaissances sur le sujet de la mort. L’enfant confronté quotidiennement à la mort est directement concerné par le sujet, ce qui va lui permettre de se concentrer et de porter son attention sur le groupe afin de partager ses idées. Parce que l’enfant comprend par son vécu ce qu’il lit (album, livret traitant de la mort…), son intérêt pour la lecture va lui permettre d’améliorer sa diction, son attention, sa concentration et son apprentissage. De plus l’attention et l’observation apportées au groupe permettent aux enfants d’être eux-mêmes attentionnés et observateurs ;
11) Une évolution scientifique. A) S’éduquer à la mort apporte des éléments nouveaux en Science Humaine par l’approche intérieure et pédagogique de ce thème. B) S’éduquer à la mort, en continuité avec les soins palliatifs, permet d’approfondir l’étude interdisciplinaire sur la mort et d’enrichir la qualité de vie au quotidien.
Réaliser la confrontation entre ces interrogations hypothétiques et le terrain n’était pas sans problèmes. Je l’avais prévenue de la grande difficulté à réaliser une telle entreprise. Cette question de la mort et du deuil, nous n’arrêtons pas de la rencontrer dans notre activité de pédagogue. Mais le domaine est vierge en éducation. Certes, ce n’est pas le cas en philosophie ou en anthropologie, grâce d’ailleurs à Louis-Vincent Thomas, ce remarquable chercheur sur La Mort africaine, et à ses disciples comme Jean-Marie Brohm. Les philosophes ont depuis toujours discuté de la thématique du mourir. Je me souviens de ce beau livre sur La mort de Vladimir Jankélévitch et, au début 2000, de la réflexion de Hans Jonas sur le fardeau et la bénédiction de la mortalité dans son livre Évolution et liberté (Rivages 2000).
Marie-Ange ABRAS a osé faire une recherche dans un domaine qui est marqué par le sceau du secret et du mutisme obligé. Sa pugnacité dans ce domaine est exemplaire. Elle nous démontre, très concrètement, ce qu’est une recherche-action en acte : une lutte incessante pour la réalisation dans un processus de médiation/défi permanent. Je parle là de véritable recherche-action et non de dispositifs bien encadrés, bien léchés, qui mettent du piquant dans une recherche très légitime et surtout pas trop dérangeante, avec les outils un tantinet déviants de ce type de méthodologie.
Une partie importante de sa thèse est consacrée à la narration des difficultés rencontrées. D’aucuns pourraient penser que ce n’est là qu’un épiphénomène secondaire, indigne de figurer dans un rapport de thèse. Ils se tromperaient lourdement. Car une recherche-action ne vaut que par l’analyse quasi ethnométhodologique des conditions de sa réalisation collectivement organisée. Marie-Ange ABRAS nous entraîne avec elle dans les arcanes des pouvoirs minuscules hypothéquant la recherche-action au jour le jour. Les centaines de lettres envoyées, les dizaines de rendez-vous ajournés, les dérives des consignes de recherche nécessairement acceptées, le manque total de moyens financiers de recherche, les rumeurs incessantes, les retournements d’attitudes de dernière minute des interlocuteurs, voilà une liste de difficultés propre à décourager le doctorant le plus sérieux. Malgré tout, lorsque enfin des terrains de recherche peuvent être trouvés (il faut le dire, grâce à l’aide de quelques personnes de l’Education nationale), quelle richesse dans le matériau recueilli ! Il saute aux yeux alors que les enfants ont besoin de parler lorsque les adultes, les maîtres, acceptent de leur laisser la parole. La mort n’est un sujet tabou que chez les adultes soi-disant éducateurs. Les enfants l’abordent directement, avec leur imaginaire et souvent avec une profonde lucidité, notamment lorsqu’ils sont en fin de vie, comme l’ont si bien montré Ginette Raimbault ou Élisabeth Kübler-Ross.
Les autres civilisations n’ont pas le même refus (la même peur ?) d’inscrire la mort, ses rituels, ses interpellations existentielles, dans une éducation de la personne.
La mort dans la culture africaine
Une des façons d’évaluer notre imaginaire social de la mort consiste à l’éclairer par une autre manière culturelle de la vivre. La mort africaine qui a fait l’objet de travaux de grande qualité (5).
Dans le contexte africain, la mort prend un sens très différent. Historiquement, l’Afrique a été marquée par la destruction de ses populations : par exemple, la traite des noirs atlantique aurait touché 100 à 200 millions d’individus. L’Afrique a encore aujourd’hui une espérance de vie la plus faible du monde, notamment pour la mortalité infantile. Des génocides s’y sont perpétrés au XXe siècle (Noirs animistes ou chrétiens du Soudan : 500 000 morts ; guerre du Biafra : 3 millions de morts dont 2 millions d’enfants). On peut dire, avec L-V. Thomas, que “c’est peut-être parce que l’Africain vit en familiarité avec la mort qu’il a su, par un tour de l’imaginaire, la ramener à quelque chose d’inessentiel en postulant la survie dans l’au-delà, la réincarnation, l’ancestralité garante de la pérennité du groupe” (Thomas, 2, p.12). La mort individuelle est sans grande importance dans une conception du monde régie par un temps circulaire et répétitif, sous l’égide de la toute puissance du mythe et le contrôle des ancêtres. Le mythe renvoie à deux sortes de mort. Dans le thème de la mort première, ou mort utile, on nous reporte vers les temps primordiaux, pré-mythiques. C’est la “bonne mort”, source de vie, désirable (achetée, choisie ou acceptée).
L’autre thème nous introduit au cœur du drame de la condition humaine et renvoie aux pensées de la punition ou de la fatalité. Ce sont les mythes jobiens de la mort punitive de l’espèce ou de l’individu, de la violation des interdits et de l’éloignement de Dieu, du vol et du mensonge, du refus d’assistance, des discordes familiales. Mais c’est également la voie inéluctable de l’accès à la connaissance. Les thèmes de la mort-fatalité sont plus oedipiens. Notamment avec celui du “message manqué” à propos de l’immortalité, présent dans plusieurs mythes : le message d’immortalité n’arrive pas, arrive trop tard, est tronqué, inversé ou altéré. Le dénouement est invariable : la parole qui parvient à destination est celle d’une mortalité certaine. La mort représente toujours le “prix à payer”, dans un processus traditionnel ou le don ne va pas sans le contre-don, pour se nourrir, pour prendre femme, pour avoir des enfants.
Ce qui caractérise la mentalité africaine, c’est que tout ce qui existe est vivant à sa manière. Cette croyance va de pair avec l’idée “d’une nature où circule un jeu de forces, ou d’un monde construit à l’image de l’homme, ou même dont l’homme (ou plutôt son sexe, siège de puissance et de fécondité) serait le centre” (Thomas, 2, p.73). Ainsi les défunts vivent : ils mangent, boivent, aiment, haïssent, répondent aux questions posées, fécondent les femmes, fertilisent les champs et les troupeaux. Ils communiquent avec les vivants en particulier par la nourriture qu’on leur offre. Mort et séparation sont présentes dès la naissance et prennent tout leur poids dans les rites d’initiation où le futur initié est mis à mort symboliquement et “avalé” par l’ancêtre. Il meurt alors à son “gbeto” (son moi) pour naître à son “vodun” (génie du clan) chez les Fon du Bénin. En fin de compte “dans l’imaginaire africain, vie et mort participent d’un même tissu dont on se refuse à démêler les fils. des mythes ont montré que c’est l’exigence de la vie même (nourriture, sexualité, connaissance…) qui introduit la mort. L’essentiel est la Vie qui renvoie au collectif, au perpétuel, au continu, à l’ordre. Ce qui induit deux manières de transcender la mort : la minimiser en l’envisageant comme une chose inessentielle qui procède de l’individuel, de l’accidentel, du discontinu, de l’anarchique, du désordre ; la valoriser en l’investissant d’un rôle qui justifie sa place dans le cycle vital” (Thomas, 2, p.80).
La mort africaine procède d’un double refus de la rupture. Elle implique la continuité vie/mort, englobant la mort dans la vie, mettant l’une au service de l’autre. Elle proclame l’unité de tous les vivants, visibles et invisibles sur cette terre. Les sociétés africaines sont des sociétés holistes où la notion d’un tout sans failles y apparaît fondamentale. Pour l’Africain, la “bonne mort” est celle qui permet de laisser des traces de son passage sur terre, de mourir en son lieu et en son temps en maîtrisant sa mort. Cela n’exclut pas l’horreur qu’elle inspire ou la douleur de la séparation. Les attitudes à l’égard de la mort diffèrent selon l’âge, le sexe, les situations globales, les situations particulières, mais l’Africain semble plus apte que l’Occidental à affronter la mort en face comme le remarque D. Zahan dans son livre sur Religion, spiritualité et pensée africaines (6). L’assistance au mourant est prise dans un rituel précis qui exige des soins attentifs.
Dès que la mort est inévitable, on ne fait plus rien pour la retarder, au contraire. En général, on incite le mourant à exprimer ses dernières volontés, on le rassure sur l’importance des funérailles qu’on lui fera, on lui confie des messages. Les femmes sont très présentes à ce moment. Mère, épouse, sœurs ou belles-soeurs le maternent et le sécurisent. Chez les Anyi, on assied le moribond entre les jambes d’une femme qui le retient appuyé contre ses seins, au creux de ses bras, comme s’il s’agissait d’un bébé. Une autre lui lotionne le visage et on lui parle avec affection et tendresse tout en le maintenant avec fermeté afin qu’il ne se débatte pas “comme un animal qu’on égorge”. Les femmes tetela du Zaïre dorlotent l’agonisant et lui mouillent la tête avec une lotion, nyumba, à base de menthe. Au moment du mourir, des techniques symboliques peuvent intervenir pour aider le principe vital à quitter le corps : arracher un cheveu au milieu du crâne, maintenir la bouche ouverte, tirer le lobe de l’oreille. Dès que la personne est morte, les femmes poussent des cris de désespoir tandis qu’on ferme les yeux et la bouche du défunt. En pays Pygmées (Afrique Centrale), la force vitale, mègbé, se dichotomise : une partie s’intègre à l’animal totémique ; l’autre est recueillie par le fils aîné qui se penche sur son père, la bouche ouverte pour absorber son dernier soupir. De même après la fin, le mort est l’objet d’une très grande sollicitation respectueuse.
Il y a un élément paradoxal à reconnaître, simultanément, le caractère inéluctable du projet de vie et celui, toujours présent, de l’immédiateté de la mort. Le projet naît de l’imaginaire comme source permanente et jaillissante de formes, de figures, de symboles qui tentent de combler l’écart entre le réel et mon désir. Le réel est au-delà de mon espoir, mais mon espérance, comme principe existentiel, fait totalement partie du réel dans son expressivité imaginante. Nous sommes condamnés, individuellement, à l’imagination radicale, comme la société est condamnée à l’imaginaire social, c’est-à-dire à la création toujours inachevée de significations inconscientes et collectives dérivant de la processualité de l’historicité sociale. Le projet est ce filet mental que nous jetons au-dessus de l’abîme du Manque ou de l’inexprimable comme impossibilité radicale de nous fondre dans une totalité silencieuse. Peut-être, en avons-nous le souvenir intra-utérin dans le fond de notre inconscient ? Mais il se peut également que le projet résulte, non d’un Manque, mais plutôt d’une caractéristique essentielle de l’homo sapiens comme être inachevé et en cours de réalisation, tendu vers l’avenir où il pressent la réalisation de ce qu’il est déjà virtuellement. Nous sommes des sujets capables de “rêver-en-avant” comme l’écrit Ernst Bloch. Comme le Réel s’invente en énergie/matière dans le fourreau du Cosmos, notre imaginaire, à la fois psychique et social-historique, nous crée tous les jours dans un projet de devenir ce que nous sommes déjà en partie par le fait que nous imaginons notre vie future.
Le projet, cette réalité de demain, brasse sans cesse notre présent et le modifie à chaque instant dans sa totalité mouvante. Les êtres de l’avenir sont toujours là, dans notre instantanéité, pour donner naissance, trucider, relier, recomposer, notre présent. Les sagesses orientales (par exemple le Yoga tantrique) ont su reconnaître la tension inéluctable de l’imaginaire vers un plus être. Le disciple de Milarepa va épuiser toutes les ressources de son imagination en vue de la réalisation spirituelle. Il devra inventer les figures terribles des divinités du panthéon tantrique jusqu’à les voir vivre complètement avec lui. Puis il lui faudra les dissoudre d’un seul coup pour en saisir la relativité intrinsèque.
Au bout de l’imaginaire, le disciple atteint un silence océanique et une élucidation non-rationnelle de la nature des choses. Mais comment “avoir des projets” quand on ressent au plus haut point l’instantanéité de toute vie par l’omniprésence de la mort ? Freud, dit-on, ne quittait pas un ami sans lui rappeler son incertitude du lendemain. Vivre d’instant en instant semble incompatible avec l’idée même de tout projet. Qui a compris le sens de “l’être-pour-la mort” heideggerien est porteur d’une frontière infranchissable ? Et pourtant, il n’en existe pas moins comme “homme imaginant” (H. Laborit). Il y a là un paradoxe qu’on ne saurait résoudre intellectuellement, mais qui reste à vivre au jour le jour. A mon sens, un être vraiment vivant porte sans cesse un projet de vie qui s’inscrit, cependant, dans son existence de commencement en commencement, comme une ligne infinie dont la trame est constituée par une kyrielle de points minuscules.
Le cinéaste espagnol Alejandro Amenabar se souvient du jour où il a découvert le destin hors-du-commun de son compatriote : « J’ai lu le livre de Ramon Sampedro il y a quelques années et, peut-être parce qu’il traitait de la mort, ou à cause de sa façon de s’exprimer, j’ai découvert un discours auquel j’ai vraiment accroché. J’ai fait mes recherches dans son entourage et j’ai compris que j’avais encore plus de raisons de porter cette histoire à l’écran. Que l’histoire de Ramon méritait d’être racontée ». Mar adentro (2004) est un film dans lequel la mort est très présente. Mais un film également très éclairant sur le véritable sens de la vie. Alejandro Amenabar explique le paradoxe de Ramon : une personne si pleine de vie et qui s’entendait tellement bien avec les autres soit en quête de la mort. La mort est un thème récurrent dans ses films mais, si Les Autres était un portrait de famille vu sous un angle obscur, du point de vue de la mort, Mar adentro est une approche de la mort vue sous l’angle de la vie et du quotidien.
L’exemple vivant du philosophe de l’expérience
Depuis bientôt quarante ans, je médite sur la vision du monde de Krishnamurti. Depuis plus de quinze ans, je propose un cours de licence de Sciences de l’éducation à l’université Paris 8 sur cet auteur. Il s’agit, dans ce projet d’article, de réfléchir sur la vision de Krishnamurti qui relie complètement l’amour, la création et la mort.
Chez Krishnamurti, il n’existe aucune angoisse de la mort, mais un sentiment de la finitude instantanée de tout phénomène. Tout juste, peut-être, une certaine interrogation sur le sens de sa responsabilité dans le processus de morbidité lorsque la mort s’annonce brutalement. Mourir est un processus qui commence dès la gestation et se termine à la mort physique, la mort est une clause finale. Toute notre vie est tissée d’une infinité de petites morts. Notre corps n’arrête pas de mourir dans ses parties infinitésimales. Le Dr Deepak Chopra l’a bien remarqué, à propos du vieillissement (7). Nos pensées, elles-mêmes, meurent dans l’oubli de la mémoire. Les souvenirs disparaissent dans la poussière du temps. Nous pouvons dire qu’il y a une mort « formative » et une mort « sommative ». La première correspond à ce que je nomme le « mourir », la seconde à la mort proprement dite. Pour Krishnamurti, mourir signifie vivre. Il ne s’intéresse guère à la mort physique du corps. Par contre, la fin de toute pensée et de toute image, dans le processus de l’activité du cerveau, lui paraît le garant d’une méditation silencieuse indispensable à l’émergence de ce qu’il nomme « l’otherness », l’autreté (8).
Vivre avec le sentiment du mourir à tout attachement, à chaque instant, conduit la personne à réexaminer la notion de temporalité, d’avenir et de passé. L’énergie dégagée par une juste compréhension et une assomption du fait de la mort en acte dans l’ensemble de notre vie, nous ouvre sur la nature même de la liberté, de l’amour, de la relation au monde et aux autres. La mort du corps comme unité complexe est une réalité non illusoire et toute croyance en une résurrection ou réincarnation d’un moi corporel qui a vécu et a disparu, est un effet de franchissement, par l’imagination, de cette réalité impossible à conscientiser dans l’absolu. La mort n’existe pas dans l’inconscient affirme la psychanalyse.
Krishnamurti ne se prononce pas sur la réincarnation, terme d’ailleurs impropre dans l’esprit même du bouddhisme traditionnel. Il en va de même pour le terme Dieu. Il s’intéresse, avant tout, à la vie réelle, dans une perception directe de la réalité. Chacun sait que la mort reste la Grande Inconnue. L’anthropologue Louis Vincent Thomas dit, explicitement, que la mort est de l’ordre du non-savoir. Elle est, par contre, non essentielle mais de l’ordre du processus (9). Mais le mourir peut être connu, pris en compte, par la conscience. Pour entrer dans la connaissance du mourir, il faut d’abord, semble-t-il, avoir une conscience de son moi, de son ego, du « je » qui dit : « j’aime », « je souffre », « je déteste »… Il faut d’abord sortir du fantôme d’unité primordiale qui relève de la psyché de l’infans, du bébé qui reste encore fusionnel avec le ventre de la mère. C’est ce que Cornelius Castoriadis nomme la socialisation de la psyché, dans L’institution imaginaire de la société (10) et qui commence, pour lui, avec la mère elle-même. Du même coup, on connaît alors l’ampleur du désir et son coût de souffrance. Avec le désir, on imagine la mort pour la contredire par tous les moyens (sexe, pouvoir, religion, science, etc). Le prince Gautama Shakyamuni l’a compris en sortant de son palais enchanté et en se confrontant avec un vieillard, un malade et un cadavre. Dès cet instant, il a voulu aller plus loin et c’est la vue d’un ascète qui lui a indiqué la voie. Mais, devenu le Bouddha, l’Eveillé, il est sorti de tous les cadres établis par la tradition.
Krishnamurti poursuit la voie du Bouddha sans religiosité et sans « sangha » (communauté de fidèles) bouddhiques. Par bien des aspects, il semble au carrefour d’une sagesse taoïste et d’une sagesse du Bouddha des origines. Mais il ne se réfère jamais à une figure transcendantale. Seule l’expérience vécue, personnelle, lui semble la voie à suivre dans le domaine spirituel. Il doit être situé dans les « voies abruptes » de l’expérience du sacré. Tant que le moi-je est là, la mort demeure omniprésente et obsédante, avec son cortège de barbaries macro et micro sociales, mais le mourir est inconnu. La mort, comme l’a bien vu V. Jankélévitch, est un passage dans le rien du tout, l’absolument autre (11). Elle est plus qu’une altération même radicale. Elle est donc inadmissible pour la conscience humaine. Le passé et le futur jouent leur rôle pour animer et travestir la réalité de cette terrible annonce, qui demeurera, à jamais, une épreuve totalement solitaire et personnelle.
Le mourir implique que nous vivons consciemment dans un processus d’inachèvement où, sans cesse, d’instant en instant, finitude et création s’entrecroisent, interfèrent, sont d’une présence fulgurante en nous-mêmes. Dans cette attention vigilante, le passé n’accroche plus le présent, l’avenir et le projet ne sont plus l’objet de convoitise. Seul le présent comme braises de l’instant, constitue notre rapport au monde. Nous ressentons, à ce moment précis, que création, amour et mort sont de même nature. Ce moment étincelant où le projet est instantané ne peut être nommé, si ce n’est, d’une manière tangentielle, par l’art et la poésie. Le poète Zéno Bianu a bien vu, chez Krishnamurti, comment ce processus donnait corps à sa vision du monde au cœur même d’une liberté retrouvée (12).
Parler de « projet de vie » est typiquement occidental et inscrit dans une philosophie de la vie déterminée par l’idée de « maîtrise ». Le concept de « projet » est la tarte à la crème de toute formation continue à l’heure actuelle, sans vraiment tenir compte de la réalité socioéconomique qui différencie les possibilités matérielles de réalisation chez des sujets singuliers. Une autre conception de l’être au monde, sans doute plus inspirée par les philosophies de l’Orient non dualistes, ne propose pas ce type de réflexion obsessionnelle du projet.
Réfléchir sur le sens de la vie, à partir des épreuves existentielles de souffrance, de mort, de vie et de joie, conduit à une autre attitude : celle du non-attachement, du non-agir, du « lâcher prise ». La question du sens, dans ce cas, sort du questionnement philosophique car la vie fait sens, par elle-même, dans son ipséité pleinement reconnue. Le projet nous attache à une idée, une image, dans un futur que nous voudrions assuré. Il bloque notre vie dans un programme dont la rigidité dépend de notre degré de maturité ontologique.
L’éducation a-t-elle un rapport avec le mourir, dans l’optique de Krishnamurti ? On peut dire que l’éducation est le processus de transformation d’un sujet (individu, groupe, communauté), par le biais d’actions formatives (auto, hétéro, co, éco-formations) (13), visant la confrontation réelle de ce sujet à l’instance de la mort et de la finitude, spécifique de tout être sexué et imaginant. Mort et finitude sont à la fois d’ordre physique, psychologique et culturel. Les deuils correspondants se réfèrent au « deuil du corps jeune, sain et éternel », au « deuil des identités et des représentations absolues et stables » et au « deuil des systèmes symboliques nationaux ou de classes sociales » fondant notre structure identitaire. « Tout sens défunt, individuel ou collectif, s’assortit d’un processus de deuil », écrit Jean-Claude Métraux (14). L’éducation est une action de formation sur le deuil et la séparation à partir d’un élan créateur de soi-même, vers un mieux-être et un système supérieur d’accomplissement et de maturation de soi. En tant qu’éducateur inspiré par Krishnamurti, je l’interprète comme étant l’effet dans le sujet humain de l’élan de complexité du mouvement même de l’univers depuis son origine supposée. Ce processus de transformation correspond à quatre moments de vie : homme fermé, homme existentiel, homme mytho-poétique et homme noétique dans l’optique de la théorie de l’Approche Transversale (15).
Je nomme cet élan créateur l’autorisation noétique (Joëlle Macrez, 16) sans en connaître la cause essentielle. Je l’interprète comme étant l’effet dans le sujet humain de l’élan de complexité du mouvement même de l’univers depuis son origine supposée. Ce processus de transformation passe par trois phases : mourir à son passé, mourir à son avenir et vivre dans un présent instantané (17).
Notes
- Michel Schneider, Morts imaginaires, Paris, Grasset-folio, 2004, 201 pages
- À ce propos, voir Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac (s/dir), La mort et l’immortalité. Encyclopédie des savoirs et des croyances, Paris, Bayard, 2004, 1685 pages.
- J’ai écrit un article synthétique sur cette pratique de recherche-formation existentielle dans la revue Pratiques de Formation/Analyses en 1988 (Culture d’hôpital et recherche-formation existentielle à l’écoute des mourants, Pratiques de Formation/Analyses, Paris, Université de Paris VIII, Culture d’entreprise et formation, n°15, Avril 1988, pp. 101-122.
- Marie-Ange Abras, S’éduquer à la mort. Philosophie de l’éducation et recherche-formation existentielle, Université Paris 8, sciences de l’éducation, 21 octobre 2000. Il s’agit d’une recherche essentielle par son ampleur quantitative et son originalité qualitative. La thèse, qui comporte deux volumes, représente un total de 900 pages. Le premier volume de 725 pages présente la thèse. Une première partie (de la page 1 à 617) décrit et analyse le processus de la recherche-formation existentielle sur la conception de la mort des enfants âgés de 6 à 12 ans en milieu scolaire. Elle est suivie d’un important glossaire des termes principaux de la recherche de quelques 48 pages (619 à 667). Puis d’une bibliographie également de 48 pages (617 à 718). Enfin d’un index des noms de 7 pages (719 à 726). Le volume 2 constitue les annexes variés (de la page 727 à 900).
- L-V. Thomas, La mort africaine, Idéologie funéraire en Afrique Noire, Paris, Payot, 1982
- D. Zahan, Religion, spiritualité et pensée africaine, Paris, Payot, 1970
- Dr Deepak Chopra, Un corps sans âge, un esprit immortel. Réponse de notre temps au vieillissement, Paris, Interéditions, 1994 (Masson) et 2002, Dunod, p.346 ss
- Jiddu Krishnamurti, Carnets, Paris, Editions du Rocher, 1988
- Louis Vincent Thomas, La mort aujourd’hui, Paris, Editions du Titre, 1988, p.13
- Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975
- V. Jankélévitch, Philosophie première. Introduction à une philosophie du « presque », Paris, PUF, 1986, p.55-56
- Zéno Bianu, Krishnamurti, ou l’insoumission de l’esprit, Paris, point sagesse, Seuil, 1996
- Gaston Pineau, Marie Michèle, Produire sa vie : autoformation et autobiographie, Paris, Edilig, 1983
- Michel Schneider, Morts imaginaires, Paris, Grasset-folio, 2004, 201 pages
- René Barbier, L’Approche Transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997
- Joëlle Macrez, S’autoriser à cheminer vers soi. Aurobindo, Jung, Krishnamurti, Paris, Editions Vega, 2004
- René Barbier, « Mort-renaissance dans la relation éducative », in La voie de l’homme relié (s/dir/ Jean Mouttapa), Paris, Question de, n°109, Albin Michel, pp.169-184