La question de la connaissance de soi : éléments d’histoire de vie

Entretien avec René Barbier
5 Avril 2001 par Marc Marciszewer (R: l’interviewé ; Marc : l’interviewer)

M : Est-ce que tu vois des conditions, qu’elles soient matérielles ou mentales, qui ont fait que tu as rencontré l’enseignement de Krishnamurti, et en quoi ça a enclenché, ou déclenché, ou ravivé quelque chose qui est de l’ordre de l’auto-éducation, de l’auto-apprentissage ? Ce qui m’intéresse, c’est le rapport entre la rencontre avec Krishnamurti et ce qu’on pourrait appeler ta propre auto-éducation dans ta vie quotidienne.
R : Ce que j’ai envie de dire, c’est que ce n’est pas cette parole qui a déclenché, le désir de connaissance de soi. Je crois que c’est très difficile de cerner ce qui a déclenché le désir de connaissance de soi. Je pense qu’il y a beaucoup de choses qui nous arrivent dans notre enfance, ensuite pendant la période où on commence à raisonner, à s’interroger sur soi-même, d’une manière plus élaborée. Pour moi, c’est certainement très jeune, à la fois un goût de la rêverie poétique, une sorte de passage à autre chose que la pure tradition rationnelle, et puis très certainement une interrogation sur la mort. Je pense que l’interrogation sur la mort, que j’ai eue très jeune, a déclenché un peu ce désir de savoir « mais alors, qu’est-ce qui est ? Et qu’est-ce que ça veut dire exister ? » Je me souviens, j’étais très jeune, avec mon père on avait été se balader à vélo, et dans la campagne, à un tournant, un camion était arrêté et il y avait un vélo sous le camion et un type qui était là, juste à côté, dans une mare de sang, décapité. Ca a été une forte interrogation, comme ça, et puis plus tard, comme j’ai raconté dans une conférence sur Krishnamurti, un de mes amis, qui avait 20 ans (j’avais 18 ans), est mort d’un accident de la circulation. J’ai été le voir dans son cercueil, et ça m’a bouleversé, donc c’est toutes ces interrogations là, je crois, qui ont fait que j’ai commencé à m’interroger. Au lycée, à l’âge de 16 ans, j’étais un lycéen assez décontracté, pas du tout hyper sérieux. J’étais complètement libre, mes parents ne me surveillaient absolument pas, mes parents travaillaient d’ailleurs tous les deux, donc j’arrivais à l’heure que je voulais, etc., puis je faisais des petits tours, enfin parmi les cafés, je jouais au baby-foot, j’étais assez décontracté, et en même temps je me souviens épisodiquement de la lecture de Pascal, Les pensées de Pascal. Et puis, la nuit obscure de Pascal, ce qui s’est passé pour lui à ce moment là, une sorte d’interrogation que j’ai eue concernant le rapport au sacré, moi qui vivais dans un milieu complètement athée, areligieux et assez critique à l’égard de toute religion, une critique militante : « la religion égale l’opium du peuple ». Donc, j’ai l’impression que c’est un tempérament que l’on a, qui s’éveille peu à peu, qui se révèle à soi-même peu à peu, un tempérament que j’appellerais contemplatif. Une sorte d’appel à la méditation qu’on a au fond de soi, et qui se découvre, pour moi par la poésie.

J’ai écrit de la poésie très jeune, et écrire de la poésie, c’est une praxis ontologique. Plus tu écris, plus, dans le fond, tu avances vers toi-même. Tu découvres ta voie dans ta voix (Antonio Porchia). Au départ, cette écriture est égocentrée, forcément, avec tous les drames que l’on peut connaître quand on est jeune, adolescent, c’est forcément très égocentré, mais, si tu ne t’arrêtes pas là, mais si tu continues, et si tu te concentres sur les poètes, sur la poésie, contemporaine et internationale, les philosophes, peu à peu tu avances un peu plus et la poésie devient vraiment un instrument de connaissance, une voie spirituelle parce que c’est une pratique. Une pratique d’écriture qui te branche sur quelque chose qui est essentiel en toi-même, qui est un centre, le centre de l’imaginaire créateur. Ca te fait vraiment réfléchir sur ce qu’est l’imagination, sur les mondes que tu inventes, sur le contact avec ce monde-ci, et comment tu peux exprimer quelque chose que tu intuitionnes de ce monde-ci sans jamais pouvoir le réaliser totalement. C’est pour ça que je dirais que c’est quelque chose qui remonte loin, et que… je n’ai pas envie de remonter plus loin, de savoir si c’est le désir de la scène primordiale, etc., comme on peut essayer de le travailler en psychanalyse.

Ce qui m’intéresse, c’est que j’ai l’impression que j’ai toujours été un petit garçon méditatif. Mais, en plus, j’avais le sens de l’image, ce n’était pas aussi facile que ça pour moi de construire des phrases logiques, bien calées sur leur socle de rationalité. J’étais plutôt quelqu’un qui sautait du coq à l’âne, qui établissait des analogies, qui suivait un oiseau en vol, et qui allait de l’arbre au rocher. Voilà un petit peu ce que je pourrais dire, alors, naturellement, j’ai rencontré Krishnamurti à un moment où je m’intéressais beaucoup à la philosophie orientale, c’est-à-dire après surtout cet épisode des dix-huit ans, cette interrogation sur la mort que j’ai vraiment accentué mes lectures, mes recherches pour essayer de comprendre dans le fond qu’est-ce que ça veut dire mourir, qu’est-ce que ça veut dire vivre, et qu’est-ce que ça veut dire écrire. « Mourriez-vous de ne pas écrire ? » demande Rilke, est-ce que je mourrais de ne pas écrire ?
Et j’ai commencé à m’ouvrir à la philosophie indienne, mon premier ouvrage était La vie de Ramakrishna de Romain Rolland, et puis ensuite je suis passé à différents auteurs indiens de la collection « Spiritualités vivantes », comme Vivekananda… et puis Ramana Maharshi. J’ai lu Ramana Maharshi avant de lire Krishnamurti. Ramana Maharshi m’a beaucoup questionné, parce qu’il va à la racine des choses en posant la question de la structure même du « je ».

Qu’est-ce que le « je », en fin de compte ? Question qui est d’ailleurs complètement aussi abordée par la psychanalyse, surtout la psychanalyse lacanienne. Il y a des parallèles assez intéressants, concernant le stade du miroir, par exemple, et la tradition orientale de l’illusion du moi. Donc, qu’est-ce que le « je » qui parle ? Qu’est-ce que le « je » qui souffre ? Qu’est-ce que le « je » qui aime ? Toutes ces questions de Ramana Maharshi revenaient toujours à cette question : qu’est-ce que le « je » ? Et quoi qu’on fasse, hop, ça revenait à cela. C’était comme une porte devant laquelle tu restais, elle était là, elle était fermée, t’avais la clé sur la serrure et la clé, c’était la question « qu’est-ce que le je ? » Est-ce que tu allais tourner la clé pour voir ce qu’il y avait derrière ? En général, on sait que la clé est sur la serrure, mais on n’a pas du tout envie de tourner la clé ! Et moi, je crois que j’étais trop poète, c’est-à-dire un aventurier, pas un aventurier géographique, non, un aventurier de l’esprit. J’ai eu envie de tourner la clé pour savoir…

J’étais formé par ma famille à douter quand même, à être sceptique sur toutes les formes de spiritualités qu’on traduit en codes religieux. Chez moi, on chantait « l’Internationale », on ne chantait pas la messe. J’avoue que j’étais plutôt innocent, pour voir autre choses que les codes, ne pas être enfermé dans les codes. J’avais un peu de chance de ce côté-là puisque je n’ai pas été dans ma famille, sur le plan religieux, enfermé dans des codes. Les codes avaient déjà explosé dès mon enfance par la manière dont mes parents abordaient la religion, c’est-à-dire essentiellement comme une critique à faire de toute la dimension sociologique et on parlait d’impérialisme de la religion. Alors, en abordant Ramana Maharshi, j’ai été conduit devant cette porte et j’ai eu envie de l’ouvrir, et il m’a provoqué à l’ouvrir en quelque sorte. Et l’ouvrir, commence vraiment la connaissance de soi. La clé, personne ne peut la tourner à ta place. C’est toi qui décideras de la tourner ou non, ne sachant pas ce qu’il y a derrière. Et ça, c’est très important : à ce moment là, au moment même où tu fais le geste de tourner la clé pour ouvrir la porte, tu commences à être dans le sacré. Avant, tu n’es que dans l’interrogation, dans les doutes. Tu peux d’ailleurs construire des systèmes religieux, des systèmes de pensée mais tu es toujours devant la clé, et en fait tu la lorgnes, sans jamais l’ouvrir. À partir du moment où tu l’ouvres, il faut  trouver un moyen d’expression. Pour moi, ça a été tout naturellement la poésie, mon moyen d’expression.

Je suis quelqu’un de très prudent à l’égard des techniques de méditation ; je ne savais pas, je ne connaissais pas encore Krishnamurti à l’époque, mais je sentais que tous mes amis, allaient s’engouffrer dans des trucs de méditation Zen ou des techniques de la méditation tantrique ou autre. En fait, c’étaient souvent des gens qui appartenaient déjà aux milieux religieux, judéo-chrétien, catholique, etc., et qui reprenaient des rituels, dont ils étaient habitués et là ils s’engouffraient dans de nouveaux rituels, des nouveaux rituels qui en fin de compte leur parlaient parce qu’ils avaient l’habitude de ritualiser leur vie. Et moi, non, je n’avais pas envie d’entrer dans des rituels, parce que je crois que j’ai plutôt reçu une éducation libertaire. Donc, ça me convenait pas du tout les rituels. Et l’autorité d’un maître, l’autorité de quelqu’un drapé dans sa soie merveilleuse, de l’encens, les trucs, les coussins par terre, le silence imposé, non ! Ce genre de spectaculaire religieux ne m’a jamais vraiment parlé et j’ai toujours eu comme une sorte de doute par rapport à ce type d’ambiance. Il faudrait décorer de cette façon et pas d’une autre, etc. Je ne conteste pas ça maintenant, mais, je sens que ce n’est pas la vérité.

Ce n’est pas dans l’espace extérieur qu’il y a la vérité, c’est en fait à l’intérieur de soi-même, alors certes il ne faut pas trop de bruit, pas trop de vacarme, pas trop de chaos extérieur pour avancer un peu à l’intérieur de soi. Il faut quand même un peu de calme, c’est sûr, c’est mieux d’être près d’une rivière tranquille, dans la nature, que d’être dans une usine ou près d’un marteau-piqueur. Mais en même temps, j’ai envie d’être dans des espaces naturels. Je veux dire que ça peut être cultivé, ça peut être la ville, ça peut être la rivière, ça peut être je ne sais pas quoi… dans une bibliothèque, mais enfin pas quelque chose de créé exprès pour ça. Prends par exemple une église, c’est sympa une église, mais il y a trop de plâtres peints dans une église, il y a trop de statues de sainte vierge, trop de chose qui disent qu’impérativement c’est ça la vérité, c’est là qu’il faut regarder. Le centre de méditation Krishnamurti à Brockwood, qui est en bois, rond, avec au sommet une trouée vers le ciel qui laisse passer la lumière, où il n’y a rien d’autre que ça, eh bien ça me suffit ! J’ai pas besoin d’autre chose. A la limite, je préfère encore mieux le bord d’une rivière.

Le lieu où j’ai le mieux médité, où j’étais le mieux avec moi-même, c’était à Plougrescant, que j’ai découvert plus tard, quand j’avais trente-six, trente-sept ans. Plougrescant, c’est sur les côtes du nord, en Bretagne. J’ai devant moi un paysage qui inspire à la méditation, qui provoque à la méditation, parce qu’il y a du mouvement. C’est la mer, qui entre et qui éclate contre les rochers, et ce sont les rochers qui se prolongent très loin dans la mer. C’est cette alliance du mouvant et du stable, tu vois, c’est cette alliance du fluide et du solide. Une nature tourmentée, une nature où les formes sont extraordinaires, me provoque à la méditation. Et pour moi, c’est naturel, c’est vraiment ça qui est religieux, qui vaut cent mille églises. J’étais un peu comme ça avec Ramana Maharshi. Il m’avait provoqué au sens de me dire : « Voilà la question essentielle, il y en a pas d’autres ». Si tu peux répondre à cette question, alors tu pourras aller plus loin. Sinon, arrête-toi à cette question, ne va pas plus loin parce que de toute façon si tu ne réponds pas à cette question, c’est inutile. Il m’avait provoqué, c’était la clé dans la serrure que j’ai eu envie de tourner, et ensuite je me suis engouffré dans la poésie, et ma poésie à ce moment là s’est approfondie.

Je me souviens du premier recueil que j’ai écrit, c’est Golem, c’était en 1965, j’avais vingt-six ans, et c’était un recueil qui essayait de dire l’essentiel concernant les rapports au monde en fin de compte. Il a été publié en 1970, mais je l’ai écrit en 1965, à cette époque j’étais influencé par Guillevic. Un des premiers textes, Golem, disait :
Golem, la bête rouge, naquit avec l’humanité
Depuis, nul ne l’a vu, mais son odeur inquiète.

Dans le fond, c’était une méditation sur le mal. Une méditation sur ce qui, en nous, est un potentiel de destruction. Et ce potentiel de mort qui est en nous, si on ne l’apprivoise pas – je dis bien apprivoiser, non pas dominer -, si on ne dialogue pas avec lui, eh bien, il risque vraiment de nous faire mal, tu vois, de faire mal à autrui surtout. Il faut pouvoir parler avec ça, ne pas le nier, or quand on est dans des codes religieux, on le nie a priori, donc ne pas le nier, dialoguer avec, mieux savoir de quoi s’est fait, en soi-même, donc, s’affronter à la violence et à la destruction qui est en soi pour éventuellement avancer vers la non violence. Vers le calme intérieur, si tu veux. Et je crois que pour moi c’était très important. Cela a constitué ma voie, et je l’ai fait aussi à travers la poésie. La praxis poétique a été très importante, et au fur et à mesure que j’avançais vers la poésie, je découvrais des zones d’ombre qui tombaient, d’autres qui revenaient, d’ailleurs, parce qu’elles s’inventaient peut-être, en tout cas qui se révélaient, et puis de nouveau, ça se déstructurait, mais j’avais… j’ai toujours eu l’impression que j’allais vers un élargissement. Parce que si je considère mes poèmes quand j’étais jeune homme, que j’avais dix-huit ans, et puis les poèmes que j’ai écrits plus tard, vingt ans, vingt-cinq ans, etc., j’ai eu le sentiment d’un élargissement, c’est-à-dire j’allais toujours vers une poésie plus large, plus spirituelle à mon avis, même s’il n’y avait pas le mot Dieu dedans, tu vois, mais il y avait un peu d’air qui passait et qui ne s’enfermait pas immédiatement dans un ego. Je pense que ça devenait plus universel, et pour moi, c’était très important de le sentir et de le voir advenir à l’intérieur de moi par la poésie. La voie poétique, pour moi, c’était ma voie spirituelle. C’est pour ça que je reste poète, en fait. Parce que je n’ai pas abandonné la poésie à dix-sept ans, comme le font la plupart des poètes qui sont très centrés sur eux-mêmes, et puis après ils passent à d’autres choses, sérieuses, les enfants, la femme, le boulot, les affaires.

M : Mais aussi, quand on est mû par une quête spirituelle, on a tendance à tout lâcher…
R : Voilà ! Tout lâcher, effectivement et se dire c’est ça, etc., et rester la main levée pendant dix ans, comme certains yogis (rires), non, mais je veux dire ou de rester muet pendant dix ans…Ce sont des jeux qui existent, chez certains saddhous en Orient. J’ai fait un rêve plus tard, en fait beaucoup plus tard, un rêve qui m’a beaucoup interrogé. Ca m’est arrivé de faire des grands rêves, des rêves qui sont à dimension métaphysique, et tu le sais dès que tu te réveilles, là, c’était un grand rêve de ce type.

Je suis sur une montagne en Orient, je marche et s’approche vers moi un saddhou, un moine oriental, pas occidental, oriental, et j’avance, il se met face à moi, il me demande de tirer la langue, et avec son doigt il inscrit un signe cabalistique sur ma langue. Et au moment même où il me fait ça, j’ai une vision, une vision spirituelle, tu vois, qui me met en joie, qui m’envahit puis je me réveille, et immédiatement, je le sens ! Immédiatement le sens c’est : « Tu es un être de parole. Tu es doué de parole, tu es doué pour les images, etc., et c’est par là que tu dois aller. Bon, j’étais déjà enseignant et ma voie était tracée, il fallait que je continue de prendre la parole par rapport à cette voix qui était à l’intérieur de moi-même. Si tu veux, en même temps ça m’a conforté dans l’idée que l’enseignement que je devais mener devait être lié à cette dimension de connaissance de soi, à cette dimension d’exploration du sacré, mais du sacré laïque. J’aime bien cette notion de spiritualité laïque, sans référence à des dieux précis, sans Dieu, même, ce n’est pas important si effectivement je parle, je suis un être parlant. Je n’ai peut-être pas été assez loin dans ce domaine, parce que je crois que j’étais beaucoup plus poète qu’intellectuel, et peut-être que j’aurais dû beaucoup plus aller vers la poésie.

J’ai tenté de faire un pari impossible : concilier la poésie et les sciences humaines. C’étaient non pas deux choses séparées comme le voudrait Bachelard, mais à l’intérieur même d’une sorte d’interférence entre sciences humaines et langage poétique. C’est donc un pari impossible. Mais pour moi, c’était ça, quand même, le pari de la parole. Tu vois, la parole branchée sur le sacré, dans l’enseignement, c’est-à-dire pouvoir trouver une façon de dire qui soit à l’interface entre la rationalité, propre à l’enseignement et à la science, et puis à la métaphore, à la parole allusive, à la parole qui laisse entrevoir quelque chose, qui est le propre de la parole poétique ouverte sur la dimension autre de la vie.

C’est comme cela que j’ai abordé Krishnamurti. Je l’ai connu durant l’hiver 65 à peu près. Je venais d’écrire Golem et j’aimais bien la parole forte, dense. J’aimais beaucoup les autres poètes pour cela aussi. Je les aime toujours d’ailleurs, mais maintenant j’ai retrouvé une sorte de souffle, je me laisse aller, je n’ai plus d’a priori. J’écris comme j’écris, c’est tout. Je n’ai plus envie d’écrire d’une certaine façon plutôt qu’une autre. Je peux écrire en aphorismes, je peux écrire en une parole presque élégiaque. C’est comme ça que j’ai abordé Krishnamurti, et je crois que j’étais préparé, parce que dès que je l’ai lu, j’ai eu le sentiment que je le comprenais. Je le lis, et je me dis « je comprends tout » ; J’ai eu le sentiment que je comprenais vraiment ce qu’il disait, c’est comme s’il me parlait. Il disait ce que j’aurais pu dire, ce que j’aurais dit, tu vois. Naturellement, ça prenait appui aussi sur mon origine de classe, sur mon habitude de classe, quand il critique le religieux, ou qu’il critique la guerre, etc. Parfois  j’avais l’impression d’entendre le Curé Meslier du début du XVIII siècle qui était plus critique à l’égard de la religion que n’importe qui. Cela prend bien appui sur mon origine de classe, sur mon habitude de classe. Quand Zeno Bianu tire Krishnamurti vers L’insoumission de l’esprit (point-sagesse), il le tire du côté de l’approche libertaire, et je trouve qu’il a raison. J’ai peut-être tort et lui aussi, mais je pense qu’il a raison, je pense que Krishnamurti, c’est un grand libertaire. Un libertaire à dimension spirituelle. C’est certainement comme ça que je l’ai lu, et qu’il m’a parlé tout de suite. Je n’ai pas eu besoin de traduction, si tu veux, il m’a parlé tout de suite. Et je n’ai jamais eu envie de le rencontrer. Pourtant en 65, il vivait encore, j’aurais pu le rencontrer, Saanen ce n’était pas loin, il venait souvent en Europe. Mais non ! D’ailleurs je n’ai envie de rencontrer personne parce que je n’ai jamais rencontré quiconque pendant cette période. J’ai rencontré des maîtres spirituels beaucoup plus tard. Vers cette époque, j’étais plutôt branché poésie ; j’ai correspondu avec des poètes, René Char et d’autres, mais j’ai commencé à lire Krishnamurti, malgré les répétitions, car c’est toujours les mêmes thèmes qui reviennent, mais à chaque fois je découvrais dans chaque livre quelque chose d’autre.

Toujours un petit écart, tu prends le même thème, mais à chaque fois c’est un petit écart. Plus exactement, c’est comme un mouvement spiral : tu avances, tu tournes, tu retournes l’objet, donc tu le vois sous toutes les facettes, mais en même temps tu le vois tout le temps un peu autrement, parce que si tu avances, tu reviens, mais en même temps, c’est un peu autrement et c’est un peu autre chose. Et c’est ce que j’ai ressenti dans les livres de Krishnamurti. Chaque livre, pour moi, était différent, et je prends toujours du plaisir, encore maintenant, à le lire. Pourtant je connais bien, je crois, ses grands thèmes, mais je prends toujours un plaisir à le lire de nouveau, parce que j’y découvre toujours un aspect un peu différent de ce que je connaissais, d’autres interrogations de fond. C’est la pensée négative, chez lui, c’est-à-dire qu’il vient creuser en toi ce qui est une certitude. Donc, sans cesse quelque chose qui, faisant du creux, entraîne chez toi un vide, pour que tu puisses éventuellement laisser la place à quelque chose d’autre. C’est devenu mon philosophe parce que je n’ai pas rencontré cette radicalité de la pensée négative chez d’autres philosophes. La plupart des philosophes jusqu’à Hegel, sont des philosophes de grands systèmes philosophiques. Il y a, à la limite, porte close, c’est-à-dire où t’es à l’intérieur, où t’es à l’extérieur, mais tu ne peux pas rentrer avec le philosophe en question. Tu es dedans ou dehors, voilà, et puis c’est tout ! Après, il y a eu naturellement une période beaucoup plus de déconstruction, et il y avait beaucoup plus d’interrogations.

Pour moi, la philosophie occidentale a toujours été trop abstraite, trop conceptuelle. Trop abstraite, trop coupée de la sensibilité, de la sensation, des choses qui nous parlent immédiatement sans être philosophe. Il fallait avoir un background culturel extrêmement fouillé, fourni, en philosophie traditionnelle pour avancer dans la philosophie. C’est aussi pour ça d’ailleurs que je ne suis pas allé plus loin avec Ramana Maharshi, parce que je le trouvais vraiment philosophe hindou. C’était un Hindou, il y a beaucoup de termes sanscrits dans ce qu’il dit, et j’ai pris, dans sa philosophie, la question qui était la question-clé, et puis j’ai pas eu envie d’aller plus loin que cela, parce que je n’avais pas envie d’être, comment dire, un spécialiste du sanscrit, et un spécialiste de la philosophie hindoue comme René Daumal en son temps, parce que j’ai beaucoup lu, dans ce domaine, mais je n’avais aucune envie d’être un érudit dans ce domaine. Krishnamurti, ça a été très différent parce que justement, il parle simplement, parce qu’il n’emploie aucune comparaison, aucune référence, aucune citation, il fait le contraire d’un philosophe, quoi, sur le plan académique ! Le contraire d’un philosophe, il parle en son propre nom, sans référence, très directement, et dans le fond il nous parle d’une vision pénétrante de la réalité. Donc, c’est avec lui que j’ai beaucoup plus cheminé.

Alors, pour répondre à ta question : « En quoi ça t’as influencé ? », d’abord, ça m’a permis d’aller plus loin dans la connaissance de soi. La connaissance de soi, c’est justement ce travail sur ce stade du miroir, si on reprend la comparaison avec Lacan, c’est-à-dire, que tu t’aperçois, peu à peu, expérientiellement, à quel point tu es quand même fait par les images de toi-même dans le miroir et dans les yeux des autres. Et le premier regard, dont tu es bien fait, c’est le regard de la mère. Commencer à voir à quel point tu es fait par ce type de miroir, c’est un premier pas essentiel de la connaissance de soi. C’est-à-dire, non pas pour projeter, mais au moins pour prendre conscience de ce point : « oui, je suis un enfant de ce couple là. Oui, je suis un enfant, comment dire, un enfant de l’amour ou de l’indifférence, je suis un enfant investi par la joie ou par la souffrance, etc. », bon, et c’est quand même ça. Je pense au livre de Serge Leclaire On tue un enfant. Je suis un enfant merveilleux,  j’ai été un enfant merveilleux . Donc, j’étais choyé, aimé, etc. Cela ne veut pas dire que c’était toujours facile, notamment sur le plan économique, sur le plan des tensions qui pouvaient parfois exister entre mes parents, mais je sais que mes parents étaient passionnés, et qui ont eu vraiment une relation amoureuse forte.

J’étais l’enfant merveilleux. Pour mon père – mon père m’a eu à trente-cinq ans – j’étais vraiment le petit garçon extraordinaire. Pour ma mère, c’était la même chose, parce que j’étais l’enfant… de son amant. Tu vois, ils étaient mariés tous les deux à l’époque, mais chacun de leur côté ! (rires). Je n’ai été légitimé que sept ans plus tard, après la guerre ; je suis né juste deux mois avant la guerre, et j’ai été légitimé que sept ans plus tard par mariage subséquent, comme on dit en droit. Donc, dans ce rapport à soi-même, soi-même comme miroir, si tu veux, on crée le miroir dans les yeux de ses parents. On commence à se distancer de cet enfant merveilleux, c’est ça la connaissance de soi. Il y en a d’autres qui sont des enfants tragiques, des enfants détruits, c’est pareil, en fin de compte. Que tu sois l’enfant merveilleux ou l’enfant catastrophe, de toute façon, c’est le même problème que tu dois résoudre. Il faut que tu puisses prendre tes distances et c’est tout aussi difficile, parfois plus difficile de prendre des distances à l’égard de l’enfant merveilleux que de l’enfant qui a souffert, parce qu’il a souffert et il en veut, d’une certaine façon, il est plus agressif pour éventuellement prendre des distances. Tandis que l’enfant merveilleux, c’est très difficile. Il y a aussi forcément les parents en tant que personnes désirantes, par rapport à l’enfant, c’est aussi les parents en tant qu’êtres sociaux, ils appartiennent à une classe sociale, ils appartiennent à une idéologie, ils appartiennent à des valeurs, qui sont des valeurs qui peuvent être plus ou moins homogènes.

Chez moi c’était assez homogène, parce que c’était la classe ouvrière traditionnelle, donc prendre les distances aussi à l’égard du regard porté par la classe sociale. C’est une autre façon d’avancer dans la connaissance de soi, d’un point de vue spirituel, c’est-à-dire… commencer à voir en quoi ce qui parle en soi-même, ça n’a rien à voir avec soi-même, c’est une classe sociale qui a été dominée, il y a une parole légitime là-dedans, mais en même temps forcément, toujours une parole surfaite, une parole trop accentuée pour être vraie. Quelque chose qui ne veut rien entendre de l’ambivalence, par exemple, ou de la complexité. Parce qu’il faut que ce soit fort, pour qu’on puisse ne pas douter, parce que si on doute on n’a plus les armes pour combattre, etc. Donc, il a fallu prendre les distances à l’égard de ça. C’est tout le chemin que j’ai fait quand j’ai commencé à faire du droit, et plus tard de la sociologie. Parce que j’ai fait du droit pour défendre la classe ouvrière, pour défendre les enfants, les malheureux, défendre ceux qui sont exploités.

M : Ce n’était pas difficile pour un poète de…
R : Si tu veux, il y a l’idéalisme de vouloir être armé. Armé pour vaincre, par ailleurs à l’époque je vivais complètement dans l’ambiguïté. J’étais sérieux et juriste dans la journée, surtout quand on travaillait quand même trente-sept heures par semaine, donc je n’avais pas beaucoup de temps, pour aller aux cours et puis le soir, j’allais voir mes amis poètes, peintres, écrivains, musiciens, etc. Ensuite la sociologie. La sociologie, quand je l’ai abordée, c’était sur un mode de sociologie culturelle. Mon premier travail de recherche, qui faisait deux cents pages, était lié à la culture générale dans la classe ouvrière à travers les offres culturelles dans les comités d’entreprises. C’était vraiment un travail de sociologie culturelle sur la manière dont se forment les ouvriers à la culture générale, je dis bien culture générale, qui est du ressort des classes privilégiées : comment ça se passe dans les bibliothèques d’entreprises, comment les militants font passer ça ?, etc. C’était mon premier travail de recherche à l’Institut des Sciences Sociales et du Travail. Ce qui m’a permis ensuite d’entrer en doctorat. Je suis passé par la sociologie pour essayer de mieux comprendre comment je pouvais prendre des distances à l’égard du regard imposé. Il m’était imposé par les circonstances, et le monde ouvrier qui m’avait formé. Je pense que c’est aussi très important. J’ai utilisé l’instrument sociologique pour ça, économique, sociologique, pour mieux comprendre.

M : Un regard qui était sans doute aussi renvoyé par les autres au lycée ?
R : Oui, c’était un regard tout à fait renvoyé par les autres. Un exemple. J’arrive au lycée, en classe de 6ème. A l’époque il n’y avait pas de classe unique et tout ça, pas de collège unique, c’étaient les meilleurs élèves des classes primaires que les instituteurs envoyaient au lycée, les autres non, ils allaient faire un apprentissage. Moi, j’étais un bon élève, et l’instituteur m’avait dit « Voilà, je te fais passer le concours pour entrer au lycée », et je suis entré en 6ème. A l’époque, je jouais de l’accordéon, j’étais tout jeune, mes parents, mon père avait voulu que je joue de l’accordéon, c’était leur instrument, et donc j’avais appris l’accordéon. Quand je suis entré en 6ème, j’ai vite vu que ce n’était pas l’instrument qu’il fallait faire valoir ! Quand j’ai vu que mes amis, pour eux c’était la flûte, c’était le violon, c’était le piano. L’accordéon, on n’en parlait jamais, alors j’ai compris qu’il ne fallait pas que je dise que je jouais de l’accordéon. Ca faisait pas partie des règles du jeu, des règles des classes sociales qui étaient dominantes au lycée. Du coup, j’ai pris mes distances avec l’accordéon et j’ai arrêté d’en jouer. J’en jouais de temps en temps comme ça, mais j’ai arrêté d’en jouer alors que j’étais bien parti, j’avais une bonne virtuosité, etc. J’en ai joué comme ça, de temps en temps, encore aujourd’hui, mais j’ai vraiment arrêté d’apprendre.

Je n’étais pas dans la situation de ce garçon qui avait quelques années de plus que moi, qui était fils de mineur, il avait seize ans et son père lui avait dit : « Bon, alors qu’est-ce que tu fais ? Tu vas à la mine ou tu joues de l’accordéon ? » (rires) Il a réfléchi un instant et il a dit : « Je joue de l’accordéon ! » Son père a répondu : « Bon d’accord, tu en joues dix heures par jour » (rires).
Et il en a joué dix heures par jour, et deux ans plus tard, il gagnait le championnat d’Europe d’accordéon. Je n’étais pas dans cette situation là, j’ai continué mes études. C’est pour te dire que c’était quand même une rupture, au niveau du langage, c’était quelque chose. Je parlais une langue tout à fait différente de ceux qui étaient là. Il a fallu que je me fasse un petit dictionnaire personnel, que j’entre dans cette façon de dire, dans ces logiques de discours, ce n’était pas du tout évident pour moi. Très jeune, je ne prenais pas tellement la parole, j’étais plutôt silencieux.

C’est pour ça que je connais un peu le blocage des étudiants étrangers. Parce que je sais…j’étais en quelque sorte un étudiant étranger, moi aussi ! Donc, je sais un petit peu ce que ça veut dire quand on a des choses à dire mais qu’on ne peut pas les dire dans la langue de l’autre. Quand une de mes étudiantes coréennes me parle par exemple de ces difficultés qu’elle avait, alors que c’est une fille très intelligente, mais que, quelque part, elle ne pouvait pas s’exprimer parce que justement elle ne trouvait pas les mots, comme elle aurait voulu les dire, donc elle se taisait. Ce que ça veut dire sur le plan personnel de se taire alors qu’on a envie de dire, ce regard que les autres portent sur toi. Ce sont des choses que vivent les étudiants étrangers à l’heure actuelle, et moi je les ressens de l’intérieur, parce que je les ai vécues quand j’étais adolescent au lycée.

Krishnamurti, quand je l’ai abordé, il a fait partie de moi, et vraiment à ce moment là, il m’a permis d’avancer. Peu à peu je me suis vraiment imprégné de ce qu’il disait, parce qu’il y avait comme une interférence entre ce qu’il disait et ce que je vivais. C’est surtout à la lumière des drames de la vie, des tragédies de la vie, qu’au fond, notamment dans ce que Karl Jaspers appelle les « situations-limites », les chagrins, les échecs, la souffrance, etc., tu te confrontes à toi-même, et comment résous-tu ces situations ? C’est ça qui te fait avancer vers la connaissance de toi-même. Est-ce que tu es capable de les vivre, en fonction d’un champ symbolique qui est le tien, c’est-à-dire comment les mets-tu en mots, ces situations ? Même si les mots sont silencieux. Comment les réintroduis-tu dans le sens ? dans la signification de rapports de sens ?

Or ce champ de rapports de sens, il est lié à la fois à quelque chose de très intuitif. D’abord, il a fallu que je reconnaisse l’élan de vie qui était en moi… Au départ, je me souviens quand j’avais vingt ans, j’étais très influencé par l’existentialisme, c’est une pensée philosophique qui était très puissante à l’époque avec Jean-Paul Sartre. En même temps j’étais très concerné par la guerre d’Algérie, j’avais vingt ans en 1959, j’étais étudiant, il fallait choisir. En fin de compte Krishnamurti m’a aidé à approfondir, à décanter. Que ce soient les problèmes sociaux, les problèmes personnels, entre vingt et vingt-cinq ans, j’avais du mal à savoir… Je ne me sentais pas un intellectuel. Je me disais : « A quoi bon ?, il y a trop de monde sur terre, toutes ces atrocités… ». Mais dans le fond c’était intellectuel, c’est-à-dire que j’aurais pu faire des dissertations là-dessus, mais je n’y croyais pas vraiment au fond de moi-même (rires). Je ne pouvais pas le dire à l’époque, je m’en suis aperçu après. Je n’étais pas fondamentalement un existentialiste. D’ailleurs je lisais Emmanuel Mounier (la revue Esprit) et Albert Camus, qui me parlaient beaucoup plus ! Et donc, à un certain moment, je me suis aperçu – c’est un peu l’image que j’ai – c’est que tu gravis une montagne, et pendant que tu gravis, tu es à l’ombre. Tu arrives au sommet, tu es toujours à l’ombre, parce que tu regardes du côté de l’ombre, et puis à un moment tu tournes la tête, et de l’autre côté tu vois la face ensoleillée ! Elle a toujours été là, la face ensoleillée, mais tu n’as jamais tourné la tête ! Tu sais aussi qu’il y a la face d’ombre, elle n’aura pas disparu. Mais tu tournes la tête, tu es au même endroit, exactement dans la même position, mais tu vois la face ensoleillée.

C’est aussi un peu ce que j’ai vécu vers les vingt-cinq ans. Et avant, je ne voulais pas d’enfant. Au nom de « On est trop, on est de trop… », et à vingt-cinq ans, j’ai voulu un enfant (rires). Je me suis dit « Oui, oui, il faut que je contribue à faire un enfant, à participer à la vie », c’est-à-dire, je n’avais plus du tout cette idée : « il y a trop de monde sur terre, il y a trop de souffrance ».  Je me suis senti dans cet élan de vie, je participe à cet élan de vie. Alors ce qui est fou, c’est que je l’ai encore aujourd’hui alors que j’ai plus de soixante ans ! (rires). C’est-à-dire que je l’ai encore, et je ferais bien un petit bébé, tu vois ! (rires) Donc, je dirais même que je le ferais encore mieux maintenant qu’avant, parce que j’ai le sentiment que je pourrais vraiment beaucoup plus être avec lui que je ne l’étais à vingt-cinq ans. Cela m’a fait agir autrement. J’ai laissé tomber à ce moment là un côté pessimiste, mais un peu pessimiste intellectuel, le pessimisme de l’intellectuel parisien qui ratiocine les choses et ça m’a fait faire un bond aussi sur le plan spirituel. Sur le plan spirituel, c’est comme si dans le fond, avant la porte était entrebâillée, et puis là, elle s’est carrément ouverte, pour laisser entrer le tumulte de la vie.

M : Ce que j’entends, moi, dans ce que tu dis, la rencontre avec Krishnamurti, c’est la reconnaissance de ce qui est déjà en toi, et une autorisation à l’assumer. Plus besoin de chercher à être comme les autres, donc, plus besoin de faire semblant d’être existentialiste.
R : C’est ça, oui. Parce que ça correspond effectivement à l’époque où je me suis vraiment emparé de Krishnamurti. Je ne pouvais pas m’emparer d’une parole codée, ça ne m’aurait pas parlé. Je me serais bloqué même. Tu vois, il fallait que ce soit une parole libre, et j’ai trouvé chez Krishnamurti une parole libre. Et c’est pour ça qu’effectivement, comme tu le dis, ça m’a donné des ailes. Et puis ça m’a fait dire : « Bon, allez, ça suffit, la vie est belle ! La vie est belle ! » (rires) Et puisque la vie est belle, il faut faire des enfants ! (rires) Faut vraiment laisser aller la vie en soi, etc., et puis c’est à ce moment là j’étais avec ma femme, d’ailleurs, j’ai voulu faire des enfants, et que je me suis aperçu qu’on ne pouvait pas en faire. C’est-à-dire que c’est vraiment au moment où on est prêt qu’on se rend compte qu’elle avait un problème physiologique, et il a fallu faire des opérations. Et ça a été très dur, très long, ça a pris des années, à partir de vingt-huit ans on voulait faire des enfants et on a eu un enfant qu’à trente-cinq ans. Ça a été très long, très dur, très pénible, avec des dépressions, mais avec une volonté en même temps telle chez elle qu’elle a fait tout ce qu’il fallait pour ça, elle a beaucoup souffert pour ça, mais elle a réussi ! Ce n’est pas un miracle mais l’expression de la force de vie. Voilà. Et donc, ça a été extraordinaire, quand t’as trente-cinq ans, que tu en as envie depuis vingt-huit ans, c’était fort.

Là aussi, Krishnamurti a joué un grand rôle : durant toute cette période, je dirais de souffrance, Krishnamurti nous a permis de relativiser beaucoup de choses, parce que ma femme était proche aussi de Krishnamurti, elle lisait Krishnamurti avec moi. On était très proches sur le plan philosophique. Elle était peut-être un peu plus classique que moi, parce que j’étais un peu plus libertaire, mais parce qu’elle avait vécu dans les îles, (son père était un Indien). Elle était venue en France faire des études de pharmacie très jeune, elle savait ce qu’elle voulait, en même temps elle avait des codes dans la tête aussi. Mais en même temps, elle s’est formée, aussi, elle s’est frottée on pourrait dire, à Krishnamurti, elle s’est formée à la dynamique libertaire à travers Krishnamurti. Il nous a aidés à survivre dans une période de désespérance… C’était d’accepter les choses comme elles venaient, les regarder en face, et puis ne pas chercher tout de suite à s’en détourner, mais en même temps toujours avoir une sorte d’histoire à l’intérieur. Même à l’intérieur des choses les plus dures, se dire : bon, ça changera… C’est pour ça qu’ensuite, je suis entré facilement dans la pensée chinoise, parce que c’est la pensée du processus. Rien n’est arrêté. Alors voilà un petit peu comment Krishnamurti m’a aidé, et puis il m’aide toujours, s’il m’arrive quelque chose.

Je te donne un exemple, tiré de ma carrière : au moment où j’ai fini mon habilitation, je n’étais pas tout jeune, j’étais maître de conférence depuis longtemps déjà, j’avais avancé dans ma carrière de maître de conférence, bon, je passe le concours pour être professeur, donc je suis en concurrence avec un certain nombre de personnes, très qualifiées. Pour le concours, il faut qu’on fasse un exposé, enfin faut qu’on parle devant des collègues qui te recrutent, des collègues qui sont déjà professeurs, et c’est un enjeu considérable, puisqu’à l’issue de cette parole, ils vont faire un choix, entre plusieurs personnes. La prestation que tu vas faire va être complètement déterminante. Et je me souviens qu’à cette époque là, j’ai décidé de ne rien écrire, pour cette prestation, alors que je suis plutôt quelqu’un qui écrit. Là, j’ai dit, je n’écris rien, je note trois idées, trois idées-clé sur mon papier, et je vais comme ça, en fonction de la situation, en fonction des gens qui sont là, des questions qui me sont posées, etc. Je vais être attentif, totalement, aux questions qui vont être posées en essayant d’y répondre, et puis en même temps je me disais, bon, ben c’est un enjeu, parce qu’à l’âge que j’avais, si je suis pas pris comme professeur, je reste maître de conf’.

A ce moment là je… j’avais une sorte d’idée en moi. Jusqu’à présent j’avais développé avec Krishnamurti, ici, à l’université une ouverture du côté des sagesses de l’Extrême-Orient. Je me suis dit ou je suis pris, ça veut dire que je dois continuer dans ce domaine là, ou je ne suis pas pris, et à ce moment là ça veut dire qu’il faut que je m’occupe un peu de moi et que je… que j’aille un peu rencontrer, pour moi-même, pour mon propre perfectionnement, d’autres personnes, dans des monastères, il y a tellement de choses, y compris en France, sans aller à l’autre bout du monde, il y a des tas de choses à voir, à rencontrer, des livres à lire… Si je suis pas pris, je reste maître de conf’ et j’ai beaucoup plus de temps, et je m’occupe un peu de ma vie spirituelle. J’ai été retenu, donc je me suis dit « je continue dans la même ligne ». J’étais comme ça, c’est-à-dire que je sois pris ou pas pris, j’avais de toute façon quelque chose de positif. Parce que si je n’étais pas recruté, j’avais quelque chose de positif, j’aurais eu une autre stratégie, sans doute, j’aurais moins investi, je pense, à l’université, j’aurais laissé tomber un petit peu les possibilités de développer cette recherche du côté de l’université mais je n’aurais pas abandonné cette institution. J’ai été pris, j’ai estimé qu’il fallait que je continue. Je suis assez – non pas fataliste – parce que c’est pas le mot, mais c’est plutôt ce qu’on appelle la propension des choses, saisir la propension des choses. Je suis dans un courant qui me détermine et que je détermine.

M : Ca ne va peut-être pas te plaire, mais ça m’évoque : « Que ta volonté soit faite ! »
R : Oui, c’est ça. Si on croyait en Dieu…

M : Voilà, c’est ça.
R : Si j’étais un croyant, je dirais comme ça, si tu veux. Profondément, au moment où je passais cet entretien, c’était vraiment une stratégie qui était inspirée par Krishnamurti. Ne pas faire un plan, ne pas rédiger un programme, laisser-faire… rester dans l’attention totale au moment de l’entretien, pour saisir vraiment ce qui se passait entre les gens, là, et moi-même, dans la structure qui était celle-là ; avoir en même temps, au fond, quelle que soit la solution, une solution… quelque chose de positif, tu vois, pour moi c’était complètement inspiré de Krishnamurti.
(Silence)

M : C’est une mise à l’épreuve intéressante
R : Oui.

M : … Parce que c’est autre chose que les difficultés, euh, enfin que la mise à l’épreuve dans les souffrances.
R : Oui

M :… J’ai trouvé amusant cette double non contrainte : que ce soit ci ou ça, de toute façon, c’est bien !
R : Oui, et je pense vraiment et c’est un peu ce que je propose à ma fille, quand on discute ensemble. J’ai tout de même la chance d’avoir une très bonne relation avec elle. Elle a vingt-six ans maintenant, et concernant les déceptions amoureuses, la vie professionnelle, les études, c’est une fille positive. On discute beaucoup, sur la vie, sur tout, et je crois qu’on voit qu’elle a été élevée dans cette atmosphère par sa façon de réagir au monde. Pourtant elle n’a jamais ouvert un livre de Krishnamurti, tu vois (rires), mais elle a été formée par cet état d’esprit, ça se sent dans ses comportements. Elle est intelligente, elle a un sens de la liberté, elle a un sens de l’engagement amoureux, elle n’a pas peur de s’engager mais elle n’a pas peur aussi d’arrêter si ça n’a pas de sens. Je discute avec elle de tout ça, très franchement.

Par exemple elle a beaucoup travaillé sur la préparation à des concours, l’agrégation, le capes en histoire, elle a beaucoup travaillé  et elle s’est fait coller à chaque fois à l’oral. Et la troisième fois, elle a dit  » j’arrête ». Ca n’a pas été facile, à chaque fois, elle aime beaucoup l’histoire, mais elle a arrêté de préparer les concours et elle s’est dit « je vais faire autre chose ». Elle est partie en direction de l’édition, elle a fait des stages dans ce domaine là, comme assistante d’édition, et elle va devenir encore assistante au niveau de la préparation d’un documentaire historique sur Arte. Elle découvre un autre milieu professionnel, assez différent. Et elle a envie de partir en Australie, pour apprendre l’anglais (rires). Bon, je ne sais pas ce qu’elle fera, mais en tout cas elle est dans une phase d’ouverture que j’ai bien connue, moi, quand j’avais son âge. J’étais un peu perdu, mais aussi dans une phase d’ouverture. C’était l’époque, aussi, où j’étais dans la phase optimiste, je ne savais pas trop ce que j’allais faire au niveau professionnel. Je gagnais ma vie, depuis l’âge de vingt ans, mais en même temps, je ne savais pas trop ce que j’allais réellement faire comme boulot. Il a fallu que j’attende d’entrer comme assistant à la fac pour que je sache « bon, maintenant, ça y est. Je vais continuer à enseigner ». J’avais trente ans, oui trente ans quand je suis entré à la fac.

M : Je peux me permettre une dernière petite question ?
R : Vas-y.

M : Donc, tu fais cette UE sur Krishnamurti, et est-ce que je peux avoir un peu ton sentiment là-dessus ? C’est-à-dire que j’essaie de resituer par rapport à mon travail, qui est donc de chercher euh … j’essaie de vraiment distinguer ce qui est de l’ordre de… d’apprentissages utilitaristes, et qui sont nécessaires donc, et de cette connaissance de soi ou éducation de soi, qui pour moi n’est pas utilitariste mais pourtant terriblement nécessaire, et souvent on aborde cette connaissance de soi avec le même utilitarisme que les choses techniques, les connaissances techniques, fonctionnelles. J’aimerais bien avoir ton sentiment sur comment tu perçois ce qui passe, pas forcément dans le moment, mais justement, comme ça fait longtemps que tu fais ce cours, qu’est-ce que tu as le sentiment qui est transmis, qui passe ?
R : C’est difficile. Pour savoir, il faut vraiment être avec le temps, suivre le processus. Ce que je sais, c’est que certains étudiants me disent, mais c’est ponctuel « Tiens, ça a changé mon regard, je ne m’entretiens pas de la même façon avec les gens, j’ai une écoute plus grande… », on me dit ça, mais c’est à un moment donné. Est-ce que trois ans après ça sera encore la même chose, je n’en sais rien. Tu sais, je suis très sceptique, je ne suis plus « l’enfant merveilleux », au sens de Serge Lecaire.
Krishnamurti nous invite à être avec ce qui se passe dans le monde, et c’est certainement proche de ce que pouvaient vivre Mencius, Tchouang-Tseu, Lao-Tseu, etc., tu vois. Il est tellement dur à l’égard des idoles religieuses. Je pense que ce qu’il dit des codes religieux, ça pourrait bien être dit par n’importe quel sage taoïste. Mais pour évaluer, je te dis, c’est difficile. Et est-ce que c’est utile en plus ? Tu vois, ce qui est utile, c’est essayer de voir pour soi-même.

M : J’ai mal posé la question. Ce qui m’intéressait, en fait, c’était de voir ce qui te meut toi, à poursuivre. Parce que ça relève à la fois de cet élan de vie, d’un certain optimisme, euh…
R : Ce qui me meut à poursuivre, c’est d’une part, effectivement, ce grand rêve là dont je parlais, le fait même que je sois professeur alors que j’aurais pu ne pas l’être, parce que je suis pas un universitaire académique, je suis plutôt un universitaire marginal, j’en ai bien conscience. Si on voit les choses sous l’angle purement académique, il y a d’autres personnes qui pourraient être vraiment plus qualifiées que moi, si tu veux. Je n’ai pas assez d’intérêt pour le monde académique. Je suis un grand lecteur, je lis énormément, mais le monde académique m’ennuie profondément, ça c’est un fait. Donc, si c’est un fait, eh bien, alors, pourquoi devrais-je continuer ? Je continue de plus en plus radicalement parce que maintenant je prends des thèses qui vont dans ce sens là, qui vont dans le sens de la recherche, sur la rencontre Orient-Occident, sur l’interférence, les conflits de valeurs. Nous sommes très peu nombreux à la faire en éducation. Je ne prends plus du tout, si jamais j’en ai pris d’ailleurs, des thèses « bidon », ce que j’appelle des thèses « bidon » c’est-à-dire des thèses « bateau », je ne veux pas en citer parce que malheureusement des gens peuvent se reconnaître. Non, je ne m’intéresse qu’à ces questions là, et ce qui me ferait arrêter, c’est que je m’aperçoive qu’il n’y a plus d’étudiants, tout simplement, que les étudiants sont plus du tout intéressés par ça ! Le jour où je sens que ça marche plus ici, j’arrête. J’arrête du jour au lendemain, ce n’est pas un problème. J’arrête de faire ce type de cours.

Et puis, éventuellement, si j’ai envie toujours de parler, de réfléchir avec les gens, à partir de l’approche de Krishnamurti, je ferai un groupe ailleurs. Par exemple, ce que je fais en poésie, franchement je crois que j’ai mis au point un dispositif très intéressant. Tu vois, poésie et éducation. C’est vraiment quelque chose qui conjugue le savoir, le savoir-être et le savoir-faire. Et, j’ai mis au point ce… enfin j’ai mis, nous avons mis au point parce que c’était vraiment dans l’interaction avec les étudiants que ça s’est fait. C’est quatre séquences, on est un petit groupe, si on n’était plus que deux, je serais obligé d’abandonner, je me dirais que ça n’intéresse plus les étudiants, pour de multiples raisons, peut-être parce que c’est trop impliquant, parce qu’ils ont autre chose à faire, parce qu’ils préfèreraient  la sociologie de l’éducation… peu importe, ça serait un fait. Je trouverais ça dommage, parce que  les étudiants ont tout à gagner à accroître leur imaginaire créateur. Mais enfin, en même temps, je me dirais que bon c’est comme ça, ça m’empêchera pas de continuer à écrire de la poésie (rires) ! Mais par contre, l’expérience que j’ai tirée de ça peut être investie ailleurs. Ca pourrait être investi dans le privé, bon éventuellement si j’en avais envie, et je sais que je réussirais à avoir des gens que ça intéresse. Parce qu’il y a des gens qui s’inscrivent à l’université, mais parmi des gens intéressés par le savoir… et le savoir-être, il y en a bien ailleurs qu’à l’université ! On peut même se poser la question si c’est à l’université qu’on trouve les étudiants les plus intéressés par le savoir-être (rires).

Tu vois, c’est comme ça que j’évaluerais. S’il y a plus d’étudiants, je ne fais plus ce type de cours. Ce n’est pas qu’on me dirait de l’extérieur « il ne faut pas faire ça ». Là au contraire, j’aurais plutôt envie de le faire (rires) ! Non, tu vois, par contre, si je n’ai plus d’étudiants, ça veut dire que les étudiants ne s’intéressent plus à ça,  pour moi c’est très important. Le cours doit être libre,  les gens ne sont pas obligés de passer par là. Tout ce qui vise à restreindre les libertés dans la formation, je le conteste. Ca doit être du ressort de la personne.

M : C’est un peu dans ce sens là que je posais ma question. Ici, je rencontre évidemment beaucoup d’étudiants, et je me rends compte qu’il y a bien plus de gens sensibles qu’on ne le croit en général…
R : Moi aussi, je le pense.

M : … Et du coup, je me dis que beaucoup de gens ont cette chance, ici à l’université, on est là, ils ont cette chance, ils ont la liberté d’aller et venir, mais ils ont aussi la chance d’avoir la possibilité de faire l’expérience de ce genre de dispositif. De s’y exposer. Et donc, parce qu’une liberté qui n’est pas informée, conscientisée, euh…
R : Oui, mais la question, c’est qu’il y a quand même actuellement une propension, en Sciences de l’éducation, à aller vers des cours plus rentables académiquement.

M : Pour l’université, ou pour les étudiants ?
R : Pour les étudiants et l’université. Mais, si tu veux, on laisse un peu plus de côté la dimension personnelle (la dimension personnelle de connaissance de soi) pour aller vers des choses dont on peut parler académiquement. C’est-à-dire entrer dans la société du spectacle. Et bon, pourquoi pas ? Peut-être qu’il peut arriver un moment où cette dimension très existentielle,  très proche de soi, ça n’intéresse plus suffisamment. A ce moment là, il faut savoir s’arrêter. C’est la même chose pour la direction du département. J’ai décidé de donner ma démission quand j’ai senti que je n’avais plus assez d’énergie. J’étais trop usé pour animer un département. A ce moment là, si je n’ai plus assez d’énergie, il faut passer la main, la passer à d’autres plus jeunes qui ont assez d’énergie.

M : C’est vrai que c’est le paradoxe de la liberté aussi : quand on est investi d’une mission, non pas au sens mégalomaniaque, mais au sens où on est… comme un pommier fait des pommes, etc., et tu proposes quelque chose qui justement n’est peut-être pas le plus prisé en ce moment, mais si les plus jeunes, notamment, ou les gens qui viennent d’ailleurs et qui étaient dans des conditions de vie un peu… étriquées… la liberté ça va être peut-être là où celle de l’autre est en jeu…
R : Oui, mais moi, ce que je sais, c’est que, actuellement, je suis plutôt dans une phase de retrait, tu vois, pour l’instant, j’aurais plutôt envie de me retirer…

M : J’entends bien, c’est pour ça que je crie « On a besoin d’approches comme celles que tu proposes ! » (rires)
R : Oui, mais j’ai envie de me retirer parce que je trouve que l’ambiance est délétère, elle n’est plus ce qu’elle était, parce que je trouve que les gens fonctionnent avec, quand même, beaucoup d’envie d’arriver à tout prix, tu vois, des représentations de reconnaissance sociale complètement codées, et donc, ça m’intéresse de moins en moins. Si je n’avais pas ce contact avec les étudiants que j’ai réellement, tu vois, franchement je ferais tout pour me retirer. Seul le DUFA , peut-être, me retiendrait. C’est quand même un diplôme extraordinaire. J’ai encore eu l’évaluation, là, de la dernière promotion, c’est extraordinaire. Ca les a touchés. À chaque fois…il se passe quelque chose. Même dans ton groupe, où c’était quand même plus difficile, je me dis il y a encore quelque chose à faire. Il y a des évaluations, où les gens me disent, mais c’est la même chose dans les cours sur Krishnamurti, sur la grande pauvreté, sur la poésie, j’ai une dominante d’évaluation positive, de la part des étudiants. J’ai vraiment une inclination que je sens, pour me retirer et faire un peu la tranquillité institutionnelle en moi-même. Je suis touché, car je suis un affectif. Je ne suis pas quelqu’un qui est détaché. Je suis peut-être non attaché, mais je suis concerné, et donc, ce qu’il se passe ici, c’est quelque chose d’un peu difficile à vivre, et j’aurais besoin d’un peu de calme.

C’est pour ça que j’ai demandé un congé sabbatique (que j’ai enfin obtenu après plusieurs refus). Parce que je sens que j’en ai besoin. J’ai besoin de ne plus venir ici, de rester tranquille, chez moi ou ailleurs, de ne plus contacter cette atmosphère… Pendant six mois au moins, pour faire le point, pour souffler. En ce moment je resterais bien chez moi, et s’il n’y avait pas les étudiants, si je n’avais pas ce contact là avec les étudiants, ça serait une stratégie que j’adopterais. Je me poserais vraiment la question de comment faire pour prendre ma retraite ! Alors qu’actuellement je ne me la pose pas. Pas vraiment, parce que j’ai ce contact avec les étudiants. Le contact que j’ai actuellement avec la vie universitaire, telle qu’elle est à l’heure actuelle, ça ne me donne plus trop envie de m’investir. Pourtant, j’ai encore beaucoup d’amis, puisque j’ai la chance d’être quelqu’un qu’est assez estimé, j’ai beaucoup d’amis. Je suis privilégié par rapport à d’autres dont les milieux de travail sont complètement sclérosés. Je suis quand même loin de tout ça, mais si tu veux, ce que je sens, c’est de la fatigue. Fatigue morale, épuisement, j’ai besoin de me retirer. Je suis à un point, là, où il faut que j’arrête. Il me faut une coupure. Après je pourrais repartir pour quelques années.
Notes: René Barbier, L’Approche Transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997, 357 p.