2000 par René Barbier
* R. Barbier a donné un cours sur la philosophie de Krishnamurti à l’Université Paris 8 pendant plus de 20 ans. Et de 2001 jusqu’à sa retraite, il a animé ce cours dans le cadre de la Licence en ligne. Ce fut le seul en France à donner cet enseignement en Sciences de l’éducation. L’essence de l’enseignement de Krishnamurti étant fondée sur le doute et l’épreuve de réalité personnelle, pour R. Barbier, son enseignement suscite un vrai questionnement sur le sens de l’éducation.
Krishnamurti part de la réalité : le conditionnement généralisé de l’être humain en proie à l’emprise de toutes ses “mémoires” physiques, biologiques, familiales, sociales, culturelles, cosmiques etc.Krishnamurti n’a de cesse de rappeler la multitude d’emprises qui contraignent nos regards et nos comportements quotidiens. Nous sommes une masse de “mémoires” physique, biologique, psychologique, sociale, culturelle qui interfèrent et nourrissent nos allant-de-soi. Inutile de tenter de les connaître par une voie régressive et analytique. Ces “mémoires” sont trop profondément ancrées en nous-mêmes depuis notre naissance et même depuis des générations. Elles constituent notre passé mais également le passé de l’humanité et même le passé de l’univers. Tout savoir s’appuie sur ce “déjà-connu”, sur ces “mémoires” dont la vérité n’est que relative et dépendante d’un espace-temps.
La pensée, le temps, l’imagination
La pensée, processus purement matériel, chimique, pour Krishnamurti, n’est faite que de l’utilisation de ce fond de “mémoires” (Krishnamurti, 1990, La Vérité et l’événement (V.E.), p. 58-65). Elle n’est jamais neuve. Pis elle est incapable de comprendre ce qui sans cesse surgit dans la vie réelle. La pensée ne peut reconnaître la création permanente de la vie, qui est en même temps destruction. Créant sans cesse une réalité illusoire, elle suscite un désir de sécurité, introuvable en dernière instance (V.E., p. 41-42). La vie en acte détruit tout repère immuable. Elle comprend un mystère irréductible à toute explication mais que chacun appréhende (V.E., p.48). Il s’ensuit une insécurité permanente facteur d’une peur incontournable liée au temps qui passe et dont on cherche indéfiniment à se garantir. Le savoir, toujours lié au déjà-connu, fait partie de ce système de protection contre la perception directe de l’inconnu (V.E. p. 49, 83). Le temps, c’est le passé qui joue son rôle d’affolement larvé. L’imagination, comme la pensée, fait partie du temps. Elle construit un avenir hypothétique où le “devoir être” remplace le “ce qui est”. Toute communication vraie est impossible, engluée dans une coulée d’images de l’autre et de soi-même (V.E. p. 71, 80).
Logique des conditionnements
La pensée – exception faite d’une pensée fonctionnelle, instrumentale nécessaire à la vie usuelle – empêche ainsi l’accès à la connaissance authentique par l’imposition de toute une série de comparaisons, de contrôles, de mesures et de compétitions. Il s’ensuit une vie pleine d’émotions paralysantes liées au désir, au manque, à la jalousie, à l’avidité, à la haine. La souffrance fait ainsi bon ménage avec le plaisir, dans une course rétroactive sempiternelle. La liberté ou l’amour, habituellement évoqués, ne sont qu’une suite d’aliénations quotidiennes méconnues. Pensée, passé, imagination contribuent dans leurs effets psychologiques et sociaux à renforcer le désordre du monde. Toutes les figures d’autorité, tous les gourous sont là pour masquer la logique du conditionnement (V.E., p. 144-145, 172) et Krishnamurti lui-même sait qu’il n’est pas préservé de ce type de projections à son égard. (V.E., p. 138-143). La doctrine de la réincarnation fait partie de ce système imaginaire (V.E., p.157).
Dans cette perspective, la mort est l’horreur absolue. On va l’écarter, la nier, par tous les moyens car la mort est l’abolition du temps sous sa forme de mouvement de la pensée (V.E., p. 197). Ce faisant on ne fait qu’en accentuer la contrainte absolue. Le social prolonge ce qui se joue au niveau individuel car en fait il n’existe aucune séparation entre réalité, imaginaire, individu et société (V.E., p. 162). Le révolutionnaire veut changer la société mais reproduit la logique des conditionnements dont il est porteur. Les lendemains qui chantent produisent sans cesse des larmes de sang. Le monde s’enfonce ainsi dans une tragédie de plus en plus évidente sous les discours de bonne volonté. Si Krishnamurti prend la parole, c’est qu’il y a urgence et que rien ne va plus (V.E., p. 84). C’est aussi simplement parce qu’il est un être parlant – un “parlêtre” dirait J. Lacan – comme la fleur offre son parfum au monde (V.E., p. 164).
La “maison de la connaissance”
Il s’agit bien de considérer la manière dont on observe le monde quotidiennement.
Comment observe-t-on habituellement dans la vie quotidienne ?
- avec des images et des pensées a priori (idéologies, représentations religieuses ou théories scientifiques)
- avec une attitude mentale dispersée, peuplée de soucis innombrables et quotidiens
- avec une concentration fonctionnelle et un désir personnel : “voir par le petit bout de la lorgnette” comme dit le proverbe
- avec une curiosité spectaculaire dominée par les autres, la mode, les mass-médias
Conclusion : nous croyons voir mais nous ne voyons jamais ce qui est. Prajnanpad à Arnaud Despardins : “Vous n’avez jamais vu Ma Ananda Moyi”.
Krishnamurti et la mort : la “Porte ouverte”
- Il a vécu avec le sentiment de la mort liée à la vie
- Il a parlé à ses proches du fait que, dans ses moments d’intensité spirituelle où se jouait le “processus”, il avait la possibilité de passer par “la Porte ouverte” et de mourir physiquement. Depuis 1927, il était déjà “mort” psychologiquement. Seule une présence intérieure à lui-même, nommée l’“autre”, le retenait. Aux derniers moments de sa vie, il assiste au combat de l’“autre” et de la mort dans son propre corps. Il s’étonne que l’“autre” ne laisse pas son corps malade et épuisé aux griffes de la mort.
Sens de l’observation
Je reprendrai la métaphore de la porte ouverte pour faire comprendre le sens de l’observation chez Krishnamurti. La porte est un puissant symbole. Elle délimite un seuil entre l’intérieur et l’extérieur. Entre un monde matériel et un monde spirituel illusoirement séparé dans la vie ordinaire. Apprendre à ouvrir la porte de soi-même, c’est toute la question de la recherche en éducation. Cette ouverture possible transforme la façon dont nous donnons du sens aux choses, aux êtres et aux situations. Elle remet en question le rapport entre l’observateur et l’objet de l’observation.
La fausse observation
Porte blindée et porte entrebâillée
Imaginons une maison, notre maison, avec sa porte. Elle représente notre univers intérieur, nos systèmes d’attachement (religieux, politique, culturel, scientifique, sexuel, etc). La porte est blindée parce que nous ne pouvons supporter que nos systèmes d’attachement soient remis en question, puissent être “ouverts”. Nous ne laissons personne y pénétrer, à moins que l’intrus soit des nôtres, de notre clan.
- Dès lors la porte est fermée, à double tour, ce qui est habituel, car nous nous sentons ainsi en sécurité. Dans ce cas, nous n’observons que ce qui est à l’intérieur de notre maison. Nous ne voyons que des objets que nous connaissons déjà. Même les fenêtres sont fermées. C’est le “déjà vu”, le “déjà connu”. A la limite nous ne savons plus ce que sont le jour et la nuit. Nous vivons sous la lumière artificielle.
- Parfois, si nous sommes particulièrement disponibles et relationnels, nous entrebâillons la porte, peut-être parce que quelqu’un a frappé. Nous observons alors un coin de ciel, un petit bout de la maison d’à côté, une forme humaine qui passe devant la porte. Mais nous sommes toujours restés à l’intérieur de la maison, notre regard part de l’intérieur vers l’extérieur, avec une très grande prudence à l’égard de tout ce qui viendrait bouleverser notre ordre intérieur.
Ce type d’observation reproduit le désordre social par l’affirmation de la séparation dans le monde. En fin de compte tout se passe comme si nous restions enfermés dans notre maison de la connaissance.