Professeur P. KRISHNA, recteur du Rajghat Education Centre, Fondation Krishnamurti en Inde, Bénarès (traduit par Mme Rubagire) Juin 1996
Introduction
Krishnamurti fut l’un des penseurs des plus originaux de notre temps. Il a étudié les questions fondamentales du but de la vie, de l’amour dans son véritable sens, de la religion, du temps et de la mort sans chercher de réponse dans les livres ou les écritures et sans accepter de croyance, de religion organisée ou de système de pensée. Comme le Bouddha, il a cherché les réponses à ces questions à travers l’observation, la recherche et la connaissance de soi. Il est arrivé à une perception directe de la vérité qui réside au delà des concepts intellectuels, des théories et des descriptions. Il n’était ni universitaire ni intellectuel. Il ne s’est basé ni sur des théories ni sur des concepts, ne parlant qu’à partir de ses proches recherches et observations. Ce qu’il a dit pourrait avoir été dit avant, par d’autres, mais il est arrivé à la vérité par lui-même. A une époque où règne la science et l’intellect, il a souligné les limites fondamentales de la pensée et du savoir comme moyen d’un changement réel. Dans cet article je propose de méditer sur quelques uns des aspects essentiels de son enseignement et quelques unes des grandes vérités qu’il a analysées.
1. L’origine de tous les problèmes réside dans le psychisme de l’individu
Depuis plus d’un million d’années que l’homme existe sur cette planète, sa connaissance du monde extérieur a considérablement évolué, il a augmenté son pouvoir et sa capacité à faire face aux calamités naturelles. Intérieurement, dans sa conscience, l’homme n’a pas beaucoup évolué. Il reste très semblable à l’homme primitif – peureux et incertain, formant des groupes (religieux et nationaux), luttant et se préparant à la guerre, se cherchant des avantages et haïssant son prochain. Il est maintenant capable d’aller sur la Lune et de communiquer sur tout le globe en quelques minutes, mais il trouve toujours difficile d’aimer son voisin et de vivre en paix. L’homme moderne est brutal, égoïste, violent, avide et possessif comme l’homme primitif d’il y a un million d’années, bien qu’il soit maintenant capables de se cacher derrière de belles paroles et de nobles pensées.
Nature humaine
Ce développement déséquilibré de l’être humain l’a conduit au bord de sa propre destruction. Il est à la limite de la guerre nucléaire, dans l’imminence d’une extinction totale. Le pouvoir que lui a donné un savoir grandissant ne s’est pas associé à une intelligence et à une vision appropriées. Pourquoi ? Pourquoi n’avons-nous pas psychologiquement évolué ? Est-ce parce que nous n’avons pas tourné notre attention vers l’intérieur afin de comprendre notre esprit, nos pensées, nos sentiments ? Nous sommes si satisfaits, si éblouis par nos exploits, nos « progrès » dans notre monde extérieur, que nous avons complètement négligé le monde intérieur de notre conscience. Chez l’homme primitif la haine ne pouvait avoir que peu d’ampleur, la puissance de l’homme moderne la rend bien plus dévastatrice et nous voyons ses conséquences désastreuses tous les jours autour de nous.
Une meilleure organisation de la société est-elle possible ?
Une meilleure organisation de la société pourrait nous sembler être la réponse à ce problème. Mais ceci n’est qu’une illusion profondément enracinée. On ne peut être opposé, bien sûr, à une bonne organisation de la vie de tous les jours ; mais il vous est impossible de construire une société pacifique et non-violente avec des millions d’individus qui sont violents, agressifs et égoïstes, quelque soit la façon dont vous y preniez. Si vous avez une société communiste, vous aurez la violence du communisme. Si vous avez une société capitaliste, vous aurez la violence du capitalisme. Vous pouvez d’une certaine manière canaliser la violence, mais elle se manifestera toujours ailleurs. Il y a eu des mouvements de révolutions mais la tyrannie de l’homme par l’homme n’a pas cessé, elle a seulement pris d’autres formes.
Transformation intérieure de l’homme
Une société véritablement pacifique, non-violente, n’est possible que si l’individu se transforme psychologiquement, fondamentalement. Tout autre changement et superficiel et temporaire. Il ne résoudra jamais les problèmes, il nous permettra seulement de faire face pendant un temps, dans certains cas. La société, c’est ce que l’homme est. De même qu ‘une barre de cuivre se caractérise par les atomes qui la constituent, de même une société se caractérise par les individus qui la composent. Tous les problèmes que nous voyons dans la société aujourd’hui reflètent les problèmes de la psyché de l’individu. C’est pour cela que nous devons nous préoccuper de la transformation intérieure de l’homme et pas seulement de l’organisation extérieure de la société.
2. L’individu ne change que lorsque change sa conscience
Toutes les religions ont échoué à essayer de changer l’homme. Auraient-elles réussi, nous n’aurions pas aujourd’hui tant de cruauté, de guerres et de haine. Nous devons examiner pourquoi les religions ont échoué à changer l’homme et en tirer la leçon. Selon son essence, chaque religion a prescrit un chemin, un ensemble de vertus à observer et de vices à éviter. Et l’homme a lutté pendant des milliers d’années pour les respecter, mais cela n’a pas marché. La pratique des actes vertueux ne change pas en elle-même la conscience de l’homme. Pratiquer la bonté avec préméditation n’a jamais créé une conscience vertueuse. Cela redevient affaire d’effort, de recherche d’un but dans la vie, d’une méthode en vue d’une auto-satisfaction. En même temps, si le coeur est bon, cette bonté s’exprimera dans chaque acte, dans chaque pensée, parole et acte. Il n’est pas alors question de pratique. De même on ne peut pas pratiquer la non-violence, tant que l’on est agressif, haineux, violent intérieurement. Sinon, la non-violence devient une façade, un comportement hypocrite, la manifestation d’un calcul. Ce n’est qu’en observant les causes de la violence en chacun et en les éliminant (non par effort mais à travers une compréhension) que l’on peut venir à bout de la violence. Et quand nous mettons fin à la violence nous n’avons pas besoin de pratiquer la non-violence. Seul un esprit paresseux a besoin de se discipliner !
La vertu ne peut être pratiquée
Donc, la vertu ne peut ni être pratiquée, ni être cultivée. c’est un état d’esprit, un état de conscience auquel on arrive quand il y a connaissance de soi, compréhension, clarté et vision. On ne peut pas l’atteindre par un effort volontaire. Elle exige une vision pénétrante. Et cette vision pénétrante passe par l’observation, par la réflexion, par l’attention sensible. C’est la perception de la vérité qui libère la conscience de son ignorance et de ses illusions. C’est l’ignorance qui engendre le désordre dans la psyché. Le bien doit être spontané sinon il n’est pas le bien. Tout changement dans le comportement extérieur de l’homme, résultant de la peur, de la contrainte, de la discipline, de la conformité, de l’imitation, et de la propagande ne représente pas un vrai changement dans sa conscience et est à la fois superficiel et contradictoire.
3. La vérité et la libération ne peuvent s’acquérir par l’intermédiaire d’autrui
Depuis la nuit des temps, l’homme dépend d’un Guru, d’une religion ou d’un livre pour lui indiquer le chemin. Krishnamurti a montré que la vérité est un pays sans chemin et qu’aucun Gourou, aucun chemin, aucune croyance, aucun livre ne peuvent vous y conduire. Il faut être sa propre lumière et ne pas chercher sa lumière auprès d’un autre. Le rôle d’un Gourou est simplement de montrer, c’est à l’individu lui-même d’apprendre. Et la capacité d’apprendre est de loin plus importante que celle d’enseigner. Dans ce domaine, personne ne peut vraiment enseigner quoique ce soit à qui que ce soit. Chacun doit arriver à la vérité par lui-même et il lui faut commencer par se connaître. Il est impossible de trouver la vraie réponse à toute question sérieuse sans d’abord comprendre le fonctionnement de son propre processus de pensée, le conditionnement que l’on a acquis de ses propres expériences, traditions, culture, religion, etc… Nos croyances, nos opinions, nos conclusions, nos préjugés nous empêchent de voir les choses dans leur vraie perspective car ils altèrent notre vision. On devrait être conscient de ce fait et mettre en doute chaque conclusion qui vient à l’esprit car elle pourrait ne pas représenter la vérité. Le processus d’apprendre a lieu quand nous cherchons en nous-mêmes de cette manière dans l’intention de chercher la vérité et pas simplement la satisfaction. Et il faut vivre dans cet état de recherche, de questionnement et de doute tout au long de sa vie, sans chercher à parvenir.
Découvrir la vérité par soi-même
Ce que l’on peut recevoir de l’autre est une pensée, une question, mais l’exploration doit être propre à chacun. A moins que vous ne découvriez la vérité par vous-mêmes, elle ne vous appartient pas, ce n’est qu’une description de la vérité. C’est ce qui fait la différence entre le Bouddha et le professeur de philosophie Bouddhiste. Le premier a la vision pénétrante actuelle, la conscience, tandis que le second n’en a que la description. L’homme a souvent pris le symbole, le mot, le concept pour la vraie chose. Le véritable chrétien est celui qui vit selon le sermon sur la montagne (et vous ne pouvez faire cela que si vous avez la conscience du Christ) et non celui qui se rend simplement à l’église pour effectuer tous les rituels. Un vrai bouddhiste est celui qui participe à la conscience du Bouddha et non celui qui obéit à l’église bouddhiste. Toutes les églises, toutes les religions organisées n’ont réussi qu’à réduire la grande vérité à un simple système, un symbole, un rituel. Ce qui importe n’est pas l’habit, l’étiquette, mais le contenu de la conscience intérieur. Le rôle de l’ enseignant (le Gourou) est semblable à celui d’une lampe sur le chemin. On ne doit pas s’asseoir et adorer la lampe, on doit cheminer.
Connaissance de soi
Krishnamurti a sans cesse insisté sur le fait qu’accepter ou rejeter ce qu’il a dit n’avait que peu d’importance, c’est seulement quand nous le questionnons, l’examinons et le découvrons nous-mêmes que tout cela a de la valeur. Dès lors que la vérité et la libération sont des choses à découvrir par soi-même à travers sa propre recherche, toute organisation qui essaye de propager « la vérité » par une croyance, une conformité ou une propagande ne peut qu’aboutir à un futur conditionnement de l’esprit de l’individu et par conséquent le rendre esclave. Une recherche censée requiert une libération de toute croyance, préjugés, conclusions hâtives et conditionnement. Elle exige une profonde connaissance de soi. Puisque la vérité ne peut pas être organisée et propagée, les organisations spirituelles qui tentent de le faire n’ont aucune valeur.
4. La compréhension intellectuelle n’est pas une réelle compréhension
Nous sommes souvent satisfaits d’une réponse intellectuelle à une question et cela met fin à notre recherche. Dans ce cas, la compréhension intellectuelle devient un obstacle à la découverte de la vérité. Il est facile de constater intellectuellement que l’on ne doit pas s’inquiéter quand son enfant est malade. Cette inquiétude n’aide pas l’enfant. Ce qui lui viendrait en aide serait de faire venir un médecin. Mais cet argument logique effacera-t-il notre inquiétude ? Le fait de savoir que la colère est un vice nous empêche-t-il de nous mettre en colère ? La vérité est bien plus profonde que la simple logique ou la simple raison et la réponse intellectuelle est incomplète. Donc une compréhension intellectuelle est insuffisante. Elle peut être utile dans certains cas mais elle reste superficielle. Cette compréhension peut être garantie par le moyen du livre par exemple mais c’est seulement un schéma de pensée pour la mémoire ; il ne doit pas être confondu avec la vérité.
S’observer, observer son propre processus de pensée
Donc, si la compréhension intellectuelle est une chose limitée, qu’est-ce alors qui révèle la vérité ? Pour cela, chacun doit s’observer et observer son propre processus de pensée à la manière d’un vrai scientifique qui observerait un phénomène. Il ne fait pas intervenir sa volonté, il observe sans choix, sans laisser son désir interférer dans son observation. Quand on observe de cette manière, dans une attention neutre et passive, sans désir de former rapidement une opinion ou tirer une conclusion, tout en hésitant, patiemment et avec scepticisme, afin de se comprendre et de comprendre la vie, alors seulement on peut découvrir ce qui est vrai et ce qui est faux ; le faux tombe de lui-même sans effort ni volonté. L’ignorance se dissout alors dans la lumière de la compréhension. Sans cette investigation objective mais passionnée de soi-même, de ses conclusions, croyances, attachements, désirs et motivations, s’identifier intellectuellement à un groupe, à une théorie ou à une croyance et embrasser définitivement une cause quelle qu’elle soit, n’a que très peu de valeur. C’est tout aussi sot que de dire « mon pays est le meilleur parce que j’y suis né ». Néanmoins c’est ceci qu’implique le nationalisme.
Apprendre à nous regarder
Il est tragique de constater que n’avons jamais été éduqués à nous regarder vraiment. Nous avons seulement été éduqués à apprendre sur le monde extérieur et à faire face d’une certaine manière à ses problèmes. Par conséquent nous nous formons en connaissant beaucoup de choses sur le monde extérieur mais en étant complètement ignorants de nous-mêmes, de nos désirs, ambitions, valeurs et point de vues sur la vie. Nous pouvons être très compétents dans nos métiers mais nous sommes totalement embarrassés lorsqu’il nous faut discerner si le plaisir appelle le bonheur, si le désir et l’attachement sont la même chose que l’amour, et pourquoi les différences entre les hommes deviennent des inégalités. Il n’est pas question dans la joie, l’amour, la non-violence et l’humilité, d’entreprise. Elles accompagnent la recherche, la connaissance de soi et la compréhension, qui épure notre conscience en la libérant des opinions arrêtées, des croyances ou systèmes de pensée.
Voir l’unité fondamentale de l’espèce humaine
Si nous regardons très clairement par une étude minutieuse et attentive que la poursuite du plaisir ne conduit pas à la joie, alors notre vision du plaisir se transforme à la source et nous abandonnons la poursuite du plaisir sans aucun effort, sacrifice ou répression. Il apparaît alors une austérité naturelle complètement différente de celle que l’on s’impose par la pratique. De même si l’on remarquait par sa propre observation et recherche, que l’on ait pas essentiellement différent des autres êtres humains, que nous partageons avec eux les mêmes problèmes de peur, d’insécurité, d’envie, de violence, de solitude, de peine et d’égoïsme qui opère dans notre inconscience à tous, alors nous ne nous sentirions pas si différents des autres. Par notre ignorance nous attribuons beaucoup d’importance aux différences superficielle, comme de croyance, d’appartenance, de connaissance, de capacité qui ne sont que des acquis. Nous ne nous sommes pas demandés pourquoi nous donnons une si grande importance, pourquoi nous les laissons diviser les hommes, alors qu’en réalité nous partageons la même conscience. Si vous ôtez à un homme son aisance, ses possessions, son statut, ses croyances et son savoir, et que vous regardez dans sa conscience, est-elle vraiment différente de celle d’un autre être humain? Tout comme la caste, la couleur, la foi d’un être humain ne change pas la composition de son sang; nos acquis qu’il soient mentaux ou matériels ne change pas le contenu de notre conscience. Si nous ne nous empêchons pas de voir la réalité de ceci, nous découvrirons réellement l’unité fondamentale de l’espèce humaine. C’est l’ignorance qui nous divise, non les différences.
Conclusion
L’humanité est captive d’une grande illusion. Elle pense qu’elle peut résoudre ses problèmes par la législation, par des réformes politiques et sociales, le progrès scientifique et technologique, par un plus grand savoir, une plus grande aisance, plus de pouvoir et de contrôle. Tout ceci peut résoudre en effet quelques problèmes; mais ce sont là des problèmes superficiels et temporaires. Ils auront le même effet que l’aspirine et ne guériront pas la maladie. Nous continuerons à créer de nouveaux problèmes d’un coté et essaieront de les résoudre de l’autre, pour maintenir l’illusion du « progrès ». Et il nous reste que peu de temps, car la maladie évolue vertigineusement, prête à faire disparaître l’homme; si l’homme ne se transforme intérieurement, par une mutation de son psychisme, il figurera bientôt sur la liste de ces malheureuses créatures qui vivent un million d’année ou plus et disparaissent alors, faute d’avoir pu s’adapter. La question reste toujours posée de savoir si l’évolution de l’homme à partir du singe fut réellement un pas vers la survie de l’espèce ou une étape. Seul le temps pourra le dire.