Imaginaire du corps dans la Chine contemporaine : une approche transversale

2002, par René Barbier

Introduction : qu’est-ce que l’approche transversale ? (Barbier, 1997)

  1. Une approche en psychosociologie clinique portant sur la question imaginaire
  2. Une conception de l’imaginaire à trois dimensions (pulsionnelle, sociale et sacrale)
  3. Une écoute de cet imaginaire tridimensionnel également à trois dimensions (scientifique clinique, philosophique et spirituelle, poétique et existentielle).
  4. Une écoute qui se fait, essentiellement, en équipe dans un processus de recherche-action existentielle et des techniques de recherche spécifique comme le journal d’itinérance et l’observation participante existentielle

Peut-on appliquer cette théorie à la recherche de l’imaginaire du corps dans la société chinoise d’aujourd’hui ? La Chine contemporaine est aux prises de la mondialisation ou de la « globalization » comme disent les anglo-saxons, après avoir été soumise à la puissance occidentale des canonnières au XIXe siècle. À cette époque, Anglais et Français ont imposé à l’Empire chinois, sous la pression militaire, l’ouverture des ports de la côte de la mer de Chine, le commerce de l’opium et la tutelle de l’Europe. Le regard européen sur la Chine et les Chinois est devenu méprisant et l’exotisme oriental un bien mercantile ou de distinction au sens de Bourdieu (Barbier, 1999). Trois types de cultures à distinguer en Extrême-Orient, en particulier en Chine continentale :

  • une culture spectaculaire
  • une culture de médiation
  • une culture filigranée

Une culture spectaculaire

    La culture urbaine spectaculaire est celle qui correspond à la société moderne en Chine et dans d’autres pays d’Extrême-Orient. Il s’agit avant tout d’une culture liée à la mondialisation technologico-libérale. Surtout dans les villes de la côte, dans la capitale et dans quelques grandes villes de l’intérieur. Mais principalement chez les jeunes, plutôt cultivés, attirés par les Etats-Unis et l’Occident. Culture de la vitesse, de la rentabilité, de la technologie, de l’instant, de la fragmentation, de la concurrence, de l’éphémère, de la renommée à bon compte.

    Une culture de médiation

    La culture de médiation est celle des Lettrés contemporains, écrivains, philosophes, professeurs soucieux de l’impact bouleversant de la modernité et connaisseurs de leur civilisation ancestrale. Ils veulent, malgré tout, tenir compte de la modernité et cherchent à concilier modernité et tradition en inventant une sorte de métissage culturel qui ne saurait être un simple ajout cultivé à la modernité technologique. Il s’agit plutôt d’une invention culturelle radicale, encore largement imprévisible dans ses manifestations et ses conséquences. L’exemple du lycée de Pékin proche de l’université normale de Beijing et de la réintroduction de cours sur les philosophes chinois. L’exemple d’un intérêt de plus en plus soutenu à l’égard de la pollution dans les villes industrialisées.

    Une culture filigranée

    La culture filigranée est celle d’une tradition, à la fois taoïste, confucéenne et bouddhiste, populaire et lettrée, qui se perpétue en filigrane et subrepticement dans la vie quotidienne parce qu’elle est millénaire. Véritable « ombre chinoise », cette culture inconsciente, largement esthétique, est pratiquée au jour le jour, y compris dans ses dimensions les plus magico-religieuses, notamment dans les milieux populaires et à la campagne. Culture du culte des ancêtres et de la piété filiale confucéenne. Culture de la nature, de la peinture, de la poésie, portée par des Lettrés. Culture du corps intégré à la nature. Dans cette culture le « désir de beauté » (Lê Thành Khoî) est évident.

    Deux points sont à examiner dans le rapport au corps en Chine :

    • la tradition, le corps et le cosmos
    • la montée de l’individualisme et le changement du rapport au corps

    La tradition, le corps et le cosmos

    La tradition chinoise féconde une pensée qui continue à vivre dans la culture filigranée dont j’ai parlé. La « pensée chinoise », comme l’appelle Anne Cheng (1997) repose sur un certain nombre de thèmes-clés qui constitue une structure symbolique efficace dans la société chinoise. Il n’existe pas de faits isolés aux yeux des Chinois : tout est contexte et partie de contexte et tout sans cesse fonctionne. Rien n’est stable et fixé. Tout dure, mais rien ne dure qui ne change et ne devienne. Le consensus sinicus tient l’univers pour un immense organisme auquel il est insensé de chercher une origine et une cause, une forme et des limites, un sens et une fin. En un mot, il ne s’inquiète point de ne pas le comprendre. Que l’homme assiste et participe à l’existence transitoire des « dix mille choses » n’entraîne pas la supposition qu’il faille y comprendre quelque chose, ni même qu’il y ait quelque chose à comprendre. Par là s’explique chez les Chinois l’absence de religiosité, leur prudence et leur modestie devant le spectacle de la nature et le peu de développement des sciences positives jusqu’au XXe siècle.
    Pourtant, curieux à l’extrême, s’ils ne s’attachent pas à découvrir ce que sont et comment sont les choses, ils s’efforcent d’observer ces choses tandis qu’elles vont, se font et se défont. Il s’agit de montrer, nullement de démontrer ; de laisser paraître, puis de classer des phénomènes, insignifiants par eux-mêmes, mais qui ressortissent à des cycles, à des alternances et à des rythmes, à des associations, à des correspondances organisées par une double numérologie (dénaire et duodénaire).

    Nous sommes dans le domaine de l’utilité, de l’habileté, non dans celui de la science. Il est question d’ordonnancement et d’accords, pas du tout de taxonomie. Rien ne saurait échapper à l’ordonnancement : le ciel, la terre, les hommes et l’empereur, les orients et les saisons, la naissance et la mort. Tout est justiciable de cette physiologie cosmique. Sous le ciel, tian, et au sein de celui-ci, la terre, di, qui, pour l’homme, se présente comme centre de toute référence, puisque séjour et repère. Il faut entendre ces termes dans leur valeur emblématique : le ciel, figuré par une coupe ou un cercle – c’est ce qui enveloppe – contient, dépasse les êtres perceptibles, et, en quelque sorte, les nourrit de l’énergie, qi, partout régnante, qui fait naître, croître, transforme et se transforme ; tantôt subtile et sans support matériel, tantôt sensible dans les corps graves. L’échange est permanent entre le ciel et la terre, à laquelle appartiennent choses animées et inanimées. Sous le ciel tian et sur la terre di, figurée par un carré, ren : l’homme, produit et témoin de l’un et de l’autre, mais qui n’occupe pas pour autant une position particulièrement remarquable. Point de frontières à cet univers, à cet organisme où l’homme est régi, à l’intérieur de son corps, par le même ordonnancement, li, qui convient à l’extérieur ; dans lequel, littéralement, il trempe, et qu’il subit.

    Notions indispensables à la compréhension de la pensée chinoise : Tao, Qi, Yin/Yang, Li, Wu-Wei, Cinq éléments, Ren

    Qu’est donc le Tao ?

    Il y a le Tao du Ciel, Il y a le Tao de l’homme.
    Ne pas agir mais s’imposer à tous, voilà le Tao du Ciel.

    Agir mais être lié par ses actes, voilà le Tao de l’homme.

    Tchouang Tseu (Chap XI) (http://membres.lycos.fr/clarte/somTchouang.html)

    Le Tao est la Voie, le principe suprême, et représente ce qui est et se déploie, sans que cela puisse être nommé. Il n’est en aucune manière le Dieu des Chrétiens. Il n’a ni commencement, ni fin. On ne peut en parler que sous l’angle poétique du « vide et du plein » (F. Cheng, 1991). Il se déroule dans l’espace-temps selon un processus (le « procès ») énergétique porté par Qi lui-même animé d’une double polarité complémentaire et indissociable, sans synthèse, le Yang et le Yin. Une logique très serrée et ancestrale, au départ à orientation divinatoire, le Yi King, le Livre des mutations, propose une logique des transformations à partir de 64 hexagrammes, multiple d’un fond de 8 trigrammes constitués de traits pleins ou discontinus qui symbolisent les forces et les qualités de la nature. Ce processus est conçu comme la réalisation d’une harmonie universelle que l’homme, dans sa réalité sociale, doit conserver. Simon Leys écrit que « La pratique des arts constitue une mise en œuvre concrète de cette vocation d’universalité, de cette suprême mission d’harmonie, que la sagesse chinoise assigne à l’honnête homme : il s’agit pour celui-ci de dégager et retrouver l’unité des choses, de mettre le monde en ordre, de s’accorder au dynamisme de la création » (1988, p. 14). Les deux polarités Yin et Yang unifient et distinguent en même temps le jeu de l’énergie vitale Qi.

    Yang et Yin, soit respectivement : force inertie Ciel Terre essence substance chaleur froid externe interne mâle femelle. Le Qi est énergie (étymologiquement, le caractère désigne la vapeur du riz en train de cuire). Il désigne le dynamisme interne à la création cosmique. L’artiste, peintre-poète, doit la faire vivre dans son œuvre, la capter et la cultiver, dans une dialectique du silence et de la parole, du vide et du plein, produisant l’harmonie, dans un « juste milieu ». Il doit plus la donner à voir et à sentir que s’efforcer à être un créateur original. On ne saurait trop fortement souligner l’importance des cinq éléments, wu xing, dans la cosmologie : ils la dominent entièrement. Les cinq modalités sont : mu, bois ; huo, feu ; di, terre ; jin, métal ; shui, eau. Comme les niveaux d’énergie repérés selon yin/yang, les phénomènes sont décrits, en modalité, par concordance aux wu xing. Le mot xing, improprement traduit par élément ou principe, signifie en chinois : « chemin, cheminer ». Il entre dans la composition de polysyllabiques qui supportent tous l’idée de conduite, de démarche. Les wu (cinq) xing sont les modalités de yin/yang. Ces wu xing, toujours simultanés dans la détermination de l’évolution phénoménale, sont tour à tour dominants quoique résumables à chaque instant en un équilibre de tensions qui relèvent de taiyi, l’unité fondamentale. Il n’y a dans tout cela pas l’ombre d’une métaphysique religieuse. Ni Dieu personnel, ni création, ni au-delà n’entrent, même à titre d’hypothèses, dans la sagesse chinoise. Pas davantage une âme individuelle de l’homme conçue comme entité inaltérable. Le sage chinois agit dans le non-(ré)agir, le Wu Wei, la spontanéité du geste et de la parole, en liaison avec le processus naturel des choses.

    Le code rituel, le Li, ne représente pas un ordre social laïcisé, mais est toujours lié au sens de l’harmonie universelle que « l’homme de bien » confucéen reconnaît dans la socialité instituée par la tradition et qu’il fait vivre en respectant l’organisation rituelle à la lettre. Ainsi se perpétue la vertu d’humanité, le Ren (Barbier, 2002). Dans cette pensée du monde, le corps n’est pas dissocié de la nature et du cosmos. Il en est l’expression et le microcosme. Les arts du corps comme le Taiji Quan (Despeux, 1981) et même la calligraphie ou encore la médecine chinoise traditionnelle, avec ses méridiens d’acupuncture, maintiennent la réalité de cette vision dans leurs formes et leur nature profonde. Comme le rappelle Kristopher Schipper, il existe dans la tradition chinoise un « corps taoïste » (1982, p.144) éminemment symbolique, qui se trouve déjà chez Tchouang Tseu, mais il faut attendre les premiers siècles de l’ère chrétienne pour en avoir une description complète. Il s’agit vraiment d’un paysage intérieur que l’adepte voit dans une sorte de regard intérieur méditatif.

    La montée de l’individualisme et le changement du rapport au corps

    L’avènement de la dépendance de la Chine à l’égard de l’Occident militarisé au XIXe siècle puis économiquement dominant au XXe siècle, a eu des répercussions importantes sur la culture traditionnelle. Nourriture, habitat, organisation des villes, vêtement, médecine, relations homme-femme, éducation de l’enfant, vieillesse, famille, liens de solidarité, etc, ont été profondément bouleversés. Prenons quelques exemples.

    Le corps dans l’espace

    Dans l’espace traditionnel, la campagne, dans laquelle vivent encore les deux tiers des Chinois, la vie corporelle est largement exprimée au dehors, dans les champs, les rizières, les forêts. La maison, souvent refuge de la communauté familiale ancestrale, demeure peu confortable. La vie est précaire, les revenus faibles, l’éducation incertaine, la santé plus liée aux pratiques magico-religieuses qu’à la médecine moderne. Mais le corps s’active dans le rude travail de la terre. Dans la ville moderne, l’espace change complètement. Le corps restreint son horizon et son activité. L’appartement, beaucoup plus propre et confortable, demeure malgré tout assez petit pour la majorité des citadins peu fortunés. Il devient difficile d’y faire vivre la famille traditionnelle avec les grands-parents. La tendance est à l’exclusion sociale des plus âgés, contrairement à la socialité ancestrale où le plus vieux était considéré comme le plus sage et bénéficiait d’un ordre prioritaire dans les convenances sociales.

    Le corps du Chinois des villes se recroqueville sur la position assise au bureau, se compresse dans les couloirs des transports en commun. C’est sans doute une des raisons de l’extraordinaire pratique du vélo dans les grandes villes de Chine comme Pékin ou Shanghai. Le vélo est encore un moyen de faire bouger son corps dans une lenteur mesurée, expression d’une tradition millénaire. On ne retrouve pas une utilisation aussi soutenue dans les autres villes de l’Orient asiatique. Le sens du grand et du grandiose reste présent chez les Chinois contemporains. On le remarque sur le Bund, à Shanghai, lorsqu’ils viennent, la nuit, s’émerveiller des illuminations des impressionnantes tours modernes du quartier des affaires.

    Le Taiji Quan dans les parcs

    Les Chinois ont besoin de sortir de leur appartement moderne pour s’aérer et ressentir les bienfaits de la nature. A Shanghai, le maire de la ville a décidé de conserver une grande partie des espaces verts pour cette raison. Il est toujours très curieux de voir les Chinois de tous âges dans les parcs, le matin, et surtout le dimanche, pratiquer leurs exercices physiques. Des groupes de pratiquants de Taiji avoisinent d’autres groupes de danseurs animés par une musique de salon. Un peu plus loin, on rencontrera un vieil homme seul, se frottant contre un arbre, intériorisé au cœur d’une pratique taoïste. Encore plus loin, on verra les amateurs de cerfs-volants, plongés dans les cieux et presque isolés du monde et du bruit. Plus loin encore, de vieux Chinois font chanter leurs oiseaux à la grande joie des badauds. Pourtant, il ne faudrait pas se méprendre. Le Taiji Quan pratiqué en Chine aujourd’hui semble être débarrassé de toute empreinte religieuse et même philosophique. C’est un simple exercice de maintien du corps en bonne forme.

    Dans nos parcs, à Paris, nous voyons également de tels groupes. Mais il s’agit souvent de pratiquants qui veulent y mettre une vision du monde relativement construite sur le mode d’un Orient imaginaire. En Chine, le Taiji fait désormais partie d’un patrimoine complètement laïcisé. Un simple exercice physique que les 24 mouvements de Pékin systématisent et qui ont été diffusés comme techniques corporelles par le Gouvernement. Ce dernier se méfie de toute résurgence de traditions religieuses plus ou moins magiques et incontrôlables. L’engouement pour les danses de salon dans les parcs démontre bien un rapport au corps qui s’occidentalise de plus en plus. L’ouvrage de Rémi Hess sur « la valse » va être traduit en chinois et sera certainement un best-seller. Les Chinois adorent danser le tango, la valse, les danses sud-américaines. Ils le font sans gène aucune, dans la bonne humeur, le rire et le sérieux tout à la fois, sous le regard amusé des spectateurs. Ils pratiquent la danse à tout âge alors que le Taiji semble être un art du mouvement plus proche de la maturité. Un jeune étudiant rencontré à Pékin me parlait de cette pratique comme d’une pratique de « vieux ». Lui adorait aller danser dans des lieux américanisés, chanter et boire dans les bars à karaoké où l’on sert du coca-cola et de la bière chinoise. Son rêve : apprendre la langue française pour pouvoir s’expatrier au Québec.

    Le regard des autres et le débridage des yeux

    L’hôpital n°9 à Shanghai est bien connu. On y pratique, pour 120 euros, le débridage des yeux par centaines. Les jeunes chinoises des classes moyennes et inférieures habitant les villes, sont complètement séduites par cette pratique. Elles n’hésitent pas à demander un « forfait opératoire » avec débridage des yeux, remodelage du menton et du nez quand c’est possible. Leur rapport au corps est devenu un rapport à un objet détaché de leur personne entière. Un objet interchangeable, améliorable, susceptible d’être mieux regardé comme on le fait pour agrémenter sa voiture de gadgets innombrables. David Le Breton, dans son Anthropologie du corps et modernité, a bien montré ce processus de séparation du corps et de l’esprit dans la société individualiste (Le Breton, 1990). Il s’agit avant tout de séduire, sur le modèle des artistes de cinéma en vogue, pour trouver du travail dans la publicité, les loisirs, le tourisme. Les parents souvent sont les premiers à les soutenir dans cette reconversion corporelle, comme le montre un excellent reportage de Sylvie Levey sur France 3 en 2002. Changer de peau devient un nouveau slogan et la chirurgie esthétique, comme l’usage des cosmétique, une pratique de plus en plus habituelle.

    Le rapport au corps s’infléchit en copiant le modèle occidental

    Le regard d’autrui reste très présent en Chine. Il joue un rôle déterminant dans la possible réussite sociale. Le « moi-je » devient de plus en plus évident mais toujours encastré dans la normalité dominante, elle-même structurée par les injonctions symboliques de la mondialisation (être jeune, séduisant, « battant », ouvert et dynamique, indépendant, familialement décloisonné, « libre », critique et curieux mais sérieux, etc.). La « société du spectacle » américanisée joue à plein dans la Chine des villes. Coca Cola, Mac Donald’s font florès partout. C’est un plaisir hebdomadaire d’aller déjeuner dans un de ces restaurants, le dimanche, en famille. En Chine, la « culture Disney » a beaucoup mieux réussi que celle des jésuites au XVIe siècle. On assiste à une fringale de l’envie de vivre à l’occidental chez les jeunes. Le rêve, c’est de partir étudier aux Etats-Unis d’Amérique dans des universités de management, d’informatique, de sciences dures et de gagner beaucoup d’argent. Le gouvernement américain l’a bien compris et accorde très largement des bourses d’étude aux étudiants avancés dans ces domaines. On comprend la raison. Le coût de l’étudiant est largement compensé lorsqu’il arrive en Amérique. Un tiers des étudiants reviendront en Chine après leurs études.
    Il n’y a pas si longtemps, en Chine, contrairement à sa tradition lettrée, les jeunes étudiants les plus brillants ne voulaient plus devenir professeurs à l’université. Le traitement de base d’un enseignant à l’université était vraiment trop faible pour séduire les jeunes intellectuels. Il a fallu une prise de conscience récente pour qu’une amélioration soit consentie à cet égard. Evidemment la sexualité subit également les a-coups de l’individualisme. L’érotisme subtil des romans chinois de naguère se trouve recouvert par la pornographie envahissante qui fleurit dans les grandes cités par le biais des DVD et autres bandes vidéo. La prostitution devient préoccupante.

    Le sida explose en Chine malgré le quasi secret sur son information

    Selon l’agence Chine Nouvelle (Xinhua), les autorités sanitaires n’ont confirmé à la fin de 1999 que 17 316 personnes séropositives. Entre 1985, date de la découverte du premier cas, et 1999, 647 cas de sida déclarés ont été recensés, dont 356 sont aujourd’hui décédés. Ces chiffres placent la Chine en 4ème position en Asie, après l’Inde, la Thaïlande et la Birmanie. Il est à noter que la proportion des femmes infectées est inférieure à la moyenne internationale sans qu’une raison claire explique cette différence (647 femmes sont porteuses du virus). Selon le Beijing Morning Post (13/3/2000), les femmes n’ont représenté que 16 % des malades recensés l’année dernière. Mais différents experts, y compris chinois, estiment que le nombre de séropositifs a dépassé les 500 000 personnes (d’aucuns parlent de 800 000 personnes contaminées) l’année dernière, et que le nombre de cas augmente à un rythme de 20 à 30 % par an.

    Après bien des hésitations, les autorités commencent à prendre la mesure de l’ampleur du phénomène. Ainsi, lors de la 10ème Conférence de l’Académie des Sciences Sociales (CASS), le professeur Zeng Yi, du ministère de la Santé, a fait part de son inquiétude. Selon elle, « les chances de contrôler le fléau s’amenuisent. Nous atteignons le point critique : sauf action immédiate, l’épidémie est inévitable ». D’ici 2010, l’Etat espère contenir le nombre de porteurs à 1,5 millions mais certaines prévisions pessimistes estiment que si aucune action de grande ampleur n’est menée, le nombre de personnes infectées pourrait alors atteindre 10 millions (« Le sida en Chine » http://www.homestead.com/chine/files/sida.htm).

    Le contexte culturel asiatique est peu homogène, mais des « cultures sexuelles » sont identifiables. Par-delà les dénégations officielles, les MST réapparaissent en 1986 en Chine. Et en 1990, une loi impose un test HIV aux résidents étrangers, mettant au jour les certitudes à la fois « traditionnelles » et socialistes de l’ancien Empire du milieu. On envisage alors cette maladie (le Sida) comme le signe avant-coureur de l’effondrement des sociétés capitalistes occidentales. L’apologie de la morale sexuelle ne résiste pas aux faits qui s’imposent dans les toutes dernières années du XXe siècle. Ce n’est que très récemment que la prévention du Sida est abordée de façon réaliste et non plus idéologique. Désormais l’individualisme croissant tend progressivement à transférer la responsabilité de la gestion de la sexualité de la nation aux individus. Dans la situation intermédiaire où se trouve aujourd’hui la Chine, il y a tout à craindre du développement du Sida dans ce pays. La prévention à Taïwan nous met en présence d’une autre société chinoise où l’accès à la trithérapie est pris en charge en totalité par le ministère de la Santé. Les campagnes menées s’inspirent des modèles occidentaux et l’approche de la maladie est très similaire à celle qui est développée au Japon.

    En Chine, comme au Vietnam, l’évolution la plus importante a consisté à admettre que la prévention dépasse les simples déviants : prostituées, homosexuels, drogués. Le Sida n’est plus une maladie de la société (socialiste saine) mais une maladie dans la société, qui suppose moins de slogans et plus d’information, d’éducation et de prévention. Pour une épidémie contre laquelle les frontières sont particulièrement impuissantes, il est pertinent de regarder chez ses voisins. Avec l’ouverture de tous les pays du continent asiatique aux flux du marché capitaliste il serait passablement anachronique de s’enfermer dans une approche nationale. L’adhésion de la Chine à l’OMC s’accompagnera rapidement d’une prise de conscience globale en matière de lutte contre le Sida car séparer les flux de marchandises et les voyages des maladies semblent bien peu lucide. La santé est aussi un marché global. À cet égard, les pays du socialisme de marché ont encore à apprendre, mais ils disposent d’un atout majeur : ce sont des Etats « encore forts » (Blanc et al, 2000).

    Conclusion

    Les Anciens possédaient une discipline du Tao,
    Mais où la trouver ?
    Le Tao se trouve partout.
    Tout participe de l’Un.
    Nombreux sont ceux
    Qui pratiquent méthodes et disciplines,
    Tous convaincus que leurs méthodes et leurs disciplines
    Sont la justesse même.
    C’est comme les oreilles,
    Les yeux,
    Le nez
    Et la bouche.
    Chacun de ces orifices perçoit ce qu’il perçoit,
    Mais il n’y a pas de communication entre eux,
    Comme des artisans dont chacun excelle dans son domaine
    Et comporte un intérêt propre.
    Mais si l’on brise la beauté de l’univers,
    Si l’on morcèle la structure des êtres et des choses,
    Si l’on réduit la vision intégrale des Anciens,
    Comment appréhender les splendeurs de l’univers
    Et réfléchir le miroir de l’esprit ?
    Que les Anciens étaient entiers !
    Ne pas se laisser entraver par les rites et les dogmes,
    Ne pas se laisser imposer par les événements,
    Pas d’idée préconçue ni de légèreté à l’égard des hommes :
    Il y avait de cela dans la méthode du Tao des Anciens.
    Désirer la paix pour que le peuple puisse s’épanouir,
    Se satisfaire de peu pour soi et son prochain,
    Faire preuve d’un coeur simple :
    Il y avait de cela aussi dans la méthode du Tao des Anciens.
    Aller vers son prochain sans calcul,
    Etre impartial et sans égoïsme,
    Se conformer au monde sans s’imposer :
    Il y avait de cela encore dans la méthode du Tao des Anciens.
    Les méthodes et disciplines en saisissent toujours quelque chose.

    Tchouang Tseu (chap. XXXIII) (http://membres.lycos.fr/clarte/tchouang/tchouang12.html)

    J’ai parlé précédemment de la « culture de médiation ». De nombreux intellectuels, professeurs, artistes, scientifiques chinois prennent conscience du danger d’un abandon de la pensée chinoise par la jeunesse et tentent d’y remédier. Ainsi des cours sont proposés dans les universités et les lycées pour faire connaître la sagesse ancestrale. Confucius, très critiqué dans les années du communisme pur et dur, et même dès 1919, reprend vie dans les esprits. Les arts chinois sont valorisés. Un maître américain d’origine chinoise du Taiji Quan, Chungliang Al Huang (1986), a même été invité à créer un centre traditionnel d’arts martiaux en Chine. Le monastère de Shaolin, temple des arts martiaux et du Kung Fu, reçoit des centaines de personnes chaque année, pour des stages de perfectionnement, et pas seulement des étrangers. A l’extérieur de la Chine, des savants d’origine chinoise, comme François Cheng ou Anne Cheng, contribuent à faire connaître une culture millénaire. François Jullien n’hésite pas à s’inspirer de la logique interne à la pensée chinoise pour problématiser celle de la pensée occidentale des Lumières.

    Il semble bien que le corps et la nature soient très liés dans l’esprit chinois. La nature est de plus en plus polluée en Chine, notamment avec l’usage abusif du charbon. En même temps que cet effet de l’industrialisation, le corps s’est séparé de la nature et devient un objet de consommation ostentatoire. Mais, la lutte contre la pollution naturelle et contre la détérioration du patrimoine culturel a commencé sérieusement en Chine (Barbier, 2001) sans que nous puissions réellement savoir si le résultat sera suffisamment positif dans les années à venir. Les Chinois, dont on connaît le pragmatisme radical, se rendront-ils compte tôt ou tard, que le rapport au corps ne peut continuer à se jouer dans l’ère des simulacres de la société mondialisée ? La culture américaine, encore dominante (pour combien de temps ?), si séduisante sur le plan commercial et technique, ne fera pas longtemps illusion sur le plan de la richesse ontologique lissée par le temps, que représente la culture chinoise traditionnelle.

    Bibliographie

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    BARBIER René, 2002, « La sagesse chinoise et l’éducation », in Le sens de l’éducation, cours en ligne à l’université Paris 8, http://educ.univ-paris8.fr/LIC_MAIT/weblearn2002/index.htm
    BARBIER René, 1997, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Anthropos, coll. Exploration interculturelle et science sociale, 357 p.
    BARBIER René, 1999, « Le Guerrier, la Femme et l’Éducateur, articulation et dialectique de schèmes héroïque, mystique et synthétique dans l’imaginaire social de l’Occident à l’égard de la Chine », Troisième Congrès International d’Actualité de la Recherche en Éducation et Formation, Bordeaux, 28-29-30 juin 1999
    BLANC Marie Eve, HUSSON Laurence et MICOLLIER Evelyne éds., 2000, Sociétés asiatiques face au Sida, L’Harmattan, 482 p
    CHENG Anne, 1997, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, St Amand
    CHENG François, 1991, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Seuil (essais)
    CHUNGLIANG AL HUANG, 1986,  » Taï Ji  » Danse du Tao (préface d’Alan Watts), Guy Trédaniel
    LE BRETON David, 1990, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, Quadrige
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    LEYS Simon, 1988 (1983), La forêt en feu. Essais sur la culture et la politique chinoises, Hermann
    SCHIPPER Kristopher, 1982, Le corps taoïste, Fayard