2006, Entretien avec René Barbier
Professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Paris VIII, vous y menez un cours inspiré de la philosophie de Krishnamurti. Comment avez-vous été amené à vous intéresser à lui ?
Vers le milieu des années soixante – j’étais encore étudiant – j’ai lu ses livres et, à partir de cette époque, il a été un point de repère très important pour moi. J’ai tout de suite vu que ce qu’il proposait n’était pas une pensée, une systématique, au sens où la philosophie occidentale l’envisage, mais un processus, un regard, essentiellement un questionnement sur la vie. Krishnamurti ne refuse pas la dimension du sacré mais ce qui est sacré, pour lui, fait partie du banal et du quotidien : nul besoin de s’accoutrer pour montrer que l’on est un homme du sacré, à la limite, nul besoin de livres sacrés… Cela me convenait déjà à l’époque même si j’étais encore un peu jeune, et à mesure que j’ai pu approfondir, à la suite d’expériences personnelles, il m’est devenu évident que ce processus passait par un dépouillement, un presque rien, mais que c’est ce presque rien qui fait le tout à fait !
Krishnamurti est mort en 1986, j’aurais donc pu le rencontrer. A l’époque, cependant, j’étais très radical – maintenant je le suis un peu moins et j’ai pris du recul par rapport aux médiations possibles – mais Krishnamurti lui-même était radical à l’égard de toute religion, de tout maître spirituel, et je me suis dit que si je devais croiser sa route, cela se ferait, mais que je ne me rendrais pas à Brockwood, à Saanen aux Etats-Unis dans ce but. Je ne l’ai donc jamais rencontré. Mais j’ai continué à étudier sa pensée, seul, avec ma femme ensuite, en élevant aussi notre fille dans cet esprit-là, en écrivant ma thèse d’habilitation et en bâtissant certains de mes cours par la suite. Krishnamurti a été aussi quelqu’un de très important pour moi au moment de certains coups durs dans ma vie où son approche m’a permis d’y voir plus clair.
La pensée de Krishnamurti a-t-elle transformé votre conception de l’éducation ?
Pour moi, l’éducation est l’aptitude au questionnement, ce questionnement qui est le fil conducteur de la pensée de Krishnamurti. Ce simple fait remet déjà beaucoup en question les notions de savoir et de transmission du savoir ! D’autre part, je m’intéresse beaucoup à la spiritualité, au sens large et, philosophiquement, je me situe dans la non-dualité, c’est ce qui me paraît le plus pertinent d’après les expériences que j’ai eues et les lectures que j’ai faites. Je ne suis pas très à l’aise avec l’idée d’un Dieu créateur. Je sais que je fais partie intégrante d’une énergie fondamentale, dans laquelle je reconnais qu’il y a une intelligence inconnue, extraordinaire, qui me parle, qui fait qu’il y a des choses qui se développent, que cela me fait m’arrêter parce que je suis un contemplatif ; mais je reste dans une relation inconnue par rapport à cela, dans un perpétuel questionnement. Pas besoin de livres pour ce faire, il suffit de respirer et de vivre. C’est ce qui me rend très proche de Krishnamurti. Tout est en relation.
Les traditions spirituelles le disaient, les scientifiques le disent aussi aujourd’hui. Je parle souvent à mes étudiants de Deepak Chopra, ce chercheur américain qui a travaillé selon l’Ayurveda, la science traditionnelle de l’Inde, d’une part, et qui s’est intéressé à la neurologie et à l’endocrinologie, d’autre part et dont les travaux montrent très bien à quel point quelque chose se joue, de très questionnant, sur la relation, à soi, aux autres, au monde. Or ce qui est souvent mis en avant dans l’éducation est la nécessité d’une non implication, d’une distance avec l’objet. Je prétends qu’en sciences humaines, c’est faux. Il n’ y a pas de distance. Il y a bien sûr un certain regard, on ne peut être fusionnel avec son objet de recherche. Mais il faut avoir conscience du fait que, dès que l’on travaille sur le vivant, on est dans la reliance et dans l’implication, on ne peut échapper à cela. L’être humain est relié aux autres êtres humains. A partir de ce constat seulement, on peut essayer de comprendre ce qui se joue, lucidement.
Une des façons dont l’influence de Krishnamurti s’est traduite aussi pour moi a été la mise en place, avec trois collègues comme moi passionnés par une autre forme de pédagogie, d’une licence en ligne tout à fait originale dans son fonctionnement. Nous essayons de mettre l’accent sur la relation, le dialogue, les échanges. Nous insistons beaucoup sur les forums, avec des tuteurs qui sont de réels animateurs, des professeurs qui mettent leur cours en ligne avec des liens hypertextes et qui sont eux-mêmes des animateurs de leur cours. C’est une pédagogie de convivialité. Pour moi c’est en lien avec la pensée de Krishnamurti de même que le fait que, de cette façon, ceux qui s’inscrivent le font en connaissance de cause, puisqu’ils peuvent voir les cours, et non dans une espèce d’imaginaire du savoir. C’est très important pour moi parce que cela permet de toucher des personnes qui ne pourraient pas faire d’études autrement, soit parce qu’elles sont handicapées et ne peuvent se déplacer, soit par manque de temps ou à cause de l’éloignement. Mais je n’aurais cependant pas pu m’investir dans un système d’enseignement en ligne tel que je l’ai vu pratiquer classiquement, sans cette dimension d’échanges et de relations. Il y a là un chantier tout à fait intéressant : peut-on faire un enseignement de qualité bien qu’on soit loin et qu’on ne se connaisse pas ? C’est une gageure car pour moi, il n’y a pas d’éducation sans relation. Mais c’est aussi ce qui me passionne.
Comment fait-on un cours sur Krishnamurti ?
Je ne fais pas de cours sur Krishnamurti. J’ai mis en place une pédagogie pertinente par rapport à Krishnamurti. Je répartis mes étudiants en petits groupes de cinq et donne à chaque groupe la consigne suivante : réaliser ensemble un graphe, c’est-à-dire un ensemble de notions reliées, de la vision du monde de Krishnamurti par rapport à l’éducation et présenter aux autres étudiants un ensemble cohérent du point de vue de son contenu comme de son élaboration. Je leur précise d’ailleurs que cette démarche, celle que nous permet le système universitaire dans lequel nous sommes, est antinomique avec la pensée même de Krishnamurti, qui ne présentait pas lui-même un système cohérent au sens philosophique du terme, mais plutôt un questionnement où se reflétait sa propre cohérence. Ce qui m’intéresse beaucoup, en tant que pédagogue, ce n’est pas tant que les étudiants comprennent Krishnamurti, ce qui est vraiment quelque chose de très personnel, mais qu’ils communiquent, qu’ils voient qu’ils peuvent échanger, réellement réfléchir et pas seulement emmagasiner des connaissances. Mon cours est plutôt ce que j’appellerais un questionnement de philosophie de l’expérience. Je donne un livre de Krishnamurti à chacun des étudiants mais, avant qu’ils ne se lancent dans le travail, je leur demande de prendre le temps de se connaître, concrètement, en parlant dans chaque sous-groupe d’eux-mêmes, de leur vie, de ce qui les a amenés ici et d’en parler à partir de leur expérience personnelle de vie. Je suis dans une université avec une forte proportion d’étrangers, et la rencontre est toujours intéressante. Ils commencent donc à tisser ce champ de relation acceptable de confiance parce que, c’est seulement sur une bonne base émotionnelle qu’ils pourront commencer à se dire des choses importantes. Ensuite ils peuvent se lancer dans la discussion autour du graphe à partir des textes de Krishnamurti. Chacun lit son livre et fait part au groupe de son questionnement à cette lecture à travers son propre champ d’expériences humaines, personnelles, professionnelles : le travail intellectuel est mis en relation avec des expériences personnelles de vie et les relations émotionnelles qu’ils ont établies au préalable leur permet de s’interpeller sur les grandes questions de l’existence.
Beaucoup de mes étudiants sont déjà formateurs ou enseignants, et parfois, ils osent témoigner en groupe de leur transformation : une nouvelle façon d’être avec les élèves, avec les gens qu’ils rencontrent. Je me souviens d’une animatrice qui, au bout de plusieurs semaines, a témoigné d’un changement de regard sur les choses. Elle croisait tous les jours à sa station de métro le même SDF à qui elle donnait de l’argent, en passant, sans le regarder. « Après avoir travaillé sur Krishnamurti, a-t-elle raconté, je me suis rendu compte que cette façon de faire n’allait pas, que ce n’était pas cela le plus important. Maintenant je m’arrête, je le regarde, je parle avec lui, je ne suis plus du tout dans cette relation objectivante d’avant. » Elle avait pris conscience, de l’importance de la relation. Ce qui est intéressant pour moi, dans Krishnamurti, c’est qu’il met le doigt sur la peur, la peur de l’autre, du monde, la peur de son devenir, de la mort évidemment et qu’il oblige à revenir au fond de nous-mêmes à ce qui monte en nous pour tisser cette peur, à le regarder et à nous apercevoir que c’est quelque chose qui émerge de nous et qui n’a éventuellement rien à voir avec les circonstances ou la rencontre. Une fois que ceci est compris, un grand pas est fait.
En gros, je peux répartir mes étudiants en trois groupes. Un premier groupe, marginal, composé de personnes tellement heurtées par ce que dit Krishnamurti qu’elles ne restent pas. Ce sont souvent des religieux de tout bord qui ne supportent pas ce questionnement un peu abrupt sur la religion instituée que pose Krishnamurti. Un autre groupe, une minorité également est composé de personnes qui entrent tout de suite dans cette pensée qui leur parle, qui remet en lumière des choses déjà vécues, comme cela avait été mon cas dès le début. Et puis, la majorité est composée de gens qui, justement, sont questionnés par cette pensée, ne sont pas d’accord, se bagarrent avec elle ou entre eux. Ils discutent beaucoup, sur les points-clé de l’existence : la vie, l’amour, la naissance, le travail, la souffrance, la peur… Ils s’interpellent entre eux, certains disent que cette pensée est utopique, d’autres répondent qu’il faut commencer par essayer. Il y a une intensité que j’apprécie beaucoup. Pour un éducateur, c’est cette dernière catégorie qui est passionnante. Beaucoup de mes étudiants sont étrangers, des jeunes femmes voilées viennent dans ce cours, écoutent, posent des questions. J’aime ce contact avec des gens qui n’acceptent pas d’emblée. Krishnamurti n’invoque aucun Dieu, aucune religion, aucun dogme, aucun livre sacré. Il part de ce que les gens vivent et de la manière dont ils le vivent, dont ils acceptent, ou non, de s’observer en train de vivre, et il finit toujours par déboucher sur la question fondamentale : qu’est-ce que le « je » ? Ce que je trouve très intéressant, c’est que le coeur participe à cet effort. Il n’y a jamais rien de difficile dans Krishnamurti au niveau des mots qu’il emploie, à la différence des traités de philosophie habituels, mais la structure même du questionnement est telle que c’est parfois difficile de l’accepter et il peut y avoir un rejet devant cette difficulté. Mais la démarche est passionnante.
A la lumière de votre expérience, comment définiriez-vous à présent l’acte d’éduquer ?
Pour moi un éducateur est celui qui tente de réaliser de l’éducation. Cela peut donc être un parent, un professeur, un formateur. Institutionnellement je suis professeur, mais je me considère comme un éducateur. Krishnamurti était un éducateur. L’éducateur est quelqu’un qui a toujours, dans sa vision éducative, deux pôles. Celui des savoirs pluriels, de tous les savoirs qui ont été proposés dans l’évolution de l’humanité pour donner du sens au monde, quels que soient ces savoirs. Actuellement les savoirs dominants sont les savoirs scientifiques mais cela n’a pas toujours été le cas, cela peut être des savoirs religieux, artistiques… et il ne s’agit pas non plus simplement des savoirs d’aujourd’hui mais aussi des plus anciens savoirs, magico-religieux, de l’humanité. Tout m’intéresse dans ce pôle des savoirs pluriels. C’est un pôle institué, déjà là, lié à la transmission des connaissances et qui peut être en co-participation.
De l’autre côté il y a le pôle de la connaissance de soi, qui regroupe une série d’expériences singulières, personnelles, à nulles autres pareilles et qui vous transforment parce qu’elles vous révèlent des pans de réalité que vous n’auriez jamais pu voir si vous n’aviez pas eu ces moments-là. Vous y avez découvert des choses sur vous-même, sur votre relation aux autres et au monde. Avec elles, vous êtes entré dans la perception directe de la réalité comme le dirait Krishnamurti. Elles ne sont pas forcément liées à du savoir, souvent elles ont fait intervenir le corps, l’intuition, quelque chose de l’ordre du spirituel mais sans recours à un dogme quelconque. Elles sont liées à un dépassement de vous-même, c’est une véritable altération dans le bon sens du terme, une expérience qui s’enracine en vous. D’habitude, l’expérience personnelle ne veut pas entendre parler de la sociologie, de la psychanalyse, des neurosciences… qui disent des choses intéressantes, par exemple sur un autre rapport à l’espace-temps, sur la méditation et les savoirs pluriels ne veulent pas non plus entendre parler d’une expérience singulière, unique, non reproductible dans l’optique de la science justement et qui pourtant pose une question radicale à l’univers des savoirs.
L’éducateur, et c’est pour moi toute la dynamique de l’éducation, d’une part pour lui-même et d’autre part dans sa relation aux autres, c’est-à-dire dans sa fonction d’éducation, va sans cesse mettre en dialogue ces deux pôles. Dialoguer veut dire ici venir interpeller, poser des questions non pas dans une volonté de destruction systématique mais de questionnement sur le sens. Une expérience personnelle est quelque chose de tout à fait intime, qui vous bouleverse et dont vous ne pouvez même pas parler, parfois, à vos proches. La poésie peut quelquefois en rendre compte, dans ce que j’appelle une pensée tangentielle, mais c’est extrêmement difficile. Néanmoins, c’est ce qui vous fait voir les choses différemment. Vous pouvez alors entrer dans une sorte d’autisme et, pour peu que l’ego s’en empare, cela peut devenir une folie. Les savoirs pluriels vont interpeller cet univers singulier que vous tissez à travers votre expérience personnelle, vont vous dire que d’autres ont fait cette même expérience de façon différente, vont faire remarquer les conditions sociologiques, psychologiques ou psychanalytiques de celle-ci. A l’inverse les savoirs pluriels, surtout maintenant où ils sont scientifiques, peuvent s’enfermer dans des frontières, ne pas vouloir être remis en question. Il y a à cela des intérêts symboliques et matériels. L’expérience personnelle vient alors interpeller, faire remarquer que le vécu personnel n’est pas, éventuellement, conforme à ces savoirs et qu’étant celle d’un être humain, cette expérience peut concerner tous les autres êtres humains qui sont un dans la diversité. Cette expérience personnelle qui dérange l’ordre établi a le droit d’être écoutée et d’interroger sur les limites de l’objectivité. Il y a donc cette double interpellation et l’éducateur est le médiateur.
Il est aussi un homme de défi. La médiation est là pour que les deux pôles dialoguent, le défi est là pour obliger à aller jusqu’au bout, jusqu’au moment où la question radicale est posée, même si la réponse ne peut être donnée. Autant dire que c’est un coût énergétique et relationnel considérable ! Pour réussir dans ce rôle, le pôle central pour moi est la méditation. L’éducateur doit faire l’épreuve de celle-ci, il doit pouvoir faire un silence intérieur dans lequel il puisse décanter complètement les choses sans vouloir les résoudre tout de suite. Il doit donc avoir ces moments, pas forcément institués ou obligés mais plutôt démontrer une aptitude à cette méditation au sens où Krishnamurti le dit, c’est-à-dire une chose qui se vit à chaque instant : être un homme méditant, avoir une présence, essentiellement une attention totale au monde, à ce qui se fait et à ce qui se dit.
Enfin, l’éducateur selon moi est aussi un synthétiseur. Il ne tombe pas dans le piège de l’hyper-spécialisation mais sait évoluer dans plusieurs univers et trouver des liens, des passerelles pour que ceux-ci puissent dialoguer. Je défends avant tout les concepts de complexité, de multi-référentialité, de transdisciplinarité, de transversalité et d’implication. Je suis très exigeant sur le métier de formateur parce que je pense que c’est dans ce sens-là qu’il faut aller. Cela ne veut pas dire réussir, mais voir comment cela se joue.
Vous êtes un homme passionné. Quelle est votre conviction profonde aujourd’hui ?
Ma conviction profonde est que, si un autre monde est possible, il est par contre impossible de le construire tout seul, nous devons le faire ensemble, avec les autres, mais à partir d’une éthique personnelle, liée à une expérience personnelle de la vie, un principe de réalité, qui nous a fait contacter la mort. Que peut connaître de la vie celui qui n’a jamais contacté la mort, soit personnellement, soit par l’intermédiaire d’un proche ? C’est là que l’on sent à quel point elle est courte et doit être vécue intensément chaque instant. Mais en même temps ce vécu ouvre sur des zones d’incertitude, sur des points d’interrogation où les affirmations tombent. Cela rejoint à nouveau Krishnamurti. Tout ce qui est de l’ordre de l’affirmatif me fait douter, tout ce qui est de l’ordre du questionnement me semble pertinent. Je conçois la vie comme une ouverture permanente.