2006, par René Barbier
Au fil des années en tant que professeur des universités soucieux d’éducation, je me suis aperçu de la nécessaire dialogique entre le chercheur scientifique et l’éducateur épris de relations humaines. La posture de l’un ne se résume jamais dans celle de l’autre. Mais, en même temps, à l’université, les deux postures sont nécessaires et ne peuvent coexister que dans une approche paradoxale. Essayons de cerner ce paradoxe.
Du chercheur scientifique
Le chercheur scientifique est une personne soucieuse de rigueur conceptuelle et méthodologique, formée par une tradition épistémologique qui sépare le chercheur de l’objet de sa recherche. Il est animé par un désir de savoir et de faire savoir correspondant à une meilleure connaissance de la réalité. Son projet assuré est toujours de faire surgir une connaissance plus approfondie du monde. Pour ce faire, il dispose de deux grandes voies de recherche.
La première, la plus classique, dominante dans les sciences de la nature, consiste à élaborer une question de recherche, des hypothèses en fonction d’un champ théorique défini, de proposer un modèle de recherche, de préciser les variables dépendantes et indépendantes, le protocole de recherche, l’espace-temps de celle-ci, les populations susceptibles d’y intervenir, les outils et les méthodes d’investigation les plus appropriés pour conduire le travail, les propositions d’interprétation des résultats obtenus et le fait que celles-ci sont toujours falsifiables, en fonction d’autres recherches. Cette voie de recherche est animée par un paradigme de la séparativité et de l’éthique de la connaissance objective (Monod, 1973).
La deuxième, plus récente, s’ouvre à la recherche clinique et introduit la notion de complexité. Elle semble plus appropriée à la recherche en sciences humaines et sociales. Dans cette optique, le chercheur et son objet-sujet de recherche sont en interaction permanente. Il s’agit, avant tout, de relier ce qui est séparé et de distinguer ce qui est confondu, selon le mot d’Edgar Morin. L’espace et le temps sont pris en considération d’une manière beaucoup plus réelle que dans la démarche expérimentale. L’objet de recherche, toujours porté par des sujets dotés de désir, rétroagit sur le chercheur et son imaginaire de recherche. Il y a coformation entre le chercheur et le (les) sujets de sa recherche. L’existentialité de chacun est prise en compte. Le travail sur le transfert et le contre-transfert est essentiel. L’implication est analysée et constitue une catégorie fondamentale de ce type de recherche. Mais, le projet scientifique reste toujours de produire de nouvelles connaissances réfutables, même si elles sont singulières et non reproductibles dans leur spécificité. Le paradigme de ce type de recherche est celui de la complexité et l’éthique est celle de “l’évangile de la perdition” dont nous parlent E.Morin et A-B.Kern (1996). Elle convient, notamment , à l’approche scientifique des situations humaines et sociales problématiques.
Mais il y a une troisième voie de recherche, qui nous fait sortir du projet de recherche “scientifique” pour nous ouvrir simplement à une recherche de l’existence significative de soi-même et de l’autre, en situation. Dans ce type de recherche, il n’y a pas de projet autre qu’être ensemble, dans une co-présence permanente et attentive à la vie qui se tisse d’instant en instant. C’est, souvent, la seule possibilité d’une relation avec des personnes en situation-limite. Patrick Declerck parle, à propos des “naufragés” (Declerck, 2001), ces clochards des grandes villes, d’une “souffrance-fond”, de l’ordre de l’infans d’avant le langage, dotée de forclusion, et irréductible à tout désir de normalisation des soignants. Dans ce cas, seule demeure la présence chaleureuse d’accompagnants matures, dans des conditions de vie acceptables et sans projet de réinsertion, un peu comme Fernand Deligny qui respectait les “lignes d’erre” de ses enfants autistes.
Écouter/voir les situations-limites
Pour ma part, la perspective d’une écoute sensible et d’une approche multiréférentielle (Barbier, 1997) de ce que je nomme des “situations-limites”, en empruntant le terme à la philosophie existentielle de Karl Jaspers (Dufrenne, Ricoeur, 2000), m’ouvre à un autre type d’”observation” en éducation. Ce dernier parle de situation-limite à propos de ce qui met en acte la faute, l’échec, la souffrance ou la mort.
Vue sous cet angle, dans la sphère du social et de l’éducatif, une situation-limite peut être celle qui caractérise la position de chômeur de longue durée, celles du malade en fin de vie, de la personne qui vit une N.D.E. (Expérience proche de la mort), du vieillard solitaire du quatrième âge, du drogué très “accroché”, de l’immigré en proie à l’acculturation antagoniste, du sans domicile fixe (S.D.F.), de la femme et de l’enfant battus, des jeunes laissés à la rue, des différents cas de prostitution, des “naufragés”, etc. Il s’agit d’exemples traités par beaucoup d’anciennes assistantes sociales devenues récemment des “assistantes socio-éducatives”.
En se replaçant dans une perspective d’observation et de recherche, que peut-on modéliser par rapport à ce type de situation-limite ? En particulier, existe-t-il un mode d’approche sensible de telles situations, dans une optique de recherche scientifique ? Que signifie, par exemple, “observer” un sidéen au seuil de la mort ? Comment faire une recherche sur des jeunes de la “galère”, dans une banlieue défavorisée ? Que veut dire observer les comportements d’un vieillard dans une recherche sur la solitude ? Comment “enquêter” sur les circuits de la drogue dans une favela de Rio de Janeiro sans se faire immédiatement expulser par les intéressés ? Que signifie apprendre à écouter les mourants pour un personnel hospitalier d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’observer un “projet” d’un chômeur en fin de droits ?
De l’écoute sensible
La manière de faire pour construire du sens avec les autres sur des fragments de vie individuelle et collective, dépend d’une conception de l’écoute sensible qui est aussi une parole et une action. L’écoute est scientifique et clinique. Elle prend appui sur les données et les pratiques en sciences humaines cliniques reconnues et sans aucun esprit dogmatique lié à une école de pensée. Elle sait utiliser, le cas échéant, les sciences dites “dures” ou “objectives”, pour mettre en perspective des éléments cliniques à recadrer dans un champ plus général. Mais son champ spécifique est plutôt de l’ordre de l’expérientiel pour la vie individuelle et de l’expérimentation sociale pour la vie des groupes et des sociétés. Son inspiration est plutôt phénoménologique et herméneutique. Sa méthodologie relève de la recherche-action existentielle (Barbier, 1996).
L’écoute est également poétique et existentielle. Elle est très attentive à ce qui surgit dans un groupe, ce qui vient déranger l’ordre établi de la structure. Elle interroge sans cesse ce dérangement dans un sens non réducteur. Elle laisse la place aux minorités, aux déviants, aux marginaux. Elle écoute principalement l’expression symbolique et mythique. Mais, dans la mesure où l’écoute concerne le mythe elle repère tout ce qui vise à l’enracinement de l’humain dans un contexte, une histoire, un passé lointain, avec ses entités sans cesse réactivées, ses dieux et demi dieux, ses récits recommencés et transformés, ses bases institutionnelles qui garantissent cette reproduction de la tradition.
L’écoute est enfin philosophique et spirituelle. Elle porte sans cesse son intérêt sur le sens. Elle pose des questions sur ce qui nous rattache à la vie, ce qui nous implique en dernière instance. Elle vise à déterminer les valeurs ultimes de l’existence, les croyances, les lignes de sens qui ne se délitent pas facilement. Elle relie les données recueillis aux grandes traditions de la pensée universelle et aux sagesses du monde. Elle ne méprise aucune des propositions signifiantes de ce qui est de l’ordre de la vie et de la mort, mais sans jamais tomber dans le sectarisme. Elle met en perspective le sens ultime de la vie donnée dans une philosophie par une autre forme philosophique pouvant appartenir à des cultures très différentes. Surtout, elle questionne d’une façon ininterrrompue l’ordre du monde, le sens de l’existence, le problème du bonheur, de la vérité, de la souffrance et de la joie.
Le “principe de sensibilité”
On peut imaginer plusieurs façons de poser des principes éthiquement valables en éducation. Hans Jonas parle du “principe de responsabilité” (1999) pour les citoyens du monde. Ernst Bloch formule le “principe Espérance” (1991) pour nous désenclaver du fatalisme social. Freud exprime le “principe de Nirvana”, le “principe de plaisir” dans son économie de l’énergétique sexuelle. Personnellement j’énonce le “principe de sensibilité” pour tout ce qui concerne les situations éducatives. Tout particulièrement l’écoute sensible aborde les points suivants dans sa méthode d’investigation. Elle réalise ainsi une métadisciplinarité liée à la multiréférentialité indispensable à la compréhension de la vie complexe.
La sensibilité est à distinguer de l’émotion, de la passion et du sentiment. On peut la définir très brièvement par “ce qui fait sens par tous les sens”. Elle comprend dix points-clés.
- L’attentionnalité plutôt que l’intentionnalité : s’enraciner dans l’attention et la présence instantanée ; développer une vision de reliance holistique, totalisante, complexe et processuelle en toute situation. Critiquer tout projet qui bafoue l’unité du vivant.
- La symbolique de la vie : savoir exister selon la logique de l’échange symbolique dans l’instant de la relation avec le monde et avec les autres : donner, recevoir, rendre. Savoir “Habiter poétiquement le monde” (cf. Hölderlin et Heidegger).
- Vibrer : accepter d’être affecté par ce qui est, sans a priori (beauté, laideur, cruauté, bonté…). Le sourire de la Joconde est magnifique, mais la forme hérissonnée du virus du sida est également d’une beauté terrifiante.
- Être son corps : savoir observer le sensoriel et l’imaginaire (leurrant et créateur) en soi comme chez autrui.
- Se libérer de la peur de l’inconnu et savoir jouer avec l’humour. Comprendre le sens de l’improvisation mythopoétique comme dépassement de l’angoisse de mort et création d’un être ouvert à la vie.
- Ne pas craindre d’entrer dans l’émotion (rires, pleurs) quand elle se présente, mais sans s’y attacher et sans renforcer le spectaculaire de l’émotionnel.
- Réfléchir sur la diversité de la vie en termes de bipolarité antagoniste et d’approche paradoxale (comme nous le proposent aussi bien l’école de Palo Alto que Stéphane Lupasco ou les sagesses chinoises traditionnelles).
- Accepter inconditionnellement l’autre dans une “onde de compassion” permanente, à découvrir dans l’action, le comportement et l’attitude justes.
- Partir du Principe de congruence à l’égard de soi-même, s’ouvrant sur la médiation/défi à l’égard des autres.
- Laisser venir à nous ce que je nomme Le Grand Bleu : savoir vivre et méditer dans le silence des grands fonds, sans image ni concept, avant toute action ou toute parole.
Une approche de la transversalité des personnes en fin de vie
La transversalité est une sorte de “bain de sens”, d’influence symbolique, qui imprègne et détermine les attitudes et les comportements des personnes situées dans des réalités concrètes et problématiques. Elle est composée de trois grandes dimensions de l’imaginaire :
- une dimension personnelle-pulsionnelle : la transversalité personnelle, relevant de l’histoire singulière du sujet, notamment dans ses rapports à l’inconscient et de sa dynamique pulsionnelle.
- une dimension sociale-institutionnelle : le sujet est traversé par des influences venant de son milieu social, culturel, économique, politique et technique, passé et actuel et de l’imaginaire social qui en découle.
- une dimension sacrale et ontologique : la relation d’inconnu à l’égard des questions qui fondent une existence humaine demeure toujours présente, d’une manière ou d’une autre, et conduit à un questionnement sur la place de l’homme dans la nature et à sa caractéristique “homo religiosus” (M. Eliade) ou, tout simplement, de “sagesse laïque”, parfois à expression poétique, dont nous parle, en filigrane, J. Krishnamurti dans L’éveil de l’intelligence (1997).
L’écoute sensible s’appuie totalement sur cette conception de “l’approche transversale” (R. Barbier, 1997) comme théorie englobante. Elle représente, en quelque sorte, la “substantifique moelle” de la vision du monde du soignant, du chercheur, de l’éducateur contemporain qui accepte la complexité de la réalité rencontrée.
Bibliographie
BARBIER R., 1997, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, coll. Science sociale et exploration interculturelle, 357 p.
BARBIER R., 1996, La recherche-acion, Paris, Anthropos, coll. Ethnosociologie, 112 p.
BLOCH E., 1991, Le Principe Espérance, Les images-souhaits de l’Instant exaucé, Paris, Gallimard, Bibliothèque de philosophie
DECLERCK P., 2003, Les naufragés, Pocket-Terre Humaine, 458 p.
DUFRENNE M., RICOEUR P., 2000, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 399 p.
JONAS H., 1999, Le principe de responsabilité, Paris, Flammarion, 450 p.
KRISHNAMURTI J., 1997, L’éveil de l’intelligence, Paris, Stock plus, 635 p.
MONOD J., 1973, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, Essais-Points, 244 p.
MORIN E., KERN B., 1996, Terre-patrie, Paris, Seuil, Essais, 216 p.