2000, par René BARBIER
* R. Barbier a donné un cours sur la philosophie de Krishnamurti à l’Université Paris 8 pendant plus de 20 ans. Et de 2001 jusqu’à sa retraite, il a animé ce cours dans le cadre de la Licence en ligne. Ce fut le seul en France à donner cet enseignement en Sciences de l’éducation. L’essence de l’enseignement de Krishnamurti étant fondée sur le doute et l’épreuve de réalité personnelle, pour R. Barbier, son enseignement suscite un vrai questionnement sur le sens de l’éducation.
Compréhension du réel comme source de création/destruction permanente
Krishnamurti perçoit pleinement cette source sempiternelle de créations et de destructions comme mouvement du réel, au-delà de toute considération sur le Bien ou le Mal, valeurs nécessairement instituées par la société. Krishnamurti fait véritablement l’expérience humaine de la conscience immédiate de ce qui meurt en soi et dans le monde, au-delà de tout désir de “faire une expérience”. Une page des Carnets est significative à cet égard. Elle montre bien la différence fondamentale entre l’”inquiétante étrangeté”, toujours angoissante chez Freud et l’existentialité de l’”othnerness” chez Krishnamurti qui aboutit à la fois au “rien total” et à une lumineuse bénédiction de l’être. La scène décrite se passe alors que Krishnamurti conduit sa voiture. Soudainement :
Tout était devenu si intense, la mort était là… C’était la mort littéralement ; tout prenait soudainement fin ; il n’y avait plus de continuité, le cerveau dirigeait le corps pour conduire la voiture, et c’était tout… La vie et la mort étaient là, si proches, si intimement, inséparablement unies, ni l’une ni l’autre n’était prédominante. Une chose bouleversante avait eu lieu… Il n’y a pas de discussion possible avec la mort.. Elle est si absolue, définitive. Il ne s’agissait pas de la mort physique qui serait un événement relativement simple et décisif. Mais vivre avec la mort était tout autre chose. Il y avait la vie et il y avait la mort ; elles étaient unies, inexorablement. Ce n’était pas une mort psychologique, un choc qui viderait, chasserait toute pensée, tout sentiment ; ce n’était pas une soudaine aberration du cerveau, ni une maladie mentale. Rien de tout cela, pas plus qu’une curieuse décision d’un cerveau fatigué ou désespéré. Ce n’était pas le désir inconscient de la mort. Il serait si facile de devenir complice de ces attitudes immatures. C’était quelque chose d’une toute autre dimension; elle défiait toute description situant son objet dans le temps et l’espace… Elle était là l’essence même de la mort… La vie même était la mort et ce qui mourrait vivait. Dans cette voiture, entourée de toute cette beauté, de cette couleur, avec ce “sentiment” d’extase, la mort faisait partie de l’amour, elle faisait partie de l’amour, elle faisait partie de tout. La mort n’était pas un symbole, une idée, une chose connue. Elle était là en réalité, en fait, aussi intense, exigeante, que le klaxon d’une voiture demandant le passage (1988, p. 98-100)
Si dans le sentiment d’”otherness” la création se fait sentir, elle est au-delà de la non-guerre, du non-conflit, car elle est la même chose que la destruction :
La création n’est pas la paix. Paix et conflit sont du monde du changement et de la durée, flux et reflux de l’existence, alors que cette création n’appartient ni au temps ni à aucun mouvement dans l’espace. C’est une destruction pure, absolue, qui seule permet l’apparition du “nouveau” (1988, p. 55)
Le neuf, l’imprévu comme donnée fondamentale de l’existence
Si l’”othnerness” est ce que vit Krishnamurti, il débouche sur l’imprévu, le radicalement neuf et l’étonnement permanent d’être en vie. Ce “neuf” est à la fois nouveau et sans changement pour Krishnamurti :
il se produit à chaque fois quelque chose de “nouveau” dans cette bénédiction, une “nouvelle” qualité, un “nouveau” parfum mais pourtant elle est sans changement (1988, p. 9).
Cet “othnerness” est immobilité et totalité de tout mouvement, essence de toute action et de toute création. Mais la création n’est pas la créativité. Elle surgit dans un lâcher-prise, un non-attachement, au-delà de tout “créateur” individuel :
la création n’est pas l’apanage des êtres doués, talentueux ; ils ne connaissent que la créativité, jamais la création. Celle-ci est au-delà de la pensée et de l’image, du mot et de l’expression (1988, p. 71-72).
Exemple vécu 1
Pour Krishnamurti, qui vit ce processus comme un fait au coeur de son être, l’”othnerness” ouvre en nous le sens de la beauté intrinsèque du monde (cf., 1988, pp. 19, 47, 67, 132, 156, 351, 375, 380). Je voudrais donner un exemple vécu de ce sentiment imprévu de la beauté. En Juillet 1990 je me trouve assis en train de méditer justement sur quelques passages des “Carnets” de Krishnamurti, dans un paisible jardin d’un hôtel de Saint-Jean de Luz. Soudain je sens quelque chose me tomber sur le corps. Je regarde et je vois un des multiples moineaux du jardin. Il vient de se poser sur mon bras. Je le contemple et il ne bouge pas, tranquille, comme s’il était sur une branche d’arbre. Mais dès que je fais mine de le toucher, il s’envole et va se poser à deux pas, devant moi tout en continuant de me regarder. Je suis alors envahi d’un bonheur de vivre incommensurable en l’espace d’un instant. Des larmes coulent naturellement sur mes joues. Je suis soudain relié à cet oiseau et par là-même à tout ce qui vit instantanément, au-delà du temps et de l’espace.
Exemple vécu 2
Des images d’un rêve récent prémonitoire reviennent bientôt à ma mémoire : je suis dans une chambre remplie d’oiseaux de toute espèce et je sais que je suis leur ami. L’un d’entre eux – une mésange bleue – virevolte autour de ma tête, gracieuse, légère et aérienne, avant de se poser sur mon épaule. Mais c’est au moment même où je pense à ce phénomène et au sentiment qui lui correspond, qu’il disparaît subitement. Pour mon malheur, je n’ai pas la capacité de Krishnamurti de rester suffisamment et assez longtemps tranquille avec mes pensées et avec mon imagination. Je demeure sans doute encore beaucoup trop un intellectuel et un poète pour qui la pensée et l’imagination active constituent le tapis rouge de la sensibilité, la métamorphosant et la dégradant sans cesse en “expériences” réductrices. Du moins en suis-je conscient, comme du fait qu’il n’y a aucune “technique” à suivre, aucun effort à accomplir, aucune souffrance à rechercher, aucune personnalité spirituelle à suivre, aucune “maîtrise” à fabriquer, pour vivre sur un mode d’existence plus accomplie. Simplement et toujours aller plus avant dans ma propre faculté de voir ce qui est dans le présent, sans la pensée du déjà-connu et sans l’imagination de ce qui devrait être. Avancer un peu plus vers ma propre “autorisation noétique” c’est-à-dire vers la conscience du réel.
Refus de tout enfermement institué
Pour Krishnamurti le défi n’est pas plus le renoncement que son contraire inconscient la révolte. Les révoltes politiques, les révolutions, ne font que reproduire l’ancien système sous de nouvelles formes tant qu’une mise en question du déjà-connu n’a pas été effectuée en profondeur et personnellement (1988, p.286-288). Krishnamurti va nous proposer le terme de “refus” pour exprimer la lutte contre l’institué. Ce refus est exigeant. Il ne saurait être superficiel car “aller jusqu’au bout du refus est une toute autre affaire ; l’essence du refus est la liberté dans la solitude. Peu s’aventurent aussi loin, écartant tout refuge, toute formule, toute idée, tout symbole, pour être nus, sans brûlures, et lucides” (1988, p.119). Il s’agit de refuser sans rien rechercher, sans vouloir faire une expérience, sans désirer un savoir nouveau :
Refuser et rester seul, sans lendemain, sans avenir… toute forme d’influence est comprise et refusée, ne laissant point la pensée passer dans le temps. Le refus du temps est l’essence de l’intemporalité. Refuser le savoir, l’expérience, le connu, c’est inviter l’inconnu. Le refus est explosif ; il n’est point affaire intellectuelle, idéation, dont le cerveau puisse jouer. Dans l’acte même du refus réside l’énergie, l’énergie de la compréhension et celle-ci n’est pas docile, on ne peut l’apprivoiser par la peur et la commodité. Le refus est destructeur ; inconscient des conséquences, n’étant pas réaction, il n’est donc pas l’opposé de l’affirmation… le refus ne comporte pas de choix et n’est donc pas le résultat d’un conflit (1988, p. 119-120).
Autonomie spirituelle
Souvenons-nous toujours, à propos de la parole de Krishnamurti qu’il parle essentiellement d’une visée d’autonomie spirituelle et non seulement politique, sociale, culturelle et encore moins technique. Néanmoins il est clair que dans le domaine éducatif par exemple, le refus à l’égard d’institutions éducatives se comprend par rapport à une conception d’émancipation spirituelle telle qu’il l’entend. C’est pourquoi, comme le note René Fouéré dans sa Révolution du réel : Krishnamurti, il a soutenu des “écoles” agissant sur le plan éducatif selon son enseignement (8 en Inde, 1 en Grande-Bretagne, 1 aux Etats-Unis en 1985). Ces écoles sont fondées sur une authentique autonomie de la personne et du groupe. Chacun est invité avant tout à prendre conscience des “conditionnements qui leur ont été instillés ou imposés soit par leur famille soit par leur milieu social” (R. Fouéré, 1985, p.209).
Refus catégorique devant toute forme de gourouisation
Évidemment le “refus” est catégorique devant toute figure d’autorité spirituelle, toute forme de gourouisation qu’elle soit orientale ou occidentale. Krishnamurti a souvent des mots très durs à cet égard, ce qui le marginalise complètement par rapport à la tradition. Même Arnaud Desjardins semble avoir des difficultés à le suivre sur ce plan, considérant qu’il fut quand même un “maître” pour beaucoup de gens qui venaient le rencontrer. C’est méconnaître à la fois l’attitude et le comportement spécifique de Krishnamurti – et je pourrais citer de nombreuses références si j’en avais la place dans le cadre de cette étude – et surtout le poids de sa parole qui au-delà de sa personne est la seule qui vaille la peine d’être comprise. Un seul fait, exemplaire par rapport à d’autres “maîtres spirituels” en Orient : A sa mort, et sur ses instructions, il a été immédiatement brûlé là où il est mort (en Californie), conformément à ses voeux et sans cérémonies et ses cendres jetées, en partie, dans le Gange. Ainsi voulait-il éviter toute trace permettant une quelconque possibilité de sacralisation de sa personne : Pourrait-on en dire autant de Sri Aurobindo dont on pensait le corps transmuté et indécomposable ; on attendit avant de procéder aux cérémonies funèbres, mais quelques jours suffirent pour que la puanteur qui s’en dégageait, obligent ses disciples à l’ensevelir ; ou du fondateur du Siddha Yoga Swami Muktananda dont les adeptes vont en pélerinage sur la tombe, régulièrement, dans l’ashram tenu par sa disciple et nouveau “maître” Gurumayi, en Inde ?
Reconnaissance d’une sensibilité naturelle
Ce point est particulièrement souligné par Krishnamurti comme l’effet de l’”othnerness” dont on prend conscience dans le présent existentiel. René Fouéré a montré la convergence relative de la vision du monde de Krishnamurti et d’une attitude sartrienne, notamment quant à la nécessité de revenir au concret, à la reconnaissance de la vie surprise dans son instantanéité et sa liberté (1985, pp. 265-276 ; 292-293). Nous sommes singulièrement frappés en lisant les ouvrages écrits de sa main de constater son extrême sensibilité à l’égard de tout ce qu’il contemple : paysage, faune et flore, hommes, femmes et enfants, vieillards souvent en détresse morale ou matérielle. Sa sensibilité n’a rien à voir avec une sentimentalité ou une sensiblerie. Krishnamurti n’a rien de larmoyant mais nous ressentons très bien à quel point son énergie est libre de se déployer dans n’importe quel registre de la sensibilité humaine, dans le silence ou la parole, dans les larmes ou dans les rires, dans le geste ou dans l’immobilité. Plus que jamais j’ai l’impression que la distinction opérée par Svâmi Prajnânpâd (1988) et son disciple Arnaud Desjardins entre le sentiment du sage (qui relie à l’autre fondamentalement sans trace de l’égo) et l’émotion très actualisée dans nos sociétés d’individualisme post-moderne (qui s’exprime d’abord à partir d’un point de vue égocentrique, mais qu’on ne doit pas réprimer) est pertinente dans le cas de l’existence de Krishnamurti. C’est également l’opinion du Docteur Thérèse Brosse, auteur du livre sur La Conscience-Energie (1978, p.47). Il semble d’ailleurs confirmer cette approche à propos de cette sensibilité issue de l’”othnerness”, lorsqu’il écrit :
Ce matin, réveil accompagné d’un sentiment de joie vivante, immédiate. Cela ne provenait pas du passé, mais se produisait dans l’instant présent. Cette extase se présentait venant de l’”extérieur”, sans être invitée, provoquée. Elle était véhiculée, poussée à travers le corps, l’organisme, en force, avec grande énergie. Le cerveau n’y participait point, l’enregistrant seulement, non comme un souvenir, mais comme un fait qui avait lieu. Une immense force, une vitalité soutenaient cette extase ; rien de sentimental, ce n’était ni sensation ni émotion, mais quelque chose d’aussi solide et réel que ce torrent cascadant sur le flanc de la montagne ou ce pin solitaire sur la pente verte. Tout sentiment, toute émotion sont reliés au cerveau, mais non point l’amour, ainsi en était-il de cette extase (1988, p. 40).
Nous avons souvent le sentiment que Krishnamurti se réjouit d’un “presque rien” comme disait Vladimir Jankélévitch, une trace infime, un reflet, un passage furtif, une couleur ou un son, à la manière d’un moine zen :
Au retour près du chalet, le ciel entier était couvert de lourds nuages et, tout à coup, le soleil couchant toucha quelques rochers en haut sur la montagne. Aucune image ne peut fixer la profondeur de beauté et de sentiment révélée par cette tache de soleil sur la face des roches. Elles semblaient éclairées de l’intérieur d’une lumière sereine qui leur était propre et qui ne s’éteindrait jamais. C’était la fin du jour (1988, p. 76).
Sensibilité relie l’observateur et l’observé
La plupart du temps cette sensibilité naturelle est animée d’une très grande force, d’une intensité remarquable, d’une gravité sereine mais également d’une douceur subtile et d’une immobilité profonde. Elle est de l’essence du raffinement et diffuse un silence insondable. Au plus juste de son effet, elle relie totalement l’observateur et l’observé dans une impossibilité d’une quelconque séparation existentielle ; Seule n’existe plus que la relation portée par la joie ou la compassion. Dans ce cas j’ai l’impression que Krishnamurti vit ce qu’écrit philosophiquement Castoriadis dans ses thèses ontologiques sur le caractère indécidable d’une frontière entre ce qui est perçu et celui qui perçoit : “Pour l’observateur limite, la question de savoir, en un sens ultime, ce qui vient de lui et ce qui vient de l’observé est indécidable. (Il ne peut exister d’observable absolument chaotique. Il ne peut exister d’observateur absolument inorganisé. L’observation est un co-produit non pleinement décomposable) (Castoriadis, 1986, p.407).
La non-maîtrise, la non-perfection, l’opacité
Une autre conséquence de la compréhension de l’”otherness”, c’est l’ouverture sur l’inéluctable non-maîtrise, non-perfection et en fin de compte l’opacité de ce qui est. La non-perfection comme la non-maîtrise sont affirmées par Krishnamurti comme une des données de l’existence humaine. La vérité n’est pas mesurable. Aucune explication n’est vraiment satisfaisante dans le rapport à l’”otherness” qui survient justement quand le cerveau ne le recherche pas, ne tente pas d’en contrôler sa venue ou son départ. Aucun acte de pensée, aucune imagination active ne pourraient le comprendre. Il est de l’ordre du “Tout-Autre” comme l’écrivait Rudolph Otto dans son essai sur Le sacré (1969). La seule chose sur laquelle nous pouvons agir, nous rappelle inlassablement Krishnamurti, c’est sur nos actes, nos pensées et notre imaginaire de chaque instant, en en prenant conscience sans plus attendre. Il s’agit d’apprendre à voir ce que nous sommes. La perfection est de l’ordre de la machine, pas de l’humain. Pourquoi cette lutte incessante pour être parfait s’interroge Krishnamurti ?
Penser ou croire sans cesse à la même chose, sans dévier, devient une habitude mécanique ; peut-être est-ce là cette perfection à laquelle chacun aspire. Elle édifie un mur de résistances idéal, qui protégera de tout dérangement, de tout inconfort. La perfection est en outre une forme glorifiée de succès, l’ambition est bénie par la respectabilité, par les représentants et les héros de la réussite. La perfection n’existe pas, ce serait une chose affreuse, sauf pour une machine (1988, p. 107).
A suivre Castoriadis, il va de soi que le Chaos/l’Abîme/le Sans-Fond, en tant que “magma” et peut-être au-delà même de toute logique, fût-elle celle des magmas, s’inscrit dans le registre du non maîtrisable. En juillet 1990, aux décades de Cerisy le concernant, Castoriadis commentant le Chaos soutient qu’il est de l’ordre de l’incompréhensible. La pensée s’arrête à son seuil. L’homme doit l’affronter, debout.
Prise de conscience de notre existence
Quid de la “conscience” ?
La question de la “conscience” est au coeur de l’approche de Krishnamurti. L’éveil, c’est l’entrée de l’homme dans une lucidité consciente. Krishnamurti ne demande rien d’autre que de “voir” ce qui est : nos conditionnements, nos attirances, nos rejets, nos peurs, notre mort. Voir sans plaquer a priori des explications tirées de théories psychologiques ou sociales. Voir sans rien chercher d’autre que cette lucidité. Voir ce qui est maintenant, sous mes yeux et dans ma tête, sans l’hypothéquer par le passé ou l’avenir. Il raconte dans son Journal que les brimades, les souffrances n’ont jamais eu le moindre impact durable chez lui car il les voyait immédiatement dans leur totalité et ainsi elles se consumaient complètement dans l’instant sans laisser la moindre trace, le moindre ressentiment :
il ne s’était jamais senti offensé, blessé, bien qu’il ait connu flatteries et insultes, menaces et sécurité. Ce n’est pas qu’il ait été insensible, inconscient, mais il n’avait pas élaboré la moindre image de lui-même, ne tirait pas de conclusion et n’adhérait à aucune idéologie..Il s’agit de comprendre ce mouvement dans sa totalité, et non point seulement au niveau intellectuel, mais de façon pénétrante, lucide et directe. Prenez conscience de cette structure dans son entier, sans la moindre réserve. On ne peut éviter d’élaborer des images qu’en percevant la réalité de ce processus dans toute sa vérité (1983, p. 40).
Fantastique capacité de voir sans émotion, sans attachement, chez lui. Voir le serpent (1983, pp. 56,72,88,181), le lynx (p. 25), le tigre (p. 77), l’éléphant (p. 102), le singe (p. 169), le daim (p. 182), comme il sait voir la mort de son frère et l’extrême douleur qu’il en ressent à l’époque (p. 87), le cadavre que l’on emporte et la mort omniprésente (p. 60). Voir la détresse d’une enfant de cinq ans et la calmer par sa présence tranquille (p. 38). Voir également ce qui se passe de fulgurant dans son esprit :
l’autre nuit, il s’éveilla, l’esprit totalement vif. Il eut l’impression qu’une sorte de boule de feu, de lumière, s’introduisait dans son cerveau, jusqu’en son centre même. Il l’observa objectivement pendant un certain temps, comme si cela arrivait à quelqu’un d’autre (p. 22).
Krishnamurti définit sa position en ces termes :
Le dissimulé est semblable au visible. L’observation, qui est l’écoute du visible, est la perception du dissimulé. Voir n’est pas analyser. Dans l’analyse existent l’analyseur et l’analysé et cette division débouche sur l’inaction, la paralysie. Dans le voir véritable n’intervient nul observateur et de la sorte, l’action est immédiate : aucun intervalle ne sépare l’idée de l’action. L’idée, la conclusion, sont partie intégrante de l’observation, celui qui voit étant séparé de la chose vue. L’identification procède de la pensée, la pensée est fragmentation (1983, p. 48).
Pensée et intelligence
La pensée ne peut être, dans le domaine psychologique et social, que souffrance. Elle n’a de valeur à ses yeux que sur un plan purement technique et fonctionnel : réparer une voiture ou une montre, répondre à “quelle heure est-il ?”, jouer le jeu mondain de la conversation sociale dans un avion quand on ne peut faire autrement. C’est dire qu’il n’éprouve aucune envie de systématiser théoriquement son approche , ce que tenteront René Fouéré (1985), Robert Linssen (1986), Pupul Jayakar (1986) et Bernard Delafosse (1983) ou d’analyser l’évolution de son langage, comme l’examinera dans sa thèse Yvon Achard (1970). Savoir écouter simplement est le seul remède :
Soyez à l’écoute de ce qui se dit. Ecouter, tout simplement. Non pas les échos du passé, les ravages triomphants de la souffrance ou les recettes pour échapper à cette torture. Mettez votre coeur, la totalité de votre être, à l’écoute de ce qui se dit maintenant (1983, p.65).
Krishnamurti distingue la pensée de l’intelligence “qui ne réside pas dans le fait de cultiver l’intellect et son intégrité. L’intelligence resitue les choses à leur place : la pensée dans ses limites pour comprendre et transformer l’homme et la société, les connaissances techniques indispensables pour vivre dans une société technologique. Mais “se libérer du connu, à chaque instant de votre vie, voilà l’essence de l’intelligence” (1983, p.163). Etre intelligent c’est refuser toute autorité pour se connaître car :
c’est à vous seul et à vous seul qu’il appartient d’étudier le contenu de votre conscience. Les recherches menées par d’autres sur eux-mêmes, et donc sur vous, ne sont qu’autant de descriptions. Le mot n’est pas la chose. Observer, sans l’accepter ni le nier, le contenu de la conscience, voilà en quoi réside la beauté et la compassion de l’intelligence (p. 163-164).
Autonomie, liberté et reliance
Krishnamurti possède une conscience aiguë de ses trois notions. L’enfant est ainsi ipso facto enveloppé et engendré par le déjà-connu, l’institué, jusqu’aux formes les plus subtiles de son intimité. “Se libérer du connu” reste la voie essentielle et solitaire, “sans chemin”, pour accéder à la liberté. Or cette voie ne passe pas par la pensée et la réflexion pour Krishnamurti, mais par la perception-acte instantanée, au-delà de tout projet, de tout désir, de tout attachement à une “réussite” quelconque. Vision bouddhique par excellence, mais à la racine, sans chercher même, comme le Bouddha Gautama Cakyamuni (Siddharta) de son vivant, à fonder une (ou un) “Sangha”, un ordre monastique dans lequel les “bikkhus” ne pouvaient être admis qu’à certaines conditions correspondant à une espèce d’ordination (cf. R. Fouéré, 1985, pp 155-172). Pour Krishnamurti la liberté est soudaine et non progressive et complètement irréversible. Elle est personnelle, et correspond à une transformation radicale de l’être qui se débarrasse d’une seul coup du “Vieil Homme” en lui, souvent au coeur d’une plus haute souffrance mais parfois aussi d’une infime trace naturelle, par une vision pénétrante de ce qui est, une “révolution du réel”. Aucun “savoir” ne saurait nous permettre d’être libre mais nous pouvons apprendre à voir nos conditionnements par l’exercice d’une lucidité permanente sur nous-mêmes. Pour lui, seul l’enseignement de cette approche a de l’importance et le maître demeure un homme ordinaire : “Sous aucun prétexte le maître ne devait être déifié; seul l’enseignement comptait, et il fallait veiller à ce que celui-ci ne soit ni déformé, ni altéré”(Pupul Jayakar, 1989, p.399).
Gageons que Krishnamurti était assez lucide sur le besoin de réassurance de l’homme placé devant l’Abîme et sur la nature toujours changeante de l’univers pour se douter secrètement que son souhait, à l’échelle de l’histoire humaine, serait inéluctablement un voeu pieux et peut-être le signe ultime d’un sens de l’humour.
Bibliographie
René Fouéré, 1985, Révolution du réel : Krishnamurti, Le courrier du livre
Pupul Jayakar, 1989, Krishnamurti sa vie, son oeuvre, Age du verseau
Jiddu Krishnamurti, 1983, Journal, Buchet/Chastel
Jiddu Krishnamurti, 1988, Carnets, Editions Du Rocher