Sur Otherness chez Krishnamurti

2015 par René Barbier

Revenu d’une tournée de conférences au Venezuela, je trouve vos questionnements autour de l’imagination et de l’Otherness (“Autreté”) chez Krishnamurti. Il est vrai que dans mon cours, j’ai rappelé une expérience personnelle avec un oiseau à St Jean de Luz, il y a de nombreuses années. Cette expérience de “reliance”, d’autres étudiants l’ont connue également. J’ai dit que je n’ai pas pu rester très longtemps dans cet état parce que mon imagination active a vite repris le dessus et m’a entraîné vers d’autres horizons.

Otherness arrive par surprise

Chez Krishnamurti, la pensée, l’image, le symbole, empêche l’esprit d’être vacant, c’est-à-dire réceptif pour la compréhension d’autre chose, d’un autre niveau de réalité. Lorsque l’esprit est “vide”, cet autre niveau de réalité se met à vivre en nous-mêmes. Est-il donné ou est-il créé ? Dans le second cas, l’esprit vide produirait cet état, au même titre qu’il produit une image. Mais, dans ce cas, il pourrait y avoir intentionnalité et volonté de créer cet état. Krishnamurti semble réfuter cette perspective puisqu’il affirme que l’Otherness arrive sans qu’il le recherche, comme par surprise.
L’Otherness est donc un état d’être, d’un esprit sans pensée, qui nous fait participer à la totalité de ce qui est, sans conscience de division de soi-même et du monde. L’observateur et la chose observée ne sont plus séparés. Une paix intérieure s’installe au coeur de la psyché avec un bonheur d’être, une joie sans exubérance mais très enracinée. Une joie pour rien – dirait le peintre anglais Françis Bacon, avec son scepticisme habituel. 

Méditation et cerveau

Les études récentes des neurophysiologistes du cerveau comme Andrew Newberg, Eugène d’Aquili et Vince Rause (dans Pourquoi “Dieu” ne disparaîtra pas. Quand la science explique la religion, ed. Sully, 2003, 316 pages) montrent que certaines zones du cerveau sont capables de s’activer au moment de la méditation de pratiquants du bouddhisme ou du christianisme. Le cerveau aurait donc des aires (notamment l’aire associative pour l’orientation située dans le lobe pariétal droit, qui est privé d’informations (“désafférentée”) dans le cas de méditations soutenues) ayant pour fonction de permettre à l’être humain de connaître ce type d’expérience que les auteurs appellent “mystiques”. Evidemment, cela ne prouve rien quant à la “vérité” générale de cette réalité vécue que certains s’obstinent à nommer “Dieu”. Mais pour les personnes qui la vivent, l’expérience est une réalité indiscutable. L’historien des religions, Mircea Eliade, affirmait, dans le même sens, que le sacré était un élément de la structure de la conscience et non une étape dans l’évolution de celle-ci.

Otherness et inquiétante étrangeté

Dans l’Otherness, Krishnamurti vivait cette réalité comme “un fait”. C’est, sans doute, dans ses Carnets (ed. du Rocher) que Krishnamurti a le mieux parlé de ce vécu d’Otherness. Les descriptions qu’il donne de ce qu’il perçoit alors sont d’une très grande justesse et d’une profonde étrangeté. Mais il ne s’agit jamais de “l’inquiétante étrangeté” dont parle Freud. Je suis d’accord avec Sunmi, l’l’inquiétante étrangeté freudienne est hypothéquée par son système théorique. Il ne s’autorise pas à aller “voir” autrement la réalité et se contente de l’analyser. Freud, dans son dialogue avec Romain Rolland, s’est toujours méfié de “la jungle hindoue” que semblait lui proposer R.Rolland avec son “sentiment océanique”. 
A noter qu’un grand psychothérapeute, dissident du Freudisme, Carl Gustav Jung, cependant très ouvert au monde symbolique, est resté également à bonne distance de cette “jungle hindoue”. Lors d’un voyage en Inde, il a refusé d’aller rencontrer le sage Ramana Maharshi, mort en 1950, qui était réputé pour sa profondeur spirituelle. Peut-être avait-il raison ? Le Dalaï Lama ne nous dit-il pas qu’il est inutile d’aller chercher la spiritualité ailleurs que dans sa culture si celle-ci possède de bonnes entrées au sein de sa tradition ? Le sacré n’est pas lié à la géographie, à la culture ou à l’intentionnalité, seulement à ce que je nomme “la parenthèse blanche de l’esprit” expérientielle et singulier. avec pour conséquence le vécu d’un “clair-joyeux” en soi-même et une compréhension de la compassion universelle.