2004, par René Barbier
Dans le film espagnol « Ma vie sans moi » (2003) réalisé par Isabel Coixet, Laurie, une jeune femme de 23 ans, apprend qu’elle est atteinte d’une maladie mortelle et qui lui reste trois mois à vivre. Mère de deux petites filles adorables, mariée à un homme qu’elle aime et qu’elle connaît depuis son premier enfant à 17 ans, elle travaille comme femme de ménage dans une entreprise sans intérêt. Son mari est au chômage et cherche désespérément un emploi. Sa mère est une femme renfermée sur elle-même et un peu désabusée. Son père est en prison pour dix ans et elle ne l’a pas vu depuis très longtemps.
Le sens de la mort va la surprendre et lui faire changer complètement le cours de sa vie. Il lui reste très peu de temps. Son attitude à l’égard de l’existence change complètement. Elle se centre beaucoup plus sur elle-même et, en même temps, sur les autres. Elle va chercher à voir quelle femme pourrait convenir à son mari et à ses deux filles, après sa mort. Elle décide d’aller voir son père en prison. Elle se réconcilie avec sa mère et lui demande de s’ouvrir beaucoup plus au monde et aux autres. Mais surtout, elle veut rencontrer également un autre homme. Faire l’expérience humaine et sexuelle avec quelqu’un d’autre que son mari, qu’elle aime pourtant. Elle aura cette possibilité dans le film et vivra une histoire d’amour courte mais intense, à côté de l’amour des profondeurs avec le père de ses enfants.
L’attitude de Laurie n’est, en rien, celle d’une personne qui se lamente ou qui se réfugie dans la religiosité habituelle. Elle a pleinement conscience de ce qui va lui arriver. Elle affronte la réalité en face, « debout devant l’abîme » comme disait Castoriadis. Mais tout se transforme. Les moindres petites choses de la vie prennent une importance extraordinaire ; contempler, sentir, dire deviennent essentiels.
Toutes les spiritualités du monde montrent que le sens de la mort ouvre la voie de la sagesse. La philosophie, qui se veut occidentale, court après la sagesse sans jamais la rattraper. Elle aussi, réfléchit sur le sens de la mort. Mais elle engouffre sa réflexion dans les concepts et les systèmes théoriques. Peu à peu, le sens de l’expérience vécue disparaît au profit d’une élaboration de la pensée qui rationalise le sens tragique de la vie.
J’avais dix ans lorsque, au détour d’une route, à vélo avec mon père, dans un coin perdu de Seine-et-Marne, j’ai vu un jeune motocycliste décapité sous un camion. Cette épreuve de réalité m’a fait entrer, pour toujours, dans le fait de mourir. Sans doute est-ce à cette époque que le sens philosophique m’est venu. Peut-être que l’aventure aléatoire de ma propre naissance, avec un père et une mère passionnés, a constitué l’humus sur lequel le questionnement permanent sur la naissance et la mort, a pu se nourrir ?
J’allais avoir 16 ans lorsque le compagnon d’une amie a été tué dans un accident de voiture à Paris. Comme il était militaire, son corps a été conduit au Val de Grâce. Je suis allé le voir dans cet hôpital. Il était dans une chambre mortuaire. On voyait son visage découvert. Je n’ai pu rester sur place. Je suis sorti avec des pleurs qui n’en finissaient pas. Dès ce jour, j’ai su que je devais aller beaucoup plus loin dans l’approfondissement du « sens de mourir et de vivre ». J’ai commencé à me former aux grandes spiritualités de monde, sans en privilégier une seule. Je n’avais aucune religion, excepté celle de l’humanité que mes parents m’avaient donnée. J’étais libre de partir à l’aventure sans être codé a priori. Je n’avais aucun goût pour toutes formes de dépendance à l’égard d’un gourou. A cette même époque, une maladie invalidante m’a tenu allongé pendant six mois, me faisant rencontrer une autre forme de limite existentielle.
Chez nous, dans une famille ouvrière, nous n’étions pas dans la misère, simplement dans une vie où il fallait compter pour joindre les deux bouts, en fin de mois, au sein du petit deux pièces parisiennes où nous vivions dans le XXe arrondissement. Mais, surtout, avec un sens de la solidarité, de la justice et de l’engagement à l’égard du monde social. Des valeurs que je n’ai jamais perdues et qui ont fortifié ma connaissance spirituelle.
Au moment où j’écris ces lignes, un avion de dix ans d’âge, venant d’Egypte, s’est abîmé en mer et a fait 148 victimes. La mort nous saisit sans que nous puissions jamais savoir à quel moment, ni dans quel lieu. La sagesse commence dans notre conscience lorsque nous sommes persuadés de ce fait. La vie peut alors s’éclairer, dans toute sa magnificence. Entre le passé qui s’existe que dans la mémoire et le futur porté par l’imagination, le présent nous apparaît dans toute sa réalité. Il ne s’agit pas de proclamer sans cesse « carpe diem » ! Apprendre à reconnaître le présent de la vie en actes est de longue durée, mais nous advient subitement. Rien à voir avec une extase tumultueuse. Un simple éclairement, un « flash existentiel » déterminant. Ramakrishna pose son pied sur le torse de Vivekananda et le rationaliste indien prend soudain conscience de la réalité ultime. Quel était ton visage avant ta naissance? A cette question saugrenue, le disciple bouddhiste peut s’éveiller d’un seul coup, sans comprendre pourquoi. Le regard sur le monde est bouleversé et bouleversant. C’est la totalité vivante qui nous saisit et nous entraîne. Le moi devient un nous qui dépasse même la compréhension du monde vivant. La personne perd le sens de son identité restreinte pour reconnaître qu’il n’y a plus « personne » à nommer chez elle. La sagesse est sans visage et de l’ordre du non-attachement. Le non-attachement n’est pas le détachement. Il est au-delà de la dualité et de l’unité, de la séparation et de la fusion, catégories de pensée de notre niveau habituel de réalité. Le non-attachement n’implique nullement que nous puissions vivre en couple, avec une personne que nous aimons. Au contraire, nous sommes dans une relation de liberté radicale dans le non-attachement. Une liberté nécessaire à la vérité de l’amour. La sagesse nous fait comprendre que la liberté, l’amour, la création et la finitude sont une seule et même chose.
L’expérience de la sagesse est un fait impromptu. Un fait que nous n’avons pas à rechercher parce que toute recherche est une intention qui risque d’éloigner sans cesse ce que l’on cherche. Il n’y a rien à chercher car l’homme est organisé psychiquement pour vivre la sagesse. Nous devons passer de l’intention à l’attention. Cette dernière attitude est incarnation et conscience de la présence du monde en nous et de nous au monde.
Nous avons à réfléchir sur ce qu’on nomme « expérience ». Tant de gens veulent faire des « expériences » ! Ce qui est de l’ordre de la volonté et du désir de posséder constituent, en général, la motivation de la quête sempiternelle l’expérience. Pour ce faire, nous partons à l’aventure dans des pays étrangers. Nous prenons des drogues. Nous multiplions les relations amoureuses et sexuelles. Nous lisons tous les livres. Nous participons aux plaisirs du pouvoir économique, politique, symbolique. Un « homme d’expérience » n’est pas, par nature, un être de sagesse. L’expérience de l’aventure de Henri de Monfreid, n’est pas celle de la mystique chrétienne immobile Marthe Robin. L’expérience des soixante dix années de voyages à travers le monde de Krishnamurti n’est pas celle au pieds de son arbre, à Tirunamavalai, en Inde, du sage non-dualiste Ramana Maharshi. Il ne nous est d’aucun secours pour nous comprendre. L’histoire de vie d’un autre lui appartient, dans la création et l’illusion de lui-même. Elle est singulière, à nulle autre pareille. Lorsqu’elle échappe aux jeux mondains, elle peut nous signifier qu’un niveau suprasensible de réalité existe pour d’autres personnes. Elle nous pousse au questionnement sur nous-mêmes. Mais elle ne nous apprend rien. Nous sommes contraints de comprendre par nous-mêmes ce qui demeure dans ce qui passe continuellement, en prenant « soin de l’être » comme disait Philon d’Alexandrie.
Le savoir est-il un gage de sagesse? Les philosophes occidentaux penchent pour une quête ininterrompue de la sagesse. L’érudition fait partie de la démarche. Mais que nous apprennent réellement les livres ? Répondre « rien » serait trop facile. Il en est des ouvrages comme des rencontres humaines. Est-ce un fait d’expérience sans projet, sans attachement ? Dans ce cas, un livre peut, subitement, par une simple petite phrase, une image, une pensée, nous entraîner vers un questionnement qui nous fera avancer à l’intérieur de notre conscience d’être. Je me souviens de ma première lecture d’un ouvrage de Krishnamurti, dans ma vingt-cinquième année. Quelle découverte ! Tout à coup, ce qui était dit, me parlait et m’éclairait justement. Je commençais un long dialogue silencieux avec cet éducateur qui dure encore, à l’orée de ma retraite universitaire. Krishnamurti pensait, à la veille de sa mort, que peut-être personne n’avait compris ce qu’il avait dit. Mais n’était-ce pas parce qu’il était environné de personnes qui étaient plus des disciples fascinés que des personnes en travail de sagesse, malgré ses incessantes mises en garde de toute maîtrise ? Je fais l’hypothèse que, de par le monde, des milliers de personnes ont été enrichies spirituellement par Krishnamurti sans l’avoir jamais rencontré physiquement ou lui avoir écrit.
Ce que propose un philosophe n’est jamais qu’une trace dans le symbolique. Or, Krishnamurti, comme beaucoup de sages, affirmait que « le vol de l’aigle ne laisse pas de trace » et, en même temps, il écrivait et prenait soin de son enseignement. Paradoxe ? à première vue, sans doute. Mais, de fait, il a répondu à cette nécessité de parole chez lui. Sa comparaison était celle de la fleur qui diffuse son parfum par nature, sans aucune intention. La parole d’un sage qui « a été fait simple » comme il le disait de lui-même, est un parfum qui s’exhale de son être même.
Le savoir, comme rapport au savoir critique, semble nécessaire à la vie spirituelle. Nous sommes, aujourd’hui comme hier, dominés par un imaginaire fondé sur l’illusion de la toute puissance et des moyens de se préserver du rapport tragique au « Chaos, Abîme, Sans Fond » qui, selon Castoriadis, constitue le fond du réel. Le besoin de maîtres-penseurs, de gourous, est incommensurable, sous l’apparent désintérêt vis-à-vis des grandes religions instituées. Plus que jamais, nous avons à mettre en œuvre notre faculté de discernement. Le savoir et le savoir-faire dans le domaine intellectuel, nous entraînent à cette pratique critique sur les interprétations multiples du monde, trop souvent totalitaires. Sous cet angle, la philosophie est importante, de plus en plus alimentée aujourd’hui par les sciences de la matière et de la nature, de la vie et les sciences humaines.
La sagesse, cependant, transcende le rapport au savoir. Elle est de l’ordre de la connaissance de soi, comme expérience personnelle et intersubjective. Elle exprime, en fin de compte, un « vertu d’humanité » (ren) de la pensée chinoise. L’idéogramme qui y correspond est fait du caractère « homme » et du caractère « deux ». Dans la sagesse chinoise, pas de vertu d’humanité sans relation à l’autre. On ne devient pas un être humain sans se risquer à la relation, soutenue par un sens aigu de l’éthique.
Les développements récents des sciences cognitives nous font réfléchir sur cette attitude. Alors que les premières recherches en intelligence artificielle, enracinées dans la tradition rationaliste et cartésienne, étaient dominées par le paradigme computationnaliste pour lequel la connaissance opère au moyen de règles de type logique, les recherches actuelles se tournent davantage vers la cognition comme activité concrète de l’organisme dans sa totalité. On sait aujourd’hui que la pensée est liée à l’émotion. Cette perspective est pour F. Varela, l’occasion de présenter sa théorie de la connaissance comme « énaction » ; théorie qui rejoint les vues de Piaget sur le développement cognitif à partir du couplage sensori-moteur et celles, plus récentes, de Lakoff et Johnson sur l’émergence des structures conceptuelles à partir de l’expérience corporelle. La cognition est avant tout affaire d’action incarnée et pas seulement de représentation. Une grande partie de notre vie mentale relève du faire-face, immédiat et spontané, dans de multiples situations (des « micro-mondes »).
Le comportement éthique s’acquiert comme les autres comportements. Comme pour la cognition en général, la question centrale de l’éthique n’est donc pas celle du raisonnement mais plutôt celle du savoir-faire éthique. Or, ce savoir-faire éthique, négligé par les penseurs occidentaux, a été pris en compte par de grandes traditions de pensée non occidentales (le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme) et on ne peut, dit Varela, continuer d’ignorer ces traditions.(Varela, Quel savoir pour l’éthique? Action, sagesse et cognition, Paris, Éd. de La Découverte, 1996, 122 pages.)
Comment commence le processus de sagesse ? J’ai indiqué à quel point la conscience du fait d’être un « être pour la mort » (Heidegger) était essentiel pour commencer à entrer dans la sagesse. Le Bouddha est parti de ce constat : quatre rencontres significatives pour le jeune prince Siddharta, si longtemps préservé des malheurs, des injustices et de la laideur de ce monde par son père. Un homme dans la misère, un vieillard, un malade et un mort. A partir de ces rencontres, tout homme peut partir à l’aventure de la sagesse. La sagesse bouddhique nous offre une voie existentielle pour comprendre le tragique de l’homme lié à la souffrance. La cause d’abord : le désir sous toutes ses formes. L’espoir : il existe un moyen de s’en sortir. La voie : l’octuple sentier fondé sur une vie juste, une parole juste, une attention juste, une discrimination juste, une compassion juste.