2000, par René Barbier
Depuis plusieurs années, les Chouans du savoir traditionnel montent au créneau d’une citadelle nommée Culture. Ils prétendent défendre l’Identité française assiégée par les hordes pédagogiques, ces nouveaux barbares, qui nivellent l’école et assèchent notre civilisation gréco-latine. Ils s’écrient que l’esprit de la « Scholè », espace crénelé de l’étude, loin du monde et du bruit, est perdu, que tout va à vau-l’eau. Ainsi Jean-Claude Milner, Danièle Sallenave, Marcel Gauchet, Régis Debray, Alain Finkielkraut ou Jacqueline de Romilly s’affichent comme les modernes « traditionnaires » selon le mot proposé naguère par Daniel Hameline pour les opposer aux pédagogues trandisciplinaires de la « liberté pour apprendre ». Pédagogues au demeurant « agents doubles toujours en passe d’être doublés », comme il l’écrivait avec lucidité.
Hérauts du savoir savant disciplinaire et de la culture lettrée, ces grands féodaux arment leurs mousquetons en direction des pédagogues et des élèves de banlieue et d’ailleurs, ces sans-culottes de la culture. Ils n’imaginent jamais que la parole magistrale absolue qu’ils tiennent devant leurs ouailles, n’est peut-être que le reflet d’une fascination inconsciente et narcissique pour le son de leur propre voix, à laquelle répondent, le psittacisme inconscient, l’indifférence narquoise, l’incompréhension totale, ou l’agressivité frontale comme forme de résistance, de leurs élèves. Il y a plus de quarante ans que les travaux des sociologues du Centre de sociologie européenne ont démontré la vanité de la transmission du savoir par les méthodes magistrales. Il y a plus d’un siècle que les mouvements pédagogiques tentent de répondre difficilement à cet échec. Mais rien n’y fait.
Les antipédagogues s’obstinent à calomnier ceux qui cherchent une solution à l’échec scolaire. Ils n’ont que le mot sacré de « culture » (lettrée) à la bouche : c’est leur hostie ! Comme les catholiques de l’Inquisition, ils veulent imposer leur foi à l’ensemble de la communauté humaine, éventuellement par la force. Ils oublient que les gnostiques ont su déjouer cette stratégie impérialiste par une contre-stratégie silencieuse très efficace, comme l’a bien montré Jacques Lacarrière. Grands admirateurs des textes de la tradition légitime de la culture, les antipédagogues se réfèrent, plus ou moins consciemment, à la tradition du texte sacré, telle qu’elle se donne à voir dans les grandes religions du Livre. Derrière leur défense de l’identité française, voire européenne, nous trouvons celle d’une philosophie religieuse ancestrale en Occident. On devrait étudier l’adhésion à la parole du Maître-Instructeur comme le sociologue Frédéric Lenoir approche la fascination du Bouddhisme en France actuellement. Il y a les pratiquants, les proches et les sympathisants, auxquels il faut ajouter les réfractaires dans le rapport au savoir. Il s’agit toujours de croyance :
- croyance en la souveraineté immuable de la Culture lettrée.
- croyance dans la toute-puissance de celui qui sait.
- croyance dans l’indignité sociale de celui qui ne sait pas (et probablement ne saura jamais).
- croyance dans un système d’enseignement qui devrait répondre aux exigences de ces croyances.
A titre d’exemple, je veux analyser et répondre à une conférence récente sur le thème « l’Europe, victoire ou défaite de la raison » de l’un des plus prestigieux thuriféraires de ce courant antipédagogique. Le philosophe Alain Finkielkraut, en tant que membre influent de l’establishment intellectuel, sait user et abuser de son statut de mandarin des médias pour dénoncer, dans une sorte de fourre-tout, l’ensemble de la pédagogie moderne (1). Devient-il le Vercingétorix de la Culture française assiégée par la massmondialisation électronique nord-américaine ? Il n’en est pas à un tour de passe passe dans son sac ! Serait-il pris, lui aussi, par l’urgence de dire qu’il dénonce si promptement dès qu’il parle de la pédagogie contemporaine ? Son attaque virulente et faussement logique du livre de Marie-Danièle Pierrelé, préfacé par Philippe Meirieu, Pourquoi vos élèves s’ennuient en classe (Syros, 1999) mérite une réponse réfléchie mais vive.
Son questionnement exprime une tendance évidente de certains intellectuels et chercheurs français à l’égard de l’éducation contemporaine. On ne peut laisser croire qu’ils possèderaient, seuls, le privilège de défendre la culture générale, les pédagogues étant non seulement relégués dans les bas-fonds de ce qui fait sens, mais plus encore oeuvrant pour la dégénérescence de la culture, à coups de bons sentiments et d’une certaine puérilité. Lors de sa conférence remarquée le 30 mars 2000 dans un important Centre culturel à Paris, Alain Finkielkraut, après une critique de « vieux démons » nazis toujours en veille aujourd’hui, mais repérables selon ses dires, comme le montrent les récentes élections autrichiennes, avec la venue au pouvoir du leader d’extrême droite Joerg Haider, insiste surtout sur les « jeunes démons », beaucoup plus méconnus, qui émergent dangereusement dans l’actualité des lycées et des collèges. Qui sont donc ces « jeunes démons » que nos yeux hébétés par la télévision et l’ordinateur ne voient plus, alors qu’ils nous écrasent le nez ? Nous conduisent-ils vers ces nouvelles barbaries brunes, sans qu’on y prenne garde ?
Ce sont les effets symboliques produits par les nouveaux pédagogues. Vous savez, ceux qui s’obstinent à écouter la jeunesse d’aujourd’hui dans sa difficulté à exister au sein de l’univers scolaire et universitaire, au lieu de leur « faire la classe », alors que « le niveau baisse ». Pour Alain Finkielkraut, les dés sont jetés et pipés. Il y a un retour de la vieille querelle, d’après lui dépassée, entre juifs et chrétiens, de la primauté du savoir (juif) d’un côté ou de l’amour (chrétien) de l’autre. La théologie chrétienne a depuis longtemps réglé cet antique conflit en reconnaissant la valeur du savoir et de la culture, sans nier l’amour. Cependant, on le voit réapparaître avec les pédagogues qui distillent leurs désirs destructeurs dans les réformes proposées par le gouvernement, avec la bienveillante complicité de Philippe Meirieu, directeur de l’INRP. On connaît bien cette musique ! C’est désormais une vieille rengaine porteuse, par la rumeur, de toutes les hypocrisies, voire les infamies, et qui ne reflète plus le clivage politique gauche-droite mais le traverse complètement. Nous en reconnaissons l’impact au sein même de notre université de Paris 8, qui veut encore se nommer « Vincennes à Saint-Denis », en souvenir d’une utopie pédagogique très mal en point aujourd’hui.
Finkielkraut s’en prend principalement à Marie-Danièle Pierrelé, cette dangereuse « utopiste » et à son préfacier Philippe Meirieu, auteur lui-même d’un autre ouvrage L’école ou la guerre civile en collaboration avec Marc Guiraud. Il n’y va pas de mainmorte. C’est tout juste s’il ne cherche pas à nous convaincre que l’ancienne Principale d’un établissement scolaire professionnel de Saint-Denis, dans la banlieue parisienne, n’est pas l’éminence grise du diable en personne. Car la pensée de Finkielkraut est complètement dichotomique et manichéenne. D’un côté le Bien ou la Culture traditionnelle. De l’autre le Mal ou la pédagogie moderne qui prend pour étendard l’Amour. À coups de citations parfaitement choisies pour étayer son propos, mais extraites de leur contexte, A. Finkielkraut réduit la pédagogie active à un tas d’inepties. Il ne suffit pas d’énoncer, comme il le fait, le mot « oxymore » pour savoir, réellement, ce qu’il peut signifier dans une pratique pédagogique. Comme il le dit, citant le film « L’armée des ombres » de Melville, il n’existe pas de « résistance joyeuse ». Accepterait-il qu’il existât une « mort heureuse » d’un pédagogue, à l’exemple du Bouddha éducateur ? Marx proposait d’éduquer les éducateurs. Il faudrait également éduquer les intellectuels parisiens à la réalité sociale d’une nouvelle « culture du pauvre » (Richard Hoggart) qui s’organise pour survivre à la périphérie.
Ainsi le pédagogue moderne, en la personne de Marie-Danièle Pierrelé, voudrait descendre en flamme la vraie culture, celle garante de l’humanisme de toujours, et la remplacer par les « expressions de soi » imaginaires et éphémères d’une foule diversifiée d’élèves en rupture de ban. On reconnaîtra dans cette anxiété la critique actuelle à l’égard de l’épistémologie de la sociologie clinique et des histoires de vie en formation d’adultes et la valorisation, a contrario, de certains courants des sciences humaines cognitivistes ou quantitativistes. Dans son regard vers le concret et ses différentes formes d’intelligence – que la psychologie contemporaine reconnaît pourtant (« les intelligences multiples » d’Howard Gardner) – la pédagogie moderne est simplement plus ouverte à l’actualité scientifique que les défenseurs de la culture traditionnelle.
Cette peur de l’auteur de La défaite de la pensée (1996) mais également de La sagesse de l’amour (1988) m’en rappelle deux autres. L’une, déjà un peu ancienne, est de Pierre Gaxotte, dans le journal Les Echos, qui s’alarmait, à droite, du taux d’étrangers dans nos villes et parlait d’un « seuil de tolérance » très faible à ne pas dépasser sous peine de chaos social, comme si cet indicateur avait une quelconque valeur scientifique. L’autre, toute récente, émane du maire du 8e arrondissement de Paris. Devant la réforme de la carte scolaire à Paris, il s’insurge contre le risque de voir débouler dans ses établissements cossus et bien fréquentés de son quartier, les élèves des autres quartiers périphériques (18e ou 19e) qui, d’après lui, ne sont peuplés que de drogués, de délinquants et d’illettrés notoires et irrécupérables.
Sans aller, évidemment, jusque là, de quoi Alain Finkielkraut et ses amis ont-ils peur ? N’est-ce pas de la perte de la culture de leur groupe social, celle qui les fait vivre, celle des élites des grandes écoles, de l’ »homo academicus », dont a parlé depuis longtemps Pierre Bourdieu dans ses travaux ? Pourquoi Alain Finkielkraut semble-il superbement les ignorer ? La Culture de tous les temps, en quelque sorte, intangible et impermanente. A. Finkielkraut n’hésite pas, à aller chercher des exemples dans la Shoah. Mieux, il prétend défendre à quiconque le droit de citer l’exemple de l’holocauste s’il s’agit de parler de citoyenneté avec les armes de la pédagogie moderne. Et de citer le cas du camp-citadelle de Terezin, où mourut l’admirable poète Robert Desnos. Un camp de concentration, déguisé en ville fortifiée, médiatisé déjà à l’époque par la propagande nazie, pour montrer aux autres nations, la façon dont le Nazisme pouvait être « tolérant » avec les juifs regroupés – là – dans leur culture. Or, dans ce camp, les artistes, les poètes, les écrivains, les musiciens, inventaient heureusement, au jour le jour, et dans la fragilité de l’éphémère, une résistance, une « résilience » dirait Boris Cyrulnik, à partir, justement, de la Culture en acte.
Les pédagogues d’aujourd’hui veulent-ils donc détruire cette Culture qui sait si bien, le cas échéant, faire front à la barbarie toujours à nos portes ? Sont-ils, à ce point, des fossoyeurs de la démocratie et de toute citoyenneté véritables ? Philippe Meirieu et Marc Guiraud, dans leur livre sur L’école ou la guerre civile (Plon), au contraire, questionnaient l’expansion d’une raison indiscutée en Occident. Cette dernière n’a-t-elle pas créé, justement, l’humus pour faire fructifier la Raison totalitaire qui s’affirme dans l’organisation même de la Shoah, comme l’a si tragiquement démontré une personnalité nazie comme celle d’Adolph Eichmann au cours de son procès ? Il s’agit d’une incompréhension de la pratique de la pédagogie active, ou plutôt d’une méconnaissance pure et simple. Les étudiants qui travaillent avec moi savent très bien à quoi s’en tenir lorsque je leur parle de la nécessité d’avoir en tête, toujours, les poèmes de l’humanité, auxquels ils pourront faire appel les jours de grande désespérance, sous la botte du fanatisme meurtrier.
Alain Finkielkraut ne voit pas que le pédagogue d’aujourd’hui ne s’appuie pas sur « l’amour » comme d’une essence, mais sur la relation humaine à reconstruire collectivement, à élucider, dans la classe, pour faire comprendre la valeur de la culture démocratique et aller vers plus d’autonomie, au sens de Cornelius Castoriadis. Le pédagogue ne dit pas, comme Finkielkraut, la Culture ou l’Amour, sentence qui ressemble un peu à « après moi le déluge » de la « personnalité autoritaire » analysée naguère par Théodor Wiesengrund Adorno. Le pédagogue affirme la Culture par le biais de l’Amour relationnel, au sens de philia et Agapê. La reconnaissance de la culture universelle va de pair avec celle des cultures minoritaires et exclues au nom de l’héritage culturel légitime. On ne fera jamais passer Racine ou Shakespeare dans un collège de banlieue si on refuse, a priori, d’accorder la moindre reconnaissance à la bande dessinée, au rap et au tag. Il s’agit d’une problématique actualisée d’échange symbolique : du donner-recevoir-rendre (Marcel Mauss, Jean Baudrillard). J’accepte de te recevoir – dit l’élève à son enseignant – si tu acceptes de m’écouter dans tout ce que je suis. Ce qui ne veut pas dire, une fois la confiance accordée de part et d’autre dans la relation éducative, une absence de réflexion critique, tant sur la culture des jeunes que sur la culture soi-disant universelle.
Je suis loin d’être un inconditionnel du rap et du tag. J’avoue même être plutôt du côté de la musique religieuse traditionnelle, de la poésie de Roberto Juarroz ou d’un haiku de Basho. Mais, en tant qu’éducateur praticien, je dois comprendre ce que me disent ceux qui pensent différemment et reconnaître leur sens de la vie. L’éducation est toujours une médiation et un défi. Les jeunes de mon université me lancent le défi de leur subculture. Je leur lance, après les avoir entendus et compris, le défi de ma propre culture universitaire, nécessairement lettrée. Il nous faudra trouver une médiation et accepter le conflit créateur. Une expérience que j’ai menée récemment à l’université, dans le cadre d’un enseignement centré sur les savoirs et savoir-faire du Quart-monde, me confirme dans cette possibilité (voir la revue Quart-monde du Mouvement aide-à toute détresse Quart-Monde, de juin 2000).
Dans sa volonté de puissance intellectuelle, Alain Finkielkraut critique violemment le livre de Philippe Meirieu et Marc Guiraud en feignant de croire que ces auteurs veulent la destruction de l’école et la négation de la culture générale, ce qui est un contresens et une attitude de mauvaise foi. Il oublie de citer un autre livre de Philippe Meirieu, plus récent, qui remet les pendules à l’heure. Je veux parler du livre intitulé Des enfants et des hommes. Littérature et pédagogie, 1. La promesse de grandir (ESF, 1999). Dans cet ouvrage Philippe Meirieu insiste sur l’importance de la littérature à l’école pour intégrer les diversités des valeurs culturelles qui font sens en éducation. Nous sommes à l’opposé de la représentation naïve (est-elle si naïve que cela ?) d’Alain Finkielkraut à propos des pédagogues destructeurs de culture cultivée. Je n’ai jamais rencontré de pédagogues modernes incultes. Je n’ai pas entendu la moindre insulte à l’égard de la culture savante et universelle dans leur bouche. La plupart des enseignants qui s’y consacrent sont de grands lecteurs, très ouverts sur le monde. Souvent, par leur pratique compréhensive, ils font passer ce goût de la lecture à leurs élèves. Cela arrive aussi aux amis de Finkielkraut et je m’en réjouis. Je sais que Jean Lescure et les jeunes poètes de son temps, suivaient avec passion les cours de Gaston Bachelard à la Sorbonne. Qui n’a pas été touché dans sa libido sciendi par les cours de Vladimir Jankélévitch ou par ceux de Gilles Deleuze ? Je ne pense pas que nous puissions vivre dans un monde sans histoire reconnue, sans culture générale affirmée. Nous avons un devoir de mémoire à transmettre, mais comment réussir cet exploit aujourd’hui ? C’est l’enjeu de la pédagogie moderne.
Certes, Marie-Danièle Pierrelé propose de réduire les heures de cours magistraux consacrés à la culture cultivée au profit d’heures d’écoute et de pratiques liées à l’intérêt quotidien des enfants dans leur contexte actuel. Mais ce n’est pas pour abandonner la culture, simplement pour la réarticuler, voir dans la critique, avec la modernité et la situation réelle de chacun. Si Alain Finkielkraut avait, une fois dans sa vie, enseigné durablement dans une université de la périphérie de la capitale, il saurait qu’on ne peut plus faire passer la Culture universelle selon les règles qui prévalent encore dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Les jeunes moniteurs de l’enseignement supérieur commencent à s’en apercevoir, au sein de leur formation universitaire, dans les Centres d’Initiation à l’Enseignement Supérieur (CIES), comme je l’écoute chez eux aujourd’hui en tant que professeur. On peut le déplorer, mais c’est un fait qui nous oblige à inventer une pédagogie différente. Elle n’en est pas moins rigoureuse et elle nous demande beaucoup plus d’énergie et de temps. Mais, plus encore, une pédagogie de ce type implique, nécessairement, une réflexion sur la citoyenneté. Non d’une façon purement abstraite, mais dans une pratique conflictuelle et risquée. Car rien n’est gagné d’avance. La force de certains médias, de certaines idées maffieuses, qui diffusent des idées-forces concernant l’argent facile, le sexe et la reconnaissance sociale par la politique spectacle, en somme « la montée de l’insignifiance » (C. Castoriadis), n’arrêtent pas d’être combattue par la pratique difficile, voire dangereuse, de la pédagogie active.
Il y a un point, toutefois, dans l’interpellation d’Alain Finkielkraut, qui suscite mon accord de principe. Le terme de créativité, d’après l’auteur, valorisé dans la pédagogie moderne, serait une lourde insistance sur l’ »expression de soi », en définitive assez narcissique et sans intérêt majeur du point de vue de l’universel. La création, quant à elle, pense-t-il en citant Maurice Merleau-Ponty dans « le visible et l’invisible », à avoir avec la question de l’Être en puissance. Il semble que les pédagogues modernes fassent perdre le sens de cette relation de conaturalité entre création et Être. J’entends bien cette remarque et je suis d’accord avec le caractère essentiel de cette relation. C’est la raison pour laquelle je n’emploie pas le terme de créativité, que je laisse aux marchands de techniques managériales, non sans réserver ma critique. Je parle de création, en effet, dans un sens très proche de ce que propose Alain Finkielkraut. A condition de poser comme postulat que l’Être est « en-devenir » et non tout entier « déjà-là » une fois pour toutes. L’Être est surgissement permanent de la totalité du monde. Par la création de chacun et de tous, nous constituons cet Être d’instant en instant. L’Être est « à Être ». C’est le propre de l’Imaginaire social issu de « Chaos, de l’Abîme et du Sans-Fond » dont nous parle Cornelius Castoriadis. L’Être est « procès » sans commencement ni fin, qui dilate (et peut-être rétracte) le temps et l’espace dans son expression phénoménologique.
La création véritable n’est pas un simple amusement combinatoire d’éléments hétérogènes et sans signification, alimentant ainsi une « multiplicité générique » fondamentale comme le pense Alain Badiou. Elle est liaison intrinsèque entre le devenir-Être de la totalité du monde, au coeur de sa « poéticité radicale », au sens du philosophe Kostas Axelos, et l’acte micro-créateur surgissant chez la personne incarnée dans le flux d’une multiplicité d’expressions concrètes et symboliques.
Une autre question à retenir de la critique d’Alain Finkielkraut : le risque de ghettoïsation de l’école. La proposition de Marie-Danièle Pierrelé de diminuer les cours et d’insister sur les pratiques spécifiques, ne va-t-elle pas accentuer le départ des élèves des classes cultivées et entraîner une École à deux vitesses et séparée géographiquement ? Il est plus que probable que la tendance ira dans ce sens. Mais on oublie de dire que :
- C’est déjà très largement le cas actuellement pour les enfants des classes supérieures. Les parents appartenant à cette classe sociale ont depuis longtemps évacué leur progéniture vers les lycées prestigieux de la capitale. Aujourd’hui, on constate plutôt une stagnation, voire une régression, des enfants des classes ouvrières et paysannes dans les grandes écoles ou dans le cursus de doctorat. Nous sommes revenus, dans le meilleur des cas, à la situation d’avant 1970, au temps des « héritiers » analysés par P. Bourdieu.
- Inversement, on assiste à une exclusion massive des élèves des classes défavorisées dans les lycées des quartiers aisés des grandes villes (d’où la réaction du maire du 8e arrondissement de Paris).
- On peut s’interroger sur d’autres expériences dans des pays du Sud. Je pense aux résultats très remarquables d’une institutionnalisation, avec l’aide d’une organisation non-gouvernementale, d’un système d’enseignement inventé par les « hors-castes » en Inde. Ce système d’écoles villageoises respecte complètement la culture des « hors-castes » tout en étant d’une exigence de savoir telle que les membres des autres castes vont, parfois, jusqu’à y envoyer leurs propres enfants, tant leur réputation scolaire est satisfaisante (recherche de doctorat en cours de Sheela Pimparé, université Paris 8, CRISE).
Au-delà de cette guerre idéologique des pédagogues et des antipédagogues, de ceux qui sont plutôt pour reconnaître d’abord la réalité sociale du fait d’enseigner et de ceux qui se concentrent avant tout sur le contenu immémorial de la culture, nous cherchons une compréhension réciproque. Elle implique d’abandonner la mauvaise foi systématique et la dénonciation facile. Comment faire vivre une classe scolaire ou un département d’enseignement universitaire si les enseignants sont à ce point divisés et sans estime les uns pour les autres ? Pourquoi tant d’imaginaire de part et d’autre ? L’imaginaire de la raison absolue est encore de l’imaginaire. L’irrationnel n’est pas le non-rationnel. Comme l’affirme si justement René Char, « l’imaginaire n’est pas pur, il ne fait qu’aller ». Puissions-nous, un jour enfin, le reconnaître.
Paris, le 10 mai 2000
Note
(1) Alain Finkielkraut vient de sortir un livre intitulé Une voix vient de l’autre rive (avril 2000, Gallimard, 145 pages), qui reprend les thèmes principaux de la conférence du 30 mars 2000, peut-être de manière moins cruelle, et encore ! mais tout aussi partiale. Dans un chapitre central, qu’il intitule « La rédemption pédagogique » (ch.4), il s’en prend expressément à Philippe Meirieu (p.77 et suivantes) qu’il accuse de vouloir détruire la culture cultivée au profit d’une sorte d’hétérogénéité proclamée liée à l’école procédurale et non plus essentielle. Une école où « l’autorité est déboulonnée » et où « la verticalité canonique est abolie au profit de l’horizontalité interactive » (p.81). Il se fait, du même coup, le défenseur exclusif de l’utilisation exemplaire de la Shoah (dans son chapitre VI sur « L’art à Terezin »). Cet avatar du Grand Inquisiteur d’un nouveau genre prétend avoir le fin mot de l’Histoire et utilise sa langue de bois pour excommunier tous ceux qui, en référence avec une conception de la démocratie intrinsèque à la pédagogie, voudraient prendre des exemples dans les formes terrifiantes de l’Holocauste. Il est faux de faire croire que Philippe Meirieu proposerait comme maxime de l’éducation « Enseigner après Auschwitz, enseigner contre Auschwitz, c’est permettre et non transmettre » (p.118). Finkielkraut ne veut pas comprendre ce que disent les pédagogues. Heureusement, on peut apprécier Jankélévitch, Hannah Arendt ou Lévinas, comme Alain Finkielkraut, et être à l’opposé de sa conception grandiloquente de la culture élitiste. Il rappelle justement, dans son dernier chapitre, que René Char, un poète que j’aime particulièrement, a été conduit à réduire la nuance de sa sensibilité au profit d’une centration sur l’action efficace pendant la guerre. René Char en voulait aux bourreaux nazis d’avoir réduit ainsi pour un temps, la richesse et la complexité de sa pensée à une simple raison binaire. Je me demande si Finkielkraut ne conduit pas à la même aporie les pédagogues qui refusent de revenir à l’Ancien Régime de l’éducation. Puissions-nous ne jamais sombrer dans cette maladie de l’âme.