2000, par René Barbier
* R. Barbier a donné un cours sur la philosophie de Krishnamurti à l’Université Paris 8 pendant plus de 20 ans. Et de 2001 jusqu’à sa retraite, il a animé ce cours dans le cadre de la Licence en ligne. Ce fut le seul en France à donner cet enseignement en Sciences de l’éducation. L’essence de l’enseignement de Krishnamurti étant fondée sur le doute et l’épreuve de réalité personnelle, pour R. Barbier, son enseignement suscite un vrai questionnement sur le sens de l’éducation.
Ce qui est, et pour reprendre le langage de Castoriadis le Chaos/l’Abîme/le Sans-Fond (1986, p.364 sq), Krishnamurti en fera une expérience décisive après la mort de son frère.
C’est un peu avant cette époque que commencera ce qu’il nomme « le processus » accompagnant des états altérés de conscience, une sorte de douleur aiguë et constante à la base de l’épine dorsale et à la nuque qui durera presque toute sa vie. Avec la mort de son frère, Krishnamurti découvre ce qu’il appellera plus tard l’ »othnerness » (mot intraduisible « état autre », « autreté »).
Une nouvelle vision prend naissance, une nouvelle conscience se développe… Un nouvel enthousiasme et une nouvelle palpitation se font sentir issus pourtant de la même vie. Une force nouvelle, née de la souffrance, court dans mes veines, et une nouvelle compassion, une nouvelle compréhension, naissent de la souffrance passée… Je sais maintenant, avec une certitude plus grande que jamais, qu’il existe une beauté vraie dans la vie, un vrai bonheur qui ne peut être brisé par aucun événement physique, une grande force qui ne peut être affaiblie par des événements éphémères, et un grand amour permanent impérissable et invincible.
(cité par MARY Lutyens, 1982, pp. 252-253)
La vérité est un pays sans chemin
Jusqu’en 1931 il écrira des poèmes à la suite de cet état et il faillit être « sannyasi » (moine errant) en Inde. Il va aller vers la dissolution de l’Ordre de l’Etoile d’Orient et la contestation radicale de toute autorité, tout rituel, tout dispositif d’accomplissement et toute institution dans le domaine spirituel… « Je répète que je n’ai pas de disciples. Chacun d’entre vous est un disciple de la Vérité, s’il comprend la Vérité et s’abstient de suivre des individus… La Vérité ne donne pas l’espoir, mais la compréhension… Il n’y a aucune compréhension dans l’adoration de personnalités. »(cité par M. Lutyens, 1982, p. 295). Il affirme alors qu’il préfère le mot Vie au mot Dieu. Qu’Elle est au-delà du bien et du mal et se trouve en chacun d’entre nous dès lors que nous nous délivrons de la peur.
En 1929 il prononce sa célèbre conférence au Camp d’Ommen en Hollande où il annonce la dissolution de l’Ordre de l’Etoile d’Orient : « Je soutiens que la Vérité est un pays sans chemin : vous ne pouvez avancer vers elle par quelque voie que ce soit, par aucune religion, aucune secte » (cité par M. Lutyens, 1982, p. 307). En 1930 il démissionne de la Société Théosophique. Il devient vraiment Krishnamurti.
Otherness
L’ »otherness », Krishnamurti en parle pleinement dans ses Carnets rédigés en 1961.
Cet « état autre », considéré, non comme une illusion mais comme un fait absolu par Krishnamurti et qui nous baigne dès que nous savons nous rendre réceptifs par un processus de méditation sans contrainte et sans effort, de chaque instant, dont il est l’achèvement, est un état de bénédiction consciente. Il apparaît par surprise, au détour d’un sentier, d’une rue, d’un paysage, d’une rencontre humaine, d’une présence animale ou végétale. On ne peut le contrôler. Ni vouloir son apparition, ni désirer sa permanence. Il disparaît comme il était venu. Aucune maîtrise possible sur ce Sans-Fond. On ne saurait le nommer, ni même s’unifier avec lui totalement. Cette bénédiction est : « la somme de toute chose, l’essence. Sa pureté s’est maintenue, laissant sans pensée, passif. Il est impossible d’être un avec elle ; pas plus qu’avec une rivière au cours rapide. On ne peut être un avec ce qui est sans forme, sans dimension, sans qualité. Elle est ; c’est tout » (Krishnamurti, 1988, p. 59).
Voir sans attachement
L’ »otherness » est à la fois douceur extrême et « prairie d’innocence » (1988, p. 62). Vouloir l’interpréter conduit à sa destruction psychique. Il s’agit simplement de le voir sans attachement, sans projet, sans désir, sans chercher à réunir, à synthétiser ce qui est au-delà de toute synthèse comme de toute analyse. Seulement laisser le vide s’installer dans l’esprit car « dans le vide total de l’esprit, l’intellect, la pensée, le sentiment et toute la conscience ont leur existence… L’esprit est ce vide au sein duquel les choses peuvent exister, mais celles-ci ne sont pas l’esprit » (p. 154). L’otherness est d’une « profondeur (qui) n’a pas de fin ; son essence n’est faite ni de temps ni d’espace. Elle ne peut être vécue comme une expérience » (p. 90). Il est signe de maturité non recherchée, au-delà de la joie et de la souffrance, de l’espoir et de la désespérance. Il ouvre l’être humain sur une solitude radicale : celle de son unicité individuelle qui n’est pas l’isolement vis à vis des autres et du monde. Il imprègne l’être humain : d’une
présence… attendant patiemment, bienveillante, pleine d’une immense tendresse. Elle était semblable à l’éclair dans la nuit noire, mais présente, pénétrante, source de délice. Quelque chose de curieux se produit dans l’organisme physique. On ne peut le décrire avec précision, mais c’est une « étrange » insistance, comme un mouvement ; ce n’est absolument pas une création personnelle, un produit de l’imagination. La chose est palpable dans les instants de tranquillité, de solitude, sous un arbre ou dans une chambre ; elle est là avec la plus grande insistance au moment de s’endormir. Elle est là maintenant, alors qu’elle est décrite, cette tension pressante avec sa douleur familière. L’exprimer par les mots semble si futile ; ceux-ci, aussi précis, aussi clairs soient-ils, ne peuvent décrire la chose elle-même. Tout ceci est imprégné d’une immense, d’inexprimable beauté (1988, p. 22).
Otherness, présence intime du sacré
L’otherness représente le sommet de l’intensité existentielle, de la sensibilité. Il est présence intime du sacré. Mircea Eliade parlerait d’une confirmation de sa thèse sur le sacré comme un élément de la structure de la conscience et non un stade de l’évolution de celle-ci. Il peut survenir même dans un avion, soudainement, avec son accompagnement de pression et tension corporelles intenses (p. 31). Le cerveau se vide totalement, et pourtant reste vigile. Que le passager voisin pose une question, aussitôt le cerveau revient à son point de vacuité. L’otherness conduit à une sensation d’expansion illimitée, incommensurable. Il s’agit d’une intensité explosive, celle de la création. Mais « la création est destruction » (p. 33).
C’est « le centre de toute création ; une gravité purifiante, lavant le cerveau de chaque pensée, de chaque sentiment ; elle était l’éclair qui brûle et détruit ; d’une profondeur incommensurable, elle était là, inamovible, impénétrable, aussi légère que les cieux. Elle pénétrait le regard, le souffle. Elle était dans les yeux, et les yeux voyaient. Ces yeux qui voyaient, qui regardaient, étaient tout autre chose que l’organe de la vue et pourtant c’étaient les mêmes yeux. Seul le regard était, sa portée dépassant l’espace-temps » (p. 41). C’est « une force, un mouvement venu de nulle part, n’allant nulle part. Sentiment d’une vaste stabilité, d’une « dignité“ inaccessible et d’une austérité inconcevable pour la pensée, mais avec elle une pureté d’une infinie douceur » (p. 51).
Inquiétante étrangeté ou sentiment océanique
Krishnamurti n’a pas l’attitude freudienne devant l’inconnu irrationnel, il échappe à l’ »inquiétante étrangeté ». N’est-ce pas un sentiment de cette nature, en dernière instance, que ressentit Sigmund Freud lors d’un voyage en Italie (1919). Il nous raconte qu’arrivé dans une petite ville italienne et dans une certaine rue, avec des femmes aux balcons, il eut un sentiment de malaise psychique insoutenable et qu’il chercha à fuir. Mais par trois fois, inexplicablement, il revint au même endroit. Freud replace cette anecdote personnelle dans le cadre de son système de pensée. On se demande, dans l’optique de Krishnamurti, ce qui lui serait advenu s’il avait tenté de « voir » simplement la nature de son malaise sans interprétation et sans fuite. Freud n’a jamais compris ce que représentait le « sentiment océanique » dont lui parlait Romain Rolland. Pourtant il lui écrivait avec intérêt que c’était « un certain mélange d’amour grec de la mesure – sophrosunè – de modération juive et d’anxiété philistine » qui l’avait tenu éloigné de « la jungle hindoue »… « J’aurais vraiment dû m’y aventurer plus tôt, car les produits de ce sol ne devraient pas m’être étrangers ; j’avais fouillé jusqu’à une certaine profondeur pour rechercher leurs racines. Mais il n’est pas facile de franchir ses propres limites ». (cité par Catherine Clément, 1990, p. 379-380).
Gageons qu’il n’a pas su ouvrir, à cette époque, une porte d’entrée vers une autre façon d’exister. Tout freudien qui se respecte demeure, tant bien que mal, dans cette représentation relativement tragique de l’ »inquiétante étrangeté ». Il lui est difficile de se représenter un autre mode d’exister porté par une vision de plénitude. Le « manque » est toujours au coeur de la psyché soutenu par une angoisse de mort enracinée au plus profond. C’est au coeur de son assomption existentielle que la cure analytique trouve son bien-fondé. Il y a dans la psychanalyse freudienne un stoïcisme absolu dont la voie passe par le renoncement lucide. Krishnamurti conteste tout renoncement dans un processus de compréhension, qui ne sera jamais explication ou interprétation :
Il n’y a pas de renoncement. Son objet demeure et le renoncement, le sacrifice, n’existent pas quand il y a compréhension. La compréhension est l’essence même du non-conflit ; le renoncement est conflit. Renoncer est un acte de volonté, issu du choix et du conflit. Renoncer est un échange dans lequel il n’est point de liberté, mais davantage de confusion, de souffrance.
(Krishnamurti, 1988, p. 132)
Vision non-dualiste
La vision du monde de Krishnamurti, comme celles de Shankara, du Bouddha, de Lao-Tseu, ou de contemporains comme Ramana Maharshi (mort en 1950) ou Nisargadatta (mort en 1986) et de tant d’autres maîtres spirituels, est absolument non-dualiste, celle de Freud et des freudiens nécessairement dualiste. Dès lors parler de zone « non-conflictuelle » de la psyché comme Sacha Nacht dans Guérir avec Freud (1975) et, plus encore Hartmann, Kris et Loewenstein dans la théorie du Moi autonome, liée à « la résilience », me semble sortir de la cohérence théorique freudienne et devoir susciter logiquement les foudres de Jacques Lacan, « pur » disciple de Freud.
Bibliographie
Cornelius Castoriadis, 1986, Domaines de l’homme : Les carrefours du labyrinthe II, Seuil
Catherine Clément, 1990, La Syncope, Philosophie du ravissement, Grasset
Jiddu Krishnamurti, 1988, Carnets, Editions du Rocher
Mary Lutyens, 1982, Les années de l’éveil, Arista
Sacha Nacht, 1975, Guérir avec Freud, Payot