Méditations évangéliques 1 : Toucher

2009, par René Barbier

Ces « méditations évangéliques » me sont venues en relisant et méditant les quatre évangiles avec un sens du sacré proprement lié à la spiritualité laïque, c’est-à-dire d’un sacré sans Dieu, comme le pensaient les stoïciens d’Athènes ou encore tel qu’on le trouve dans la pensée asiatique (bouddhisme, taoïsme, confucianisme). C’est dire qu’il ne s’agit pas d’une suite dithyrambique et chrétienne, mais plutôt d’un retentissement philosophique à partir d’un récit enraciné dans ma propre culture occidentale, d’une existence tragique d’un grand sage nommé Christ dont la voix se confond avec le mystère de l’être au monde.

Les thèmes inducteurs que j’ai retenus sont les suivants : toucher, argent, confiance, juger/comparer, souffrance, mort, enfance, pratique, ferveur/foi, amour/compassion, résurrection, pardon, disciple, violence, structure, miracles, trahison, prière, doute, sadisme, parabole/métaphore, hypocrisie, baptême/rituel, comprendre/voir, apocalypse, ethnique. 

Je traiterai d’un thème à chaque fois bien que tous les thèmes se tiennent ensemble. J’en parlerai en retentissement, c’est-à-dire à partir de ma propre culture philosophique et nourrie de sciences humaines, de poésie, mais aussi d’expériences de vie nécessairement singulières. Toutefois, il ne s’agit pas pour moi de polémiquer d’une manière universitaire. Peut-être plus me laisser porter par un ressenti affectueux à l’égard de ce que j’ai lu chez Matthieu, Marc, Luc, ou Jean mais sans oublier les évangiles apocryphes de Philippe, de Pierre, de Barthélémy, de Marie-Madeleine, de Thomas ou encore de Judas.

Toucher, c’est la première remarque qui me vient à l’esprit dans l’expérience de Jésus. Il accepte de toucher et de se laisser toucher. Il pose la main sur les lépreux, les fous, les aveugles, les misérables et, ce faisant, il les guérit. Mais il consent aussi à ce que les exclus puissent le toucher dès lors qu’ils manifestent une vraie foi. Ainsi de la prostituée Myriam de Magdala, peut-être une initiée et pas seulement une « pécheresse ». Le corps du Christ n’est pas sacré en tant que tel. Il est l’expression d’une incarnation qui demande à ce qu’on lui veuille du bien. La main humaine est le trait d’union entre le mystère de sa propre nuit et la matière vivante qui souffre et demande de l’aide. 

Mais toute main de chaque homme ou de chaque femme ressemble à la main christique. Être touché est un bienfait essentiel. Toucher un être humain, un acte d’amour allégé d’infini. En Inde, le massage des enfants est conçu dans cet esprit comme l’a montré le docteur Frédérick Leboyer dans un célèbre ouvrage illustré de photos remarquables (Shantala).

Être touché requiert une confiance absolue en l’autre, un abandon océanique sans crainte et sans repérage. Toucher est, ipso facto, une transgression à l’égard de tous les codes moraux, les rituels rigidifiés qui maintiennent la séparation et la haine. Sans être touché, le petit enfant meurt, même s’il est bien nourri et bien soigné médicalement parlant. Le petit singe préférera toujours aller vers sa mère en fausse fourrure pour s’y réfugier après avoir mangé dans les bras de sa mère en fil de fer dans les expériences sur l’attachement. Le besoin de toucher et d’être touché n’est pas secondaire mais primaire. Il ne s’étaye pas sur une « libido d’organe » comme disent les psychanalystes, un premier besoin de nourriture. Il est indépendant et principal. Il implique directement deux humains réciproquement dans une relation qui dépasse toute frontière. Il s’ouvre sur le mystère d’exister et sur l’expression la plus subtile de l’amour oblatif. 

Anne-Marie Vexiau, une kinésithérapeute, a introduit il y a plus de dix ans la communication facilitée en France avec des personnes gravement handicapées psychiquement. Elle utilise le clavier d’un ordinateur et prétend que le « facilitateur » qui guide la main incertaine de l’enfant malade ne la conduit pas, mais reçoit le désir de l’enfant de communiquer sa pensée. Certains parents sont d’accord avec cette CF, des centres psychopédagogiques financent, ainsi que la sécurité sociale. Malheureusement, plusieurs études scientifiques ne confirment pas l’expérience et font remarquer que c’est l’influence du facilitateur qui s’exerce vraiment. Ce que je vois personnellement dans cette pratique thérapeutique, c’est la réalisation d’un contact réel entre deux humains qui cherchent à se comprendre par le toucher. Peu importe que la théorie sous-jacente de la CF soit fausse. Il est probable qu’il ne se passe rien et que l’enfant handicapé ne communique pas vraiment sa pensée. Mais peut-être communique-t-il une émotion, une reconnaissance d’être enfin pris en considération malgré sa non-parole ? En fin de compte, y a-t-il ou non amélioration de la santé mentale de l’enfant, oui ou non ? L’enfant semble-t-il plus heureux de cette rencontre régulière avec un adulte ? Si ce n’est pas le cas, il faut interdire cette pratique comme expression d’une simple manipulation sectaire et dangereuse. Dans le cas contraire, il faut continuer et revoir le champ théorique qui la soutient. Car que sait-on de la véritable communication entre deux êtres ? C’est un continent noir largement encore à défricher. Beaucoup de disciples de Ramana Maharshi, le grand sage de l’Inde du XXe siècle, assuraient que ce dernier répondait à leur question avant même qu’elles soient posées ouvertement. Il transmettait par le silence. Quel scientifique peut prouver objectivement ce qui est de l’ordre de l’épreuve existentielle et singulière ? 

Le toucher ouvre la voie du sacré. Saint-François laissait venir à lui les oiseaux comme autant de caresses légères et frétillantes. Tout être illuminé respire le sens du toucher. On veut le toucher et être touché par lui. Subjuguée la foule devient une vague géante qui l’entoure et l’envahit. Parfois c’en est trop. Krishnamurti n’aimait pas être ainsi par trop touché lors de ses voyages en Inde ; mais la sainte contemporaine de l’Inde, Amrita Ananda Moyi n’hésite pas à prendre dans ses bras les centaines de personnes qui viennent pour sa bénédiction. 

Accepter d’être touché physiquement, c’est accepter de l’être affectivement. Entrer sans peur dans la réceptivité et dans le don. Mes amis de la psychosomatopédagogie, autour de Danis Bois, le savent mieux que tout autre. Ils vont jusqu’à la racine du toucher pour réconcilier les muscles les plus internes du corps avec la vie ouverte à l’énergie libre. J’ai vu en Chine, dans les parcs, des Chinois taoïstes toucher et « se faire toucher » par un arbre pour ressentir une énergie commune au vivant. Dans une forêt de l’Ile de France, Mario Mercier, un chaman occidental, dit avoir eu l’enseignement d’un arbre-maître. Je m’étonne toujours que l’on puisse dire aimer et toucher les animaux et non les humains. Au contraire, qui sait toucher (et être touché) par une personne humaine peut toucher n’importe quel être vivant, animal ou plante. Il obtient sans doute la « main verte ». Les fleurs lui reconnaissent sa doute reliance. 

Mais savoir toucher demande une ouverture d’esprit et de cœur plus qu’une compétence technique. Trop souvent les spécialistes du massage, dans les fameux centres de thalassothérapie par exemple, font de la mécanique du massage et ratent complètement la relation. Au mieux, ce n’est pas désagréable de se faire masser par eux, mais rien ne se passe d’une échappée à l’air libre de l’énergie, malgré la petite lumière bleue et le parfum de l’encens.