par Angela Maria Dos Santos Maia (1955-2013) [1]
Angela Maria Dos Santos Maia fut une amie proche pendant vingt ans. Brésilienne, vivant à Maceió dans le Nordeste du Brésil, je l’avais connue au temps où elle écrivait sa thèse (dirigée par René Barbier, soutenue en 1998) intitulée « Ecole et poésie : une réflexion sur la résistance poétique dans l’enseignement au Brésil« , et nous étions devenus amis. En 2012, lors d’un de ses derniers déplacements à Paris, elle m’apprit qu’elle était depuis peu en traitement pour une maladie très grave, dont généralement on ne revient pas, qui l’emporta quelques mois plus tard. Nous avions presque exactement le même âge.
Pendant son ultime séjour en France, elle m’avait demandé de l’aider à rédiger son récit de vie, la fatigue due à la maladie ne lui permettant pas de venir seule à bout de ce travail très important pour elle. Son arrière-grand-père était fils d’esclaves, en son souvenir elle intitula son récit de vie Louis roi de France, mon arrière-grand-père. L’évocation de cet homme faisait remonter en elle un passé esclavagiste qui l’avait profondément marquée (« J’ai l’histoire de l’esclavage dans mes veines », disait-elle). Mais en plus de cet aspect d’un passé ne passant pas, son récit de vie est important du point de vue de son rapport à l’enfance[2] et à la nature, ce qu’on appellerait volontiers son sentiment écologique.
Il y a un sentiment nostalgique dans ce récit d’une femme de 58 ans, souffrante et affaiblie, qui revoit ses premières années dans un Brésil où la nature, végétale et animale, semble omniprésente, et les personnes de notre génération, sur tous les continents, pourraient ressentir le même trouble devant le saccage écologique propagé par les hommes en à peine soixante ans dans la deuxième moitié du 20e siècle[3]. En ces temps contemporains où en France une surface égale à un département de terres agricoles disparait sous le béton tous les sept ans, ou en Amazonie un espace de forêt égal à un terrain de football disparait toutes les trente secondes… Ce qu’Angela décrit de nature dans son récit, aucun humain ne le verra plus, une part de ce qu’elle connut et aima il y a si peu s’est volatilisé, dissout dans notre modernité d’acier. C’est un peu notre histoire à tous, quasiment où que l’on soit dans le monde.
Cet article laisse maintenant la parole à Angela. Il sélectionne dans son récit de vie des passages essentiellement centrés sur la dimension écologique, la description de l’environnement luxuriant qui fut le sien. Je m’efface pour lui laisser avec tendresse et émotion encore une fois la parole, me réservant uniquement les articulations d’intertitres nécessaires.
Retour à Maceió, fin des années 2000
J’ai garé la voiture sur le parking de la station-service en face de la maison de mes parents, et j’ai regardé l’endroit. La petite rue est devenue une avenue très fréquentée, la place située entre la station-service et la maison sont moins vivantes. Il y a beaucoup moins de passants, seulement de vieux arbres noircis par la pollution des autos et des bus. La maison où j’ai grandi a changé, le garage pour la voiture n’existe plus. Quelques arbres dans le petit jardin devant la porte d’entrée semblent être les mêmes que ceux de mon enfance, ils cachent un peu la façade de la maison mais le cocotier nain n’est plus là. Selon ma mère jadis, ses noix de coco contenaient l’eau la plus sucrée de tous les cocotiers de la ville. L’acacia jaune de mon enfance a résisté et est encore là avec ses branches désordonnées.
Après avoir traversé la rue, j’ai sonné et mon père est venu ouvrir le cadenas fermant le portail. Jadis on ne fermait pas, les gens se connaissaient, la porte restait ouverte, on avait confiance. Aujourd’hui il faut se protéger des cambrioleurs, des escrocs en tous genres. Après avoir embrassé mon père je suis entrée dans la maison, où le silence régnait. J’ai eu la sensation de retourner cinquante ans en arrière, quand la maison était vivante, avec ma mère, ma grand-mère, la famille, les amis et les voisins. Les souvenirs de ces moments enfouis dans ma mémoire m’ont replongée dans mon enfance, dans le monde magique du passé.
Le chemin vers l’Atlantique
C’était dans les années 1950-60, au Nordeste du Brésil, avant le développement immobilier. Avec mon père et une bonne partie de la famille, en file indienne nous allions à pied vers la plage, transportant des sacs de sandwichs, des fruits, de l’eau, des serviettes, nous frayant un chemin entre les orties et les branches épineuses.
Le chemin pour aller à la plage était bordé d‘abajerus[4] (l’arbre du gajuru), de cocotiers, de manguiers, d’anacardiers (arbre du cajou). « Il faut goûter, c’est très bon » : mon père montrait un petit fruit rouge sombre, presque noir. J’ai mordu, à l’intérieur il y avait une pulpe blanche collée à un noyau rond, le goût était un peu sucré et c’était délicieux. Ces arbres fruitiers ont aujourd’hui disparu pour laisser place aux rues, aux maisons, aux immeubles.
L’endroit était sauvage, presque personne ne s’aventurait dans ces parages. Les grands arbres cachant les chemins me donnaient l’impression d’être dans une forêt impénétrable. J’étais une enfant et tout me semblait immense, démesuré. Pour braver cette forêt, on partait tôt de la maison, vers sept heures – le jour se lève vers cinq heures à Maceió -, pour profiter le plus possible de la journée. Notre marche durait environ une heure.
Cette expédition était merveilleuse. Je remplissais un petit sac de cajous, de petites fleurs et de petits cailloux ronds et lisses. Si j’étais fatiguée, mon père me prenait sur ses épaules. Il marchait en tête avec une machette pour couper les branches et ouvrir le chemin.
Petit à petit, en approchant de la plage, le sable devenait plus fin et plus blanc, la végétation se faisait moins épaisse, avec des arbustes et de grands cocotiers qui semblaient toucher le ciel d’un bleu magnifique, sans nuages, et une brise matinale apportait l’odeur de la mer.
La plage et l’arbre-symbole
Arrivées sur la plage, les femmes organisaient l’endroit pour le pique-nique, en étendant des serviettes sur le sable et en protégeant les aliments contre les fourmis. Pendant que les enfants jouaient, les hommes construisaient une sorte de cabane avec de la paille sèche de cocotier, et lorsque tout était prêt ils allaient nager ou jouaient au ballon.
Les hommes montaient dans les cocotiers les moins hauts pour dérober des cocos ; avec un couteau ils enlevaient la carapace pour faire sortir le noyau, puis avec la pointe de la lame faisaient un trou d’où sortait l’eau sucré. Je portais un petit short et passais la journée à faire des châteaux de sable, à creuser des trous, à courir avec mes cousins, à ramasser des coquillages tous plus beaux les uns que les autres, à observer les petits poissons colorés entre les récifs.
A cette époque, le Gogo da Ema[5] était déjà mort. Il est tombé le 27 juillet 1955 à 14h20, et selon un journal de l’époque, des gens étaient venus tenter de le sauver, l’avaient replanté mais sans succès. L’arbre est resté à terre, face à la mer. Ce jour-là nous nous sommes disposés autour de lui, nous sommes assis sur son tronc sans vie, et avons pris des photographies. J’avais quatre ans et cette image du Gogó da Ema tombé est restée gravée dans ma mémoire. « Le pauvre !, disait ma mère, il n’a pas résisté à l’avancée de la mer » ; en effet, il se disait qu’en 1930 une entreprise américaine avait beaucoup foré à la recherche de pétrole, et la construction du port de Maceió à partir de 1935 avait provoqué l’avancée de la mer. On ignore qui avait appelé Gogó da Ema ce cocotier, avec cette forme tordue étrange, due selon des agronomes à des insectes parasites.
Il était sans cesse photographié par des touristes, par des professionnels, et il était devenu célèbre dans tout le Brésil et même à l’étranger, il ornait les cartes postales. Pourtant, alors qu’en raison de sa déformation il aurait fallu un renfort à sa base, les autorités n’avaient pas assuré sa sécurité. Il était un défi à l’équilibre. En raison de protestations de la population et d’articles de journaux, un appui de béton avec quelques morceaux de bois avait été dressé, mais c’était trop tard. Aujourd’hui des bars, des restaurants, des hôtels portent son nom, et au bord de la plage une sculpture monumentale garde la mémoire de cet arbre étrange devenu symbole de la ville.
De l’océan anxiogène au cosmos étoilé
Le retour de la plage était difficile. La fatigue d’une journée entière au soleil à courir, nager, jouer au ballon, se faisait sentir. C’était pour moi le moment le plus pénible, non seulement parce que nous revenions à la maison, mais parce qu’il fallait se baigner pour retirer le sable collé à la peau. Et si j’aimais la plage, le pique-nique, je craignais l’océan, son étendue bleue me faisait peur, comme prête à m’engloutir. La tâche de me faire me baigner revenait à mon père. Il me courait après, m’attrapait avec force, je criais, agitais les jambes et les bras, jusqu’au moment où il me plongeait plusieurs fois dans l’eau.
C’était une sensation horrible, l’eau entrait par le nez, par la bouche, en plus des pleurs j’avais les yeux rouges, la gorge me piquait. J’adorais rester sur la plage à regarder les vagues et les couleurs, j’adorais marcher sur le sable fin, sentir le vent et mouiller mes pieds dans l’eau, mais jamais plus loin que l’eau jusqu’à la taille. Je n’ai jamais appris à nager, j’ai toujours craint la mer
Après avoir nettoyé l’endroit, ramenant avec nous les restes, les boites vides, les cartons, les serviettes, nous rentrions vers seize heures, avant la nuit, qui à Maceió tombe à dix-huit heures même pendant l’été. Mon père avait une petite lampe sur lui, mais personne ne voulait prendre le risque de remonter le chemin pendant les heures d’obscurité, ma grand-mère disait qu’il y avait des apparitions.
Le soir mon père me montrait les étoiles, tête levée je les regardais : la Croix du Sud, les Trois Maries, trois étoiles rapprochées formant le Baudrier d’Orion, le Triangle d’été. Avec lui j’ai appris à observer la nature, et, sans service météorologique, à savoir s’il va pleuvoir : s’il y avait des nuages de plomb à l’horizon, la pluie allait arriver ; si les nuages venaient de la terre, il y aurait du tonnerre. Si la pluie promettait d’être fine, elle durerait toute la journée, ce qui signifiait rester dans la maison. Si elle s’annonçait forte, orageuse, elle passerait rapidement et il serait même possible d’aller ensuite à la plage.
Le jardin des fruits
La maison de mes parents où nous habitions était vétuste, avec un vaste terrain sur l’arrière. Elle était située à Poço, un quartier calme proche du centre-ville, un peu en retrait du bord de mer. De la rue, on ne pouvait pas imaginer le grand jardin que cachait cette maison, la façade ne permettait pas d’apercevoir ce refuge d’oiseaux et d’animaux et de toutes sortes de plantes tropicales, avec des arbres fruitiers en quantité. Pour mon regard d’enfant, c’était une véritable forêt.
Les manguiers étaient les plus nombreux, ils donnaient des mangues de toutes tailles et de toutes les couleurs, jaunes, rouges, vertes, tout ce que l’on peut imaginer. Nous donnions des noms à chacune, ainsi il y avait la mangue Charlotte, la mangue de « masse » (elle avait une chair très épaisse). On y trouvait le manguier préféré de mon arrière-grand-père, un arbre gigantesque dont les branches envahissaient les autres arbres et donnaient des mangues très petites et très sucrées, qu’on nommait « manguito » à cause de leur taille modeste. Aujourd’hui je pense que ce manguier était à l’image de mon arrière-grand-père, doté d’un caractère fort, dirigeant la maison comme un militaire, avec pouvoir et contrôle sur ceux qui étaient sous sa responsabilité et sa protection.
Il y avait aussi un manguier que ma mère appelait « mangue de remède » parce que, selon elle, ses mangues avaient un goût de médicament. La mangue Maranhão, la mangue Bom Bocado, des noms donnés un peu aléatoirement, par rapport au goût, à la forme, à l’origine. Par exemple, si quelqu’un s’appelait Suzana et nous offrait un noyau à planter sans préciser le nom de la mangue, nous l’appelions la mangue Suzana. Nous avions environ quinze manguiers. Les plus anciens dataient de l’époque de mon arrière-grand-père, les plus jeunes avaient été plantés par mon père.
Le jardin nous donnait aussi des fruits de la passion, des caramboles (l’arbre était magnifique, il était très facile d’y grimper, je passais des heures dans ses branches), des pitangas, aussi appelées cerises de Cayenne, aussi des jacques, gros fruit poussant sur le tronc du jacquier. Sans oublier les cajous jaunes et rouges, dont nous faisions des jus en pressant la pomme de cajou. De la pomme vidée, ma grand-mère faisait une confiture appelée « doce de cajou ».
On trouvait d’autres fruits encore : des figues, des avocats, des bananes de plusieurs types, des goyaves blanches et rouges – je préférais la goyave rouge et j’avais un arbre rien qu‘à moi, j’étais la seule à pouvoir y cueillir. Il y avait aussi quelques vignes qui donnaient du raisin blanc et noir. Les raisins noirs étaient les plus nombreux, ma grand-mère les protégeait avec un tissu, une méthode comme une autre pour m’empêcher, ainsi que mes cousins, d’en manger avant qu’ils soient mûrs.
Cocotiers inaccessibles, papayes, café, remèdes, fleurs tropicales
Le jardin avait aussi quatre cocotiers, très hauts. Il fallait appeler un habitué pour y grimper et enlever les noix de coco et les pailles sèches, mon père n’osait pas monter si haut. Mais il grimpait dans les autres arbres pour cueillir les fruits, à la main ou avec une épuisette pour ne pas les abîmer. Le plus important était que les fruits ne tombent pas, pour que leur fraîcheur et leur beauté soient préservées. D’autres fruits du jardin : la pitombeira, un arbre énorme donnant des fruits jaunes appelés pitomba (longane en français), un petit fruit en grappe, avec une carapace dure que l’on casse pour manger une pulpe blanche sucrée un peu acide.
Il y avait aussi le mamão, (une grosse papaye que l’on mangeait mûre, avec laquelle ma grand-mère faisait également une confiture lorsque le fruit était encore vert) ; le sapoti (en français sapotille), un petit fruit marron très sucré ; la graviola (en français corossol) ; le fruta-pão (fruit à pain), dont on mangeait la chair cuite dans de l’eau salée au petit déjeuner ; le jenipapo (en français jagua) : mon père l’utilisait pour faire une liqueur qu’on goûtait avec plaisir – la préparation était très lente, les fruits coupés en morceaux devaient macérer dans l’eau de vie pendant dix jours.
Il y avait aussi le café, que mon père récoltait et torréfiait lui-même. C’était tout un rituel : quand les petits grains étaient rouges, il les cueillait et les exposait au soleil afin de les débarrasser de leur partie charnue ; ensuite il les retirait de leur noyau pour les placer dans une grande poêle sur un feu de bois. Quand les grains étaient bruns, il les retirait du feu et les laissait refroidir pour finalement les écraser dans un grand pilon de bois massif. L’étape finale était de tamiser, et notre café moulu était prêt.
Le jardin abritait également la laranja-da-terra, une grosse orange à la peau épaisse, dont je n’aimais pas le goût amer ; la romã (grenade), dont la peau dure était utilisée en infusion par ma grand-mère, pour des problèmes de gorge. On en consommait les petits grains rouges, la coutume voulait qu’en manger au Nouvel An porte chance. Il y avait aussi nombre d’herbes pour des infusions associées à des maux divers, ventre, toux, migraine, insomnie.
Nous avions en plus une petite plantation de maïs, que nous récoltions à la fête de la Saint-Jean au mois de juin. Ma grand-mère et ma mère en faisaient de nombreux plats, des spécialités typiques de la région : pamonha, canjica (sorte de polenta) et mungunzá. Le soir de la Saint-Jean et de la Saint-Pierre, devant la maison, mon père allumait deux grands bûchers. Nous mettions les épis de maïs dans le brasier pour les griller et les déguster ensuite.
Notre jardin était très fleuri, mais sans organisation. Plantes et fleurs étaient mélangées, dans un beau désordre. Dès qu’il y avait une place, ma grand-mère plantait quelque chose. Au final c’était un enchevêtrement d’hortensias, de bégonias, de jasmins, de dahlias, de tournesols, de roses de toutes les tailles et couleurs, de fleurs tropicales. Un acacia avec une éclosion de fleurs jaunes à Noël et un jasmin grimpant parfumaient les soirées d’été.
Ma grand-mère échangeait parfois des fleurs avec des voisines, elle voulait toutes les espèces et plantait toutes les nouveautés. Devant la maison, dans la partie visible de la rue, il y avait un cocotier nain, on pouvait facilement y prendre les noix de coco, l’eau en était sucrée, ma mère l’adorait. Il y avait aussi un grand sapin, mais quand il a atteint la hauteur de la maison, ma mère l’a fait couper, une superstition affirmant que quand un sapin dépasse le toit d’une maison, le père de la famille décède.
Le temps des animaux
Tout cela faisait le bonheur des papillons colorés, des libellules et des oiseaux : des colibris, des moineaux, des galos-de-campina (cardinal rouge). Egalement des curiós, qui ont un chant merveilleux : selon les indiens, le nom de cet oiseau signifie « ami de l’homme » ; des perruches, des canaris, tous étaient libres, jamais il n’y a eu de cages, mon père disait que la maison des oiseaux était la nature.
On avait aussi des chats, et des tortues terrestres qui vivaient libres. Elles disparaissaient parfois pour réapparaitre un mois plus tard. Ma grand-mère disait qu’elles étaient allées cacher leurs œufs pour la reproduction, mais je n’ai jamais vu de petites tortues dans le jardin. Un beau jour elles ont disparu à jamais. Nous avions un poulailler, nous donnions des noms aux poules et j’avais du mal à supporter que ma grand-mère les tue pour les repas de fêtes, c’est pour cela qu’elle le faisait en cachette.
Il y avait même des abeilles sauvages qui nous donnaient du miel de temps en temps. Elles faisaient leurs ruches dans les branches hautes des manguiers et mon père, avec une grande torche, les faisait fuir pour récolter le miel.
Les plus beaux des animaux du jardin étaient les singes saguis. Ils arrivaient en bande pour manger des fruits. Mon père préparait des bananes qu’il déposait sur la table du jardin. Parfois ils s’enhardissaient encore et venaient manger dans sa main, spectacle que j’aimais beaucoup.
Mais on trouvait aussi des animaux indésirables : serpents, mygales, scorpions… Un jour deux serpents verts sont entrés dans la maison et sont montés sur le toit entre les tuiles. Quand le soir nous nous en sommes aperçus, nous sommes restés immobiles et mon père, avec un bâton, essayait de les faire tomber. Après plusieurs tentatives, il a réussi à en faire tomber un, l’autre restant dans la toiture. Il a tué le premier, qu’il a mesuré : un mètre. Il était fin et vert, son nom populaire était cobra-cipó, et selon ma grand-mère il était agressif et pouvait bondir pour attaquer sa proie. Le deuxième serpent est resté deux jours sur le toit, jusqu’à ce que mon père parvienne à le faire tomber et le tue à son tour. Il était plus grand : 1,20 m. Durant ces jours nous dormions mal, avec la crainte que d’autres serpents nous tombent dessus. Dans mon enfance, j’ai vu d’autres espèces de serpents, dont le plus beau – et le plus dangereux – était le cobra coral, orange et noir. Aujourd’hui, quand dans les encyclopédies je cherche certains de ces serpents qui nous faisaient si peur, je constate qu’ils sont souvent non venimeux ! Notre ignorance nous poussait à croire le contraire, à nous méfier.
Les mygales étaient le cauchemar de ma mère, elle en avait très peur. Parfois on en trouvait dans le jardin, et même dans la cuisine. Ma mère appelait au secours et mon père arrivait avec un bâton pour écraser l’animal. On appelle caranguejeira ces araignées portant des poils urticants, dont, même s’il faut toujours être prudent, le venin est moins puissant que celui des mygales d’Afrique et d’Asie.
Les scorpions, quant à eux, étaient fréquents. Encore aujourd’hui je ne soulève jamais une pierre sans prendre garde à ce qu’il peut y avoir en dessous, ils se cachent sous les briques, dans les tas de bois…
D’autres animaux vivaient dans le jardin. Il y avait le cassaco, marsupialis ou manicou, de la taille d’un chat, qui venait manger les poussins, les œufs de poule, des mangues. Mon père nous avait raconté qu’il avait vu un jour un renard sur la table du jardin que nous utilisions pour les repas de famille. On connaissait l’existence de ce renard dans les environs, parfois on entendait dans la nuit le cri de poules dont le lendemain il ne restait que des plumes.
Pour surveiller la maison et notre grand jardin, nous avions des chiens bâtards, je me souviens de plusieurs d’entre eux, comme Fly, ce petit chien sans queue. J’étais très attachée à ce chien qui faisait des choses incroyables. Il était libre de sortir et de se promener dans la rue, à cette époque les voitures étaient rares, il n’y avait pas trop de danger. Personne n’arrivait à l’empêcher de sortir, il sautait tous les obstacles. Tous les jours vers sept heures du matin, il suivait la cousine de ma mère jusqu’à son travail situé à environ trente minutes de marche, puis il revenait à la maison tout seul. Plusieurs fois elle avait essayé de l’en empêcher, sans jamais y parvenir. Fly a eu une vie très heureuse et est mort de vieillesse à dix-sept ans.
C’était il y a cinquante ans
Il y a cinquante ans de tout cela. Aujourd’hui les choses ont beaucoup changé, ma grand-mère et ma mère ne sont plus là, mon père, très âgé, continue de s’occuper et de soigner ce qui reste du jardin. Il passe ses journées à se promener dans les allées, et si des arbres ont été coupés car trop vieux, il continue d’en planter même s’il sait qu’il ne les verra pas grandir. Il nettoie, apporte de l’eau aux plantes les plus fragiles, ramasse les fruits.
Il regrette le développement de la ville, le jardin se trouve désormais cerné de constructions modernes, tout l’environnement a changé. Ecologiste avant que ce soit la mode, il dit que l’homme épuise la nature, que son jardin en subit les conséquences. A cause de la pollution il n’y a plus d’oiseaux, auparavant il fabriquait de petites fontaines pour qu’ils viennent boire et se baigner, il en venait des multitudes, de toutes espèces. Il dit avoir toujours écouté leur chant, mais aujourd’hui il ne l’entend plus. Il regrette aussi la disparition des vipères, des d’araignées, il n’y a plus que quelques saguis qui viennent de temps en temps manger des bananes dans sa main. Aujourd’hui même les manguiers ne donnent plus autant de mangues. Devant la maison, la petite rue calme est devenue une avenue principale difficile à traverser.
En ce temps-là, si proche et si lointain, nous allions souvent sur une autre plage du centre-ville, l’unique plage urbanisée. On suivait une rue, qui longeait une rivière, sur un trottoir mal entretenu d’où sortaient des petites fleurs jaunes avec des papillons voletant tout autour. C’était un long chemin, mais je le faisais avec plaisir. Cette rivière d’eau douce se jetait dans la mer à marée basse, et à marée haute la mer remontait son lit dont l’eau devenait salée. Pour cette raison, on l’avait appelée la rivière Petite salée. Tout au bout, je me souviens de l’océan et de ses eaux bleues, transparentes, du sable mouillé qui semblait un miroir.
Aujourd’hui tout a disparu : le jardin est encerclé de béton, l’ancienne petite rue est bruyante, les animaux et les mangues du jardin se font rares, la rivière Petite salée est devenue une énorme poubelle où flottent des sacs plastiques, des bouteilles, des pneus de voiture, des cadavres d’animaux et des meubles en morceaux. La plage où nous allions est interdite à la baignade, le sable blanc de jadis est taché de pétrole, personne ne vient plus s’y promener.
Ce recueil de quelques paragraphes relatifs à l’environnement tirés du récit de vie inachevé d’Angela s’arrête là. Elle en aurait certainement écrit d’autres si la vie avait été plus généreuse avec elle. Reste son merveilleux sourire, illuminant, mais mélancolique à l’évocation de cette nature disparue qu’elle avait aimée, avec laquelle elle avait grandi et vécu.
[1] Après le décès de son amie Angela en 2013, Christian Verrier a rédigé les premiers paragraphes d’introduction et le dernier paragraphe du texte. Le terme « mésécologie » est un néologisme créé pour l’occasion, pointant l’incurie écologique en général.
[2] Ce récit de vie, centré sur l’enfance, était pour Angela un premier chapitre. D’autres devaient suivre, évoquant l’adolescence puis l’âge adulte.
[3] Trouble voisin de la sostalgie, terme traduisant le sentiment de tristesse et d’impuissance face à la dégradation de l’environnement.
[4] Arbuste ornemental aux feuilles ovales et arrondies au sommet. Ses petites fleurs blanches donnent naissance à des fruits de la forme d’une petite prune à la peau blanche, rosée ou pourprée selon les variétés. La pulpe blanche est farineuse et de saveur douce à fade, voire astringente.
[5] Cocotier déformé, qui ressemblait au cou d’un ema, grand oiseau d’Amérique.