2016 par René Barbier
J’ai vu un jour les volontés du monde s’en aller.
Elles suivaient le même cours ― une seule flotte.
« Nous sommes dispersées maintenant. Compagnes de personne. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent
Tomas Tranströmer (« Baltique », poésie Gallimard )
Expérience humaine
Une récente expérience humaine à l’hôpital, à la suite d’une opération chirurgicale plus compliquée que prévue et assez sérieuse, m’a conduit à approfondir un champ de réflexion déjà débroussaillé depuis longtemps concernant le sens de la vie, de la mort et de la spiritualité. J’ai l’habitude de penser en dormant. Souvent je me réveille en pleine nuit avec un poème dans la tête ou une construction théorique sous forme de schéma symbolique à trois ou quatre pôles reliés entre eux. J’éprouve alors impérieusement le besoin de me lever et d’écrire. L’épreuve de l’hôpital m’a obligé à écrire ce texte des trois consciences plus une.
Expérience intérieure
Depuis mon adolescence je lis dans le domaine des grandes spiritualités de l’humanité, de la philosophie et des sciences humaines. Evidemment mes représentations intellectuelles sont toujours fécondées par la trace de mes lectures. Mais pas seulement, elles sont aussi le signe d’une expérience intérieure complètement solitaire et à nulle autre pareille comme pour chacun d’entre nous. Le rapport au sens radical de ce qui est et devient appartient à l’être humain dans son ipséité, sa solitude profonde, d’une certaine façon elle est intransmissible. Certes les sociologues des religions ou de l’histoire de la philosophie tentent des comparaisons, des synthèses, des dégagements de lignes de force et de sens entre ces apports singuliers. Des théories plus généralistes sont élaborées et deviennent rapidement des croyances religieuses universelles ou se voulant comme telles. Beaucoup de gens en appel de sens s’y rallient et, du même coup, se séparent de plus en plus sous couvert d’universalité.
Maîtres spirituels
Je me suis toujours demandé pourquoi certains êtres éprouvaient le besoin de devenir des gourous pour d’autres, même s’ils affirment qu’ils ne sont en rien des maîtres spirituels. Certes le gourou en Inde n’est pas celui d’Occident plus marqué par les modes spiritualistes contemporains. Malgré tout des personnes comme Moïse, Jésus, Mahomet, Ramakrishna, Vivekananda, Kabir, Shankara, Saint Jean de la Croix, François d’Assise, Marguerite Porète, Marthe Robin, Krishnamurti, Sri Aurobindo, Ma Ananda Moyi, Thich Nhat Hanh, Shunruy Suzuki, Arnaud Desjardins, Eckhart Tolle, Jean Klein, Francis Lucille, Douglas Harding et tant d’autres, rassemblent des centaines parfois des milliers et millions de personnes autour d’elles pour écouter leur enseignement et la réponse aux questions singulières qui leur sont posées. Même celles plus réservées et moins enclines au voyage et aux conférences à travers le monde comme Ramana Maharshi acceptent tôt ou tard de sortir de leur isolement dans la montagne pour communiquer, souvent en silence, avec leur auditoire assoiffé de certitude. Ils sont comme des fleurs dont le nectar séduit irrésistiblement les abeilles de la vie spirituelle. Je ne critique pas leur besoin de parler aux autres. En tant que poète je l’éprouve aussi. Je sais que leur parole peut toucher et transformer une autre personne sur le chemin de son être en devenir. J’en ai fait moi-même l’expérience avec Krishnamurti. Mais pourquoi ce besoin de parler ? La tradition asiatique répond avec la conception du bodhisattva, l’être réalisé qui pourrait sortir du cycle de la renaissance mais qui demeure dans le monde par compassion avec tous les êtres vivants qui cherchent l’issue à leur ignorance et à leur malheur.
Sainteté, sagesse, clair-joyeux
En vérité, l’être spirituel est complètement seul face à son devenir. Il doit faire l’épreuve personnelle du sens jusqu’au cœur du non-sens, sans aucun secours extérieur. Il se vit d’abord et avant tout séparé des autres et du monde. La constitution de son moi-je, de son ego, nécessaire à l’émergence dans une réalité autre que fantasmée dans l’univers maternel, l’oblige à passer par là. Se faisant il accentue la séparation au moment même où souvent il proclame l’importance de la réunion des âmes. Les religions codent ainsi le processus de séparabilité tout en soutenant l’université et l’unité. L’être humain dans son expérience totalement singulière du sens de la vie va devoir concilier des inconciliables : l’inéluctabilité de la séparation et l’ouverture vers un principe fondamental de non séparabilité confirmé par la science. Cela ne peut se faire que dans un paradoxe assumé et non rationnel. Les philosophes exigeant une cohérence de pensée s’enferment dans une acceptation non paradoxale. Ils s’affirment comme chrétiens, musulmans, juifs, ou athées, matérialistes ou bouddhistes. Les saints et les sages se tiennent dans une autre position. Comme au sommet d’une montagne dont les deux versants sont, d’un côté la sainteté et de l’autre la sagesse. La sainteté soutient le don, le partage, la compassion, l’amour Agapè. La sagesse, la raison sensible et intuitive ouverte à ce que Spinoza nomme le troisième genre de connaissance et que j’appelle le Clair-Joyeux. L’être de connaissance et d’amour, au sommet de la montagne, connaît et unifie des deux versants dans sa réalité spirituelle.
Figure du Christ
La figure du Christ est exceptionnelle. Elle ne représente pas seulement un prophète mais l’incarnation d’un dieu unique en trois entités (Père, Fils, Saint-Esprit) et la croyance inéluctable en la résurrection des morts dans une autre vie. Elle implique un acte de foi non délibéré. Une ouverture improbable au mystère incompréhensible de la naissance et de la mort. Aucun texte, aucune parole, ne peut la soutenir dans son fond. Elle est le salut radical qui ne peut être celui de la philosophie même encline à la fidélité symbolique à la tradition, comme le pensent les philosophes comme Luc Ferry, André Comte-Sponville ou Michel Onfray. Le Christ n’est pas au sommet de la montagne. Il est la montagne elle-même et tout ce qui l’environne dans une création infinie. Certes il apparaît au sommet vertigineux mais ce n’est qu’une apparence nécessaire pour le commun des mortels. Il fait lui-même l’épreuve de sa différence radicale avec ses disciples au moment de sa prière ultime : les disciples s’endorment là où leur demandait d’être soutenus. Sa solitude s’affirme alors comme absolue. Ce sera celle de tout être en chemin intérieur.
L’être réalisé
L’être réalisé n’a rien à transmettre. Il est le silence même. La fin de toute éducation. Le grand disparu vers l’inconnaissable de la passe frontalière comme Lao Tseu. A la fin de sa vie Krishnamurti se désespérait un peu de penser que seuls quelques êtres avaient pu vraiment s’approcher de sa vision du monde. Je crois qu’il se trompait, trop entouré par des disciples admiratifs dont il ne voulait pas. Des personnes innombrables ont certainement été transformées par sa parole, sans l’avoir jamais rencontré. Mais personne ne le saura jamais.
Au-delà des quelques milliers de mystiques reconnus et légitimés par leur époque, je pense qu’il existe et a existé de très nombreux êtres réalisés dans un total anonymat, cachés dans le fond de la campagne, les recoins d’une ville ou la cellule d’un monastère.
Se peut-il que leur nombre s’accroisse avec la modernité ? Tout pense à croire le contraire tant le superficiel médiatique accentue l’ignorance du devenir humain. Pourtant je crois le contraire. Notre monde mondialisé recèle des possibilité d’information, de savoir et en fin de compte de connaissance qui nous ouvrent d’infinies promesses de vie spirituelle de plus en plus laïque. Nous avons à notre disposition des textes remarquables et inimaginables à connaître par le plus grand nombre en d’autres siècles. La noosphère humaine fait son chemin sans que nous puissions nous en apercevoir avec suffisamment d’intelligence. Sous cet angle la parole du plus vieux poète français Rutebeuf me semble éclairante : « l’espérance de lendemain, ce sont mes fêtes ».
Circuit de l’énergie vitale chez l’être humain
L’énergie vitale est le mouvement issu de l’énergie primordiale universelle de ce qui est inconnaissable, non symbolisable, qui engendre la puissance du désir dans le pouvoir d’agir sur soi, les autres, le monde. Elle s’origine chez le vivant humain dans le corps, conçu comme une totalité complexe dont les flux sont en interaction à la fois interne (monde intérieur) et externe (environnement). La santé constitue le premier élément vital qui exprime un corps épanoui. Elle est le premier souci des Français, le second est le travail. Le travail est le mouvement de l’énergie vitale pour la survie de la communauté humaine, de la cellule familiale à la société globale. Il est relié à la santé par la Polis, le gouvernement de la cité, c’est-à-dire la manière dont les êtres humains organisent collectivement leur monde.
Energie vitale et spiritualité
Épanouissement ou stress destructeur en dépendent.
L’amour est ce qui relie le vivant au vivant par l’effet de l’énergie vitale, qui est une forme de l’énergie universelle. La sexualité pulsionnelle d’Eros avec ses rejetons imaginaires, et la sensibilité-tendresse, permettent la reproduction de l’espèce et le maintien d’une santé harmonieuse. Mais l’amour comme énergie de reliance s’ouvre sur la question spirituelle intrinsèque à l’être humain. La spiritualité, c’est le questionnement permanent dans lequel l’énergie vitale cherche son origine. Elle s’établit et souvent se réduit en religions, idées, par la culture historiquement située. Mais l’ouverture à l’interrogation ontologique demeure chez toute personne réfléchie. La philosophie (Kant) nous interroge : que puis-je savoir ? Que puis-je faire ? Que nous est-il permis d’espérer et qu’est-ce que l’homme ? Elle formule l’essentiel du questionnement. La spiritualité s’ouvre vers le travail par l’ascèse comme travail intérieur à la psyché. L’exemple de la vie du bouddha montre qu’elle doit être équilibrée entre la nécessité de l’appel intérieur et celle du maintien du corps en bonne santé. Ce « juste-milieu » joue dans la nature construite du travail et du même coup, dans le sens de la Polis. On comprend par-là que, seule, la prise en considération de l’être humain dans toute sa complexité, sans nier les éléments spirituels, laïques ou non, permet d’espérer l’avènement d’une société réellement humaine.
Contemplation
La spiritualité est liée à l’amour par la contemplation, comme action de non-d’agir, et à la méditation avec objet ou sans objet. La contemplation dans les sociétés modernes industrieuses et pléonexes est réduite à la portion congrue. L’agir élimine le non-agir au profit d’une société inégalitaire dont le monde économique libéral est le signe. Un humanisme intégral et spirituel ouvre des chemins bouleversant l’ordre des choses à cet égard. Devenir un être humain est placé ainsi au sein d’un processus inachevé et exigeant. Il est animé sans cesse par le sens humaniste de l’éducation complètement relié à la complexité de l’existence humaine et du monde naturel et social.
Trois types de conscience
Une expérience humaine
Douze jours d’hôpital avec une intervention chirurgicale, et quelques complications imprévues (ablation d’un rein), m’ont conduit récemment à jeter des regards furtifs sur l’hôpital et à préciser ce que j’entends par la conscience mise à l’épreuve. Trois types de conscience sont à l’œuvre en permanence : une conscience affectivo-mentale, une conscience corporelle et sensorielle et une conscience tout autre que j’appelle conscience témoin ou noétique A ces trois consciences, à distinguer mais non à séparer, s’ajoute la Grande Conscience qui relève intrinsèquement du Réel-Monde. Elle est posée nécessairement dans l’ordre du principe de non-dualité. On ne peut la nommer, la définir, elle est non-symbolisable comme le Réel-Monde avec lequel elle forme une totalité dynamique indissociable. Elle appartient à un tout autre niveau de conscience inimaginable. Mais, par le canal de la conscience noétique, elle englobe également tout ce qui est vivant et paraît enfermée dans le contour d’un phénomène.
Une image métaphorique
On peut se représenter métaphoriquement cette conception de la conscience par l’image d’un vase de cristal dont la base arrondie contient la conscience phénoménologique (affectivo-mentale et corporelle-sensorielle donnant naissance à la culture avec sa base matérielle), le haut ouvert en éventail, la conscience-témoin ou noétique et l’ouverture totale vers l’inconnaissable présent, le Vide ou le Réel-Monde et la Grande Conscience qui constitue tout ce qui est et devient. La conscience phénoménologique et la conscience noétique sont limitées par les frontières du vase de cristal. Un accident peut toujours arriver (mort, suicide, folie) et c’est l’éclatement du vase. Tout retourne dans le Vide, le Réel-Monde, la Grande Conscience. Il faudra attendre l’improbable rematérialisation de l’énergie dans un vivant tout autre, quelque part dans l’univers. Vimala Thakar a bien raison de parler d’une bénédiction d’être vivant pour l’être humain sur notre terre. Mais on peut également vivre un éclatement spontané de l’intérieur, ce que Mircea Eliade nomme l’enstase. La conscience phénoménologique s’unifie alors à la conscience noétique et, dans le cas des plus hautes figures de l’expérience spirituelle, s’immerge dans la Grande Conscience.
Dans ma trilogie philosophique la conscience en trois plus une anime l’expressivité potentielle de la Profondeur et influence ipso facto la Reliance et la Gravité.
Conscience affectivo-mentale
C’est la conscience habituelle constituée de raisonnements, d’arguties, d’images, de souvenirs d’expériences passées de soi et des autres autour de la maladie et de l’intervention prévue. Conscience conditionnante et conditionnée dont on sait qu’elle unifie la pensée à l’émotion (thèse d’Antonio Damasio sur L’erreur de Descartes). Elle tisse un réseau de significations dans notre tête dès le premier jour du diagnostic médical et s’accentue lorsque la décision est prise de l’entrée à l’hôpital et de l’opération. C’est la quête de l’information anxieuse de ce qui va ou peut se passer par les livres, les amis, la famille, internet. Nous abordons ainsi l’entrée la veille de l’opération, plein d’idées et de représentations. Mais à l’horizon, l’inconnu de l’expérience. L’opération elle-même est un « blanc » de pensée car nous avons été endormis et nous nous réveillons plusieurs heures après en salle spécialisée.
Conscience corporelle-sensorielle
Là commence vraiment la conscience corporelle de la souffrance et le vécu vivant du corps. Souffrance liée à la blessure du cisaillement du corps et des organes. Certes les antalgiques plus ou moins puissants jouent leur rôle calmant, mais sans vraiment tout apaiser. La douleur reste là. Tapie dans le silence. Elle réapparaît soudain au moindre mouvement. Le personnel soignant est à l’écoute mais doit également effectuer les actes et les soins nécessaires. La conscience douloureuse du corps restera longtemps dans notre présence au monde à cet égard. Même un sage de l’envergure de Ramana Maharshi atteint d’un cancer de la gaine nerveuse du bras sera parfois en difficulté pour vivre pleinement son silence intérieur.
Certes la conscience corporelle-sensorielle vit également et heureusement dans le plaisir de la perception et de la sensation quand le corps est en bonne santé. C’est même l’essentiel du bonheur de vivre pour l’être lucide. Il tend à ramener tout vers cet horizon du plaisir corporel. Mais il ne peut éviter la maladie et la mort.
Je veux revenir sur l’interférence, l’interaction, entre la conscience affectivo-mentale et la conscience corporelle-sensorielle. Il semble démontré aujourd’hui qu’elle est une donnée de la vie réelle de l’être humain (voir le numéro spécial de la revue Sciences Humaines, mai 2016 sur la thématique Nature/Culture). On sait que la dimension somato-psychique est inéluctable. Ce que l’on ressent influence ce que l’on pense et imagine et l’inverse est vrai. Le processus se joue au niveau des cellules du corps et des neurones et cellules gliales du cerveau. Plus encore, la culture environnante (matérielle, socio-technique, symbolique, spirituelle) élaborée par la conscience phénoménologique (somato-psychique) rétroagit également sur ce qui la crée en permanence. Nous construisons le monde mais le monde nous construit ou nous détruit. Tout devenir humain est écologique. Notre maison commune se construit dans une interaction sempiternelle entre moi, nous, les autres et le monde technico-scientifique, politico-économique, naturel et cosmique. Nous agissons sur notre terrestreté dans un sens créateur et destructeur aujourd’hui appelé Anthropocène. De nous dépend notre avenir improbable.
Conscience-témoin ou noétique
C’est une conscience de l’entre-deux. Conscience autre, d’un autre niveau de réalité que celle de la dimension corporelle ou de la dimension affectivo-mentale. Pour ma part il s’agit d’une conscience méditative, sans pensée ni image, liée à l’attention vigilante. Conscience du fond sous la forme. Elle ouvre les possibilités et la profondeur de l’apprendre. Nous en avons tous un avant-goût intuitif dans la contemplation d’un paysage de montagne ou l’extrême beauté délicate d’une fleur. Krishnamurti donne l’exemple de l’attention totale du regard si tout à coup se présente à nos yeux un serpent débusqué. Je l’ai souvent vécue à partir d’une image poétique considérée comme un koan zen comme celui de ma fille à l’âge de cinq ans au bord de la mer en Bretagne (« regarde papa, il n’y a plus d’eau dans la mer »). Une longue pratique poétique de soixante ans me permet de dire qu’il s’agit d’une véritable voie spirituelle laïque de connaissance composée de trois moments intégrés : méditation, création, contemplation. Si beaucoup de recherches ont été faites depuis 20 ans sur les bienfaits de la méditation de pleine conscience, très peu à ma connaissance ont pris pour thème la pratique poétique comme moyen de stabilité émotionnelle et plus encore d’élargissement spirituel. Il faut vraiment être aux États-Unis, en Californie, pour voir un poète employé dans un établissement hospitalier !
Poésie-thérapie
Arthur Lerner, docteur en psychologie et en littérature américaine, professeur de psychologie au Los Angeles City College est, surtout, l’un des pionniers du mouvement “Poésie-Thérapie” sur la côte ouest américaine. Assistés de deux femmes psychothérapeutes, ils forment avec les patients un groupe d’une dizaine de personnes. La séance débute par un “warming up” proche de celui du psychodrame, pendant lequel chacun tente d’exprimer ce qu’il ressent à ce moment-là. Entre-temps, le thérapeute a jeté par terre, au milieu du cercle des participants, une vingtaine de livres de poésie : Whitman, Frost, Dickinson… Chacun dit quelques mots, puis il demande si quelqu’un veut lire un poème ou aimerait en entendre un et lequel ? L’un des participants se met alors à lire un poème, parfois apporté par lui, et exprime ce qu’il ressent par rapport au texte, dans son vécu personnel. D’autres en font autant, parfois en écho. Chacun donne son avis sur le “ressenti” d’autrui. Lorsque le leader intervient pour clore la soirée, chaque patient est invité à faire part de ses impressions sur ce qui vient de se passer. Avant de quitter la pièce, le thérapeute prend soin de transcrire les résultats de la séance dans les dossiers de ses patients dans le cas où l’un d’entre eux ferait une décompensation dans les jours suivants.
Poésie-thérapie à Poetry Therapy Institute
L’emploi de la poésie en thérapie a été plus particulièrement étudié et adopté en Californie par le Poetry Therapy Institute de Los Angeles à la fin des années 1980. Son conseil d’administration comporte plus de vingt-cinq conseillers psychiatres, poètes, etc., qui, par leurs expériences et leurs initiatives, jouent un rôle des plus actifs au sein du Centre. Il participe à un grand nombre de manifestations, organise des festivals où les participants échangent leurs expériences, et surtout initie et forme un certain nombre de futurs chefs de groupe. Ceux-ci se recrutent principalement parmi les psychologues déjà en exercice et les étudiants en psychologie dans les diverses universités de la région. L’entraînement est organisé au Centre à raison de deux séances par semaine. Chacune d’elles s’ouvre d’ordinaire par quelques mots de membres psychiatres qui font part aux participants de leurs récentes expériences, accompagnant la présentation des cas de la lecture de poèmes proposés. Ensuite l’auditoire se divise en équipes d’une dizaine de personnes environ. La séance continue à se dérouler dans une ambiance authentique de thérapie puisque chaque participant devient maintenant lui-même patient au sein d’un groupe dirigé par chacun des membres à tour de rôle. Les équipes ont l’habitude de se retrouver en fin de soirée avant de tirer ensemble les conclusions de la séance. Ce feed-back consiste principalement en une critique par les participants de leurs leaders respectifs et aussi en une intervention orale de la secrétaire de la soirée qui, grâce à ses notes, présente souvent des remarques pertinentes.
Poèmes-thérapeutes-patients
D’un point de vue fonctionnel, la Poésie-Thérapie articule trois éléments-clés : les poèmes, les thérapeutes et les patients-poètes auxquels on accorde toujours la priorité. Le thérapeute est un médiateur entre le patient et le poème. Il ne peut favoriser ou établir une communication réelle entre son groupe et la poésie que s’il les connaît tous les deux en profondeur (voir chapitre de mon livre L’approche transversale. L’écoute sensible en sciences humaines, Anthropos, 1997, 357 p., chapitre sur l’écoute mythopoétique). Parallèlement aux séminaires que j’ai donnés sur la vision du monde de Krishnamurti pendant plus de 20 ans, j’ai aussi animé dans ce sens un cours actif et participatif autour de la praxis poétique à l’université de Paris 8.
Conscience noétique et Grande conscience
La conscience-témoin ou noétique nous fait entrer dans une zone de silence à l’égard de nous-mêmes des autres et du monde. Elle développe le sens de l’agir par le non-agir. Elle commence seulement à être reconnue comme importante dans la civilisation occidentale. Jon Kabat-Zinn dans son livre L’éveil des sens. Vivre l’instant présent grâce à la pleine conscience (Les Arènes, 2014, 541 p.) nous ouvre à une compréhension réaliste dans notre modernité. Elle est reprise par Christophe André et expérimentée aussi par des philosophes comme André Comte-Sponville ou Alexandre Jollien. Mais en Asie, elle fait partie de l’expérience humaine depuis des millénaires. On peut la considérer métaphoriquement comme un canal reliant subtilement les consciences affectivo-mentale et corporelle-sensorielle, à la Grande Conscience ineffable, non symbolisable que les Chinois nomment Tao. Les grands praticiens méditants sont capables de la vivre quotidiennement dans leurs activités journalières. On sait, par des études en neurosciences maintenant, notamment lors des discussions sur les sciences spirituelles de l’Institut Mind and Life fondé par Francisco Varela et réuni régulièrement en Suisse, que la conscience noétique émet des ondes spécifiques dans le cerveau. Matthieu Ricard s’est prêté en tant qu’expert en méditation à de nombreuses recherches scientifiques à cet égard. Il nous donne des preuves de la réalité fondamentale de l’altruisme. On peut considérer la conscience noétique comme un canal s’ouvrant en éventail en direction de la Grande Conscience. Dans une conception non-dualiste de ce qui est, on est conduit à cette hypothèse sans séparation et sans confusion. Le curseur individuel se déplace ainsi en son sein par la pratique d’un minimum proche de la conscience corporelle et de la conscience affectivo-mentale jusqu’à l’ouverture illimitée de la Grande Conscience vers laquelle elle débouche.
Je pose comme hypothèse que le grand samadhi (nirvikalpa samadhi) de la plus haute tradition de l’advaïta vedanta de Shankara introduit le méditant et le dilue au sein de cette Grande Conscience. Mais n’oublions jamais dans cette représentation que la Grande Conscience comme Vide ou Réel-Monde est constitutif de tout ce qui se trouve à l’intérieur comme à l’extérieur de « notre vase ». « La forme est vide et le vide est forme » comme l’affirme le bouddhisme. Et le Vide n’est pas le néant mais la plénitude tout autre.
Evéillance
Nous vivons toujours la Grande Conscience dans l’épreuve de l’existence. Avec plus ou moins d’expérience il faut le dire. Cette conscience nous échappe parce qu’elle appartient à un autre niveau que celui habituel des phénomènes. Pour moi elle exprime l’Otherness de Krishnamurti ou le Tiers Caché de Basarab Nicolescu. Néanmoins elle est perceptible en nous-mêmes parce qu’elle nous dégage de l’emprise des phénomènes. Elle exprime un constat, une attention vigilante à ce qui est regardé. senti, imaginé et conceptualisé.
L’éveillance. La lecture méditative de nombreux textes et expériences spirituelles me conduit à parler « d’éveillance » et non simplement de « vivance » comme le fait un spirituel français non-dualiste dans un livre très intéressant inspiré de plusieurs sages de l’Inde (Patrick Vigneau, La joie d’être soi avec Ramana Maharshi, ed. L’originel, 2012, 141 p.). L’éveillance est un processus qui concerne la surprise de vivre. Elle conjugue plusieurs dimensions existentielles : l’éveil, l’attention vigilante, l’émerveillement, le Clair-joyeux et la relation méditative à ce qui est et advient en permanence.
Eveil
Le philosophe épris de vérité, usant et parfois abusant de sa raison, cherche sans cesse l’éveil. Mais il conteste toute ouverture mystique qui éliminerait l’intellect élucidant. C’est le cas dans le dialogue entre Arnaud Desjardins et le philosophe Jean-Louis Cianni (Oui chacun de nous peut se transformer, Albin Michel 2010, 162 p.) Le philosophe peut arriver à penser que l’accès au fond du réel (les noumènes) est impossible pour l’être humain (Emmanuel Kant). Le physicien quantique Bernard d’Espagnat parle de « Reel voilé ». Basarab Nicolescu de « Tiers caché ». Spinoza va parler d’un troisième genre de connaissances où l’influence du conatus et le parcours d’une raison intuitive le conduit, avec une joie intellectuelle qui le ravit. Il n’a aucune envie de se fondre dans un grand Tout, quel que soit son nom, comme l’énoncent très souvent les mystiques.
Philosophe et être éveillé
Le philosophe demeure axé sur la vérité et non sur la sensibilité ou l’intuition. Au mieux, s’il nomme « Dieu » c’est la même chose que la nature (Deus silve natura chez Spinoza). Il utilise les concepts dans son argumentation serrée. Il s’agit toujours pour lui de présenter un langage cohérent auquel il associe la création de concepts liés à l’histoire de la philosophie ou à sa propre initiative créatrice. C’est ainsi qu’il produit du sens en élaborant des ensembles symboliques qui font réfléchir ceux qui se les approprient. L’être de l’éveil n’est pas un philosophe en ce sens. Il ne donne pas une priorité au raisonnement, à l’argumentation construite et dotée de références à l’histoire de la pensée. Il n’est pas plus un être de sentimentalité facile dont il reconnaît la part illusoire liée aux pulsions et aux phantasmes. Il cherche avant tout à être présent au monde, aux autres et à lui-même, d’instant en instant. Ce n’est que dans la mesure où il réussit ce processus qu’il peut atteindre un éveil de la conscience plus ou moins profond. Ce cheminement est exigeant sans être nécessairement ascétique comme l’a reconnu le Bouddha historique. Cet éveil met fin à ce qu’il appelle le moi et qu’il considère alors comme une illusion. Le sage se distingue du saint à cet égard. Le saint s’immerge dans une totalité dynamique dont il fait partie mais qui l’englobe. Il rencontre le ravissement mystique. Dans la spiritualité chrétienne, il vit au cœur de l’amour de Dieu. La sainteté implique toujours peu ou prou l’idée d’une transcendance. Même la sainteté laïque est révolutionnaire.
Deux courants spirituels
La sagesse est une ouverture de la philosophie. Le philosophe court après la sagesse mais sans jamais l’atteindre vraiment parce qu’elle n’est pas du ressort d’une conceptualisation, fût-elle très élaborée. La sagesse est un processus d’éveillance qui ne cherche rien. Pourtant, parfois, d’une façon non conditionnée, elle débouche sur une prise de conscience tout autre.
Deux courants spirituels s’opposent à cet égard. Le premier, gradualiste, affirme qu’une progressivité dans la connaissance du réel ultime est possible et nécessaire. Le second « subitiste » que l’éveil est une surprise non recherchée. Le premier a marqué en Inde le mahayana. Le second, le hinayana. En Asie, la Chine du nord pour le premier et la Chine du sud (chan) pour le second dont un des principaux représentants fut Huineng et qui a donné le zen au Japon.
Rapport au Réel
Le rapport au réel non symbolisable est remis en question dans son effectuation symbolique nécessaire à la communication de l’être parlant. Ce que nous appelons « réalité » dans une culture donnée, est reconnue comme relative. Le sens des mots et des expériences intimes de l’être au monde change radicalement et souvent tout à coup. L’être en éveil paraît être plus ou moins bizarre, incompréhensible dans son comportement habituel. On le qualifiera peut-être de fou. En Inde il peut être reconnu comme grand sage comme Ramakrishna au XIXe siècle ou comme « folle » par la psychiatrie en France au début du XXe siècle (« Madeleine », la patiente du psychiatre Janet). Dans de nombreux cas, il s’isolera et restera dans le silence. Ce fut le cas de Ramana Maharshi au XXe siècle. De nombreuses personnes ayant eu l’expérience psychique de l’état proche de la mort, ce qui a métamorphosé leur vie consciente, n’ont pas osé en parler jusqu’à une époque récente. Pour d’autres, ils parleront dans des dialogues avec des auditeurs et voyageront de par le monde comme Krishnamurti. Ce qui ne l’empêchera pas de parler d’ « Otherness » pour cette rencontre au-delà des mots avec la part inconnue du Réel.
Plus haut Il nous faudrait monter plus haut dans la lumière
Pour saisir la rive qui n’a pas de nom
Plus bas dans les racines Où la vie est un cheveu
Le reflet ne plonge jamais dans la rivière L’escalade nous conduit vers le sourire
L’oiseau qui n’a pas d’aile Vole en bleu dans l’autre espace
Le frisson est ce train-fantôme Qui passe dans les yeux morts
Comment vivre sans prendre le large Comment faire du jazz avec le sang qui coule
Il ne cherche pas midi dans le désastre Il ne voit pas l’avenir dans un trou de serrure
Il se tient dans la pierre Sans immobilité
Il racle le soleil Pour lustrer le présent
Il trouve dans un seul mot Une grotte de fourrure
Il n’est pas fait pour vivre Dans la ferraille des villes
Son chant est-il un cou Qu’on étrangle en silence
Il attend sans attendre Il advient sans savoir
Le monde qui tourbillonne Valse avec sa vie
Attention vigilante
En Occident, l’intention phénoménologique est toujours de l’ordre de la volonté et de la direction vers un objet matériel ou symbolique à appréhender. C’est lié au désir conscient, l’intention se manifeste alors par la concentration sur un objet de pensée. Dans le Qi gong, l’intention est nécessaire pour que le Qi apparaisse. Mais est-ce la même intention ? La volonté est certes toujours présente, au moins dans les premiers moments de la pratique et de l’apprentissage du Qi gong. Ainsi dans les mouvements du Qi gong : ouvrir, réunir, monter et descendre la respiration. On imagine un axe dans la tête. En inspirant on ouvre, et on réunit l’énergie à cet axe. C’est l’intention qui veut cela. Le corps est divisé en six parties. On visionne intérieurement chaque partie avec la conscience d’un axe central. A partir de ce centre on ouvre l’énergie, on rassemble l’énergie, on fait monter et descendre l’énergie. En chinois on appelle yi l’intention. L’intention dans le Qi gong est toujours liée au corps, xing, au souffle Qi et à l’esprit shen.
Intention et attention
L’occidental se posera la question de la différence entre l’intention au sens chinois et l’attention que l’on demande par exemple à l’écolier d’avoir en classe. Aujourd’hui des chercheurs en éducation ou en économie parlent « d’économie de l’attention ». Ce type d’économie est de plus en plus requis par la performance imposée par le libéralisme. On peut répondre que dans l’attention il n’y a pas nécessairement objet. Il s’agit avant tout d’être là, dans une présence radicale a ce qui est et advient. L’intention implique une conscience dirigée vers… En cela c’est différent de la méditation comme pure attention et manifestation du shen réalisé.
La philosophie phénoménologique contemporaine, avec Natalie Depraz, dans sa remarquable thèse d’habilitation, réfléchit en détail sur les rapports entre attention et vigilance (publiée aux PUF en 2014). Mais c’est sans doute dans une phase avancée du Qi gong que l’intention est complètement intériorisée sans avoir besoin d’être pensée. Chaque mouvement se réalise d’une façon quasi spontanée. L’intention se fond alors dans l’attention et le mouvement s’ouvre sur une véritable sagesse pratique comme dans le cas du boucher maître de son art dont parle Zhuangzi.
Emerveillement
On ne dira jamais assez que la surprise accompagnée d’émerveillement est au bout du processus. Nous entrons dans la beauté des choses et des êtres au cœur du banal et du quotidien. Même ce qui nous tue peut révéler sa beauté étrange comme par exemple le virus du sida. Ce qui nous effraie aussi par son caractère extraordinaire comme une éruption volcanique ou un typhon bouleversant. Nous avons tous cette possibilité d’émerveillement dans l’humus serein de notre être. Le philosophe Bernard Vergely a écrit un livre remarquable par sa poésie et sa pertinence à ce propos (Retour à l’émerveillement, Albin Michel, 2010).
L’émerveillement est une surprise soudaine du rapport au monde. Tout à coup une parcelle de ce monde émerge pour nous dans sa splendeur native. C’est le sourire d’un enfant malgré une grande misère, le serrement de la main d’un agonisant sur la vôtre, le coquelicot au bord d’une route, le vieil arbre mort au milieu d’un champ, le sourire de la Joconde vue pour la première fois, la « chute » imagée d’un poème de René Char. C’est tout le sensible qui vous renverse en une seconde. Parfois c’est l’aphorisme de votre enfant qui advient sans même qu’il s’en rende compte mais dont vous saisissez la profondeur par votre présence.
L’émerveillement est un vécu qui fait son chemin dans votre vie comme l’onde qui ne cesse de s’agrandir lorsqu’un galet blanc touche un lac noir. Le regard d’une personne rencontrée par hasard et c’est l’onde de choc. La couleur si rouge d’une feuille morte en automne et c’est un miracle pour les yeux. Le croassement d’un corbeau de bonne heure dans le cimetière du Père Lachaise et votre écoute s’ouvre sur l’étrangeté du silence.
Fraternité de reliance
Avec l’attention vigilante et la présence qui en résulte, l’émerveillement attise chaque instant vécu. Il nous fournit des vitamines pour l’action. Il nous approfondit vers l’espérance malgré le caractère tragique de l’existence que notre raison philosophique instille dans notre pensée. Oui il y a souvent là-bas tant d’enfants qui meurent le ventre enflé par la famine, mais au milieu, soudain, l’éclat de rire de l’un d’entre eux, nous dit que rien n’est perdu d’avance et que notre action est nécessaire là où nous sommes. Même si notre action n’est que celle d’un colibri devant l’incendie en suivant l’image de Pierre Rabhi.
Si l’émerveillement n’est pas l’expression des » passions tristes » de Baruch Spinoza, s’il ne commence qu’à la fin de la souffrance comme le pense Krishnamurti, à mon sens il n’en est pas moins lié à la tristesse lucide d’un monde en perdition, non parce que la fatalité le voudrait ainsi mais parce nous le décidons par l’existence sans frein de certains groupes particulièrement pléonexes dans nos démocraties libérales. Au nom de l’émerveillement, une révolution intérieure s’engage nécessairement contre toutes les injustices et les inégalités. Il s’ouvre sur ce j’appelle une « fraternité de reliance » qui ne s’arrête pas à la vie humaine. Il conduit vers des coopérations inéluctables, des engagements responsables, une « gravité » comme je la nomme qui nous rend digne de devenir humain, je suis toujours émerveillé par l’action altruiste que certains êtres, plus nombreux que nous le pensons comme l’affirme Matthieu Ricard, développent lors de catastrophes.
Clair-Joyeux
La notion de Clair-joyeux est pour moi essentielle. Elle renvoie à l’ouverture de ce qui marque la fin d’une méditation spirituelle de haute intensité. Mais est-ce jamais la fin ? Qui peut le dire puisque dans ce cas la notion de « je » ne présente plus d’importance. L’individu devient une « personne », c’est-à-dire « un individu complètement intégré au cours du monde de telle sorte qu’il n’y a plus « personne » à nommer ». L’ego, et le mental ont fondu comme neige au soleil. Il reste pourtant là, en filigrane, pour les activités quotidiennes qui nécessitent son instrumentalité, mais dans l’univers du Clair-joyeux.
Le Clair-joyeux est le sentiment du sensible qui est ressenti lorsque la personne rencontre vraiment les éléments variés du cours du monde. Tout lui devient présent d’instant en instant, les individus, les choses, la nature, les situations, le contexte, etc. Le Clair-joyeux est sans choix, sans objet, lié à une totale disponibilité. Il est tout-à-coup comme une lampe qui éclaire la nuit la plus noire. Une surprise qui advient pour nous faire voir la réalité autrement. Le monde apparaît comme totalement nouveau et, en même temps, comme totalement ancien. La personne, la fleur, la maison, la forêt, en face de moi est à la fois la même chose que je voyais il y a peu de temps encore, et, en même temps, radicalement neuve, émergente, naissante et mourante, impossible à nommer. Le Clair-joyeux exprime surtout une joie inscrite dans chaque regard, chaque son, chaque vision, chaque situation. C’est la joie d’exister, d’être là, présent, au monde et dans le monde. C’est la disparition du conflit et de la contradiction. Chaque chose, chacun est à sa juste place, dans l’instant. Le durée a disparu avec le temps linéaire et sa kyrielle de problèmes émanant des contradictions entre ce qui est et ce qui devrait être.
Autant dire que l’être du Clair-joyeux apparaît comme un marginal incompréhensible, une sorte de martien débarqué sur notre terre. Être à double regard, complètement dans la joie et complètement dans une tristesse sans nom. Car il connaît la racine de la souffrance qui se vit presque toujours avec son cortège de malheurs et d’ignominies. Il sait qu’elle ne pourra disparaître tant que ce clair-joyeux ne sera pas réalisé par le plus grand nombre. La civilisation contemporaine n’en prend pas le chemin. Cependant c’est notre réalité à vivre en la « travaillant » de l’intérieur comme un sculpteur travaille son bloc de pierre pour en dégager une forme harmonieuse. Tâche infinie et sempiternelle, pour laquelle chacun doit jouer son jeu et apporter sa goutte d’eau dans l’incendie comme un colibri minuscule face à une cathédrale de flammes. Je pense souvent alors à un certain pessimisme de Krishnamurti à la fin de sa vie et à la persévérance lumineuse d’un Pierre Rabhi en terre nourricière.
Relation méditative
La relation méditative à ce qui advient sans cesse.
L’être du Clair-joyeux saisit ce qui advient d’instant en instant, comme aussi ce qui finit, de la même manière. Le sentiment de la mort fait intégralement partie de celui de la naissance. Rien ne dure, tout est condamné à se perdre. Les choses, les biens, les situations, les « amours », les possessions, les renommées, la vie elle-même individuelle et collective, les sociétés, la terre et la galaxie, l’univers repéré, tout s’inscrit à la fois dans l’émergence et la finitude. L’être humain de l’existence réelle est un ensemble dynamique composé depuis l’origine du vivant par un corps-rivière fait de flux minuscules de perceptions et de sensations, de morts et de naissances de tout ce qui le maintient en vie, mais aussi d’un flux de pensées, d’images, d’idées, de concepts, comme de capacités d’imagination à la fois active, créatrice, leurrante et reproductrice.
La plupart ne supporte pas cet état de fait et invente des illusions nécessaires en religion, en politique, en science, en technologie, en art, en sport, en loisirs divers. Tout semble bon pour arrêter le cours des choses et exiger un point de repère permanent, une fixité repérable dans le courant de l’univers. Toutes les dictatures naissent de ce désir fou, toutes les guerres en proviennent. Le désir de permanence trône au sommet de milliards de morts depuis toujours. Il a encore de beaux jours devant lui, malgré le discours humaniste qui lui sert de cache-sexe.
Le Clair-Joyeux
Non ce n’est pas le plaisir du feu dans les broussailles
Non ce n’est pas la rage de l’océan ouvert
Ni les hourras de la foule appesantie
Ce n’est pas la forêt avalée par la neige. Le ruisseau qui cherche sa voie vers l’horizon
La fauvette des roseaux au verso du soleil
La vipère qui se glisse entre l’eau et la pierre
Ce n’est pas la nuit plus épaisse qu’un marbre
Ni le jour plus fragile qu’un doigt de musicien
Ce n’est pas une jupe parfumée sur le lit de vertige
L’appareil qui clignote pour acheter Noël
Peut-être un rire d’enfant sauvage
Où zigzague l’innocence
Une main qui accueille l’espoir d’une autre main
Minuit qui enlace midi sans faire de bruit Un mot changé en fleur au creux d’un parchemin
Oui le Clair-joyeux s’espace
Entre cristal et fumée Entre parole et silence
Entre le plein et sa brisure
On le cherche où il n’est pas
On le trouve où il n’est plus
Il fourmille dans l’éphémère
Il vacille dans l’azuré Il foudroie les livres saints Il illumine tous les enfers
On ne sait pas ce qu’il raconte
Aux vieillards qui chantent encore Allongés dans le mot fin
Conscience du corps
On est souvent surpris de voir à quel point des danseurs confirmés peuvent faire faire à leur corps des mouvements invraisemblables. Certains courants de danse contemporaine s’appuient sur une représentation de la spontanéité énergétique inhérente au corps humain.
Cette spontanéité va s’exprimer et créer des formes à partir d’une intentionnalité du danseur. Mais dans ce cas on reste dans une logique d’expression phénoménologique. Tout se passe comme si la conscience noétique nécessaire à ce type de tendance n’incluait pas une ouverture sur la Grande Conscience dont je parle. Il en va autrement dans la danse mandala proposée par le fondateur de l’aïkido Ueshiba Morihei.
Bruno Traversi, un philosophe spécialiste du Japon, de l’aïkido et des relations entre Carl Gustav Jung et le physicien Wolfgang Pauli, nous éclaire dans son livre Le corps inconscient et l’âme du monde selon C.G. Jung et W. Pauli (L’Harmattan, 2015, 260 p.) sur la dimension de spontanéité qui émerge dans le corps singulier à partir d’une structure inconsciente ineffable et pourtant efficiente dans le mouvement des danseurs. Analysant plusieurs types de spontanéité corporelle dans la danse contemporaine, il présente la spécificité de la danse mandala du fondateur de l’art martial de l’aïkido, Ueshiba Morihei. Traverse par des interprétations issues de la correspondance Jung/Pauli, autour des rapports de l’ esprit et de la matière, il suggère qu’il existe un « arrière-monde » spirituel étranger à la flèche du temps et à la causalité chère à l’Occident au sein de la matière. Ainsi cet arrière-monde au sein du corps, comme « corps originel », s’exprime dans le dispositif et la réalisation non intentionnelle de la danse mandala proposée par Ueshiba Morihei (danse Kagura Mai, japonaise).
Danse mandala et éveil spirituel
Bruno Traversi a animé cette pratique pendant une dizaine d’années au cours de laquelle il a pu observer un processus d’extériorisation lié à la spontanéité corporelle « rizan » en chinois. À partir d’une observation rigoureuse, Bruno Traversi met en évidence un processus d’extériorisation qui oriente l’activité du corps selon une structure et une dynamique très précises non apprises et identiques chez tous les sujets observés. Pour lui « il s’agit d’une « remontée », à travers la sensibilité et la motricité, de contenus inconscients proches des schèmes de l’inconscient collectif de Jung et de la théorie psychophysique de Pauli, Ces remontées animé le vécu corporel mais aussi les modalités du vivre-ensemble. Bruno Traversi démontre que cette spontanéité autonome n’est pas la même chose que celle hétéronome d’autres types de danse axés sur ce mode d’expression, comme dans le Butô japonais ou la danse « Contact Improvisation » de Steve Paxton tendant à retrouver le « corps animal » naturel.
Danse inspirée et circulaire, extrêmement réglée et aux frontières territoriales immuables la danse mandala semble inscrite dans la structure corporelle des danseurs sans volonté d’inculpation systématique et sans metteur en scène.Tout se passe comme si la danse se dansait selon une structuration, toujours la même, animée par une conscience « autre » que les danseurs suivait à la lettre sans pouvoir y déroger, sans pourtant se gêner où se toucher dans leurs déplacements à reculons malgré l’exiguïté de l’espace.
L’interprétation de Bruno Traversi s’appuie sur la logique de la non dualité liée à celle de la dualité du bouddhisme japonais de la secte Shingon et à une paradoxalité évidente ( p.72) qu’on retrouve aussi dans là taoïsme philosophique. Elle reconnaît l’éveil spirituel comme un aboutissement logique du « ninifumi » (duel, non duel) similaire à celle avec laquelle les alchimistes caractérisent la pierre philosophale comme « pierre / non pierre » identifiée avec le Soi par Jung.
Regarder en arrière vers l’Origine
Se laisser aller à la spontanéité originelle n’est pas faire n’importe quoi avec son corps ou suivre ses mouvements instinctifs. C’est « regarder en arrière » vers l’Origine première du Grand Vide universel et s’unir à la spontanéité qui s’en dégage. Elle se manifeste par le passage de plusieurs étapes. Fermer la porte des sens par le détachement des choses et par L’assomption du » jaillissement » qui survient en faisant remonter des éléments de l’arrière-monde. Ce sens pratique se manifeste ouvertement chez les danseurs lorsqu’ils utilisent le « bâton » (comme sabre) qui semble doué d’une énergie interne à suivre sans résistance. Dans la danse mandala on assiste à une transformation intérieure du danseur lors de laquelle le moi se trouve évacué et remplacé par une instance psychique plus profonde et plus structurée. Il me semble bien que ce type de danse correspond à une mise au jour dans le mouvement corporel de la conscience-témoin ou noétique dont j’ai parlé. Conscience de la personne au plein sens du mot, c’est-à-dire comme je l’ai déjà dit, de l’individu tellement intégré au cours dynamique des choses qu’il n’y a plus personne à nommer. La danse en question réalise une mise en acte de la Grande Conscience par son inscription motrice dans la conscience noétique personnalisée animant d’une façon dirimante la conscience corporelle-sensuelle et la conscience affectivo-mentale.