par Myriam Lemonchois, Professeure honoraire de l’Université de Montréal
L’objectif du texte est d’identifier le “style pédagogique” de René Barbier : les éléments essentiels de son d’écoute mytho-poétique, et d’analyser la complémentarité de son approche avec l’apport de savoirs philosophiques et scientifiques. Avant de formuler son approche de l’écoute transversale dans son habilitation à diriger des recherches, René Barbier l’a développée et mise en pratique dans le DUFA (Diplôme universitaire de formateur d’adultes de l’université de Paris 8 Vincennes à Saint-Denis), un diplôme obtenu par Myriam Lemonchois en 1989. En 1995, René Barbier lui a demandé de « retourner » dans le Dufa, à titre d’observatrice pour analyser et documenter son animation de la formation. Ce texte de 1996, a été écrit par Myriam Lemonchois lorsqu’elle était étudiante en maîtrise en sciences de l’éducation à Paris 8, sous la direction de René Barbier. Son article tente de mettre en valeur une approche singulière et essentielle dans l’enseignement supérieur, l’approche sensible de René Barbier, en proposant au-delà de l’exemplification, des clés d’interprétation.
En octobre 1995, en début d’année du DUFA (Diplôme universitaire de formateur d’adultes), René Barbier m’a proposé d’observer sa manière d’animer dans le cadre d’un “compagnonnage”, seul moyen de formation selon lui. Cette observation participante sur une année du module “Écoute transversale du groupe et problématique de l’imaginaire” devait consister à noter sa méthode d’animation, les types d’informations données (théoriques, poétiques, etc.), l’exploitation des métaphores, et à donner un maximum d’idées, de points de réflexion. Elle me permettait d’affiner un sens de l’observation, de me former à l’écoute transversale et surtout de réfléchir à une animation que je définis dans ma thèse comme “qualitative”, malgré la complexité de la situation issue à la fois de la proximité de ma recherche avec la sienne et de mon implication (ex-dufiste, étudiante en thèse avec René Barbier, formatrice, “apprentie” aux côtés du “maître”, etc.).
Depuis de nombreuses années, René Barbier anime dans le cadre du DUFA, le module “régulation”. Cette année-là, l’objectif de ce module est de proposer, en plus de la régulation, une méthode de travail à partir du journal d’itinérance des stagiaires et de l’écoute transversale et sensible de la dynamique de groupe, c’est-à-dire de l’écoute des retentissements théoriques, poétiques, spirituels, philosophiques et/ou expérientiels.
Ce module se déroulant une journée par mois sur toute la durée du stage, a pour conséquence d’ancrer profondément l’esprit de la méthode, d’imprégner les jugements et les conduites, dans toutes les circonstances, quelque soit le sujet abordé, en cohérente avec l’aspect “clinique” prenant en compte le quotidien et l’implication de la personne.
Les exemples issus de cette animation viennent illustrer la théorie de l’approche transversale et montrent que celle-ci n’est pas coupée de la réalité. Ce va-et-vient entre la pratique et la théorie recherche un accomplissement de la pensée aussi bien dans la théorie que dans l’action. En cela René Barbier recherche un métissage entre Orient et Occident en se rapprochant des sages chinois qui considèrent que corps et esprit sont un tout et que la philosophie en tant que penser systématique réfléchi sur la vie, est aussi une question d’attitude.
De l’Approche transversale
René Barbier tente dans ses recherches de définir une “éducation majuscule” par les cinq axes de l’ “Approche transversale” qui sont : la conception de la personne située ; la théorie de l’imaginaire tridimensionnel (pulsionnel, social, sacral) ; une manière d’être et d’écouter ; une méthodologie d’investigation dit de “recherche-action existentielle” et un type de parole.
Les exemples suivants illustrent les trois aspects de cette parole (scientifique, philosophique et poétique) sachant que l’écoute qui l’accompagne a pour objectif de décrypter, la transversalité d’une situation éducative, conçue comme bain de sens, ou processus d’influence symbolique relativement structuré et structurant, à la fois fonctionnel et imaginaire, immergeant l’ensemble du discours, des pratiques et des produits du sujet.
Une parole scientifique
La parole est scientifique car elle prend en compte l’implication, tend vers la constitution d’un savoir, possède une logique interne et tend à être théorique.
Cette parole interroge l’implication des stagiaires, selon les trois ordres imbriqués définis par René Barbier :
- L’implication dans un champ de relations sociales, par exemple en demandant à une stagiaire ce qu’elle garde comme points positifs de l’encadrement militaire pour la formation ou à une autre ce qu’il y a de spécial dans sa ville de Taverny .
- L’implication en tant qu’engagement, par exemple en demandant à un stagiaire ce qu’il pense de la mort de Gilles Deleuze ou de la mort d’Yitzhak Rabin. Ces deux événements étant contemporains de la constitution du groupe, René Barbier rappelle ainsi aux stagiaires la nécessité de porter sur son environnement et le monde dans lequel nous vivons, un regard à la fois politique et philosophique : politique parce qu’il s’agit d’une allusion au conflit israélo-palestinien ; philosophique et même ontologique puisqu’il est lié au thème de la mort souvent oublié dans notre société éprise de technicité supposée toute puissante.
- L’implication de soi avec les autres quand il demande comment ce DUFA peut aider à être, comment le groupe peut aider à surmonter des difficultés ou comment le formateur peut éviter d’imposer son autorité.
Ces quelques exemples montrent que, pour René Barbier, l’implication du chercheur ou de l’éducateur se fonde sur la “transversalité” qu’elle est “à la fois une “participation” inéluctable au monde […] et une constante et vigilante réflexion de cette “participation”.
La parole recherche aussi la constitution d’un savoir par le groupe, “la construction d’un corpus, la confrontation aux regards des pairs, et elle ne néglige pas la mise en place de dispositifs de recueil de données compte tenu de la spécificité existentielle de chaque type d’investigation.” L’animateur a pour rôle seulement de lancer le débat, de l’animer en posant des questions : “du fait de l’option de recherche-action, l’objet de connaissance est plus co-produit, effectué et évalué collectivement que conquis, construit et constaté.” “La complexité de ce type d’écoute oblige le chercheur à être interrogé par des référentiels théoriques ou expérientiels en dehors du champ habituel de son intelligence académique, comme les arts, la poésie, les modes divers d’expression spirituelle.”
René Barbier invite le groupe à s’interroger sur les apports des modules du DUFA en posant des questions de ce type : “Le seuil de la tolérance est en soi, jusqu’où peut-on aller trop loin ?” ; “Y a-t-il un sens inné de la justice ?” ; “Peut-on découvrir en soi la compassion comme quelque chose qui nous dépasse ?” ; “Considérant l’homme révolté de Camus, qu’elle est le sens de la vie?”.
Les réponses apportées par le groupe constituent “alors cette parole collective qui exprime un art de rigueur développée collectivement en vue de l’adéquation du sujet au monde.” Dans “un esprit maïeutique”, cette “méthode pédagogique active, d’incitation à une activité d’expression et de recherche dans un esprit de dialogue” tend à retrouver les sources de la philosophie qui consistaient, avant l’institution de la culture écrite, en un dialogue entre maître(s) et disciple(s).
La rigueur développée ici est ce que René Barbier appelle une logique interne qui consiste à animer la formation selon deux types de parole, l’un prosaïque, l’autre symbolique/poétique. Les questions formulées dans une parole prosaïque font appel à des réponses instituées dans des domaines universitaires comme la psychologie ou la sociologie, c’est-à-dire à des connaissances extérieures. René Barbier apporte parfois des réponses à ce type de questions ou invite les stagiaires à les chercher dans des lectures dont il donne les références. Les questions formulées dans une parole mytho-poétique font appel à des réponses au fond de chacun ou encore à l’inexprimable, donc à des connaissances internes. La logique interne de cette animation engendre une réflexion qui fait aussi bien appel à des savoirs extérieurs qu’à des savoirs intérieurs.
La logique interne se retrouve non seulement dans l’attention à la répartition des paroles scientifique, philosophique et mytho-poétique, mais aussi dans le méta-niveau de réflexion sur l’animation. René Barbier montre et commente la manière de procéder pour interroger un terme ; il explique sa conception de l’animation et du rôle du formateur ; il agit et parle de sa pratique. Ainsi la dernière partie de la journée, après la pause de l’après-midi, est souvent consacrée à une réflexion sur la formation reçue, en une entrée dans un méta-discours qui consiste en une critique du module et du style d’animation.
De plus cette parole tend à être théorique, c’est-à-dire à “obéir à des règles empiriques/logiques contraignantes et accepte les vérifications/réfutations qui pourrait l’infirmer”, questionnant toujours les termes et de rechercher les critères de “falsifiabilité” énoncés par Karl Popper, la démarche scientifique ne consistant pas à montrer que certaines propositions sont vraies, mais plutôt que d’autres sont fausses, c’est la remise en cause des idées qui, le plus souvent, se trouve féconde.
A l’origine, le theôros désigne celui qui, participant à une délégation invitée à une fête, prend part à l’acte solennel et ainsi acquiert une distinction au plan du droit sacré. Le terme théorie était chargé de significations et de connotations à la fois séculières et rituelles. Mais il se réfère également à l’acte de témoignage accompli par les légats envoyés en ambassade solennelle pour observer les oracles prononcés lors des jeux sacrés de l’Attique. Un “théoricien” est un individu entraîné à une discipline de l’observation, terme lui-même chargé de la double signification de perception sensorielle et intellectuelle et de conduite religieuse ou rituelle. Ainsi la vérité habite la théorie lorsque celle-ci contemple son objet avec une attention sans faille, et, lorsque, à l’intérieur du processus d’observation propre à une telle contemplation, elle aperçoit, saisit les images, les associations et les suggestions, souvent confuses et contingentes (“vulgaires”), peut-être erronées, qui sont suscitées par cet objet.
René Barbier demande aux stagiaires de travailler un thème en utilisant tous les moyens de pensée, qu’ils soient classiques dans le cadre de l’université, tels que l’apport de références livresques, ou plus originaux, tels que les métaphores ou les analogies. Ainsi le questionnement proposé par l’écoute transversale prend en compte l’intuition qui est un outil légitime dans les sciences physiques depuis l’avènement de la méthode expérimentale, comme le remarque Warren Weaver : “Cessant d’être esclave des faits superficiels accessibles à la simple observation, l’homme de science a pu désormais faire appel, en toute sécurité, au pressentiment, à l’intuition, à l’imagination et à l’inspiration. Il a pu se laisser guider par la curiosité et soutenir par le courage. Il a pu accepter les risques inhérents à ces concours officieux, parce que la technique soumettait toutes les conclusions à l’épreuve difficile de l’expérience”
L’intuition est inhérente à l’écoute transversale, il s’agit toujours de questionner, bien plus que d’apporter des réponses, de retentir à partir des préoccupations du groupe. Cette parole, avant tout dubitative, “ouvre des questions plutôt qu’elle ne referme par des solutions définitives.”
Une parole philosophique
L’écoute philosophique proposée dans le cadre de l’écoute transversale est avant tout existentielle et par conséquent prend en compte les valeurs.
L’existence du formateur face au groupe dépasse la simple notion de présence que l’on trouve par exemple dans les stages de développement personnel : il s’agit d’exister au sens complexe du terme : une présence conscientisée à soi, aux autres et au monde. René Barbier aborde les questions existentielles car quel que soit l’axe de l’approche transversale, “l’existentiel” est présent et aboutit à une mise en valeur de l’éthique qui, dans toute pratique d’enseignant-chercheur en éducation, “fonde sa pratique et tisse sa réflexion”. Ainsi l’approche transversale est une écoute scientifique et mytho-poétique, basée sur une conception de la personne en tant qu’unité reliée à un tout et porteuse de ce tout. Il ne s’agit pas de se laisser aller à son imaginaire sans connaissance de son environnement, de se croire relié sans avoir conscience de son implication .
René Barbier pratique cette écoute philosophique en posant aux stagiaires des questions d’ordre “existentiel”, c’est-à-dire qui interrogent le sens de la vie dans toutes ses dimensions y compris celle de la mort. Il n’hésite pas, dans une formation universitaire, à traiter de thèmes généralement exclus des discours scientifiques, parce que trop “personnels”, trop chargés d’affect, pas assez objectifs ou sans intérêt, tels que la passion, l’émotion, l’amour, le goût, la séduction. Ces thèmes lui sont chers, parce que pour lui le formateur est une personne, un tout qui n’est pas divisible et que, comme Edgard Morin, il pense que “toute connaissance humaine émerge sans cesse du monde de la vie.”
René Barbier saisit au vol les paroles apparemment anodines pour les interroger. A un stagiaire qui parlait d’”aller au bout de ses limites” grâce à des exploits sportifs, il demande : “Qu’est-ce que tu as compris de toi-même ?”. Ce type de question rappelle celles qu’un maître spirituel peut faire à un disciple renvoyant la personne à elle-même pour trouver des réponses en soi. Les réponses ne peuvent être qu’incomplètes sur le moment : elles font appel à un contenu extrêmement complexe qui est la personne elle-même. En fait elles ont pour but, non pas d’avoir une réponse dans l’instant, mais de provoquer un questionnement.
Le questionnement des valeurs renvoie le stagiaire à lui-même, pour y chercher ce qu’il y a eu de plus marquant, ce qu’il y a eu de plus profond, ce qui fait sens. René Barbier pose ainsi ce type de questions aux stagiaires : “Pourquoi tiens-tu tellement à avoir une passion ?” ; “Si un seul événement de ta vie t’avait bouleversé, lequel citerais-tu ?”.
La parole philosophique “engendre ce qui fait sens, c’est-à-dire ce qui est de l’ordre de la valeur pour un sujet. Elle manifeste et ordonne ce qui est perçu au niveau de l’expérientialité humaine. Elle est essentielle pour René Barbier parce que le formateur transmet des valeurs . Il appelle “valeur” “ce au nom de quoi nous acceptons de risquer quelque chose nous tenant à coeur, et “valeur ultime” ce qui est de l’ordre d’un risque essentiel (perdre sa vie, la vie de ceux qui nous sont proches, perdre des objets sociaux très investis).” Le sujet donne un sens à son rapport au monde grâce à l’éthique c’est-à-dire à “une congruence axiologique réduite aux valeurs ultimes ” .
Chaque éducateur se doit de penser à ses valeurs centrales en éducation, pour René Barbier elles sont au nombre de trois : “Changer ce qui peut être changé ; Demeurer solidaire ; Accepter l’inéluctable.”
Une parole mytho-poétique
Dans cette partie et dans les suivantes, je développe ce point pour deux raisons : premièrement parce qu’il me paraît le plus original, peu d’enseignants s’autorisent à l’utiliser dans leur interventions, deuxièmement parce qu’il s’agit du point central de ma propre recherche .
La parole symbolique/poétique est illicite dans la Cité savante. Depuis Platon, elle a été mise au placard, soupçonnée d’œuvrer à l’écart de l’idée, de n’être qu’un simulacre, condamnable du point de vue ontologique. Il convient d’assurer les droits de la pensée purificatrice contre la sensibilité et les ombres de la caverne, contre le leurre des images et de détruire la puissance des fables et des images au profit d’une logique de la vérité qui ne peut être accomplie que dans l’espace commun de la dialectique et du dialogue. Si Platon accepte de sauver quelques images de la condamnation, c’est à condition qu’elles chantent les vertus de la République, qu’elles se gardent de transposer la folie des hommes et se détournent des débordements et de l’ivresse des éléments . La parole symbolique/poétique est donc soupçonnée de dévoyer la pensée en la souillant de sentiments et ne peut être permise qu’à condition de corroborer une théorie ; ainsi s’est opérée une dictature de la rationalité en Occident, au travers les siècles qui suivirent.
Certes la parole mytho-symbolique n’est pas articulée comme la parole prosaïque mais l’insuffisance d’articulation est cependant compensée par son caractère suggestif. Les nouveaux liens qu’elle crée entre les mots et de là entre les idées peuvent fertiliser la pensée : “Alors que le langage tend à former des unités sémantiques à l’aide de mots fréquemment associés par l’usage, le poète au contraire tend à briser l’unité sémantique des mots qu’il utilise pour en extraire un sens nouveau.” La parole symbolique/poétique a pour effet de susciter du retentissement, avec sa violence rapide et cursive, elle ouvre le chemin aux “correspondances” : elle donne “une vision de l’univers et le secret d’une âme, un être et des objets, tout à la fois.” Par exemple René Barbier propose à un stagiaire qui dit que la souffrance lui a permis d’avancer, de méditer une citation poétique : “Qu’est-ce que tu penses de ce vers du poète hongrois Attila Jozsef : “J’ai vécu et ce mal a fait plus d’un mort” ?
La parole symbolique/poétique vient aussi alimenter la pensée : traitant de la séduction, il cite René Char : “J’aime qui m’éblouit et accentue l’obscur au fond de moi.” Les questions énoncées dans une parole symbolique/poétique ont souvent pour but de relancer le débat, par exemple après qu’il ait donné une citation, il demande : “Si le formateur peut être clair, peut-il être obscur ?” et commente, en parlant du symbolisme du voile, “de ce qui se voile et de ce qui se dévoile”.
Pour commencer une séance en après-midi, René Barbier annonce: “Nous allons continuer à nous gravifier. A votre avis, qu’est-ce que ça veut dire nous gravifier ?” Plusieurs suggestions sont lancées à partir d’origines possibles du mot : gravier, grave, gravats, graver. René Barbier explique : “Gravifier est un néologisme que j’ai construit autour de grave et de vivifier. Il s’agit d’approfondir une gravité. Etre comme dit Heiddeger : plus joyeux.”
La parole symbolique/poétique détient une puissance d’intelligibilité car elle nous fait voir, comprendre et propose des repères pour nous orienter dans l’existence et pour interpréter nos expériences, elle a donc une vertu apaisante longuement décrite par Aristote . Elle peut donc aider un stagiaire en difficulté en lui permettant de bénéficier de ses effets cathartiques : “La poésie, en tant que cristallisation du monde, nous incite à réunir les deux fonctions de Pan : le thérapeute et le joueur de flûte. Manière figurée de dire l’unicité du “grand tout”.” Par exemple, une stagiaire a dévoilé devant le groupe ce qu’elle appelle “sa blessure ouverte qui la rapprochait du trou noir” et son besoin d’avoir une activité artistique pour “rechercher dans les couleurs, la vie qui s’en dégage”. René Barbier lui a répondu en citant Antonio Porchia: “J’ouvre une porte et je me retrouve devant cent autres fermées” et en commentant : “Entre la porte ouverte et la porte fermée, il y a l’espace de la parole.”
Un psychanalyste aurait pu faire des allusions sexuelles quant à la blessure ouverte et au “trou noir” et interpréterait cette phrase comme la manifestation d’un comportement hystérique. Pour René Barbier : “Aucun dispositif ne donne les moyens de connaître l’autre sous une autre forme que fonctionnelle. On ne connaît pas grand-chose de l’autre, on ne peut aller voir. Ainsi le formateur ne va pas chercher le fond de l’histoire personnelle mais la relativité de la connaissance”. Cette conception du rôle du formateur diffère de l’attitude interprétative très répandue dans la formation. René Barbier cherche à aider l’autre à accoucher de lui-même, à se regarder, à chercher au fond de lui ses qualités essentielles, car, le rappelle Louis Aragon : “Chaque image nous force à réviser tout l’Univers” .
L’effet cathartique de la parole poétique renforce le désir d’agrégation dans le groupe car c’est un effet esthétique tel que le définit Michel Maffesoli : “On participe ensemble à une expérience commune, on communique, on met en commun, etc. En un mot, l’expérience n’est pas vécue par un ego puissant et solitaire” car elle produit de l’émotionnel fondé sur les sentiments communs, le vécu collectif.
Pour exprimer une parole poétique, “le psychosociologue doit savoir laisser jouer l’enfant-poète en lui s’il veut pouvoir approcher tangentiellement le réel voilé dans la complexité de l’objet. Il peut s’inspirer de Bachelard méditant métaphoriquement sur l’image poétique. De même il sait circuler à la vitesse de la lumière dans la soudaineté d’un regard ou d’un geste perçus, dans l’infime retenue d’une parole chuchotée, pour saisir, là, ce qui déjà bouleverse la structure et apparemment indestructible.” La lecture de Bachelard regroupant des rêveries poétiques autour d’archétypes d’images, les quatre éléments, peut en effet permettre au psychosociologue de se constituer un fond culturel pour alimenter son improvisation mytho-poétique. On verra plus loin qu’elle a permis à René Barbier de reconnaître l’analogie de la graine.
L’écoute mytho-poétique se traduit par des réponses ou des questions formulées avec des images telles que “la dimension nuitée de la vie” ou “interroger la formation nocturne”. Parfois aussi, la parole symbolique/poétique peut sembler gratuite comme lorsqu’il demande à une stagiaire qui témoigne d’un voyage de deux mois en brousse africaine : “Penses-tu découvrir cette ethnie DUFA ?” et qu’il commente : “Rassure-toi, à part les licornes qui passent de temps à autre, il n’y a pas d’autres animaux sauvages.” Cet humour semble gratuit au premier abord. En fait derrière cette boutade, se cache des concepts : celui de l’imaginaire et ceux concernant les phénomènes de groupe souvent comparés aux phénomènes magiques. Ainsi pour un public averti, se lisent en filigrane des notions chères à René Barbier : celui de l’imaginaire créateur et sacral.
René Barbier n’interprète pas ses petites phrases, qui expliquées pourraient apporter beaucoup de sens. Il préfère laisser chacun le trouver. Il annonce métaphoriquement et ne cherche pas à mutiler la pensée de chacun en interprétant.
Du journal d’itinérance
Pour René Barbier, le journal d’itinérance est un “carnet de route dans lequel chacun note ce qu’il sent, ce qu’il pense, ce qu’il médite, ce qu’il poétise, ce qu’il retient d’une théorie, d’une conversation, ce qu’il construit pour donner du sens à sa vie.” A la fois journal intime, carnet de route d’ethnologue, journal institutionnel et journal de recherche, concrètement il se compose de trois phases : journal-brouillon, fouillis de références multiples ; journal élaboré, mis en contact imaginaire avec un lecteur potentiel ; journal commenté, partagé avec un groupe dont les réactions sont notées.
René Barbier propose aux stagiaires d’élaborer un journal par associations d’idées, d’éclairer la cohérence en “homologie structurale” avec une autre cohérence : “Sur une partie comme cela, quel est le thème central ? Quels thèmes sortirais-tu ? Comment peut-on rebondir ? Comment étoffer cela ? Comment écrire dix pages, par exemple, à partir de ce thème de la croissance individuelle dans la société industrielle ?”. Le groupe peut alors aider à relever quelques thèmes.
Il s’agit de sortir de la pensé cartésienne qui considère la dualité de toute chose comme irréductible. Les schémas binaires de réflexion consistent à poser la thèse, puis de considérer l’antithèse pour enfin élaborer une synthèse. Les sciences physiques sortent elles aussi de la pensée binaire depuis la découverte de la physique quantique puisqu’une alternative ne sollicite plus nécessairement les réponses oui ou non. Discuter, c’est fonder, étayer avec des arguments. Il existe des zones de connivence et des zones de divergences. Il faut donner de la complexité, sinon on tombe dans les paroles de conviction.
René Barbier peut aider un stagiaire à relever le thème central en proposant de travailler par association d’idées : prendre plusieurs termes et les interroger ensemble. “Quand j’entends cela, je note trois mots : “mutation”, “Varelle”, “réalité objective”.” Il lui arrive aussi de donner plus précisément des pistes de réflexion : “Ces termes me donnent envie de développer une réflexion épistémologique. Dans le journal, tous les thèmes sont abordables. Mais dans le mémoire, il s’agit d’élaborer quelque chose sur la formation. Si j’élabore cela, en quoi vais-je pouvoir le rattacher à la formation?”
Même lorsqu’un stagiaire semble lire un passage de son journal très éloigné d’une réflexion sur la formation, René Barbier parvient toujours à l’y ramener en proposant de retentir analogiquement. A une stagiaire qui dans son texte traitant d’une mesure prise par le gouvernement la veille, concernant la baisse du taux de l’épargne, précise que sa formation fut possible grâce à une épargne réalisée auparavant (elle a pu se loger sur Paris, tout en gardant son appartement en province), il demande : “Que peut-on faire avec ce texte ? Il est le signe même de la transversalité. Comment la transversalité structure le sens d’une personne, d’un groupe ? Il y a une liaison directe. Dans le journal élaboré, on peut partir d’une expérience personnelle pour montrer le concept de transversalité et montrer ce qui peut être essentiel. La question est de savoir ce qu’est la transversalité, de connaître ce concept-clef. Il est possible de créer un lien analogique entre économie et formation, en faisant un parallèle entre consommation, épargne, rêve et liberté. Il est question de retentissement analogique. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire épargner ?”
Les stagiaires acceptent volontiers le retentissement analogique qui facilite l’entrée dans la réflexion : “Je viens avec un bagage culturel, j’ai une épargne” ; “j’épargne quelqu’un.”
S’il propose de laisser aller son imagination, René Barbier n’oublie pas le cadre universitaire et donne toujours des références bibliographiques comme base de données pour développer une réflexion : “Si on utilise le mot “capital”, on peut se référer à la théorie de Bourdieu et faire une connexion entre les notes et les lectures.” ; “Est-ce qu’on peut parler de Winnicott, d’”Espace transitionnel” ?”; “L’épargne est lié à l’idée de ressource et implique une inscription dans le temps, l’idée de temporalité.” Il propose d’interroger un thème dans un premier temps de manière métaphorique puis ensuite de le relier à des références bibliographiques.
Chaque terme est interrogé, aucun n’est à priori “hors sujet”, même ceux comme “l’errance” qui paraît appartenir seulement à la sphère intime de la personne, peut toujours pour René Barbier être réintroduit dans le cadre de la formation par association d’idées, par exemple en le rattachant à des notions de territoire, d’espace, d’enracinement, d’appropriation. Ainsi il demande : “Etes- vous dans un lieu ouvert ?” ; “Le viol de l’espace peut être assimilé à un viol du groupe. En poussant dans l’optique de la sagesse, a-t-on encore besoin d’un territoire ?” ; “La formation est un acte de sagesse. Que fait le formateur avec son besoin de territoire ?”
Il pose ces questions sans y répondre pour inviter le groupe au questionnement. Le silence du groupe ne le dérange pas, il considère le silence comme un moment de réflexion intériorisée.
Il n’hésite pas à prolonger un thème en abordant des sujets “tabous” dans la Cité savante, comme celui de la sagesse, tout en restant dans un cadre de réflexion universitaire puisqu’il cite ensuite José Berger dans René Kaes, Crise, rupture et dépassement : “Circonscrire un territoire permet de situer un cadre symbolique” ; “C’est la garantie d’avoir des frontières négociées où peut exister l’expérience sans trop de danger mais il ne faut pas oublier la notion de défense du territoire.”
René Barbier ne perd pas de vue l’objectif de la formation qui doit être une réflexion sur la formation concrétisée par l’écriture du mémoire de fin de formation. Par exemple, un stagiaire lit un passage de son journal qui traite de sa passion de se former. René Barbier demande : “Qu’est-ce que tu peux dégager de cela, mettre et reprendre dans ton mémoire, comme thématique ?” Devant le stagiaire désemparé par cette question, il propose alors une réflexion : “Peut-on se former ou former avec passion ? Est-ce que le formateur doit être passionné ? Qu’est-ce que la passion ?”
Ce thème de la passion est un terme clef pour René Barbier qui le développe alors volontiers plus largement en le reliant à la création. Il interroge la passion comme il pourrait le faire de tout autre terme. Le travail du concept intervient par différenciation avec d’autres termes : ceux déclinés à partir de sa famille (passionné, passionnel) et ceux associés habituellement (l’amour, le sentiment). L’ensemble se rapporte à des théories instituées, telles celle de l’imaginaire leurrant (Lacan, Enriquez) et celle de l’imaginaire créateur (Castoriadis), ou à des références littéraires (la “substantifique moelle” de Rabelais).
En utilisant des références universitaires, René Barbier encourage les stagiaires à aborder des thèmes “existentiels”, qui appartiennent à la sphère intime, en leur montrant que l’institution universitaire peut les légitimer s’ils sont travaillés comme des concepts. Il cite des auteurs légitimés par cette institution qui ont commencé à le faire tel Henri Lefebvre, premier sociologue à avoir proposé une réflexion sur La vie quotidienne dans le monde moderne, ou Michel Maffesoli dans La conquête du présent, ou encore Steve Kaplan traitant de la dimension du quotidien et du banal dans Le meilleur pain du monde.
Le travail sur le journal d’itinérance proposé par René Barbier a donc pour but de travailler des thèmes issus du quotidien, que ce soit de manière universitaire ou de manière analogique, c’est-à- dire en exploitant tous les axes de l’approche transversale.
Exemple d’utilisation de l’analogie : la graine enfouie sous la terre
Cette analogie est apparue lors d’une séance au mois de février, période d’essoufflement pour le groupe après quatre mois de formation : “allées et venues dans le groupe” ; “exigeant vis à vis du formateur” ; “je m’ennuie” ; “état de tension dans le groupe” ; “s’il n’y a pas un formateur avec quelque chose de consistant, je m’en vais” ; “lassitude, fatigue, “je ne parviens pas à me concentrer” ; “saturation et envie de partir”.
Cette séance a pour ordre du jour “le problème des lectures”, les stagiaires se sentant perdus face à la quantité de références proposées durant la formation. René Barbier y répond en précisant que le formateur doit être un homme cultivé, “un chercheur de sens qui n’arrête pas de poser des questions”, et en rappelant que les lectures sont une part de soi, qu’elles expriment leur lecteur. Il revendique la formation comme totalement personnelle, qu’elle soit un “goût”, sachant que “mon goût du sucré, n’est pas le vôtre” et que la formation ne peut être qu’une itinérance particulière.
Il continue, non pas en interprétant, ni en reformulant mais par une analogie : “Ici on plante des graines, ne vous attendez pas à avoir un arbre en maturité. On plante plusieurs graines.”
Tout au long de la journée, l’analogie va être reprise par le groupe car elle fait appel à l’un des archétypes de la rêverie énoncés par Gaston Bachelard : celui de la terre, qui correspond à son avis à deux types de rêverie : celle de la volonté et celle de l’intimité. En liaison avec le thème à l’ordre du jour, on remarque que cette analogie correspond bien au problème énoncé, celui de la démotivation issue des difficultés personnelles inhérentes à la traversée difficile dans les galeries obscures du savoir .
Cette analogie va permettre au groupe de parler de ses difficultés. Très rapidement, en effet, elles vont apparaître : “J’ai l’impression qu’il ne se passe rien. Je me sens engluée. Je n’ai plus envie de venir. Il y a des choses qui ne sont pas dites. Il y a une espèce de ronron qui s’est installé. Je ressens un grand vide.”
René Barbier demande à l’un des stagiaires : “Peux-tu nommer ces choses qui ne sont pas dites. Ce serait quoi ces choses ?” Le stagiaire : “Des conflits de personnalité jamais exprimés clairement.” René Barbier retourne la question au groupe : “Quelqu’un peut-il retentir sur ce problème des conflits de personnalité ?”
Plusieurs membres du groupe réagissent en parlant de leur vécu des tensions : ” fuir pour garder son intimité et se retrouver avec soi-même” ; “être enseveli dans la terre” ; ” on peut s’abîmer soi- même”
La discussion dure ainsi jusqu’à la pause (environ 15 mn) en citant des problèmes de désertion, de tension et de participation. L’analogie a donc eu pour effet de faire parler le groupe des conflits de personnalité craints parce qu’ils provoquent dissolution. Face au conflit, le groupe préfère souvent se taire et ne pas y entrer, car l’éclatement qui s’ensuit peut aboutir à la dissolution et représente donc un danger de mort. L’analogie permet dans ce cas, d’accepter d’entrer dans le conflit. Peut-être parce qu’elle permet d’aborder la question conflictuelle par un biais, plutôt que de l’affronter directement de face, sans tomber dans le jugement qui culpabilise et inhibe.
Retentissement analogique
René Barbier utilise l’analogie non seulement parce qu’elle permet de dire “l’indicible”, mais aussi parce qu’elle permet de retentir à partir d’autres métaphores faîtes par le groupe : “Cette tension a-t-elle à voir avec l’impression que la terre nous étouffe, et, avec la métaphore “transporter”, être transporté dans les airs avec un ange qui serait le formateur, et avec celle de la terre qui nous plonge dans le caveau ?” ; “J’aimerais qu’on essaie de voir ce que ça veut dire “d’être sous la terre” ; “être transporté au 7ème ciel” et “être sous la terre”” ; “A quel moment le formateur va-t-il apporter tellement de terre, de gravats ? Revenons à cette formation : j’ai entendu “on reçoit une avalanche de lectures, d’infos, on ne sait pas trop comment s’en sortir. Comment le grain demeure ? On revient à la question du goût, de la saveur personnelle qu’il s’agit de découvrir. Quelle saveur partage-t-on dans la formation ?”
René Barbier encourage le groupe à s’autoriser à filer la métaphore en improvisant un monologue à partir de son retentissement face aux métaphores du groupe. Le groupe lui répond et dialogue ainsi avec lui :
“La nature est arrêtée durant l’hiver, des choses se passent à notre notre insu”
René Barbier : ” e manière souterraine ?”
Une autre personne : ” des individualités commencent à germer.”
René Barbier : “Est-ce que ça veut dire qu’on se rend compte des différences entre les gens ?”
Une troisième personne : “Je n’ai pas assez de temps pour mettre de l’engrais, je ne suis pas sûre qu’un jour la graine germe.”
René Barbier : “Dois-je entendre une critique institutionnelle : trop d’informations, besoin d’élaguer ?”
Un stagiaire : “Cela me renvoie à la question de la perméabilité. Il faudrait que la terre soit friable.”
René Barbier : “C’est terrible, parce que je croyais avoir mis pas mal de trous. Les années précédentes, il y avait plus de terre.”
Stagiaire : “Par rapport à ça, il faut du temps nous n’avons pour nous qu’un jour ou deux de temps en temps Le temps est en contradiction avec l’apport.”
René Barbier : “Cela pose la question du respect du programme et la question de savoir ce qu’on privilégie.”
Stagiaire :”J’ai l’impression de ne pas avoir le temps.”
René Barbier : “C’est la question de la graine : est-ce qu’elle donne un arbre en quinze jours?”
Mais il ne perd pas de vue que la parole s’exprime par analogie, et qu’elle exprime en parallèle autre chose. Il demande donc aux stagiaires de reporter l’analogie à leur objet de réflexion qui est la formation :
“Comment traduirais-tu cela dans la formation DUFA ?” “Transporté dans la formation, comment le voyez-vous ?”
Stagiaire : “Je suis toujours surprise par les fleurs qui sortent du béton. Dans quelle mesure le formateur peut-il répondre aux questions internes ?”
La production de sens est issue d’un travail sur l’analogie : questionnements, interprétations et mise en relation avec des métaphores. Elle tient alors du processus de création décrit par Romain Rolland : il s’agit bien “d’achever l’œuvre de l’intuition” et de mettre “ses idées sous le pressoir ; de leur fait rendre jusqu’à la dernière goutte du suc divin qui les gonfle”
Chacun reçoit la métaphore comme il l’entend et en fait ce qu’il veut : elle est polysémique. Un membre du groupe précise : “La terre, c’est moi. Comment peut-on accepter que des graines meurent ?”. Un autre le reprend : “Je ne suis pas d’accord avec toi. La terre, c’est le contenu de la formation. La formation est dense : est-on prêt à aérer, à subir différentes mutations, avec difficulté, les mutations sont souvent douloureuses ?”
Le groupe a fait l’expérience de partager une parole analogique polysémantique, chacun y a trouvé quelque chose et pas la même chose qu’un autre. Est-ce encore de la formation de groupe ? ; Quel sens donne la formation quand elle fait appel à des constellations de sens ? Partage-t-on encore quand on ne partage pas la même chose ? ; Faut-il rester à son niveau ou aller plus loin. Elle fait parler et on n’y met pas tous la même chose. Est-ce important si n’y met pas la même chose ?
Pour René Barbier, la formation est une question de goût, il s’agit d’un parcours unique. On ne forme jamais personne. On ne peut pas être dans un système de compétition et comparer deux formateurs. Au contraire, il s’agit de prendre chacun dans son univers singulier, ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas aider à se former. La clarté est à interroger à partir de la question de la parole prosaïque et de la parole symbolique/poétique. Le sens de la parole symbolique/poétique est à trouver par soi-même, à partir de soi. Il y a ce que René Barbier appelle une “constellation de significations” données par les stagiaires et qui font appel les unes aux autres comme des univers parallèles.
Mais il faut aussi se méfier de la parole symbolique/poétique qui est parfois trompeuse, parce qu’elle fait appel à une constellation de significations qui se retrouvent parfois en opposition, ainsi on peut penser que les jardiniers sont les formateurs et les graines, les stagiaires, mais aussi le contraire que les jardiniers sont les stagiaires et les graines, les formateurs. Il ne s’agit donc pas de prétendre à une vérité mais de susciter un questionnement pour prendre le chemin parallèle de l’analogie et suivre le fil du sens.
Lorsque l’initiation mystique utilise l’analogie, elle rappelle toujours que l’analogie n’est qu’un moyen de chercher du sens et non le sens lui-même : les bouddhistes disent qu’il ne faut pas confondre la lune avec le doigt qui désigne la lune. Ainsi l’analogie n’est qu’un moyen qui doit être abandonné sitôt qu’il ne permet plus de susciter du sens : pour cela l’analogie doit être interrogée pour savoir si elle est toujours utile.
Se perdre
A la fin de la journée, quand René Barbier demande de réfléchir à la méthode proposée, une personne témoigne : “Dans une telle richesse, est-ce que je ne vais pas me perdre par rapport à mon thème, à mon centre ?” L’impression de perdition se retrouve aussi dans les propos de la personne qui s’inquiète que les paroles analogiques peuvent être interprétées de multiples manières, et demande s’il y a encore du sens, quand il y a plusieurs sens. De plus, on peut être grisé par l’analogie, réfléchissant en miroirs comme dans un palais des glaces et aboutir à des retentissements abracadabrant.
Afin de sortir de ce sentiment de perdition, René Barbier propose de revenir à un aspect plus rationnel, plus centré : reprendre ce qu’on a produit, accepter d’effacer, de supprimer. Car quand on filtre avec les idées, il y a quelque chose d’inachevé qui demande un approfondissement. La méthode créative consiste à produire du foisonnement pour effectuer un tri ensuite : elle a pour objectif de produire du sens.
Pour René Barbier, le drame chez les étudiants est la sécheresse de l’imagination, alors que la société a besoin de gens capables d’imagination, de saisir dans le réel, la pertinence. Le retentissement analogique peut être un outil pour entrer dans l’écriture du mémoire de fin de formation du DUFA, sachant qu’il y a un “garde-fou”, le tuteur, dont le rôle est de ramener au sujet, d’être un tiers regardant.
Un autre danger de cette méthode est ce que Freud appelle “l’inquiétante étrangeté”, et que je nomme “saisissement “. Un stagiaire précise par exemple : “Le dispositif me fait souffrir, il me renvoie à moi-même, à des peurs.” Effet saisissant de la parole symbolique/poétique qui renvoie la personne a ses qualités essentielles.
Pour Baudelaire, il y a quelque chose de désespéré à plonger dans l’infini pour chercher du nouveau. Une telle recherche aboutit aux raffinements douloureux. Le saisissement peut apporter avec lui le questionnement qui oblige à remettre en cause ses habitudes et à prendre “un chemin sans fin, une perdition”, comme en témoigne Jacques Sojcher, poète et philosophe : “Car, à trop questionner les visages terrifiants de l’inconnu qui m’habite, qui m’encercle, je peux soudain me sentir perdu. Ce que j’ai perdu, ce que le questionnement a perdu en moi, c’est l’évidence simplificatrice de l’immédiat, c’est la sécurité que je pouvais trouver dans une théorie de la connaissance fondée sur l’objectivité.” Le saisissement est un état de conscience inconfortable : il fait table rase de toutes les connaissances, dénude devant le monde et devant soi. Cet état inconfortable peut même être parfois déstabilisant et déstructurant.
Le saisissement peut être suscité par le questionnement, philosophique ou poétique, selon Sojcher : “Au cœur de la question est l’impossible. Celui qui questionne vraiment sait qu’il n’y aura jamais de réponse. Et il pressent peut-être aussi que poursuivre l’interrogation donne un pouvoir absolu et dévastateur.” La parole poétique qui recherche le saisissement porte à un état de conscience qui peut être alimenté par un sentiment de perte, et qui se traduit par une angoisse, une inquiétude profonde. A mon avis, cet état de conscience angoissant trouve son remède dans la création : l’œuvre donne une matérialité au questionnement, au saisissement, il est devenu un objet, au même titre que les objets intellectuels de la science, il est hors de soi, il a une réalité.
D’un autre côté, je remarque grâce aux témoignages de créateurs étudiés dans ma thèse que ce sentiment de perdition semble s’atténuer au fur et à mesure qu’on parvient à expérimenter le saisissement et à l’exploiter dans la création, c’est-à-dire que s’affine ce que j’appelle le discernement. La formulation de la parole analogique permet, à mon avis, une formation du discernement, car il s’agit de mettre des mots, de créer du sens à partir d’un saisissement, d’une émotion, d’un vécu : la polysémie de la parole mytho-poétique excite, aiguise la sensibilité.
Les stagiaires ont vraiment l’impression que le module transversal leur a permis de donner du sens, beaucoup de sens.
En utilisant les analogies durant ses interventions dans le DUFA, René Barbier ne donne pas des connaissances : il propose de chercher en soi, le retentissement, de fermer les yeux pour voir pour comprendre, d’être dans le sens et non de l’avoir. Pour lui, le travail de l’intellectuel du clinicien est de prêter du sens, d’ouvrir des portes et le formateur en tant qu’un instrument de diffusion fait en sorte qu’on n’est plus besoin de lui.
René Barbier ne veut pas oublier la dimension de “personne” et met en place une méthode d’animation par l’intermédiaire de l’approche transversale, afin de pouvoir “former” ou plutôt “développer” des savoir-être : en ne négligeant pas d’aborder le thème des valeurs, en utilisant un parole mytho-poétique qui fait appel à l’invisible, qui ouvre “les yeux pour éprouver ce que nous ne voyons pas”.
La formation d’adultes est trop souvent perçue, généralement, comme devant être une émergence des savoirs acquis. Mais souvent les méthodes utilisées ne répondent pas à cet objectif : la formation “classique” se contente de transmettre des savoirs (peut-être pour rivaliser avec l’école dont elle ne se sent que la petite sœur).
En fait, parler de savoir acquis, c’est déjà éloigner de la formation tout un pan de la personne : il s’agirait en plus, à mon avis, de permettre de développer des savoir-être qui ne peuvent jamais être des savoirs acquis car toujours susceptibles de remise en cause par le réel. C’est pourquoi, il me semble, la plupart des stages de développement personnel se contente d’effleurer l’être sans poser de questions essentielles. Ils sont basés sur des techniques corporelles pour acquérir une maîtrise de soi, de ses émotions, comme si l’important était de posséder son corps ou son âme.
En fait René Barbier, même lorsqu’il aborde la lecture d’extraits de journaux, reste fidèle à l’ordre du jour, auquel pourtant il semblait répondre tout d’abord très rapidement.
J’ai souvent remarqué que René Barbier avait une attitude qu’on peut qualifier “d’asiatique” qui consiste à répondre aux demandes qui lui sont faites de manière indirecte. Ainsi il ne répond que rarement à une question par une réponse directe mais comme les Asiatiques, répond en traitant du contexte. Ceci déstabilise parfois ses étudiants qui attendent parfois névrotiquement une réponse, comme si la parole de leur enseignant pouvait leur permettre d’avoir une bonne béquille face à leurs difficultés personnelles parce qu’ils pensent avoir en face d’eux un “monsieur Je-sais-tout”. Obnubilés par leur question, ils n’ont pas toujours l’écoute nécessaire pour faire un lien entre la parole circonvolutrice, le contexte et eux-mêmes parce qu’ils s’attendaient à avoir une réponse qui soit comme un prise mâle rentrant dans un prise femelle.
C’est peut-être pourquoi René Barbier attire à lui les étudiants d’origine asiatique, ceux-ci trouvant en lui quelqu’un parlant le même langage.
Du style d’animation
L’animation de René Barbier dans le cadre d’une formation de formateurs consiste donc à la fois en une formation, et en une réflexion sur la formation. Ainsi il propose toujours aux stagiaires de réfléchir à leur propre pratique en tant que formateur, en énonçant parfois sa théorie de l’animation.
La parole prosaïque est panachée avec la parole mytho-poétique. Reprenant les termes employés par Gilbert Durand dans ses travaux sur l’imaginaire, je dirais que l’animation de René Barbier est à la fois diurne et nocturne. Comme on a pu le voir, l’animation diurne consiste en une animation universitaire avec l’apport de références légitimes dans la Cité savante, la construction de concepts, la construction d’un savoir en groupe, la prise en compte de l’implication et la réflexion épistémologique sur la méthode. Quant à l’animation nocturne, elle se trouve dans la recherche de profondeur, la prise en compte de l’imaginaire, l’écoute sensible et la logique contradictionnelle.
Ces deux aspects se traduisent par des remarques des stagiaires qui évoquent pour définir René Barbier l’image d’un père et l’image d’une mère : le père institutionnel, responsable pédagogique du DUFA, professeur d’université ; la mère dont on “boit les paroles comme du petit lait”. On retrouve ici les deux figures, masculine et féminine, habituellement utilisées par les auteurs comme Jung, Bachelard ou G. Durand pour traiter du rapport imaginaire/rationalité. On retrouve aussi la définition des deux hémisphères cérébraux : gauche-droit.
A mon avis, cette animation nocturne tend vers ce que j’appelle une formation qualitative.
Une animation nocturne
René Barbier propose de sortir des savoirs institués (le rationnel), que G. Durand appelle diurnes, pour laisser parler l’imaginaire, la “formation nocturne” et développe une réflexion qui, comme celle définie par Michel Maffesoli, “s’applique ici à réduire la dichotomie, par trop abrupte, que la modernité a établie entre la raison et l’imaginaire, ou entre la raison et le sensible. J’ai parlé à ce propos d’ “hyperrationalité”, c’est-à-dire d’un mode de connaissance qui sache intégrer tous ces paramètres que l’on considère habituellement comme secondaires : le frivole, l’émotion, l’apparence. Toutes choses que l’on peut résumer par le mot esthétique.”
Il apporte ainsi une dimension irrationnelle dans la formation et l’on se trouve loin de l’idéologie du formateur tout-puissant. Par des questions d’ordre existentiel, René Barbier encourage les stagiaires à aller au cœur des choses et non à rester en surface, d’aborder avec profondeur, selon l’axe vertical du schéma crucial du quaternaire de René Guénon (1886-1951) et donc d’aborder qualitativement leur histoire de vie.
L’approche transversale, par l’utilisation de la parole mytho-poétique, est une approche “d’une région qui échappe aux prise de la culture ordinaire”. Par exemple, le premier jour il précise que sa théorie de l’approche transversale prend en compte la poésie et propose donc de retentir par rapport à l’histoire qui traverse le groupe et précise que son “programme” a pour objectif de mettre en place quelque chose et non d’apporter quelque chose de fini.
L’analogie de la graine a servi d’inspiration pour le groupe : elle est un catalyseur qui permet de commencer, d’improviser. Le rôle de l’animateur dans l’écoute transversale est d’être une source d’inspiration. Mais d’un autre côté, on peut aussi considérer que c’est le groupe qui inspire l’animateur en commençant à aborder certains thèmes. On peut se demander si René Barbier a choisi délibérément d’utiliser cette analogie après avoir repéré le problème de volonté dans le groupe. A mon avis, je ne pense pas qu’on puisse parler d’acte raisonné qui découlerait d’une déduction, car toute parole mytho-poétique est issue de l’improvisation.
L’improvisation poétique fait appel à l’autorisation noétique : à une autorisation qui a rapport avec la pensée, en tant qu’acte de penser et résultat de cet acte. Elle implique que la pensée soit spontanée, spatiale et non linéaire, qu’elle saisissent le réel sensiblement et globalement : par le concret et comme une unité, c’est-à-dire sous forme d’image. Pour Miro qui aimait improviser à partir des taches de peinture involontaires : “Chaque forme peut en engendrer une autre, il faut que chaque œuvre soit une nouvelle naissance.” Ainsi pour créer ou pour simplement se laisser aller à l’improvisation, à “ce qui n’est pas et n’a jamais été”, il est nécessaire de se débarrasser de ce qui a été, de ce qui est : les a priori, les idées préconçues, pour entrer nu et entièrement dans l’inconnu. Improviser, c’est ne rien prendre de ce qu’on connaît déjà.
L’improvisation consiste à reconsidérer ce qui est, à le regarder autrement. Par exemple les artistes “récupèrent” des matériaux pour en transformer l’usage. Ainsi le déchet devient création pour Miro : “Je me nourris de mes déchets, rien n’est perdu, tout est profité, donne un nouvel élan”. On retrouve ici le processus d’inversion propre à l’imaginaire en régime nocturne. De “se nourrir de ses propres déchets” est une manière de nier les entropies du temps et de la mort : la dégradation des choses n’est plus perte, mais au contraire création, don. La mort de l’objet devient naissance. Ce n’est pas une simple réincarnation, puisque l’objet ne se transforme pas en autre chose, il reste lui-même mais acquiert un sens nouveau grâce à sa dégradation. C’est ce don de sens qui donne vie à l’objet.
L’improvisation mytho-poétique exige une attention telle que Krishnamurti la définit : si la concentration est une focalisation sur une ou plusieurs choses, l’attention est une ouverture aux choses avec l’angle de vue le plus grand possible, elle exige de faire le vide en soi, d’être prêt à tout percevoir, le moindre bruit, la moindre forme, teinte, odeur, etc.
Quant à René Barbier, habitué à l’improvisation, il définit une “écoute sensible” qui requiert une “ouverture holistique” “pour entrer dans une relation à la totalité de l’autre pris dans son existence dynamique” et “pour entrer dans la méditation “sans objet”. Cette écoute exige de s’appuyer sur l’attention vigilante, de ne pas tomber dans les a priori théoriques (interprétation ou jugement), d’accepter de se poser des questions avec un sens de l’intuition et non de la théorie, d’accepter les dérives poétiques possibles.
Avec l’écoute sensible, René Barbier propose non pas de sortir de l’émotion mais au contraire “de l’épurer et, en quelque sorte, de la perlaborer. L’émotion comme perturbation irruptive de l’être vivant face à une situation imprévue. Cette adéquation de nous-mêmes face au réel imprévu, nous plonge dans une perturbation affective d’autant plus importante que la situation est plus dramatique et insoluble. Nous ressentons bien, dans un tel cas, à quel point le phénomène émotionnel met en œuvre, non seulement des sensations, mais également des dimensions cognitives, imaginatives, intuitives de l’être humain. Nous réagissons avec la totalité de ce que nous sommes.”
Michel Maffesoli rappelle que : “le sensible est réellement, potentiellement ou fantasmatiquement, ce qui “fait” la société. D’où la nécessité de prendre en compte cette sensibilité secrète, et de dépasser l’abstraite séparation que communément l’on établit entre ce qui est vécu et ce qui est pensé.” René Barbier cherche à faire penser ce qui est vécu en abordant des thèmes existentiels comme s’il s’agissait de concepts universitaires.
Pourtant la Cité savante craint l’émotion, le vécu du corps incontrôlé par l’esprit, qui représentent, pour reprendre Michel Maffesoli, “l’instant obscur du donné humain et, bien sûr, du donné social. Tout ce qui a trait au corps est dénié ou relégué dans la sphère de la vie privée, d’une part parce qu’il est imprévisible, d’autre part à cause de l’”impureté” réelle ou potentielle dont il est toujours taxé.” A mon avis, René Barbier, en proposant une formation où se déroule une parole mytho-poétique, donne à entrapercevoir un peu du “goût du bonheur terrestre” ce qui est peut être ce que veulent exprimer les stagiaires du DUFA quand ils disent boire les paroles de René Barbier comme “du petit lait”.
La logique à l’œuvre dans ce type d’intervention est ce que Stéphane Lupasco appelle un “logique contradictionnelle”, c’est-à-dire une logique qui n’entend pas dépasser les contradictions en une synthèse parfaite, mais au contraire les maintient en tant que telles. René Barbier sent bien que sa position intermédiaire, entre parole prosaïque et parole mytho-poétique, le renvoie à une contradiction. Mais formé à la pensée complexe grâce à la poésie de René Char qui était pétri de l’esprit d’Héraclite, il ne se sent pas en danger face à cette contradiction et y voit le moyen d’être créatif.
Héraclite, premier grand philosophe du Logos, exprime sa pensé avec, dans et par des termes contradictoires : joignez ce qui concorde et ce qui discorde ; ce qui est en harmonie et ce qui est en désaccord ; “Bien et mal sont tout un” ; “le chemin du haut et le chemin du bas sont un et le même”. Il n’oppose pas l’être à l’opinion : dans l’être, il confronte les termes contradictoires en s’attachant à jouer avec les termes, à les mettre en opposition, à scruter leurs conflits ou leurs contrastes. Cela lui vaut son surnom d’Obscur.
Il s’agit bien d’une démarche poétique qui porte sur le langage dans sa totalité, forme et sens. Dans la forme, il s’agit d’utiliser des sentences brèves qui, par le choc même des contraires, fassent apparaître une tension fondamentale. Ainsi l’un et le multiple coïncide. Il en va de même de la mort et de l’immortalité. Les dieux vivent notre mort et nous mourons leur vie. Il en est ainsi de cette harmonie qui est coïncidence des contraires, mesure entre eux établies. René Barbier, héritier de la pensée complexe d’Héraclite où des connivences et des divergences peuvent se rejoindre en un même concept, utilise des sentences brèves qui, par le choc des contraires, font apparaître une tension fondamentale.
D’après Bachelard, dans l’instant poétique, des sentiments parfois opposés s’éprouvent ensemble : les instants poétiques “immobilisent le temps” et “enlèvent l’être en dehors de la durée commune. L’instant poétique est nécessairement complexe : il émeut, il prouve, il invite, il connote, il est étonnant et familier. Essentiellement, l’instant poétique est une relation harmonique de deux contraires.”
Pour René Guénon, la dualité peut s’envisager soit du point de vue de l’opposition ou du point de vue de la complémentarité, et on peut la disposer selon le schéma crucial ou quaternaire ; avec un axe vertical (complémentarité), horizontal (opposition) , notions qu’on retrouve chez Bachelard sous les termes de surface et de profondeur. Le regard en surface consiste en un regard superficiel qui ne voit que les oppositions, tandis que le regard en profondeur recherche la complémentarité.
La multiréférentialité fait aussi apparaître une logique contradictionnelle : il s’agit de tenter d’harmoniser des contraires inhérents à la formation générale. Il est souvent fait le même reproche à la multiréférentialité que celui que Platon adressait aux sophistes dénonçant leur imposture parce qu’ils prétendent à un savoir empirique universel alors qu’il est inscrit dans l’essence des techniques, et on ne peut passer maître d’une d’entre elles qu’en s’y vouant exclusivement .
En effet, la contradiction peut être leurrante ou créatrice. Edgar Morin, dans son ouvrage sur la vie des idées (La Méthode, Les idées, leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation), remarque que, lorsqu’un individu vit plusieurs appartenances (familiales, claniques, éthiques, nationales, politiques, philosophiques, religieuses) les idées contradictoires peuvent alors : soit s’entre-annuler et faire place au scepticisme ; soit provoquer un “double bind”, la contradiction provoquant une crise spirituelle ; soit susciter une hybridation ou mieux une synthèse créatrice entre les idées contraires. Si René Barbier utilise la contradiction comme mode de penser, c’est dans un but créatif. Afin d’éviter ses effets leurrants, le scepticisme et la crise spirituelle, il propose des apports de connaissances et traite des valeurs.
L’éducation est souvent considérée comme un espace de parole qui doit donner des réponses à tout. Le besoin de répondre à toutes les questions correspond chez le formateur à l’un des deux types de refoulement étudiés par Lacoste : le refoulement obsessionnel qui “travaille avec des moyens logiques”. Ce comportement consiste à toujours vouloir proposer des réponses, même aux questions qui n’en ont pas, comme celles posées par la mort, comme si ces réponses pouvaient être des béquilles pour s’appuyer quand la pensée bascule dans l’indicible.
René Guénon interprète le besoin, dans le monde moderne, de toujours répondre à toutes les questions comme une “haine du secret” et rappelle que si l’initiation traditionnelle ne divulgue pas tous ces secrets, c’est parce que “au fond, le véritable secret, et d’ailleurs le seul qui ne puisse jamais être trahi, d’aucune façon, réside uniquement dans l’inexprimable, qui est par là même incommunicable, et il y a nécessairement une part d’inexprimable dans toute vérité d’ordre transcendantale. ” L’inexprimable nous renvoie toujours à l’impuissance et ce que nous refoulons, c’est notre peur ancestrale de l’irrémédiable qu’est la mort.
Une animation qualitative
La parole mytho-poétique apporte un sens qualitatif dans le groupe : chacun se l’approprie en fonction de ce qu’il “qualifie”, de ses valeurs. L’animation de René Barbier est une animation qualitative car elle valorise l’instant. L’instant poétique s’intensifie non pas sur la durée, en quantité, mais en hauteur ou en profondeur, c’est-à-dire en qualité. La qualité prédomine donc sur la quantité : chacun est reconnu pour lui-même et dans sa différence.
Une formation qualitative reconnaît et respecte chaque stagiaire en tant que personne porteuse de qualités essentielles et particulières : elle a pour objet “d’éveiller les possibilités latentes que l’être porte en lui-même.”
René Guénon remarque que “dans les individus, la quantité prédominera d’autant plus sur la qualité qu’ils seront plus proches d’être réduits à n’être, si l’on peut dire, que de simples individus, et qu’ils seront par là même plus séparés les uns des autres, ce qui, bien entendu, ne veut pas dire plus différenciés, car il y a aussi une différenciation qualitative, qui est proprement l’inverse de cette différenciation toute quantitative qu’est la séparation dont il s’agit.” La quantité tend à l’uniformité qui “pour être possible, supposerait des êtres dépourvus de toutes qualités et réduits à n’être que de simples “unités” numériques.”
L’éducation dans le monde occidental où règne la quantité, tend habituellement à une “uniformisation”, à un “nivellement”. Chacun, quel qu’il soit doit recevoir le même savoir que l’autre, sans qu’on tienne compte des différences
Dans son ouvrage Science de l’homme et tradition, Le Nouvel esprit anthropologique, Gilbert Durand explique que le déclin de l’anthropologie tient à l’importance excessive prise par le positivisme et les aspects quantitatifs des sciences humaines et qu’il faut revenir au qualitatif, où la tradition a excellé, notamment dans l’Islam, étudié par Henri Corbin, dans l’Illuminisme du XVIIIe siècle, depuis les amis de Fénelon jusqu’à Fabre d’Olivet et Joseph de Maistre et plus largement dans tout l’herméneutisme, ou encore dans les médecines de la Renaissance. Gilbert Durand décrit ce qui fait leur unité : ils recourent tous, pour scruter l’univers et en marquer la cohésion, au principe de “similitude”, qui se trouve essentiellement à la source des images, comme il fonde les rapports qualitatifs d’où naît la beauté. Cette manière de voir se présente comme l’aboutissement de la réflexion romantique sur le rêve et les éléments naturels. L’utilisation des images est une manière de prendre en compte le côté qualitatif des choses.
Les sociétés mécaniques ont tendance à s’homogénéiser, à ne faire fond que sur une valeur, ou un ensemble de valeurs directement opérationnelles. Par contre, dans les sociétés complexes, il existe un fourmillement de valeurs parfaitement hétérogènes les unes aux autres. Ces dernières, sans avoir une unité, n’en possèdent pas moins une unicité certaine. L’unité exprime une entité close et homogène (identité, individu, Etat-nation), la notion médiévale d’unicité traduit l’ouverture, l’hétérogénéité (identification, personne, polyculturalisme).
Les stagiaires du DUFA se demandent quel savoir la parole symbolique/poétique transmet, puisqu’il diffère selon chacun. Le sens apporté par cette parole n’est pas une unité (entité close et homogène) mais une unicité (entité ouverte et hétérogène).
Ici se retrouve l’imaginaire social de notre société contemporaine sous le règne de la quantité : pour qu’il y ait égalité, chacun doit avoir la même dose de sens, la différence dans la qualité ne peut se concevoir : il s’agit de considérer les personnes comme des unités identiques et interchangeables auxquelles on doit apporter la même quantité d’information.
Avec l’écoute poétique il s’agit de se former en spirale, en colimaçon : revenir à une même perspective quoique d’un point de vue différent. Elle comporte cependant des dangers, dans la mesure où elle tend à expliquer le simple par le complexe, le précis par le vague, ce qui n’est pas illégitime mais manque de sécurité.
Le travail des valeurs est un moyen d’initiation, c’est-à-dire de développer ses qualités essentielles. Lorsque le groupe DUFA se constitue, il reflète bien l’état de notre société actuelle, préoccupée des questions matérielles et détournée des questions philosophiques, existentielles.
Les quelques recherches existentielles dont les stagiaires font part, témoignent souvent de ce que René Guénon constatait déjà en 1945, c’est-à-dire “la falsification de toutes choses, qui est […] un des traits caractéristiques de notre époque” . Cette falsification consistant en une “falsification du langage, c’est-à-dire en l’emploi abusif de certains mots détournés de leur véritable sens […], les mots sont appliqués à des choses auxquelles ils ne conviennent nullement, et qui sont même parfois opposés à celles qu’ils signifient normalement. Il y a là, avant tout, un symptôme de la confusion intellectuelle qui règne partout dans le monde actuel […].” Ainsi pour René Guénon, “l’idée même de la tradition a été détruite à un tel point que ceux qui aspirent à la retrouver ne savent plus de quel côté se diriger, et qu’ils ne sont que trop prêts à accepter toutes les fausses idées qu’on leur présentera à sa place et sous son nom.” Malheureusement cette falsification constatée par René Guénon en 1945 est perpétuée et amplifiée, aujourd’hui par de nombreux mouvements regroupés sous l’appellation “New Age”, constitués parfois sous forme de groupes hermétiques, de sectes. Ces mouvements reproduisent L’erreur spirite que cet auteur a étudiée et qualifiée, d’une manière générale, de “néospiritualisme” pour le distinguer du spiritualisme philosophique.
Il me semble que tous ces mouvements “New Age” qui se réapproprient une tradition, souvent venue de l’Asie, ne sont souvent qu’un ramassis d’éléments hétéroclites, n’ayant pas de logique interne et très politicaly correct : dénués de remise en cause de l’aliénation de notre société contemporaine, c’est-à-dire dans le rejet des questions qui interrogent notre mode d’organisation sociale dans sa forme quantitative. Face au besoin inassouvi de reliance suscité par l’individualisation, ils ne proposent que de la religiosité : plutôt que de permettre à la personne de se sentir reliée aux autres et au monde, ils la placent dans un isolement encore plus grand en la rejetant dans une sphère idéaliste coupée des contingences de son quotidien.
Aborder des questions existentielles peut donc présenter un grand danger, celui de prétendre revenir à une tradition où la personne est conçue comme un unité constituée de qualités essentielles, quand il s’agit seulement d’être dans le traditionalisme, c’est-à-dire de perpétuer le processus d’individuation en uniformisant par la diffusion d’un savoir sur mesure qui ne tient pas compte des qualités essentielles de l’individu. Ainsi si certains pensent aussi que l’éducation doit répondre à ce besoin de reliance, ils évitent cette question par peur de tomber dans ce travers.
A mon avis, René Barbier tente d’éviter ce travers en proposant toujours une réflexion épistémologique et en gardant bien en vue la question des valeurs dans l’éducation.
Le DUFA de Paris VIII privilégie la qualité et ne propose pas un modèle unique de formateur. Le mémoire est le reflet de cette formation qualitative : chacun l’organise selon un fil rouge personnel. Il se rapproche de la notion de chef-d’oeuvre conçue traditionnellement comme “l’expression réellement adéquate de celui qui l’aura conçue et exécutée.”
Le DUFA de Paris VIII encourage la mise en valeur des qualités essentielles des stagiaires. L’écoute transversale a pour objectif de permettre à chacun de découvrir ses propres qualités et celles des autres.
Parce que le formateur anime son module en fonction de sa personnalité, en étant à l’écoute des autres, dans un sentiment de reliance qui n’est pas une fusion tendant à l’uniformisation, je pense que la formation doit être vue comme un métier au sens donné par René Guénon : ayant une fonction de “sacerdoce”, un moyen de se réaliser et de rendre service à la communauté, les qualités essentielles des êtres déterminant leurs activités. Seules les fonctions artistiques ont gardé ce rôle qualitatif des métiers traditionnels.
L’aliénation du travail décrite par Marx me semble bien être dans l’excès de quantité exigée. Comment pourrait-on revenir à une notion du métier plus respectueuse de la personne ? À l’heure de réflexions sur l’emploi, chômage oblige, une interrogation sur la manière de travailler me paraît aussi essentielle que sur la quantité de travail à fournir. Lorsque nous réfléchissons à la réduction du temps de travail, malheureusement nous ne remettons pas en cause l’absence de qualitatif dans le travail, il ne s’agit que de penser en terme de production et de rentabilité.
Le travail pourrait-il être une initiation consistant à “éveiller les possibilités latentes que l’être porte en lui même”, sachant que la connaissance issue de l’intérieur, de soi, est liée au métier, vient avec la pratique et est issue de la pratique en “correspondance parfaite entre l’intérieur et l’extérieur.”
René Guénon pense que l’ouvrier dans l’industrie moderne est “rendu parfaitement incapable d’initiation par la “formation” ou plutôt la déformation professionnelle qu’il a reçue, qui est comme l’antithèse de l’ancien apprentissage, et qui n’a pour but que de lui apprendre à exécuter certains mouvements “mécaniquement” et toujours de la même façon, sans avoir aucunement à en comprendre la raison ni à s’occuper du résultat.” L’ouvrier doit s’adapter à son outil tandis que l’artisan adapte son outil à lui-même. Le formateur doit être un artisan bien plus qu’un ouvrier.
Certains reprochent au DUFA de ne pas assez axer la formation sur l’apport d’outils méthodologiques. Certes on est bien loin des formations de formateurs qui proposent de “déformer” des formateurs pour les adapter à des outils fermés, indéformables comme l’analyse transactionnelle ou la programmation neuro-linguistique. Le DUFA de Paris VIII n’a pas pour objectif de former “en série” des formateurs “aussi semblables que possible entre eux” et d’être dans le “triomphe de la quantité”, qui comme le pense René Guénon n’est pas un “progrès” mais “tout au contraire comme une profonde déchéance, car ce ne sont manifestement que les effets du mouvement de chute, sans cesse accéléré, qui entraîne l’humanité moderne vers les “bas-fonds” où règne la quantité pure.”
Plus particulièrement dans ce DUFA, l’écoute transversale tente d’apporter une forme d’initiation en étant axée sur trois directions, chacune multiple : une écoute scientifique, une écoute philosophique, une écoute mytho-poétique, c’est-à-dire en proposant une “diversité des voies initiatiques, c’est-à-dire en somme des moyens mis en œuvre à titre de “supports”, en conformité avec la différence des natures individuelles.”
La diversité peut parfois aboutir à la contradiction qui se trouve résolue non pas par la recherche d’uniformisation mais par une entité où chaque partie porte le tout en elle.
Cette opposition quantitatif/qualitatif soulève le problème de l’évaluation du système éducatif. L’évaluation des systèmes quantitatifs est relativement simple puisqu’elle consiste en un contrôle du nombre d’informations transmises et assimilées.
Tandis que l’évaluation d’un système éducatif qualitatif pose problème : comment évaluer ce que chacun s’approprie en fonction de ses qualités essentielles. Comment évaluer un processus de formation ?
Penser l’évaluation en ces termes rend-il impossible une évaluation qualitative ? Je pense que nous sommes tant imprégnés du règne de la quantité, que même lorsque nous tentons de penser en terme de qualité nous tombons vite dans le même travers, reproduisant le schéma quantitatif.
C’est pourquoi, il me semble intéressant de promouvoir des méthodes comme l’approche transversale parce qu’elle donne les moyens d’expérimenter des aspects qualitatifs dans l’éducation et de là aide à sortir des habitus quantitatifs.