2000, par René Barbier
* R. Barbier a donné un cours sur la philosophie de Krishnamurti à l’Université Paris 8 pendant plus de 20 ans. De 2001 jusqu’à sa retraite, il a animé ce cours dans le cadre de la Licence en ligne. Il était le seul en France à donner cet enseignement en Sciences de l’éducation. L’essence de l’enseignement de Krishnamurti étant fondée sur le doute et l’épreuve de réalité personnelle, pour R. Barbier, son enseignement suscite un vrai questionnement sur le sens de l’éducation. Ici, Il présente la vie de Krishnamurti.
Examinons son histoire de vie, non dans ce qu’il soutient mystérieusement (son non-conditionnement radical), mais sous un regard plus sociologique, à partir de sa biographie établie par Mary Lutyens (1982, 1984, 1989, 1993).
Enfance
Né le 12 mai 1895 (calendrier occidental), Krishnamurti appartient à une famille brahmane modeste de dix enfants. Son nom patronymique est Jiddu. Huitième enfant, il est nommé Krishnamurti en souvenir de la naissance du dieu Krishna, huitième enfant mâle lui aussi. Plusieurs de ses frères et soeurs décèdent dans leur plus jeune âge, excepté son frère Nityananda qu’il adorait, trois autres frères dont un demeurera débile et une soeur aînée rapidement mariée. Sa mère, Sanjeevamma, mourra lorsqu’il aura 10 ans. Elle a d’emblée l’intuition que Krishnamurti est un être remarquable et elle veut accoucher dans la pièce réservée aux prières, cas tout-à-fait exceptionnel. Ce sentiment est confirmé par l’astrologue de la famille qui assure à son père Narianiah que l’enfant deviendrait quelqu’un de grand et de merveilleux.
Tempérament
Krishnamurti est un petit garçon rêveur et maladif, détestant l’école au point que ses professeurs pensent qu’il est un attardé mental, au contraire de son frère Nitya très bon élève. Très jeune, il a un sens aigu du don de soi. Il donne facilement ses friandises à ses frères et soeurs, de la nourriture aux mendiants qui passent devant sa porte. Il lui arrive souvent de rentrer de l’école sans crayon, ni ardoise, ni livre parce qu’il les a offerts à un enfant plus pauvre. Par contre il aime observer la nature avec intention et conservera toute sa vie une inclination très poussée pour la mécanique. Son père, après la mort de sa femme et sa mise à la retraite demande instamment à Annie Besant, qui dirige la Société Théosophique dont il est membre, de l’aider à nourrir sa famille. Il s’installe ainsi avec ses enfants à Adyar, lieu où la Société Théosophique lui offre un poste d’assistant au secrétariat.
Rencontre avec Annie Besant
Krishnamurti va dans une High School située à Mylapore sans plus de succès scolaire et reçoit maints coups de canne pour sa supposée stupidité. Comme il fréquente la plage à Adyar avec son frère Nitya, il rencontre les autres jeunes gens faisant partie du cercle de la Théosophie. C’est là qu’un jour Charles Webster Leadbeater, une des figures hauturières du Mouvement théosophique, le remarque malgré son apparence physique peu agréable à cette époque, en déclarant que Krishnamurti possède une aura magnifique sans nulle trace d’égoïsme. La Théosophie proclamait alors l’avènement éminent d’un “Grand Instructeur” qui devait sauver le monde. Leadbeater persuade Annie Besant que Krishnamurti est l’élu du Mouvement, malgré la présence d’un jeune hollandais qui était venu en Inde avec sa mère, pressenti antérieurement par le même Leadbeater, pour le même rôle.
Education au sein de la Société théosophique
A partir de ce moment Krishnamurti et son frère Nitya vont être pris en charge totalement et soumis aux injonctions éducatives de la Société Théosophique. Ils vont sortir de l’habitus purement hindou pour entrer dans un habitus de bourgeois britannique, au point de perdre l’usage de leur langue d’origine, mais d’apprendre, évidemment, à jouer au golf et à faire du thé. Krishnamurti parlera couramment l’anglais, le français et l’italien. Le père tentera bien de récupérer ses enfants par un procès qu’il perdra au plus haut niveau. Annie Besant et la Société Théosophique garderont la tutelle sur les deux adolescents. Suivant la tradition théosophique, Krishnamurti et son frère reçoivent une initiation spirituelle qui procède par étapes. Ils sont censés communiquer par des voies parapsychologiques, avec des figures spirituelles intemporelles (maître Morya et maître Kouthoumi) protectrices de la Société Théosophique.
Ordre de l’Etoile d’Orient
Par cette initiation ils ont accès à la “Grande Fraternité Blanche” des initiés. Un ordre est fondé pour Krishnamurti, l’Ordre de l’Etoile d’Orient, dont il prend la tête, secondé par Annie Besant et C.W. Leadbeater. Vêtements, chaussures et nourritures à l’anglaise sont infligés aux deux jeunes gens. Plus tard il appréciera l’ esthétique vestimentaire anglaise, mais en Inde il s’habillera à la mode du pays. Il restera toujours à cheval sur la question de la propreté. A Londres tout est fait pour que Krishnamurti puisse étudier à Oxford. Si son frère, un peu plus tard, réussit brillamment dans le domaine juridique, Krishnamurti demeure un étudiant peu intéressé par ses études, malgré la férule de ses précepteurs. Il préférera, aux livres “sérieux”, la lecture de romans policiers et les films de Clint Eastwood. On lui offre biens et argent. Ses disciples sont légions et viennent l’écouter dévotement. Chacune de ses conférences fait l’objet d’une publicité spectaculaire. Krishnamurti est mal à l’aise dans ce système largement institué par le Mouvement Théosophique.
Crise spirituelle : processus
Dès 1922, en Californie, il connaît une crise spirituelle profonde, une illumination et le début d’une souffrance physique qui ne le quittera plus et qu’il nomme “le processus”. Il va se distancer de plus en plus de la Théosophie. La mort de son frère Nitya, atteint de tuberculose, le surprend en 1925, lors d’un voyage en bateau en direction de l’Inde, malgré des “assurances” plus ou moins magico-religieuses transmises par les figures dominantes de la Théosophie. Il plonge alors dans une détresse sans fond. Pourtant quand il arrive en Inde, son visage rayonne et il est parfaitement calme. Il a compris ce qui alimentera définitivement son enseignement jusqu’à la fin de sa vie. Dès cette époque, il devient dérangeant pour le Mouvement Théosophique qui ne reconnaît plus son rejeton. Bien que toujours très respectueux envers sa “mère” Annie Besant, il suit son propre chemin.
Discours d’Ommen
En 1929, il prononce le célèbre discours d’Ommen, nom du lieu de la rencontre près du château d’Eerde qui lui avait été donné. “La vérité est un pays sans chemin” annonce-t-il. Dès 1927, il avait affirmé dans ce même lieu : “Je redis que je n’ai pas de disciples. Chacun parmi vous est un disciple de la Vérité, si vous comprenez la Vérité et si vous ne suivez pas des individus… La Vérité ne donne pas d’espoir ; elle donne la compréhension…” Personne n’a le devoir de suivre un gourou, une doctrine, ou de s’installer dans des lieux supposés sacrés, ni de passer par des rituels d’initiation. Il n’y a pas de “méthodes” de méditation. Le savoir livresque ne sert à rien quant au devenir spirituel. L’être humain n’a rien à chercher, rien à vouloir, rien à attendre, personne à suivre, pas même Krishnamurti : simplement être complètement attentif à la vie, à ce qui est, d’instant en instant.
Dissoudre l’Ordre de l’Etoile
Il prône une réceptivité totale, une ouverture de l’être au mouvement même de la vie et une mise en doute de toute parole d’autorité sur le plan d’une éducation à dominante de connaissance de soi. Jusqu’à la fin de son existence, il rappellera cette vérité découverte à cette époque. L’essence de son enseignement sera fondée sur le doute et l’épreuve de réalité personnelle.Sa pratique suit son discours. Il dissout l’Ordre de l’Etoile, quitte la Théosophie et rend les biens qu’on lui avait donnés. Désormais l’organisation qui soutiendra ses actions (conférences et éditions, création de fondations pour la diffusion de son enseignement) sera purement profane et réduite au minimum. Il aura même à entrer dans une bataille juridique avec un de ses anciens proches, Rajagopal, qui, s’occupant de la gestion des éditions, s’était arrangé pour lui faire signer subrepticement un document l’autorisant à s’approprier les livres de Krishnamurti. La fille de Rajagopal se vengera en publiant, plus tard, un livre très partial sur la vie amoureuse de Krishnamurti et notamment sur l’amour qui a uni Krishnamurti et l’ex-femme de Rajagopal pendant quelques années.
Contre-modèle de l’habitus ?
Krishnamurti quitte donc la Société Théosophique. Dans la logique sociologique de la constitution de l’habitus, une telle rupture est incompréhensible. Le sociologue de la reproduction ne saurait admettre la parole de Krishnamurti affirmant qu’il n’a jamais été conditionné. L’habitus n’est-il pas une matrice de perception, de représentation et d’action, reproductrices de structures conformes et constituée dans la méconnaissance même de ses conditions d’inculcation, par le truchement d’une institutionalisation de la vie quotidienne et d’agents éducatifs appropriés (Bourdieu et Passeron, 1970) ? A suivre la sociologie de Pierre Bourdieu, on ne voit pas pourquoi Krishnamurti a pu opérer une telle révolution intérieure. Il était, par excellence, l’homme institué, à l’habitus totalement clos. Figure de gourou exposée à la dévotion des masses, il avait tout à gagner à rester dans un statut aussi confortable. Porté par une organisation adéquate qui contrôlait et sanctionnait le fonctionnement parfait de cet habitus.
Ce qui a déstructuré cet habitus n’est pas explicable par la sociologie, ni même par la psychanalyse. On comprend encore moins si nous nous en tenons phénoménologiquement à la stricte parole de Krishnamurti sur son enfance dans laquelle il n’a jamais éprouvé d’affectation sous les coups ou les brimades. D’aucuns ont proposé de voir dans cet acte, une révolte d’un être soumis aux figures draconiennes d’autorités multiples de la Théosophie. Une sorte de “révolte contre le père” d’une certaine façon. C’est ainsi que l’interprète Sri Rajneesh, le gourou de Poona (Jan Foudraine, 1992), contre lequel Krishnamurti s’est souvent élevé. Krishnamurti n’aurait jamais réglé ses problèmes avec l’autorité de la Théosophie. Jusqu’à la fin de sa vie il se serait battu contre des fantômes.
Parole authentique
Mais Krishnamurti ne s’est jamais “révolté” contre l’enseignement de la Théosophie. Il a simplement “refusé” sans le moindre désir de faire des vagues. Il a quitté le Mouvement en parlant, en prononçant une parole authentique sans jeter l’anathème sur les anciens disciples assis “aux pieds du maître”. Il s’est retiré de ce jeu truqué dont il avait compris soudain l’inanité mondaine. Aucune acrimonie dans ses propos. Son affection pour Annie Besant est restée intacte. Quand il interpellait les disciples spectaculaires (par leur accoutrement) de Sri Rajneesh, qui venaient systématiquement l’écouter lors de ses conférences, il n’exprimait aucune animosité ou rancune. Point de projections imaginaires dans ses remarques. Simplement une question : pourquoi ce besoin de suivre un supposé “maître spirituel” et de se distinguer ainsi ? Qui suit ce gourou ? Observez et vous comprendrez ce que vous êtes.
D’autres comme Catherine Clément, dans son étude sur La Syncope. Philosophie du ravissement (1990), suppose qu’il était une sorte de “chaman”, sans doute à partir des rares moments d’extases qui a vécu autour de sa vingt-septième année. C’est méconnaître que Krishnamurti ne parlait pas en état de transe, mais dans un dialogue interactif, le plus souvent, avec un auditoire ou une autre personne. Bien que ses conférences ne soient pas préparées mais largement improvisées, il était dans l’instant, un être particulièrement “présent” dont la parole, toujours très rationnelle, de plus en plus soucieuse d’étymologie au fil de l’âge (Y. Achard, 1970), touchait au plus juste, et non une personne habitée par une entité, plus ou moins inconsciente, aux yeux révulsés et articulant des sons d’une voix inhabituelle.
Gourou des gourous ?
Beaucoup d’autres, fins connaisseurs, pensent qu’il était un vrai gourou malgré tout, voire le “gourou des gourous” (Arnaud Desjardins, Ma Ananda Moyi). Un psychiatre travaillant en Inde sur le rapport maître/disciple, Jacques Vigne, tente même de démontrer ce postulat (J. Vigne, 1994). En vérité, le processus éducatif pour Krishnamurti est justement cette faculté à s’ouvrir au monde sensible, naturel et social, au sein d’une attention vigilante. Pour lui il n’y a rien là d’extraordinaire ou d’exceptionnel. Il s’est toujours défendu d’être un “cas” mystique car, alors, à quoi son enseignement aurait-il pu servir ? Il a toujours affirmé, au contraire, que tout le monde peut vivre cette joie d’être et rencontrer cet “Otherness” dont il parle dans ses Carnets (1988). L’enseignement qu’il donne doit être reçu en profondeur et avec un véritable esprit critique. Rien à voir avec une quelconque croyance ou dévotion. C’est à la faculté intelligente de l’autre qu’il s’adresse.
Faites l’expérience
Ce que recherche Krishnamurti dans son interlocuteur, c’est un “auteur”, le créateur de soi-même, non un “suiveur”, un disciple : une personne qui s’autorise à s’approprier, d’une manière dubitative et expérientielle, une information essentielle pour son propre devenir, même si cette nouvelle conscience de soi, soudainement reconnue, fait disparaître l’illusion d’un moi existentiel et intentionnel séparé du monde. Il n’a cure que des milliers de personnes viennent l’écouter. Il préfère cinq personnes réellement concernées et prêtes à mettre en oeuvre ce qu’il propose pour leur propre compte. “Faites l’expérience” est son maître-mot, en entendant par ce terme, une situation de la vie quotidienne et non la mise en place d’un dispositif exceptionnel.