2008, par René Barbier
Deux modes de vie
L’être humain semble osciller entre deux profondeurs. La première est celle de l’épaisseur, du compact, du massif. Dans cet espace intérieur, il se replie sur lui-même, se durcit, se coupe du monde et même des personnes qui lui sont le plus proches. Sa forteresse vide devient imprenable. Il tombe peu à peu dans un isolement de plus en plus évident. Sa solitude n’est pas créatrice. Sa vie bascule dans la folie plus ou moins prononcée. E. Morin parle de cet espace mental de chacun d’entre nous comme « homo demens », inévitable, qui affleure sans cesse dans le mouvement même de toute vie.
L’autre espace est celui de la transparence. Sa profondeur est sans fond. Le sujet devient aérien, éthéré. Il s’espace de jour en jour. Il semble perdre toute son incarnation. Pourtant il soutient qu’il est singulièrement « présent » au monde, dans une « perception immédiate de la réalité ». Il devient lumière, fluidité absolue. Il se donne à ce qui vit et même à tout ce qui est. Il est « cela ». Son mystère est tout aussi impossible à saisir. Sa voie est celle de la sainteté. Quand il rencontre l’illumination, son bouleversement est tel que personne ne peut le comprendre tant il dérange le désordre établi. Lui-même se connaît-il d’ailleurs ? Krishnamurti affirmait qu’il ne savait pas « qui était Krishnamurti ».
Le saint et le fou
L’être humain habituel, l’être du banal et du quotidien, n’atteint que rarement les frontières du fou et du saint, bien qu’il en porte les inclinations dans le fond de sa psyché. Il évolue dans un monde de complexité où les désirs tissent leur langage contradictoire. Souvent, il ne comprend pas ce qui lui arrive. Pourquoi tant de haine ou d’amour-passion ? Pourquoi se sentir d’une tristesse infinie et peu de temps après d’une joie apparemment fécondante. En vain, cherche-t-il des recours pour trouver un équilibre qui lui échappe. Psychanalyse, Sexualité, Aventure et voyages, enfermement dans une secte, refuge dans le travail sans frein, sont là pour tenter de le rassurer. En fait, rien ne l’empêche de dériver vers l’un ou l’autre des deux pôles qui agissent comme de mystérieux aimants : Le saint et le fou le regardent venir dans une indécision remarquable. Le sujet humain peut tout aussi bien tomber dans la folie ou s’envoler dans la sainteté. Dans les deux cas, il se perd et change d’être.
D’un côté, c’est le philosophe Althusser qui, d’un coup de folie, tue sa femme, et termine ainsi son parcours philosophique. De l’autre, c’est le sage de l’Inde, Ramana Maharshi qui quitte à seize ans sa famille pour vivre pendant des années dans une grotte, après une expérience spirituelle qui le transforme totalement.
D’un côté c’est la folie d’Hölderlin ou celle de Nietzsche qui les ronge jusqu’à la mort. De l’autre, c’est la conversion de Saint Paul sur le chemin de Damas ou la posture du Bouddha au pied de son arbre jusqu’à l’Eveil.
Entre les deux, c’est Monsieur et Madame tout le monde, avec leur cortège de tourments, de soucis quotidiens, leurs envies et leurs rancœurs, leurs petites lâchetés, leurs vanités ridicules, mais aussi leur générosité parfois étonnante. Peut-on sortir de ces impasses ? Peut-on vivre une vie dans le monde sans s’abîmer dans une sainteté qui n’est plus de ce monde ou une folie qui nous cimente dans l’impossibilité de toute rencontre ?
La mort en filigrane
La mort comme processus fécondant la pensée agit dans tous les cas. Le saint dilue la mort dans la lumière. Il en fait un enjeu permanent, une interrogation de chaque instant. Le christianisme résout la question dans la résurrection, le salut dans la croyance en un homme – le Christ – qui est à la fois humain et divin. Comme l’a montré Luc Ferry, sur ce plan, le christianisme présente une sotériologie incomparable par rapport aux anciennes croyances [1]. Encore faut-il vivre assez dans l’imaginaire pour avoir la foi. La philosophe Simone Weil, dans son vocabulaire de mystique chrétienne, avait, en son temps, traduit une interrogation semblable à la dialogique « transparence » et « épaisseur » par celle de la « pesanteur » et de la « grâce » [2]. Mais, pour entrer dans son argumentation, il fallait vraiment vivre dans l’imaginaire énoncé plus haut.
Le fou s’engouffre dans la mort et en fait sa carapace terrifiante car pour lui toute rencontre humaine est un risque majeur. L’autre est, à proprement parler, la mort ambulante et destructrice. On se souvient du Journal d’une schizophrène du Dr Séchehaye qui montrait bien le côté terrifiant d’une vie tournée vers une blancheur livide et sans vie [3]. La folie exclut la possibilité d’aimer car, comme dit Krishnamurti, l’amour ne commence qu’à la fin de la souffrance et la folie est souffrance absolue.
Sur ce plan, l’idéologie post-soixante-huitarde qui proclamait le royaume lumineux de la folie en glorifiant Antonin Artaud, était une erreur et une méconnaissance de la souffrance humaine. La « schizo-analyse » que Gille Deleuze et Félix Guattari tentèrent de mettre en oeuvre, proposait alors une opération d’ouverture à l’ »homo demens », certes, mais comportait une limite que ses thuriféraires n’ont pas toujours su reconnaître [4].
L’évitement de la mort
L’homme du quotidien évite la mort par tous les moyens. Les plus sages l’affrontent dans une connaissance qui donne vie à la phrase d’Héraclite : « mourir de vivre et vivre de mourir ».
Il l’évite tant qu’il demeure dans le cycle des conditionnements non-conscients en tant qu’ »homme fermé ». Tous les moyens lui semblent bons dans ce cas : pouvoir, sexe, drogue, zapping, voyage, et même suicide. Le monde « people » qui gagne jusqu’à nos politiques les plus en vue, constitue sa face la plus moderne. Il s’agit de jouer le jeu du spectaculaire et de la société du clignotement. Produire un pseudo événement par jour pour, en fin de compte, engendrer un monde de l’insignifiance. L’homme du juste milieu l’affronte quand il demeure « debout devant l’abîme » comme le voulait Cornelius Castoriadis [5]. Il passe alors par une sorte de point de vue stoïque sur le monde et les autres. La psychanalyse l’aide sans doute dans l’arrimage de son désir aux prises du principe de réalité. Mais la philosophie également, conçue comme production de concepts sur ce qu’est le monde et l’être humain dans le « vivre-ensemble ». Paul Ricoeur nous en donne une leçon dans son ultime ouvrage, peu avant sa mort [6]. Une écrivaine finement spirituelle, Christiane Singer, à qui un jeune médecin annonce sa fin prochaine d’une façon brutale, nous livre une méditation remarquable sur la fin de vie, dans un acte de création littéraire qui donne à réfléchir [7].
Le suicide
Certains êtres ne peuvent plus résister et choisissent d’en finir, face à la souffrance physique ou morale insupportable. Ainsi de Gilles Deleuze qui se jette par la fenêtre soumis à un étouffement physique inévitable. Ainsi du sociologue Nikos Poulantzas qui s’abîme avec la faillite de ses idéaux de jeunesse. Ainsi de Primo Lévi qui s’enfonce dans la désespérance de l’avenir hypothéqué par l’horreur de la Shoah. Ainsi de psychologue Bruno Bettelheim qui s’étouffe dans un sac en plastique. Ainsi du poète hongrois Attila Jozsef qui se jette sous un train.
Le saint ne se suicide jamais. Mais il peut se sacrifier au nom de la transparence comme ces moines bouddhistes qui se donnent la mort en s’enflammant, face aux militaires des régimes totalitaires. Au sein même de la tragédie la plus inhumaine, il peut donner l’exemple d’une transfiguration existentielle comme ce fut le cas d’Etty Hillsum dans les camps nazis [8].
L’être du milieu, l’homme du quotidien, entre transparence et épaisseur, affirme ainsi le caractère tragique de l’existence humaine. Certes, il est probablement animé par ce que Raimon Panikkar nomme « l’archétype du moine » dans son éloge du simple et un sens du sacré profondément enfoui dans son inconscient [9].
La spiritualité laïque
Mircea Eliade soutenait que l’être humain est un « homo religiosus » en ce sens. À en croire certains philosophes contemporains, qui se déclarent athées, comme André Comte-Sponville, cette dimension proprement « mystique » peut être également éprouvée au sein d’une spiritualité laïque [10]. La neurothéologie aujourd’hui, découvrant « le module de dieu » dans le cerveau, soutient notre capacité physique à explorer cet autre niveau de réalité [11].
Dès lors que nous acceptons la « complexité de l’humain », nous nous devons de reconnaître, chez l’homme du juste milieu, le jeu des deux polarités dégagées et leurs effets dans la vie quotidienne. Cela revient à affirmer la pluralité des « niveaux de réalité » dont parle Basarab Nicolescu [12] et la mise en oeuvre d’un principe du « doute libérateur » dont nous entretient la sagesse asiatique non-dualiste [13]. Ce doute créateur achemine le sujet, un peu « philosophe », de « l’homme fermé » vers « l’homme noétique », en passant par « l’homme existentiel » et « l’homme mytho-poétique ».
L’homme fermé
C’est l’homme de tous les conditionnements. L’homme de l’habitus jamais vraiment remis en question. Pourquoi sent-il ce qu’il aime ou rejette ? Pourquoi hait-il ce qui le questionne ? Pourquoi parle-t-il ainsi de façon péremptoire sans voir que son discours est totalement enfermé et enfermant ? Il se veut homme des certitudes, des « il n’y qu’à », du « il faut que ». Il n’y a qu’à enfermer à tout jamais les déviants sexuels. Il n’y a qu’à imposer à jeune enfant d’ancrer dans sa mémoire la culpabilisation individualisée de l’abomination de l’Histoire.
L’homme fermé développe des stratégies de guerre. Il est l’être le plus antidémocratique sous le couvert d’un discours humaniste. Il sévit en politique, évidemment, mais également en philosophie, en sciences humaines et sciences dites « dures », dans les sports, dans les loisirs etc. Il raisonne en tout ou rien. Sa pensée est digitale : noir ou blanc, Grand Satan ou Axe du Mal. Le contraire d’une pensée de la complexité.
Sur le plan scientifique, l’homme fermé traque les hésitations, les doutes, les histoires de vie, la recherche clinique, les contradictions, les incertitudes, les ambivalences, les faiblesses et les failles. Il n’approuve que ce qui est « chiffrable », « mesurable », « bureaucratisable ». Il ne reconnaît que ce qui est publié dans les revues « scientifiques » dont il a la maîtrise de près ou de loin. Il s’arroge le droit de dire ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas au nom d’un « mètre étalon » de la scientificité qui lui permet de contrôler ce qu’il a déjà décidé, depuis longtemps, de laisser vivre parce que cela ne dérangera pas son ordre établi et immuable de « l’homo academicus » (P. Bourdieu) [14]
Pour qu’il sorte de sa suffisance aveugle, l’homme fermé devra passer par un « coup dur », un événement qui révolutionne son petit genre de vie, son esprit sécuritaire, ses rituels rectilignes. Ce peut être alors, pour lui, un « flash existentiel » bouleversant qui le soumet à une déstructuration complète. Il ne comprend plus rien. C’est sa « nuit obscure ». Peut-être entrera-t-il alors dans l’attitude de « l’homme existentiel » ?
L’homme existentiel
C’est l’homme qui accepte sa finitude et son incomplétude. Il se sait faillible, contradictoire. Il n’hésite pas à vivre selon des modes ambivalents en liaison avec des désirs problématiques. Il entre facilement dans une logique dialectique ou paradoxale. Il accepte le point de vue de l’autre et ne cherche pas à le détruire ou l’invalider immédiatement. Il a conscience que la sensibilité, l’affectivité, l’imaginaire jouent leurs jeux dans une existence humaine et qu’il faut leur donner une juste place. Il sort de la raison mortifère pour entrer dans l’intelligence de la vie. Évidemment, il existe assez peu dans les institutions. Il ne peut y faire que des passages rapides et conflictuels. Les institutions et leurs hommes (femmes) de pouvoir ne supportent pas la contradiction ou l’éclairage de leurs blindages théoriques par le biais des rituels et des idéologies.
L’homme existentiel est nécessairement tragique. Une partie de lui-même l’appelle vers un dépassement des contradictions au sein de la transparence et une autre le retient dans des fixations et des crispations relevant de l’homme ferme et du domaine de l’épaisseur. Il affronte quotidiennement ses conflits intérieurs. Il éprouve, souvent dans la difficulté, les impérialismes habituels du désir de l’autre comme de son propre désir à l’égard d’autrui. Il raisonne en terme de « projet », de « liberté », d’ »engagement », de « choix », de « responsabilité ». En même temps, il connaît l’angoisse. Il a perdu le côté obtus, dichotomique, rassurant de l’homme fermé. Il lui reste l’incertitude, le doute, la déroute de l’imprévu.
L’homme noétique
L’homme noétique est l’être humain qui sait être tangentiel à la Profondeur. La transparence est la luminosité de celle-ci, sans commencement ni fin. En tant qu’être tangentiel, il connaît cette Profondeur d’une manière sensuelle et intuitive, à l’intérieur même de son existence concrète. Mais il se gardera bien de dire qu’il « sait » ou qu’il peut « nommer » la nature de celle-ci.
La Profondeur et sa transparence font partie de son être qui rayonne littéralement. Psychologiquement, il ne sent plus de distance entre lui et les êtres qui l’entourent. Il peut, évidemment, opérer une « distinction » entre les éléments du monde sans, pour autant, figer ceux-ci dans une objectivation séparatrice. L’homme noétique est l’être de la reliance par excellence. C’est, du même coup, l’être de la joie, du « clair-joyeux » réalisé, et, parce qu’il n’est plus dans la souffrance, l’homme noétique est l’être de l’amour accompli, au-delà du Bien et du Mal. En termes philosophiques, nous dirons que c’est le sage, celui dont, justement, la philosophie (grecque) du Logos a entériné la mort, comme le remarquent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur ouvrage Qu’est-ce que la philosophie ?.
Le destin d’un être humain n’est-il pas de cheminer vers la vérité, « ce pays sans chemin » dont nous parle Krishnamurti, parce qu’intérieur à soi-même, déjà-là de toute éternité, prêt à advenir à la conscience, pour peu que la personne lui laisse une place vacante ?
La personne devient alors cet individu (qu’on ne peut plus diviser) totalement intégré au cours du monde, de telle sorte qu’il n’y a plus, chez lui, « personne » à nommer.
Bibliographie
[1] Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Paris, Grasset, 2002
[2] Simone Weil, La Pesanteur et la grâce, Paris, Union Générale d’Editions, 1979, 187 p.
[3] Anne-Marguerite Séchehaye, Journal d’une schizophrène : auto-observation d’une schizophrène pendant le traitement psychothérapique, Paris : PUF, 1973
[4] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie. L’anti-Oedipe, Paris, Editions de Minuit, 1972, 494 p., et , Capitalisme et Schizophrénie, tome 2 : Mille Plateaux , Paris, Editions de Minuit, 1980, 645 p.
[5] Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975
[6] Paul Ricoeur, Vivant jusqu’à la mort, suivi de fragments, Paris, Seuil, 2007
[7] Christine Singer, Derniers fragments d’un long voyage, Paris, Albin Michel, 2007
[8] Alain Delaye, Sagesses concordantes. Quatre maîtres pour notre temps : Etty Hillesum, Vimala Thakar, Prajnânpad, Krishnamurti, ed. Accarias, L’originel, 2 volumes, 2003
[9] Raimon Panikkar, L’éloge du simple, le moine comme archétype universel, Paris, Albin Michel, 1995
[10] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme, Albin Michel, 2006
[11] Voir l’enquête du Monde des religions, La science face à la foi, Le mystérieux « point de Dieu », Le Monde des religions, Janvier-février 2008, pages 6 à 11
[12] Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité, manifeste, Le Rocher, collection « Transdisciplinarité », Monaco, 1996
[13] E. Alexis Preyre, Le Doute libérateur, Paris, Fayard, 1971
[14] Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éd. de Minuit ; 1984 , 302 p.
[15] Georges Amar, Du surréallisme à la géopoétique, 2e partie, http://www.geopoetique.net/archipel_fr/institut/cahiers/cah3_ga2.html#11.
[16] Christophe Forgeot, extrait de l’anthologie poétique Devant le monde, le poète, Grenoble, coll, éditions Alzieu, 2000, p.77