La logique de la liberté chez Krishnamurti

2000 par René Barbier

* R. Barbier a donné un cours sur la philosophie de Krishnamurti à l’Université Paris 8 pendant plus de 20 ans. Et de 2001 jusqu’à sa retraite, il a animé ce cours dans le cadre de la Licence en ligne. Ce fut le seul en France à donner cet enseignement en Sciences de l’éducation. L’essence de l’enseignement de Krishnamurti étant fondée sur le doute et l’épreuve de réalité personnelle, pour R. Barbier, son enseignement suscite un vrai questionnement sur le sens de l’éducation.

Que nous dit-il ? La Vérité n’a pas de chemin. L’être humain est sans boussole, mais il peut être “présent” à lui-même et au monde (Krishnamurti, 1990, La vérité de l’événement (V.E). p. 140). Il n’a aucun maître à suivre pour comprendre ce qu’il est en réalité. Il n’y a pas de méthodes, pas de techniques. Toute méditation assise, debout ou couchée n’est qu’un artifice exprimant un état d’esprit animé par la fragmentation de ce qui est. Il s’agit pour lui simplement d’apprendre l’art de voir et d’écouter ce qui est, sans chercher à comparer, à imaginer, à rationaliser, à accumuler (V.E. p. 175). Voir et écouter le désordre de la pensée non instrumentale, rétablissent l’ordre fondamental du monde (V.E. p. 174).

Simplement être là

Pour vivre cette attitude nouvelle, aucun moment, aucun dieu, ni aucun lieu ne sont privilégiés (V.E. p. 179). Plus encore, il n’y a aucun effort à faire, aucune intention à mettre en œuvre. Simplement être là, avec passion, dans un état de présence attentionnée et instantanée au monde environnant et à soi-même. La pensée est soluble dans l’instant. Mais elle résiste parce qu’elle a “peur de ne pas penser” dit Krishnamurti (V.E. p. 77). La peur est un mot qu’un regard fait flamber. Il s’agit de sortir du système des oppositions de la pensée aristotélicienne (V.E. p. 62) : l’amour ou la haine, la vie ou la mort, le plaisir ou la souffrance, dieu ou l’athéisme ; sans toutefois réinventer un nouvel impérialisme heuristique avec une option “dialectique” de la vie. Ainsi vouloir être “non-violent” implique, ipso facto, la catégorie méconnue de la violence. Avant tout, nous avons à voir la violence et tous ses effets pernicieux. “Etre un” avec la violence pour l’épuiser dans la vision de sa réalité. “Etre un” avec la mort  relève de la même perspective (V.E. p. 154-156). Voir et écouter dépassent toutes les catégories dichotomiques qui s’écroulent comme des cendres bleuies. Krishnamurti, dans son for intérieur, n’est pas plus hindou, ou chrétien, ou musulman ou athée qu’il n’est communiste, capitaliste ou Américain, Indien, ou Européen.

Eveil de l’intelligence

Alors seulement le cerveau disponible, réceptif, compréhensible par l’affirmation d’un “postulat empathique” comme le propose en conclusion d’une étude sur l’émotion, un psychophysiologue contemporain (Jacques Cosnier, 1994), peut prendre conscience de sa nature et rencontrer un autre espace-temps, un ailleurs absolu, qui pourtant a toujours été présent dans notre monde, en nous-même. Krishnamurti nomme cette bénédiction l’“Otherness”, l’Autreté. L’être humain découvre vraiment ce qu’est l’amour indissolublement uni à la mort et à la création. Un amour/compassion intense qui saisit la beauté des choses et des êtres et comprend le sens de la souffrance (V.E. p. 153). Un éveil de l’intelligence (1980) comme il le nomme qui permet la véritable communication des interlocuteurs (V.E. p. 28).

L’être de l’intelligence

L’intelligence, selon Krishnamurti, n’est pas construite et n’a pas de paliers, d’étapes ou de moments exceptionnels pour s’exprimer. Ce n’est ni l’intelligence de Jean Piaget, ni la mesure du Q.I. de Binet et Simon, ni celle des “surdoués” de Rémy Chauvin (PUF, 1975). Elle est simple constatation, à partir d’une “vision pénétrante”, de la totalité interactive du monde. Ce qui permet de reconnaître immédiatement le vrai et le faux (V.E. p. 26 ss., 186). Si elle se sert de la “pensée” comme d’un instrument, elle la transcende. Elle voit instantanément la dynamique complexe de la vie et distingue la réalité pensée, de la vérité. Elle agit en conséquence, dans une conscience-acte, une action juste (V.E. p. 59). L’être éveillé à l’intelligence ne saurait être en contradiction avec lui-même. Si le monde, dans sa réalité, lui pose des questions, il les résout immédiatement et sans résidu. Il ne choisit pas, il agit avec assurance et en connaissance (V.E. p. 177). C’est pourquoi il n’a pas de rêve selon Krishnamurti (V.E. p. 180). L’être de l’intelligence est “passionné”, non pas au sens d’une passion aveugle et destructrice, mais au sens d’une intensité existententielle de chaque instant. Voir et écouter supposent une surprise permanente au surgissement du monde, à l’imprévu. La vie devient d’une coloration sans pareille, d’une intensité remarquable. Sa profondeur ne cesse de s’approfondir. L’être se “gravifie” si j’ose ce néologisme. Il est à la fois au plus joyeux de soi-même et gravement lucide. La joie n’exclut pas la peine, bien au contraire.  La peine est la compassion vécue à l’égard de toute la souffrance du vivant. L’être de l’intelligence connaît la solitude radicale au cœur même de sa reliance. Pour lui la solitude arrache le bleu des images.

Observation intemporelle

Rien n’est jamais identique. La reproduction n’est qu’un effet d’optique pour le non-voyant. Création et destruction sont dans une boucle rétroactive permanente pour l’homme de l’intelligence. Les livres ne donnent aucunement accès à l’intelligence. Ils ouvrent sur le savoir, qui est relatif et, comme l’affirme le physicien David Bohm, n’éclaircit pas le mystère (V.E. p. 51). Ils font voir et décrivent en nommant une partie du monde, certes, mais un peu comme l’aveugle de naissance soutient que la patte d’un éléphant est un arbre. Nommer n’est pas connaître. Observer vraiment supprime l’observateur et la chose observée. Seule demeure l’observation intemporelle et sans nom qui est l’intelligence même en acte (V.E. p. 186). La connaissance portée par l’intelligence est un trou dans le savoir. Elle ouvre, par le silence, une fente dans ce qui était considéré comme plein, universel, absolu. Elle fait chanter l’ignorance du non-savoir. Elle bouscule les certitudes blindées ou étoilées. L’intelligence est sans repos et pourtant elle est la sérénité même. Elle dégage une énergie libre incroyable. Force fougueuse des profondeurs et majesté de la quiétude tout à la fois comme disait le vieux sage taoïste.

Actions sans attachement

L’être de l’intelligence mène, dès lors, des actions sans attachement. Sa façon de vivre change le monde parce qu’il est le monde. Cette conception rejoint les thèses de la phénoménologie et de l’ethnométhodologie. Les formes de sociabilité ne sont pas des abstractions. Elles sont construites par des personnes concrètes. Et même si elles ont leur logique interne, explorée par le sociologue, qui trop souvent les hypostasie, elles ne vivent que par l’action quotidienne de chacun d’entre nous. Si nous changeons notre regard sur elles-mêmes et notre action, nous changeons leur devenir, nous transformons leur être. “La liberté, c’est de dire la vérité, avec des précautions terribles, sur la route où tout se trouve” écrit le poète français René Char.

Liberté, source de refus, mais pas de révolte

Il s’agit bien de cette liberté là dans la conception de l’homme de l’intelligence chez Krishnamurti. La liberté ne peut être vécue que dans l’amour qui est aussi mort et création. Une liberté qui n’est référée à aucun garant métasocial, aucune valeur transcendantale. Une liberté qui surgit au cœur même du réel par une vision et une écoute pénétrantes. Etre libre est inhérent au fait de voir et d’écouter. La liberté est le joyau de l’intelligence. Elle est d’essence ontologique. Elle est donnée d’avance pour qui sait voir. Aucune prison, aucun embrigadement n’empêcheront jamais ses possibilités dissidentes. Krishnamurti, en authentique libertaire,  parle non de révolte, autre face de l’attachement inconscient, mais de refus. La liberté est le champ des possibles de tous les refus nécessaires. Aujourd’hui ils sont innombrables, et c’est pourquoi il y a urgence à parler et à agir pour Krishnamurti.
Seul l’être de l’intelligence, c’est-à-dire l’homme de la liberté, peut dépasser la peur et son besoin sécuritaire. Il en voit immédiatement la logique interne même s’il en subit les premières secousses émotionnelles sub-corticales, par l’action spontanée du thalamus visuel sur le système amygdalien (Joseph Ledoux, 1994). Etre dans l’intelligence du monde n’évite pas d’avoir peur d’un chien enragé, mais elle déclenche immédiatement l’action juste en situation. Par contre la peur purement psychologique, celle qui résulte de l’imaginaire, liée peut-être plus aux représentations et au influx du cortex visuel, est vue et déposée ainsi dans la décharge des illusions.

Bibliographie

Jacques Cosnier, 1994, Psychologie des émotions et des sentiments, Retz

Jiddu Krishnamurti, 1980, L’éveil de l’intelligence, Stock + Plus

Jiddu Krishnamurti, 1990, La vérité de l’événement, Editions du Rocher