2005, par René Barbier
A écouter René Barbier sur la recherche-action transpersonnelle
Krishnamurti est un penseur qui n’a jamais pensé la recherche-action transpersonnelle. Ce n’est d’ailleurs pas un penseur au sens habituel du terme. Un tel penseur est un philosophe jonglant avec les concepts et l’histoire de la philosophie. Krishnamurti n’est pas un homme de concept, d’image ou de référence. Mais c’est un homme de communication et d’écoute concrète. Il fonde son écoute sur une expérience singulière qu’il a vécue et qu’il l’a transformée. Tous chez lui correspond à une lucidité sur la relation qu’il entretient à l’autre, au monde et à soi-même.
Depuis les années 60, je médite sur les dialogues de Krishnamurti avec de nombreux publics. Sa façon de faire, son exigence et sa sensibilité m’ont conduit à penser et à développer la recherche-action transpersonnelle. Cette dernière est la troisième étape d’une théorie de la recherche-action telle que j’ai pu m’en faire une idée au fil des ans.
L’évolution de la recherche-action
J’ai d’abord parlé de la recherche-action institutionnelle. Entre les années 70 et les années 80, j’ai élaboré un type de recherche-action très centré sur les institutions, les organisations, donc une foulée théorique liée au sociologue de l’éducation et de la culture autour de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, aux théories lewiniennes de l’action-research et celle de l’analyse institutionnelle vincennoise de René Lourau et Georges Lapassade.
Les années 1990 et 2000 ont été celles de la recherche-action existentielle pour laquelle je redonnais vie à l’émotion, l’imaginaire créateur, aux symboles et aux mythes dans la foulée également des théories de Carl Gustave Jung et de Gilbert Durand. Depuis une quinzaine d’années, c’est à l’élaboration de la recherche-action transpersonnelle que je m’emploie.
Le sens de l’action et de la recherche chez Krishnamurti
De l’action
L’approche de l’action chez Krishnamurti déroge au sens habituel. L’action est prise dans un champ symbolique qui lui donne du sens en tant que direction et signification sans oublier la sensation. La direction n’est pas celle d’un but déterminé a priori et précisé dans l’ordre du temps. L’action ne cherche rien. Elle est essentiellement spontanée. Elle se déroule dans le présent, sans référence au passé ni à l’avenir. L’action est création. Expression émergente du neuf. Elle surgit dans l’instant comme une flamme toujours nouvelle. Elle ne résulte pas d’une pensée construite à partir d’une expérience antérieure ou d’une idée préconçue. Pas plus d’ailleurs à partir d’une image liée à un futur en fonction d’une utopie intellectuelle. Le sens qu’on lui accorde est immédiat et dépend du contexte en situation. Il semble être une goutte d’eau dans une rivière qui descend vers la mer. Dès lors, l’action liée à la pensée, ne peut jamais avoir pour but l’élaboration d’hypothèses et de théories.
L’action est expérience immédiate de la totalité de la personne vivante et ne retient jamais de signification dans une mémoire. Elle n’est jamais élaboration d’une pensée qui pourrait s’ensuivre et faire son œuvre de reproduction. Ce faisant, elle est éminemment singulière et à nulle autre pareille. Elle semble être l’agir dans le non-agir de la pensée taoïste. L’action humaine dans ce cas n’est que la concrétisation et la manifestation de l’agir d’une totalité naturelle qui s’exprime ainsi. Action immédiate et sans pensée, c’est elle qui nous sauve la vie lorsque par exemple une automobile fonce sur nous sans que son chauffeur nous s’aperçoive. C’est notre saut de côté de la trajectoire du véhicule. Sous cet angle, l’action n’est jamais planifiée, programmée. Elle est l’improvisation permanente qu’une personne consciente entretient avec la réalité mouvante et incertaine. Elle ne laisse aucun résidu pouvant féconder la représentation d’une action future. Elle n’appesantit jamais ce que l’on a à vivre dans le présent.
La recherche-action transpersonnelle
Depuis les années soixante-dix, je suis passé de la recherche-action institutionnelle à la recherche-action existentielle, puis, dans les dernières années, à la recherche-action transpersonnelle. Plusieurs de mes étudiants ont entrepris des recherches en ce sens. Celle de Joelle Macrez est la plus aboutie (L’autorisation noétique, vers une spiritualité contemporaine). Cette évolution résulte sans doute de l’âge. Je pense, avec la sagesse de l’Inde et celle de Carl Gustav Jung qu’il y a un âge pour l’aventure de la jeunesse, un âge pour l’insertion sociale et un âge pour le mûrissement. Je me considère arrivé à cet âge. Mon inclination de recherche s’en ressent. Je n’ai plus le goût de passer mes journées et mes nuits dans des groupes de terrain. Je laisse cela aux plus jeunes de mes collègues. Je préfère revoir la question de l’ouverture spirituelle, en liaison avec l’inéluctabilité de la mort individuelle. J’inscris ce questionnement dans une « spiritualité laïque » qui ne demande aucun dogme, ni ne s’assure d’aucun dieu.
Une spirituelle transpersonnelle
Pourtant, il s’agit bien d’une spiritualité transpersonnelle car cette perspective impose un dépassement de soi, une sensibilité à une insertion dans un ensemble dynamique plus vaste que la personne, le groupe, la société et la culture. L’ouverture à l’univers, au cosmos et, en fin de compte, à l’infini, à l’éternité devient l’aiguillon de l’interpellation philosophique. On en revient à la problématique de « la place de l’homme dans la nature ». Peut-être faut-il relire Teilhard de Chardin avec des yeux neufs, sans le filet du christianisme. Peut-être doit-on revoir cet « oubli de l’Inde » (Roger-Pol Droit) qui domine la philosophie occidentale. Peut-être faut-il revenir sur les anciennes traces du taoïsme philosophique qui conciliait si bien nature, harmonie et sagesse. Les anciens « penseurs » chinois n’étaient pas des « philosophes » au sens moderne du terme, mais de vrais sages, possédant un sens aigu de leur insertion dans la Nature (sur cette discussion actuelle sur la « philosophie chinoise », voir la revue Extrême-orient/Extrême occident, n°27, Université paris 8, PUV, 167 p.).
Une recherche imprégnée de l’existence quotidienne
La recherche-action transpersonnelle parcourt toutes ces questions, dans un projet à la fois personnel et communautaire. Il s’agit bien d’une recherche, c’est-à-dire une manière de donner, de prêter, du sens aux mots, aux actes, aux réalisations humaines qui jalonnent une existence individuelle comme une existence collective, à partir de la question déjà posée par le Bouddha avant son éveil il y a 2 500 ans : « pourquoi y-a-t-il vieillesse, maladie et mort » ? Peut-être faut-il élargir cette question à celle des philosophes : « Pourquoi y-a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » comme le propose Heidegger. C’est une recherche-action dans la mesure où cette émergence du sens rétroagit sur l’existence même, dans une causalité circulaire. C’est également une recherche-action communautaire car elle se développe par des interrogations collectives et réciproques, au sein de groupes disposés à se questionner dans le respect de la complexité de chacun de ses membres. Il est évident que ce type de recherche s’étaye sur l’existence quotidienne, très incarnée, très sensorielle, des sujets de ces groupes. On est loin des discours abstraits théologiques qui semblent à mille lieues de la vie réelle. Dans ces groupes on se confronte au désir, à l’altérité, au sens du travail, à la souffrance, à la maladie, au vieillissement, à la mort.
Des « éclairs d’élucidation »
Des « éclairs d’élucidation » sont proposés, sans aucun impérialisme, sans aucune volonté de faire violence (comme ce fut le cas chez Freud, avec Anna O, tant il voulait « prouver » la pertinence de sa théorie libidinale-sexuelle). Ces « éclairs d’élucidation » empruntent à plusieurs registres intellectuels, intuitifs et poétiques. Ils sont multiréférentiels par essence. Ils relèvent du domaine « clinique » (c’est-à-dire d’une rencontre directe et compréhensive entre les sujets). Ils n’excluent ni l’utilisation de la raison, ni celle de l’émotion, ni celle de l’imagination. Mieux, ils demandent la reconnaissance de la « non-pensée », au sens oriental du terme. C’est-à-dire d’un passage par la méditation sans objet, le silence intérieur absolu.
Par contre, ils mettent en doute toutes formes de croyance. Non d’une façon drastique et irrespectueuse, mais en mettant en jeu un questionnement radical qui, si l’on en croit le philosophe Michel Meyer, est le propre de la philosophie (M. Meyer, Comment penser la réalité ?, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2005, 130 pages).
Une ouverture à une autre réalité
L’être humain est un créateur de mythes. Le psychosociologue Serge Moscovici l’avait déjà remarqué dans son livre La machine à faire des dieux (1988, Fayard). Il possède intrinsèquement un sens religieux par l’activation de certaines aires cérébrales, comme semblent le démontrer Eugène d’Aquili, anthropologue des religions et son collaborateur le docteur Andrew Newberg. Il n’en finit donc jamais de produire de nouveaux ensembles symboliques qui prétendent faire sens, non seulement pour ses inventeurs, mais également pour toute l’humanité. Il y a dans cette outrecuidance de l’imaginaire, un réel danger d’homogénéisation de la diversité psychique de l’homme.
La recherche-action transpersonnelle prend, à bras le corps, cette aptitude humaine à produire des dieux. Elle la met en question d’une façon systématique. Non pour l’invalider, mais pour l’affiner. Peut-être jusqu’au « plus rien », jusqu’à la dérive complète de toute tentative d’objectivation et même d’explication. Il se peut que le « kôan zen » soit son dispositif préféré. Un aboutissement de la logique dans le non rationnel et, du même coup, l’ouverture à une autre réalité.
Une expérience intérieure et personnelle
Le recherche-action transpersonnelle paraît ainsi être, avant tout, une expérience intérieure et personnelle, même si elle est menée en groupe. Elle est, de ce fait, aléatoire, indéterminée, incertaine, inachevée, sans méthode, improvisée. Elle aboutit à ce que j’appelle « l’autorisation noétique », c’est-à-dire une reconnaissance par la « pensée du fond » (Heidegger), par « l’intelligence » (Krishnamurti), par « l’intellect illuminateur » (Jacques Maritain), par « l’entendement » de la « substance » (Spinoza), d’un niveau de réalité jusque là encore non explorée. Un niveau de réalité qui relie ce qui est séparé et distingue ce qui est confondu. Un niveau de réalité qui apparaît comme un « clair-joyeux » pour celui qui l’éprouve. Difficile, voire impossible à nommer, cet état est peut-être celui que Ludwig Wittgenstein nomme « mystique » et qui conduit au silence, mais aussi à ce que Baruch Spinoza appelait la « joie », tout simplement.
La sagesse transpersonnelle aujourd’hui
L’éducation transdisciplinaire est une approche de la complexité d’un rapport aux savoirs, aux savoirs-faire et aux savoirs-être qui n’excluerait plus les dimensions spirituelles, méditatives de l’être humain, tout en acceptant le regard des disciplines scientifiques comme des réflexions philosophiques et artistiques. Elle s’ouvre sur une interrogation vraiment contemporaine au-delà du « désenchantement du monde » promis par Max Weber et de la « fin du religieux » pensée par Marcel Gauchet. Peut-être fallait-il une désoccultation radicale du religieux pour commencer à vivre, authentiquement, sur le plan d’une spiritualité laïque, une sagesse moderne du monde. Loin d’être une conséquence d’une démocratie désabusée et sérielle d’individus sans appartenance ouvrant sur la folie comme le pense Dany-Robert Dufour, l’époque contemporaine inaugurerait, dans ce cas, une chance inouïe pour l’avenir de l’humanité.
La sagesse du monde
Par « sagesses du monde » j’entends toutes les formes d’intelligibilité et de sensibilité que les êtres humains, au sein des différentes cultures, anciennes et modernes, ont inventées pour symboliser et exprimer, souvent d’une façon mythique et poétique, leurs rapports à la connaissance de l’être-au-monde et à son mystère d’exister.
L’approche « transpersonnelle »
Le qualificatif de « transpersonnel » renvoie à une approche de plus en plus vive en ce début du XXIe siècle : l’éducation transpersonnelle. La psychologie transpersonnelle est une orientation de la psychologie et une voie de connaissance de l’être humain qui intègre à la fois les dimensions spirituelle, émotionnelle, corporelle, cognitive et créatrice. Elle tient compte des grands courants de pensées de la psychologie contemporaine tels que la psychanalyse, la bioénergie et l’approche cognitivo-comportementale. Elle accepte aussi plusieurs pratiques spirituelles telle la méditation et la prière comme autant de chemins permettant à l’être humain de transcender ses limites. La psychologie transpersonnelle propose d’appliquer les dernières découvertes de la physique quantique au développement d’une explication scientifique des différents états de conscience. Ainsi, elle tente de comprendre ce qu’est l’être humain en relation avec lui-même et l’univers qui l’entoure. La psychologie transpersonnelle est une approche intégrative et inclusive qui présente une ouverture suffisante pour considérer toutes les voies utiles à la croissance de l’homme.
Ma conception du « transpersonnel » refuse de se figer dans l’orbite de la pure tradition comme d’un post-modernisme psychédélique de type « Nouvel Âge ». Elle est proche de la transdisciplinarité de Basarab Nicolescu ou du sens de la complexité d’Edgar Morin et soucieuse de réalisme. Dans mon livre L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines (Anthropos, 1997), je revendique le droit à l’émotion et à l’affectivité, beaucoup plus du côté des « émotions-sentiments » que des « émotions-chocs » comme le propose aujourd’hui le philosophe Michel Lacroix dans son livre sur La culture de l’émotion (Flammarion, 2001). Elle signifie que le sens doit être construit par rapport à un tiers inclus qui dépasse toute singularité personnelle, quoi qu’il l’intègre totalement. Le transpersonnel ne se réduit à aucun dogme, aucune religion, aucun rituel mais il les considère tous avec attention bienveillante et vigilance active. Il sait que tout symbole, tout mythe, porte les germes d’une « autreté » (Krishnamurti), d’un regard, à la fois ancré et dégagé, sur le monde, inexprimable en dernière instance. Elle nous entraîne vers « une éducation à l’intelligence du monde » (R. Barbier). Le transpersonnel nous conduit tout naturellement vers une « poésie verticale » dont parle Roberto Juarroz, ou vers les aphorismes d’Antonio Porchia (Voix), dans le meilleur des cas. Mais également le transpersonnel connaît la force de l’illusion possible enracinée dans la croyance. Il sait nommer le faux mystique, l’idéologue de tous les registres, qui traque le savoir critique pour assurer impunément son autorité illégitime. « Les chercheurs de Dieux. Délivrez-nous des dieux vivants, des pères du peuple et du besoin de croire » proclamait, il y a plus de vingt ans, le poète Claude Roy (Gallimard 1981). Sa prière nous servira d’avertissement salutaire dans tous les domaines de la vie humaine.
Mais cette prise de position ne nous fera pas tomber, pour autant, dans les nouvelles formes de l’Inquisition soi-disant républicaine qui, dans les discours et les commissions parlementaires, stigmatisent toutes orientations spirituelles non conformistes. Peut-on, en effet, en arriver à penser que les écoles Steiner réputées pour leur qualité pédagogique depuis des lustres ou encore la thérapie ethnopsychiatrique de Tobie Nathan, reflètent des tendances sectaires, comme le proclame le dernier rapport parlementaire sur les sectes sous l’égide d’Alain Vivien (2002) ?
Le transpersonnel et la foi
Le transpersonnel nous oblige à travailler sur ce qu’on appelle « la foi ». Il reconnaît que la foi ne saurait être approchée uniquement sous l’angle de l’idéologie comme le font les sciences de l’homme et de la société, de la sociologie à la psychanalyse. Certes, il y a dans la foi une part de conditionnements sociaux, psychologiques, culturels, que la science peut tenter de comprendre. Mais il existe également une part inconnue, irréductible à tout savoir, qui anime totalement son élan et qui est vécue d’une façon absolument singulière. Le point de vue de Sirius propre aux sciences sociales ne peut rien en dire de pertinent. Seule l’approche phénoménologique peut avoir des chances de l’éclairer. L’art et la poésie savent parfois fournir une trace lumineuse de son apport. Cette part inconnue anime ce que Raimon Panikkar nomme l’esprit du moine dans son livre sur L’éloge du simple et que les phénoménologues des religions qualifient de « sanctum ». Mircea Eliade parle de « sacré » pour définir ce qui fait partie de la structure de la conscience et non, simplement, un élément conjoncturel et historique de l’évolution de cette conscience. La difficulté avec cette part inconnue – ce Chaos, Abîme, Sans-Fond – à la racine de la philosophie de Cornelius Castoriadis, c’est qu’elle est habituellement reprise d’une façon coutumière par les grandes religions. Celles-ci l’inscrivent dans des dogmes intangibles, des rituels incontournables. Elles la figent dans une structure immobile mais rassurante.
La spiritualité laïque, une éthique personnelle
Peut-on se dégager des rituels ? Peut-on vivre le sacré sans avoir besoin de grands prêtres, de gourous aux regards flamboyants, d’initiations interminables, d’extases extraordinaires ? C’est l’enjeu de la spiritualité laïque et libertaire de notre temps. Nous allons alors vers une éthique de la perdition dont nous entretient Edgar Morin dans « la terre-patrie », une éthique personnelle qui dépasse toute morale sociale pour l’affiner et la rendre plus efficace. Cette démarche n’est pas sans tragique : une morale du désespoir et de la béatitude à la manière d’André Comte-Sponville réfléchissant sur la sagesse non dualiste de Swami Prajnanpad. Dans ce processus d’approfondissement intérieur, de prise de conscience de l’avènement du phénomène vie, la philosophie devient vraiment un art de vivre comme l’annonce Pierre Hadot, avec les philosophes de l’antiquité grecque.
Les chamanes Kogis
J’ai beaucoup de respect pour les chamanes Kogis, ces indiens de la Sierra Nevada, du nord de la Colombie. Ils tentent de sauvegarder une culture de haute spiritualité écologique datant de l’ère pré-colombienne. Ils nous interrogent sur les « trous » que nous faisons dans la terre (les tunnels) pour aller toujours plus vite. Mais pourquoi voulez-vous aller plus vite et pour aller où, nous disent-ils ? Pourtant faut-il comme dans leur initiation traditionnelle devoir passer dix huit ans dans l’obscurité la plus totale pour connaître la réalité intrinsèque de notre monde intérieur ? Quel prix faut-il payer symboliquement pour accéder à la sagesse transpersonnelle qui nous conduit à la pleine conscience de l’unité du vivant, de tout le vivant. Eric Julien qui relate son expérience bouleversante avec les indiens Kogis dans Le chemin des neuf mondes, a entrepris la seule oeuvre que nous puissions accomplir pour ces cultures « autres » qui ont quelque chose d’essentiel à nous dire : racheter les terres ancestrales qui ont été spoliées et les redonner à la communauté indienne pour qu’elle puisse accomplir son destin.
Les sages et les sociologues de religion
Les sages de tous les pays ont, sans cesse, posé la question du sens. De ce côté, Michel Lacroix se trompe en pensant qu’il y a un paradoxe à vouloir accroître sans cesse, d’un côté le culte du moi et de la réussite sociale, et de l’autre le détachement et l’abolition de l’ego. En vérité, les chercheurs de vérité authentiques n’arrêtent pas de creuser les illusions du moi social au profit de l’éveil de l’intelligence, c’est-à-dire la pleine réalisation de leur être-au-monde par la voie négative. Leur finalité est précise et leur attention totale. Ils ne sont aucunement dans un paradoxe. C’est pourquoi on ne peut mettre Krishnamurti dans le même sac que tous les adeptes inconstants du New Age, comme le fait Michel Lacroix et d’autres sociologues des religions. A ma connaissance Krishnamurti n’a jamais connu l’angoisse paradoxale décrite par Michel Lacroix. Celle-ci est réservée à ceux qui n’ont pas su faire un choix de vie. Ils veulent le beurre et l’argent du beurre, le pouvoir du social et le non-attachement à tout pouvoir qui résulte de la connaissance intime de la réalité ultime.
S’il est vrai, comme le pensent Gilles Deleuze et Félix Guattari que « les philosophes ont entériné la mort du sage » après les pré-socratiques, ils n’ont pas perdu l’aiguillon du questionnement ontologique dans leur quête permanente de la sagesse. Au-delà des grands systèmes philosophiques de plus en plus incertains aujourd’hui, l’homme cherche un homme, comme Diogène dans la cité. Il semble le rencontrer dans des espaces sociaux inhabituels et non académiques, au sein des ces associations humanitaires qui augmentent de jour en jour et dans les expériences de bénévolat. Sur ce point, un philosophe comme Luc Ferry, parlant de « l’homme-Dieu et du Sens de la vie », ou un sociologue comme l’Américain Jeremy Rifkin qui analyse « la fin du travail », paraissent se tenir sur une position analogue.
Les jeunes face à l’absence de paroles authentiques
Nous avons à notre disposition une richesse incommensurable pour réfléchir et pour méditer silencieusement : les textes venus du fond des âges écrits ou prononcés par des personnes ayant transcendé le règne de l’égo. Contrairement à d’autres époques, nous trouvons dans les librairies, en livres de poche, la quintessence de la sagesse de l’humanité. Paradoxalement, il semble que cette richesse ne passe pas dans nos collèges, nos lycées et nos universités. La sub-culture adolescente cherche des valeurs et trouve les soirées « rave » où la musique « techno » sert répétitivement de rituel de transe. Si la parole devient inexistante, le corps danse frénétiquement au coeur d’une solitude gigantesque et collective. Les jeunes y trouvent leur compte et prétendent comparer leurs réunions extatiques aux rituels africains. Ils oublient simplement que dans les pays de tradition les rituels en question sont portés par une mythologie ancestrale qui soude la communauté depuis des générations. Les « Maîtres-fous » africains de Jean Rouch eux-mêmes, dans leur amalgame défensif de la tradition et du colonialisme moderne, inventent des rituels qui incluent encore l’histoire de leur peuple. Nos enfants, eux, sont de plus en plus sans histoire, sans parole et sans espoir. Il ne leur reste que la violence ou l’apathie.
Pourrons-nous retrouver le sens de la parole et la transmettre à nos enfants dans cette tragique post-modernité culturelle ? Saurons-nous aller puiser dans ce fond commun mondial de la sagesse humaine, religieuse ou laïque, pour retrouver le fil du sens ? Sa première perspective est de jeter les bases d’un métissage axiologique universel à partir de l’histoire humaine de la pensée et de la méditation, quelles que soient les cultures.
La vie intérieure
Aujourd’hui les valeurs sont en question mais la question de la valeur en sort peut-être fortifiée. L’Éducation se nourrit de valeurs. Elles sont « le contraire de l’indifférence » comme l’écrit le philosophe Olivier Reboul. Elles constituent l’essentiel de ce qui fait sens pour un être humain. C’est la raison pour laquelle le sens ne peut se réduire à l’analyse habituelle en termes sémantique, syntaxique ou pragmatique. Le sens, tissé de valeurs, dépasse toutes les catégories des sciences du langage et même des sciences de l’homme. Il est porté par une expérience singulière enracinée dans un tremblement de l’être qui, souvent, échappe à l’interprétation d’un « autre ».
J’enseigne depuis plus de trente ans dans l’enseignement supérieur. J’ai souvent été interpellé, durant mon existence universitaire, par la demande des jeunes et moins jeunes étudiants, concernant les dimensions multiples de cette vie intérieure. J’ai essayé d’y répondre, tant bien que mal, au sein des enseignements que je me suis autorisé à proposer, notamment une approche expérientielle de la philosophie de Krishnamurti depuis une quinzaine d’années. Peu à peu, j’ai développé une approche spécifique en sciences humaines, conjuguant aussi bien les disciplines variées que le regard philosophique, la sensibilité esthétique et poétique ou le questionnement ontologique issu des cultures du monde. J’ai nommé cette perspective critique et compréhensive « l’approche transversale ». Les différentes interrogations des étudiants et les résultats de mes recherches impliquées sur le terrain m’ont conduit à parler « d’écoute sensible en sciences de l’homme et de la société ». C’est avec ce type d’approche que je veux comprendre aujourd’hui les rapports entre la vie intérieure et l’éducation. La vie intérieure pose la question permanente : qui suis-je ? Un approfondissement de cette interrogation débouche sur une totale conversion du regard sur soi-même et sur le monde. Les thérapeutes comme les sages orientaux le savent bien. Il s’agit d’une question explosive lorsqu’elle est menée à son terme. « Je est un autre » répond Rimbaud avant de quitter la poésie pour devenir trafiquant d’armes.
L’explication de l’être au monde
Pour les bouddhistes, comme pour les lacaniens, le « je » est un leurre, une illusion d’optique, que la méditation ou l’analyse vont dénouer. Les structuralistes et les partisans de la « mort de l’homme » ne s’intéressent au sujet que pour mieux mettre en lumière son imbrication et sa consistance éphémère dans le jeu structuré des relations sociales. Les existentialistes, les personnalistes, les phénoménologues, les freudiens nord-américains, les interactionnistes, les ethnométhodologues, ne veulent pas abandonner l’importance du « moi » dans l’interprétation du monde et dans l’action sur celui-ci. Dans cette lutte pour l’explication de l’être-au-monde, le sujet, après une période de déclin, revient à la mode en sciences humaines, non sans une interrogation permanente sur « le désenchantement du monde » et une sortie de la société hors toute religion (Marcel Gauchet). On parle du « retour du sujet » (Alain Touraine) en même temps que du « retour du religieux », de la « plénitude de l’univers » (David Bohm) ou du réenchantement du monde par une « nouvelle alliance » et une métamorphose de la science (Ilya Prigogine et Isabelle Stengers). La bataille fait rage entre les différents courants qui veulent s’approprier la présence ou l’absence du sujet. L’homme, dans tout cela, l’homme de la rue, n’y retrouve pas ses petits et regarde, ahuri, la mitraille des concepts et les exclusions théoriques. Personne ne sort plus heureux et plus conscient de cette mise en scène de la vie intellectuelle. Les questions cruciales demeurent inchangées :
Les questions ontologiques
Qu’en est-il de la naissance, du développement humain, du travail digne de ce nom, de la souffrance, de la peur, de la liberté, de l’amour, de la vieillesse, de la mort ?
Pourquoi sommes-nous sur cette terre, dans quel dessein, avec quelle finalité ?
Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Qu’appelle-t-on conscience ? Est-ce la « conscience de » quelque chose ou l’être-conscience qui dépasse la singularité biologique et mentale pour devenir transpersonnel ?
Qu’est-ce que l’engagement, la responsabilité, l’éthique, dans cette époque de l’extrême barbarie qui a inventé le génocide à répétition, la Shoah et la purification ethnique ?
Que pouvons-nous faire, individuellement et collectivement, pour construire ensemble une autre civilisation digne de l’être humain ?
Sommes-nous condamnés à subir la « géopolitique du chaos » (Ignacio Ramonet), le laminoir de la mondialisation « communicante » avec son cortège d’exclusions et de pollutions ? Les citoyens peuvent-ils être autre chose que des petits robots à voter sous les grandes machineries des producteurs de mirages ?
L’éducation et la vie intérieure
La vie intérieure est un « travail d’exister » comme dit Max Pagès. Elle articule paradoxalement un sens secret de la totalité et une saisie immédiate de la fragmentation. Le sentiment de la totalité la dirige vers les voies de la Connaissance de soi et du monde nouménal. L’appréhension de la parcellisation l’oblige à vivre dans le miroitement des savoirs dont certains éclairs fulgurants soulèvent cependant des zones d’ombre imprévisibles. L’éducation est au carrefour, à l’interface des savoirs en actes et de la Connaissance intime. L’éducation est le processus qui exprime la dynamique de la vie intérieure en contact avec le monde extérieur. Elle ne saurait être définie par des « disciplines » scientifiques ou des catégories de pensée instituées. Elle est de l’ordre du devenir improbable pour chaque personne. Elle n’existe pas a priori, mais se fonde dans son mouvement même. Elle n’a pas de but, ni de projet autre que dans l’instant de la réflexion. Chez elle l’existence ne précède pas l’essence et l’essence, l’existence. Être, c’est s’éduquer, toujours avec l’autre, et, par là même fonder ce que nous sommes dans le cours de ce qui advient. Essence et existence coïncident dans l’éducation. L’éducation, sous l’angle transpersonnel, s’ouvre sur un autre rapport à la pensée, indissociable de l’imagination, de la sensation, de l’action et de la méditation. La vie intérieure met en acte l’éducation singulière. Elle avance et éclaircit le monde des formes, mentales, culturelles, sociales, matérielles, (l’existentialité de chaque être, comme de chaque groupe) pour, en fin de compte, faire vivre intuitivement ce par quoi ce monde des formes est totalement relié au sein d’une unipluralité indéfinissable. La « reliance » (Marcel Bolle de Bal) ainsi vécue est nommée amour ou compassion, suivant les cultures.
L’éducateur et la reliance
Un éducateur est toujours un être relié et un « passeur de sens ». Pour le moins cherche-t-il à l’être. Mais paradoxalement une quête de la reliance est une impasse. La reliance est une donnée immédiate de la conscience sans objet. Cette reliance conduit le chercheur de sens en éducation vers une nécessaire transdisciplinarité. Basarab Nicolescu définit la transdisciplinarité comme une nouvelle approche scientifique, culturelle, spirituelle et sociale, qui concerne ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les disciplines et au-delà de toute discipline. Pour ma part, je conçois cette transdisciplinarité comme proprement révolutionnaire sur le plan épistémologique, notamment par l’interférence dialogique entre les domaines des savoirs pluriels sur l’homme et le monde, et de la Connaissance expérientielle de soi ouverte au Sans-Fond de l’être-au-monde que Cornelius Castoriadis nommait également « l’Abîme, Le Chaos ». Cette véritable « approche transversale » met en synergie la science, l’art et la poésie, la philosophie et la spiritualité de tous les temps et de toutes les cultures. Elle constitue un nouvel humanisme universel au-delà de toute pensée réductionniste et nationaliste.