Séminaire sur l’Implication (IFORIS, Angers, juillet 2004)
2004, par René Barbier
Idée : il y a une corrélation étroite entre le flash existentiel qui transforme une vie en l’espace d’une seconde et l’implication noétique qui va acheminer cette transformation dans la vie de tous les jours, c’est-à-dire dans la durée. Le flash existentiel ouvre une porte mais la personne doit ensuite cheminer sur la nouvelle route. Cette implication noétique joue un rôle considérable en éducation par sa référence à l’instant vécu dans une structuration historique, à la symbolique de l’existence, à la transmission d’une médiation/défi entre savoirs pluriels et connaissance de soi, à l’éthique de la responsabilité.
L’implication noétique, le flash existentiel et l’éducation
Polysémie du terme “implication”(1)
Cette notion reste encore à définir sur le plan des sciences sociales. D’emblée trois modes d’implication s’imposent à moi dans un groupe :
Etre impliqué
- Je peux être impliqué par le regard, le comportement, l’action d’autrui sans l’avoir nécessairement voulu. Je suis impliqué simplement parce que j’appartiens à cette unité humaine du moment. Je fais partie du “système” relationnel et je ne peux m’en abstraire que par une attitude de type schizophrénique. Reconnaîtra-t-on, enfin, qu’une telle attitude est au fondement même de la scientificité habituelle en sciences humaine ? Gaston Bachelard, si prudent à l’égard de l’intuition, de l’analogie et de la phantasmatique dans la science, reconnaissait, à propos des sciences de l’homme, que “la sympathie est le fond de la méthode”. Etre impliqué, c’est être “jeté-là” dans la relation humaine, et dans le Monde, qu’on le veuille ou non. En tant qu’être humain, je suis directement concerné, certes par les agissements des membres de ma famille, mais également par ceux, plus anonymes, des puissants qui nous gouvernent, souvent, par delà les mers. La prise de conscience écologique est la seule qui correspond à la grandeur tragique de notre temps. Mais il ne peut s’agir que d’une écologie politique, supposant une sensibilité d’un nouveau type. L’Analyse Institutionnelle, en débusquant la façon dont nous sommes impliqués par et dans “l’Etat-inconscient” au coeur même de notre vie quotidienne, contribue à l’émergence de cette nouvelle sensibilité, si développée déjà en Allemagne.
S’impliquer
- Un autre mode de la notion d’implication correspond au fait de s’impliquer. Je ne suis pas seulement un être “jeté-là” dans le monde et les autres. Je suis également capable d’être lucide sur ma position sociale et m’y impliquer plus ou moins totalement, dans une perspective créative de moi-même et de mes rapports aux autres. Je m’implique en acceptant de prendre un risque bouleversant mon ordre établi, mon “institué”, parce que cette implication m’apparaît comme étant un élément d’un système de valeurs supérieur à celui qui me rassure pour le moment. Je donne ici une connotation “existentialiste” au fait de s’impliquer. Il s’agit bien d’un choix libre en dernière instance, qui suppose ma responsabilité et mon engagement. Je ne nie pas pour autant les ressorts inconscients de la décision, qui restent sans cesse à explorer, mais dont on ne verra jamais la fin. Cette lucidité sur la dimension inconsciente de l’implication est nécessaire pour reconnaître la parole contestataire de l’autre, toujours susceptible de mettre à jour une face cachée de moi-même. L’Analyse Institutionnelle montre à quel point les institutions contemporaines ne permettent pas une véritable implication du sujet. Les institutions canalisent les tentatives d’implication et les retraduisent en fonction de leur logique propre, aidées par une kyrielle d’agents homogénéisés et homogénéisant à l’intérieur du système institué dans la méconnaissance de leur véritable fonction. Les firmes multinationales les plus cotées d’un point de vue technologique sont peut-être celles qui poussent le plus loin cette violence symbolique en utilisant l’économie libidinale de leurs agents (demande d’amour, angoisse de morcellement, pulsions archaïques sadomasochistes, etc.) dans un processus de renforcement du pouvoir de domination. Dans ce cas le sujet qui s’implique peut-être aussi bien l’individu le plus adapté que celui dont la parole et les actes deviennent les “analyseurs” les plus puissants et les plus dangereux pour l’institution.
Impliquer autrui
- Enfin, troisième mode de la notion d’implication : impliquer autrui par ma parole, mon action, mon comportement. Face dialectique complémentaire du premier mode “être impliqué”. Je ne suis impliqué que parce que quelqu’un, ou une situation, “m’implique”. De même, je ne peux m’impliquer sans immédiatement “impliquer” autrui. “Chaque rencontre nous disloque et nous recompose” écrit le poète Hugo von Hofmannstalh. Si, existentiellement, l’”implication est tout ce qui nous rattache à la vie” (Jacques Ardoino), alors on peut dire, avec le poète hongrois Attila Jozsef, “J’ai vécu, et ce mal a fait plus d’un mort”. La lucidité consiste peut-être à mieux savoir à quel point on ne cesse d’impliquer l’autre dans nos histoires de vie. Combien de gouvernants sont capables d’une telle attitude ? L’Analyse Institutionnelle aura à faire un travail soutenu pour permettre aux groupes-objets de sortir d’une implication non-consciente du fait d’autrui. Le groupe sujet sera celui qui, analysant les trois modes de l’implication, saura les articuler en situation dans une visée de plus grande autonomie.
A partir de ces trois modes, l’implication comporte trois dimensions (psycho-affective, structuro-groupale et historico-existentielle), elles-mêmes soumises à la “transversalité” de trois plans de l’imaginaire (pulsionnel, social et sacral).
Parce qu’ambigüe, cette notion d’implication est donc emblématique d’une épistémologie venant contrer le positivisme qui entend séparer le sujet, chercheur ou acteur social, de son objet. Reconnaître et prendre en compte l’implication revient à appréhender les situations du développement de la recherche en sciences sociales par la complexité. Entée sur l’opacité de notre relation aux autres, au monde et à nous mêmes, cette notion nous permet d’échapper à la pensée déterministe qui va dans le sens d’une volonté de maîtrise rationnelle du monde donc également des autres. Pour reprendre les mots de Castoriadis, l’implication autorise au contraire à considérer l’être, y compris la société comme magmatique donc pourvue d’une capacité créatrice qui lui est propre.
Implication et éducation
Selon ses deux acceptions majeures, l’éducation signifie à la fois nourrir, prendre soin et conduire hors de. Mais « nourrir » de quoi et pourquoi? « Prendre soin » de qui ? L’éducation nous impose d’emblée une réflexion sur le contenu des savoirs, des savoirs faire et du savoir-être d’une part et sur la question de l’identité d’autre part. L’approche transversale que j’ai développée depuis une vingtaine d’années (2) m’a conduit à poser comme postulat fondamental que toute situation éducative devait reconnaître en son sein trois dimensions de l’imaginaire à approcher selon trois types d’écoute pour commencer à comprendre la complexité de l’éducation.
L’imaginaire, en effet, est à la fois pulsionnel et personnel, social et institutionnel, sacral et mythique. Il doit être écouté selon une écoute scientifique-clinique, une écoute mythopoétique et existentielle et une écoute spirituelle et philosophique.
Implication noétique
Dans cette communication, je veux préciser la notion d’implication noétique du chercheur, de l’éducateur ou du militant qui conduit à une conversion du regard sur le monde.
Etre impliqué signifie qu’un ensemble de valeurs, de symboles, de mythes, de représentations, de sensations, venant de moi-même et du monde, qui fait sens dans ma vie, sont repliées en moi-même. S’impliquer veut dire que nous acceptons de les déplier dans une situation donnée, d’une manière explicite ou implicite. Impliquer est le résultat de ce processus : autrui est toujours concerné par mon existence comme je suis moi-même toujours concernée par la sienne propre.
L’implication noétique est celle qui relève d’une interpellation philosophique (amour de la sagesse) et qui débouche sur une interrogation spirituelle : quelle est la nature de mon être-au monde ? Noèse signifie l’acte de penser. Chez Husserl la noèse est l’acte même de la pensée, le noème l’objet intentionnel de cette pensée, objet irréel en ce qu’il n’est pas une chose ou un aspect d’une chose préexistante . Noème lui-même emprunté au grec est défini par l’« action de se mettre dans l’esprit, conception ou intelligence d’une chose, faculté de penser, intelligence, esprit ».
L’implication noétique est donc l’acte de réfléchir en usant de son entendement, nous dirions aujourd’hui de notre « intelligence multiple », pour comprendre ce qu’il en est de la complexité de notre être-au-monde, de notre « Dasein », suivant le mot de Heidegger. L’implication noétique résulte d’un constat qu’Albert Camus formulait ainsi : les hommes naissent et ne sont pas heureux. Il disait : « Vivre alors, est-ce courir à sa perte ? De nouveau, sans répit, courons à notre perte ».
Le Bouddha, il y a plus de 2 500 ans, en Inde, n’accepta pas cette conclusion. Il chercha à connaître la cause de la souffrance et, à l’issue d’une profonde ascèse méditative qui le conduisit à l’Eveil, il déclara que cette cause résidait dans la soif d’exister et de posséder, en refusant la réalité de l’impermanence, mais qu’il existait une Voie susceptible de dépasser cet état tragique de malheur. Cette voie impliquait une juste considération sur les moyens de vivre, d’agir, de réfléchir et soulignait une dimension éthique nécessaire de la vie humaine.
Autorisation noétique
L’implication noétique déclenche le processus d’”autorisation noétique “. Cette notion que j’ai proposée en 1995, lors d’un congrès de l’AFIRSE, dans la présentation de ma communication sur la vie de Krishnamurti, a été reprise et analysée par une de mes étudiantes Joelle Macrez, dans son doctorat en sciences de l’éducation. Autoriser, c’est donner un pouvoir légitime, de l’autorité. Jacques Ardoino qui a proposé le concept d’”autorisation”, au cœur de la sagesse stoïque qui l’anime, parle d’une faculté à devenir auteur de soi-même, de sa propre existence.
L’autorisation noétique devient donc la faculté de reconnaître ou d’inventer en soi-même cette faculté à philosopher d’une manière radicale, en contact avec le monde et les autres, afin de mieux comprendre « qui » se donne à voir en parlant et en interprétant le monde et ce que nous faisons sur cette terre. Il s’agit bien de la découverte d’un processus de questionnement ontologique sans limite, qui procède plus par la négation de ce qui apparaît que par l’affirmation de ce qui semble être. Cette voie apophatique (3) est celle que Krishnamurti a mis en œuvre tout au long de son enseignement pour amener ses interlocuteurs à une prise de conscience de la réalité ultime de l’esprit comme amour, mort et création. Je médite avec Krishnamurti depuis 40 ans et j’enseigne à l’université sur cet auteur depuis plus de 15 ans. C’est dans son sillage, et dans celui de la pensée orientale comme dans celle des mystiques chrétiens de la théologie négative, notamment Maître Eckhart, que je situe le développement de l’autorisation et de l’implication noétiques.
Si nous sommes toujours impliqués noétiquement par le fait même que nous sommes jetés-là dans l’univers des choses et des êtres, dès notre conception, notre autorisation noétique est un acte volontaire de réflexion, une possibilité de comprendre que nous nous donnons à nous mêmes, dans notre relation aux autres et au monde.
Flash existentiel, le passage de l’implication à l’autorisation noétique
De fait, le passage de l’implication noétique à l’autorisation noétique donne lieu, le plus souvent, à une rupture du regard par l’avènement d’un flash existentiel. Il nous arrive parfois de rencontrer cette “inquiétante étrangeté” dont parle Freud très existentiellement (4). Mais, chez lui, la perspective est tragique. La rencontre n’est pas de bonne augure. D’autres personnes plus ouvertes au “sentiment océanique” découvrent soudainement en elles-mêmes un horizon inimaginable. C’est l’expérience du bodhi de la sagesse orientale. Un “flash” qui bouleverse une vie. Les expériences vécues de “flash existentiel” sont innombrables. Qu’on se souvienne de l’épisode de la “madeleine” détrempée de thé de Marcel Proust et de son sentiment de félicité à la vue du léger déséquilibre provoqué par la différence de niveau entre deux pavés dans la cour de l’hôtel de Guermantes lui rappelant une dalle mal jointée dans le baptistère de Saint-Marc à Venise.
Exemples d’un flash existentiel
Fournissons encore quelques exemples puisés dans la littérature ou dans la vie mystique. Jean-Jacques Rousseau dans sa Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire nous fait participer à cet instant contemplatif à partir duquel il a le sentiment d’exister et “… où le présent dure toujours, (…) sans aucun autre sentiment de privation ou de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte, que celui de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière”. Plus près de nous, à la fin du siècle dernier, le sage hindou Ramana Maharshi relate sa première et essentielle expérience spirituelle survenue en 1896 : “Ainsi donc en ce jour où j’étais assis seul, je me sentais bien. Mais tout à coup me saisit une peur de mourir sur laquelle il était impossible de se tromper… Le choc de cette peur… me rendit soudainement “introspectif” ou “introverti”… J’éprouvai toute la force de ma personnalité et même… le “Je” en moi, à part le corps… J’étais quelque chose de réel, de très réel, la seule chose réelle en cet état… Depuis ce moment le “Je” ou le “Soi” s’est tenu au foyer de l’attention par une fascination toute-puissante” (5).
Il s’agit bien d’un “instantané” existentiel qui révèle, d’un seul coup, la trame de l’itinérance d’une vie. Le flash existentiel participe à ce que Paul Watzlawick nomme “l’instant éternel” en empruntant une image d’écartement d’huile à la philosophie Zen. En général “notre esprit ne peut saisir le temps dans un sens parménidien de “total, unique, immuable et sans fin”, sauf en des circonstances très particulières et fugitives, qu’à tort ou à raison on dit mystiques” (6). En fin de compte, deux idées-clé prévalent dans la notion de flash existentiel : celle d’éclairement et celle d’instantanéité.
L’éclairement
Par ce terme je voudrais désigner une prise de conscience spécifique qui peut être comprise comme un processus d’élucidation ultra-rapide conduisant à un état de lucidité. La lucidité n’est pas l’explication. Elle ne se réfère aucunement à l’analyse rationnelle des données du réel. La lucidité n’est pas plus la synthèse d’une multitude de fragments du réel reconstituant un univers de significations. Elle est autre chose, une sorte d’ouverture sur un autre système de vision du monde qui remplace, subitement, celui qui nous fondait jusqu’alors. Elle apparaît comme bouleversante, restructurante. Quelque chose de soi-même se perd d’une manière définitive, aussitôt remplacée par une autre région de connaissance du monde. En même temps, on ressent une impression de vérité absolue, comme si notre destinée émergeait d’un chaos infini pour se donner à voir, l’espace d’une seconde, dans un ordre vital. La lucidité, c’est la conscience du mouvement lui-même se saisissant dans sa globalité et sa non-dualité. Instant contemplatif par excellence où l’agir et la réflexion sont suspendus au profit d’une perception de ce qui est, et se révèle à moi-même, pour moi-même.
L’instantanéité
La seconde composante du concept de flash existentiel se révèle comme étant de l’ordre temporel. Le moment de lucidité est immédiat et sans épaisseur de temps. Tout se passe comme si la vision intérieure de la vie du sujet était donnée en un laps de temps qui, cependant, condense une temporalité passée et future d’une durée beaucoup plus longue. De nombreux témoignages existent prouvant cette instantanéité de la vision sur sa vie passée lors de situations cruciales pour l’être humain. On raconte que certains sujets en situation d’extrême détresse revoient leur vie depuis leur enfance en l’espace d’une seconde. C’est souvent le cas durant les périodes d’agonie dues à une longue maladie ou à un accident. Ce bouleversement de notre notion occidentale du temps, si linéaire, rationnelle et progressive, ne va pas sans suggérer d’importantes interrogations philosophiques, d’autant que de nombreuses autres cultures pensent le temps d’une façon différente.
La notion de temps dans les différentes cultures
C’est la conception islamique du temps qui s’oppose tout autant au temps cyclique qu’au temps linéaire. Conception temporelle telle une “saisie discontinue des instants ponctuels”, “voie lactée d’instants” comme disait Louis Massignon, qui se présente “comme autant de points de tangence du temps humain et de l’éternité divine” écrit Louis Gardet (7). Ou encore, en Afrique Noire, chez les Bantou pour lesquels il n’existe pas de substantif théorique pour indiquer le temps comme dans la culture européo-américaine. Chez les Bantou il n’est question que du temps de ceci et cela, du temps propice à ceci et cela. Comme le souligne Paul Ricoeur “la pensée bantoue offre l’idée d’un temps estampillé par l’événement” (p. 33). Mais c’est sans doute dans la tradition de la philosophie chinoise et dans les arts, la peinture et la poésie qui l’expriment que l’idée d’une “saveur du temps” est le plus remarquable, à travers la moindre des activités de la vie quotidienne liée au rythme de la nature. Pour les Anciens Chinois, comme l’exprime Claude Larre, dans l’ouvrage précité, “avant qu’on ne puisse parler de Temps, c’était l’Indistinction. Quand, au sein du Chaos initial, il n’y avait pas encore de Commencement, il n’y avait pas non plus de Temps. Temps et Commencement commencent en même temps et finissent en même temps : quand un être disparaît, ce qu’il était retourne à l’Indistinct, il finit et son temps finit avec lui” (p. 49). Mais, au-dessus du Temps, il y a le Tao sans commencement ni fin, dont tout provient et où tout retourne. De son côté Marie-Louise Von Franz constate que “la notion de temps aztèque est fortement contrastée, pour ne pas dire abrupte ; à tel moment, ce sont l’est et les forces positives qui dominent, à tel autre, le nord et la morosité ; aujourd’hui nous est favorable, mais on ne sait pas ce que le lendemain nous réserve” (8).
L’ouverture de l’oeil intérieur
Le flash existentiel plonge au coeur de cette interrogation sur le Temps par la tangente qu’il crée entre l’instant et l’éternité, le moment et ce que d’aucuns appelleront le divin. On trouve chez le fondateur des derviches tourneurs, Djalàl-ud-Dîn Rûmî, ce contemporain de Saint Louis, l’idée de l’“immédiateté” dans la connaissance mystique. Il s’agit d’une “intuition de certitude”, vision comportant, seule, une certitude subjective absolue, ne laissant aucune place à une quelconque interprétation. Cette intuition mystique s’ouvre comme un “aperçu”. Elle est “saisie fulgurante”, un “allumage de la connaissance au moyen d’une image spirituelle qui y flambe”, “qui s’avive en flambant dans le subliminal”, dans une telle “expérience immédiate”, le sentiment du temps est aboli. Cette instantanéité existentielle s’accompagne d’un sentiment de “présence” transcendantale d’une jouissance extrême. “Plus profondément encore – écrit Eva Meyerovitch – il (Rûmî) définit la présence comme “présence à soi-même” – et l’on peut évoquer ici la co-naissance de Claudel, aussi bien que la définition par Al Hallâj de la Sagesse ésotérique : “La Sagesse (ma’rifat), c’est l’introduction graduelle de la conscience intime (Sirr) parmi les catégories de la pensée”, c’est-à-dire, “la présentation du “subconscient” dans le domaine de la réflexion” (9). Plus encore cette instantanéité perceptive et intuitive révèle soudainement le sens exact possédé par chaque catégorie de perception. Il s’agit bien de l’ouverture de l’“oeil intérieur” qui est l’“oeil du coeur” : devenir tout entier regard par une sorte de transmutation spirituelle qui conduit à l’unité de la psyché.
Une “inquiétante étrangeté”
Cet état de lucidité correspond souvent à un temps de maturation plus ou moins long et inconscient. Peu à peu, à travers les multiples aléas de mon existence, les drames, les joies, les obstacles, les dépassements, une trame de vie se construit, se resserre, dessine ses motifs. De nouveaux chemins vont être dégagés sans que je m’en aperçoive. Malgré tout, j’en pressens l’existence intuitivement et je suis souvent mal à l’aise avec le parcours habituel de ma vie. Quelque chose s’invente en moi et je le sais, mais je ne saurais encore le nommer, ni même en cerner le moindre contour. Je ne crois plus guère aux rationalisations qui tentaient de me donner une cohérence ontologique jusqu’à présent. Je fais de plus en plus silence en moi et autour de moi. On me dit que “je change”. On s’inquiète des bouleversements possibles. On ne me comprend plus très bien. Parfois on s’éloigne de moi. Par crainte de l’incompréhension, j’entre dans une phase de secret. Cette transformation intérieure en cours de réalisation demeure dans mon univers de pensée, de sentiments, de sensations. Parfois je tente l’ouverture vers l’autre. À sa réponse, je laisse filtrer des éléments de ce tremblement de l’être ou je me referme totalement.
Autorisation noétique et inachèvement de l’homme
Dans son ouvrage sur L’entrée dans la vie, Georges Lapassade parle de l’inachèvement inéluctable de l’homme qui ne sera jamais un « adulte » (10). Vu sous l’angle d’une compréhension absolue du monde et de lui-même, l’être humain relève de cet inachèvement. Un « je ne sais quoi » échappe toujours à l’intelligence humaine et le rend à son mystère d’exister. Pourtant, l’autorisation noétique comme assomption par l’existence humaine d’un processus d’implication dans l’ordre de la Nature, débouche sur une connaissance expérientielle, singulière et sereine. Comment la caractériser, à la lumière d’un homme remarquable comme Krishnamurti ? C’est un processus qui sous-entend : une prise de conscience, un lâcher-prise, une conversion du regard, une nouvelle pratique humaine et sociale
La prise de conscience
De la souffrance et de la finitude de toute existence qui conduit à comprendre la vanité radicale de toute maîtrise. Chez Krishnamurti, ce sera la mort de son frère Nitya en 1925 qui va le conduire vers l’Eveil en 1927.
Le lâcher-prise
C’est alors l’abandon de tous nos systèmes de pouvoir sur les autres, les choses, le monde, par la parole et les institutions. C’est une prise de conscience de la violence symbolique de nos actions quotidiennes et le rejet de tout projet sur autrui et le monde.
Une conversion du regard
Le monde dans toute sa souffrance est toujours là mais il est regardé autrement, à la fois dans une perspective de non-dualité et de dualité. L’éveillé voit le vide et la forme, le fond et le superficiel.
Une conduite dominée par une éthique du quotidien
L’éveillé laisse advenir spontanément la conduite éthique en fonction de la situation, des êtres impliqués et du moment. Le bouddhisme parle des huit sentiers qui vous font échapper aux “poisons mentaux” comme l’envie, la jalousie, la cupidité, etc. C’est principalement une sagesse en acte liée à un fort sentiment de compassion pour tout ce qui vit.
Conséquences de l’implication noétique en éducation
Reconnaître le neuf dans l’instant vécu : notion d’improvisation
La notion de temps vécu change radicalement. Les choses et les situations apparaissent dans toute leur nouveauté, d’instant en instant, de commencement en commencement. Rien n’est jamais pareil. Toute action et tout regard est de l’ordre du radicalement nouveau. L’être improvise sa vie en permanence.
Lucidité sur toute structuration historique du vécu
La lucidité “c’est de dire la vérité, avec des précautions terribles, sur la route où tout se trouve” écrit René Char. Le discernement intuitif, lié à la lucidité, permet de relativiser toute structure sociale qui voudrait apparaître comme un absolu immuable et permanent, par un discours d’accompagnement sans faille.
Découvrir la symbolique de l’existence en liaison avec les trois imaginaires (pulsionnel, social et sacral) et leur écoute sensible
Avec la lucidité qui débouche sur la gravité, on appréhende de mieux en mieux la fonction symbolique et mythique de l’être humain. C’est une découverte de trois imaginaires : pulsionnel par le corps, social par les institutions, et sacral par la méditation.
Pratique d’une médiation/défi et d’une dialogique entre savoirs pluriels et connaissance de soi
La praxis éducative à partir de l’implication noétique est celle d’une médiation permanente et d’un défi nécessaire qui dérange l’ordre de l’établi. On oscille sans cesse entre la dynamique propre à la connaissance de soi et son repérage questionnant par les savoirs pluriels qui sont à notre disposition
Ethique de la responsabilité par le sentiment de reliance
Le sens de l’unité du vivant et de la non-dualité du réel entraîne une nécessité de l’action éthique qui commence par son monde propre, et son environnement immédiat.
La notion de reliance
Revenons sur la notion de reliance et sur celle de symbolique qui caractérisent, en partie, la prise de conscience propre à la lucidité. La notion de reliance n’a pu être élaborée qu’à partir de l’époque où on a assisté à un “réenchantement du monde” pour parler comme Stengers et Prigogine dans La nouvelle alliance. Plus exactement il aura fallu attendre la profonde interpellation philosophique par les sciences contemporaines (physique des particules élémentaires, biologie moléculaire, astrophysique, etc.) pour que les sciences anthroposociales se mettent à l’écoute de la dynamique des mythes et des symboles animant nos sociétés postindustrielles. Des chercheurs un peu méconnus durant la période précédente où régnait un impérialisme épistémologique (Structuralisme, Marxisme, Systémisme, Psychanalysme, etc.) se sont affirmés comme étant des personnes-ressources dans la voie d’une interrogation pertinente du Réel (par exemple Gilbert Durand et les chercheurs du Centre de Recherche sur l’Imaginaire, repris par Michel Maffesoli). L’Histoire est désormais définitivement liée aux Mythes et G. Durand peut légitimement parler du “renouveau de l’enchantement” en embrassant le mouvement historique des sciences sociales du XXe siècle. “En gros” – écrit G. Durand – “l’imaginaire mythique fonctionne… comme une lente noria qui, pleine des énergies du mythe, se vide progressivement et se refoule automatiquement par les rationalisations et les conceptualisations, puis replonge lentement – à travers les rôles marginalisés, contraints souvent à la dissidence – dans les rêveries remythifiantes portées par les désirs, les ressentiments, les frustrations et se remplit à nouveau de l’eau vive des images ”(11, p. 101). J’ai par ailleurs montré que cette phase de remythification correspond à ce que j’appelle une phase d’autorisation dans l’histoire des sciences sociales et du mouvement social au XXe siècle depuis la fin des années 1970 (12).
La définition de la reliance selon Marcel Bolle de Bal
Qu’est-ce que la reliance ?
Le concept a été proposé à l’origine par Roger Clausse (en 1963) pour indiquer un “besoin psychosocial (d’information) : de reliance par rapport à l’isolement”/ Il fut repris et réélaboré à la fin des années 1970 par Marcel Bolle de Bal à partir d’une sociologie des médias. À la notion de connexions, la reliance va ajouter le sens, la finalité, l’insertion dans un système. Pour Marcel Bolle de Bal, la reliance possède une double signification conceptuelle :
C’est l’acte de relier ou de se relier : la reliance agie, réalisée, c’est-à-dire l’acte de reliance ; – Le résultat de cet acte : la reliance vécue, c’est-à-dire l’état de reliance. Et l’auteur de préciser qu’il entend par relier : “créer ou recréer des liens, établir ou rétablir une liaison entre une personne et soit un système dont elle fait partie, soit l’un de ses sous systèmes” (13). Dès lors on peut dégager diverses dimensions de la reliance : la reliance entre une personne et des éléments naturels (le Ciel, la Terre, l’Univers) ou encore reliance cosmique. La reliance entre une personne et les diverses instances de sa personnalité (Ca, Moi, Surmoi ; corps/esprit, pensée/sentiment) ou reliance psychologique. La reliance entre une personne et un autre acteur social, individuel ou collectif (groupe, organisation, institution, mouvement social) ou reliance sociale proprement dite, dont la reliance psychosociale (entre deux personnes) constitue à la fois un cas particulier et un élément de base.
Le flash existentiel, dans son éclairement lucide, correspond souvent à une reconnaissance intuitive et définitive de la reliance du phénomène humain dans l’ordre de la Nature et dans celui de la Symbolique. On ne s’étonnera pas de voir surgir une connivence certaine entre l’écologie contemporaine et tous ceux qui ressentent cette reliance. La Terre nous apparaît comme un être vivant, porteuse d’une biosphère et d’une noosphère. Elle ne saurait être traitée comme une vulgaire machine à produire des biens destinés à l’obsolescence. Elle est un élément de nous-mêmes comme nous sommes une de ses composantes. Son exploitation doit être mesurée et évaluée dans le sens d’un enrichissement spirituel de l’humanité et non d’une oeuvre de destruction régie par Thanatos (14).
La lucidité nous conduit à une prise de position révolutionnaire par rapport à toute économie politique cherchant à exploiter à bon compte et pour le profit de quelques uns, une Terre déchirée et sans cesse polluée. L’économie politique de l’avenir aura nécessairement à tenir compte de cette attitude de lucidité et le régime politique qui lui correspondra n’est pas encore inventé. Il est vraisemblable qu’il émergera avec la montée de la légitimation du champ symbolique dans la vie politique. Pour cela une “science des symboles”(15) est devenue nécessaire. Il nous faut apprendre à distinguer le signe et le symbole et encore le “synthème”, ce symbole réduit à sa portion congrue sociologique, ce symbole qui a perdu son infini. On doit se former, in vivo, à la reconnaissance des “symboles dans l’art, dans les religions et dans la vie de tous les jours” comme le propose Philippe Seringe (16). Ou encore, comme le soutient G. Durand il nous faut entrer dans l’imagination symbolique (17).
Notes
(1) Le Trésor de la Langue Française (WEB), IMPLIQUER, verbe trans.
A. Vx et littér. Enchevêtrer, compliquer (DG).
Emploi pronom. L’asphodèle lui tissait des colliers et des bracelets. Sa chevelure s’impliquait de lierre et de volubilis (MAURRAS, Chemin Paradis, 1894, p. 181).
B. DR. Engager (quelqu’un) dans une affaire fâcheuse; mettre en cause dans une affaire judiciaire. Impliquer qqn dans une affaire, dans un procès. Je m’engage, Madame, à ne pas vous impliquer dans une autre commission pendant 1831 (STENDHAL, Corresp., t. 3, 1831, p. 20). Quelque intrigue hypothétique de harem où l’on eût pu impliquer Hori (ARNOUX, Rêv. policier amat., 1945, p. 20). Fréq. à la forme passive. Il est impliqué dans cette affaire d’empoisonnement (BALZAC, Splend. et mis., 1846, p. 409)
(2) 2 René Barbier, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997, 357 pages
(3) « Le positivisme de la chose tiendrait volontiers pour négatif tout ce qui est non-chose ; et pour la philosophie négative ou apophatique, au contraire, c’est cette mystérieuse non-chose qui est la positivité par excellence, l’ineffable positivité. ». V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 68.
(4) Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
(5) Cité par Olivier Lacombe, L’expérience du Soi, étude de mystique comparée, (en coll. avec L. Gardet), Paris, Desclee de Brouwer, 1981, p. 34.
(6) Paul Watzlawick, La réalité de la réalité, Paris, Points/Seuil, p. 226
(7) Louis Gardet et al., Les cultures et le temps, Paris, Payot/Unesco, 1975, p.230
(8) Marie-Louise Von Franz, Le temps, le fleuve et la roue, Paris, les éditions du Chêne, 1978, p. 8
(9) Cité par Eva Meyerovitch, Mystique et poésie en Islam, Paris, Desclee de Brouwer, 1972, p. 109
(10) Georges Lapassade, L’entrée dans la vie, essai sur l’inachèvement de l’homme, Paris, UGE, 10/18, 1963.
(11) Gilbert Durand, “Mythes et Histoire” in Question de, n°59, Albin Michel, 1984.
(12) René Barbier, “champs du social et méthodologies d’action”, in Pour, n° 100, février/mars 1985, p.93-100
(13) Marcel Bolle de Bal, “la reliance : connexions et sens”, Connexions, n°33, 1981, p. 15, éd. Épi.
(14) Et nous nous sentons très près, dans ce cas, du sens de la nature des indiens d’Amérique : cf. le magnifique ouvrage de Teri Mac Luhan, photos d’Edward S. Curtis, Pieds nus sur la terre sacrée, Paris, Denoël, 1992, (1971)
(15) René Alleau, La science des symboles, Paris, Payot, 1977.
(16) Philippe Seringe, Les symboles dans l’art, dans les religions et dans la vie de tous les jours, Genève, éd. Hélios, 1985.
(17) Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1966.