2011, entretien avec René Barbier (revue 3e Millénaire, N° 100 : été 2011)
3e millénaire : Plusieurs types de transmission existent. La transmission la plus commune est celle des valeurs portées par la société, qui se fait par l’éducation parentale, l’école, l’université, le travail professionnel. Cela a son sens quand il s’agit de vivre sa vie au quotidien. Mais une autre transmission est celle d’une orientation vers un état d’être, de présence à la vie, c’est-à-dire un état d’être plus profond, plus vrai, que cet état de confusion ordinaire dans lequel je passe ma vie. Par confusion, je veux dire que je suis presque en permanence absorbé dans des associations de pensée inutiles, pris par des désirs qui m’emportent, ou une sorte d’inertie qui fait que rien ne bouge. Est-il possible de transmettre cet état d’être plus vrai ?
René Barbier : D’une certaine façon, rien ne peut être transmis sur ce plan car il n’y a rien à transmettre. C’est radical. Mais si l’on n’a rien à transmettre de façon intentionnelle, il y a tout à faire reconnaître, et cela ne peut se faire qu’à travers ce que l’on est profondément, qui s’exprime à travers notre parole, nos gestes, notre affection envers quelqu’un, notre manière d’entrer en relation. Le paradoxe est que nous faisons reconnaître quelque chose qui nous échappe, qui est de l’ordre d’un réel non symbolisable : « Chaque mot prononcé par le maître n’est qu’un oiseau de passage ». Si l’on peut comprendre que cette reconnaissance se rattache à quelque chose qui est un grand vide mais aussi un grand « vivant », un courant peut passer.
Dire qu’il n’y a rien à transmettre peut être très déroutant.
Dans le cadre de la transmission, la rencontre est fondamentale. En éducation par exemple, la question clef n’est pas celle de transmettre un savoir établi, hérité. Si l’on réfléchit profondément, les questions de la compétence et du savoir institué ne sont pas le plus important dans la rencontre éducative. Même si aujourd’hui les enseignants sont très contrôlés sous l’angle de la transmission des « compétences », cela n’est pas de l’éducation. Je le disais, la qualité de la rencontre permet de grandes choses. Il y a là pour l’éducateur la nécessité d’une certaine maturité. C’est rentrer dans quelque chose de profondément questionnant dans la rencontre, être proche d’une contemplation de ce qui advient, sans représentations. Les références dont nous pouvons être plein sont en sommeil. En fait, dans les moments de rencontre vivante, ces références semblent sans intérêt. Au contraire, tout l’intérêt se trouve dans la possibilité ou la capacité à saisir l’instantanéité du mouvement de la vie dans toute son imprévisibilité, son émerveillement. Suis-je capable de saisir cela sans vouloir, dans le mouvement, infléchir ou circonscrire ce qui advient ?
La rencontre se fait entre deux êtres. Il y a donc la question de l’autre, de l’altérité, et en même temps de la reliance. L’autre est un inconnu, et il nous restera inconnu à jamais. Mais la rencontre se fait, elle est là, et cette reliance est inéluctable. Elle fait partie de la trame de ce qui est. Qu’est-ce que la relation ? Est-il possible de ne pas passer par des interprétations ? Cela peut être bien difficile pour un intellectuel que d’être dans l’instant, pleinement.
Vous évoquiez l’autre comme un inconnu avec qui l’on se relie. La reliance peut-elle être vue comme un instant de partage de cœur à cœur ? Dans cette instant, la notion même d’inconnu ne se dissout-elle pas ?
Au moins, la question de l’inconnu comme possibilité de peur s’efface. Dans la reliance, nous sommes dans une trame dont l’un et l’autre faisons partie. Sous cet angle, je suis comme l’autre même si bien sûr l’autre reste différent de moi ! La question de l’inconnu n’est pas éliminée. Cette question est celle de l’inconnaissance, de l’inconnaissable. L’autre, dans la manière dont je le contemple, dont je le médite au sens oriental du terme, suscitera sans cesse chez moi des interrogations justement parce qu’il n’est pas comme moi. L’altérité fait naître un va et vient de questions sur le fond même de ce que nous sommes. Nous avons besoin de l’étranger pour être. L’étranger peut nous être très proche, comme notre compagne ou notre compagnon, nos enfants ou petits-enfants. Nous avons besoin de l’étrangeté de l’autre pour saisir à quel point nous sommes dans l’étrangeté à notre propre égard. Cela est fort dans la rencontre éducative. L’éducation est une question de sagesse, et c’est cela qui est au centre même de l’éducation. Parler de sciences de l’éducation, c’est utiliser deux mots antinomiques ! Même si nous faisons avec, nous avons aujourd’hui à nous questionner sur ce point.
Quelle différence faites-vous entre éduquer et enseigner ?
L’éducateur va dans la profondeur de l’être, alors que l’enseignant transmet un savoir institué, ou une technique, qui sont déjà là dans une société donnée à un moment de l’histoire donné. Selon moi, le corpus de savoirs doit être le plus large possible. Je suis pour une approche de la complexité, pluridisciplinaire et multipliant les références, plutôt qu’une approche uniquement disciplinaire. Que doit-on transmettre de cet héritage de savoirs, que j’appelle les savoirs pluriels ? Ces savoirs nous sont extérieurs, ils forment un capital qui est là et qui du fait des circonstances historiques se trouve placé en position d’être transmis. Bien sûr, cela est arbitraire puisque fonction de l’histoire et de la politique du moment. Quoi qu’il en soit, je les enseignerai de la manière dont je suis constitué et selon moi il faut enseigner de la façon la plus large. Ces savoirs pluriels sont-ils importants ? Oui, car nous avons besoin de repères et, à partir du moment où ils touchent tous les domaines de la complexité humaine, même de façon lacunaire, ces savoirs forment ce repérage.
Puis vient la position, la posture depuis laquelle je tiens une parole face à l’autre qui a sa propre histoire. Dans la rencontre entre deux inconnus, moi et l’autre, le rôle de l’enseignant est en fait une portion congrue. Je dois être très humble, ne pas me vanter d’un savoir encyclopédique ou d’un savoir qui serait le « bon ». Mais en même temps, si je sais que je transmets en fonction de ce que je suis quelque chose des savoirs pluriels que j’ai incorporés, c’est là que le repérage passe. Quelques bornes sont ainsi posées, qui sont à dépasser ! Ce n’est qu’un moment. Si Camus n’avait pas rencontré son instituteur, peut-être ne serait-il jamais devenu Camus.
Il semble bien qu’il y ait une nécessité sur le plan de la construction de la personne dans le monde qui nous est donné. Puis il y a la question de l’éducateur. Son rôle n’est-il pas dans une invitation à l’écoute ? A un rééquilibrage vers la sensibilité ?
S’il y a une fonction d’éducation chez l’enseignant, c’est de ce côté-là qu’elle se trouve. Pour moi, la fonction d’éducation se trouve, si l’on peut dire, à un niveau philosophique de questionnement et d’étonnement. A travers des enseignements bien cadrés, l’enseignant en tant qu’éducateur va savoir faire comprendre que tout cela est à discuter, à questionner. Rien ne va de soi. Même si je sais que deux atomes d’hydrogène et un d’oxygène donne de l’eau, cela ne me dit rien de ce qu’est l’eau ! L’eau que je bois quand j’ai soif, celle que je regarde dans la rivière… Ce savoir ne me communique pas l’essentiel. L’éducateur fera comprendre que l’eau est bien plus que sa formule chimique. En fait, quelque chose dont on ne trouvera jamais la fin, que l’on ne pourra jamais définir de façon définitive.
Malheureusement, la fonction d’éducateur chez l’enseignant est réduite. Tout d’abord, elle n’est pas enseignée, transmise, alors même qu’elle est essentielle. La fonction d’éducation chez l’enseignant résulte d’un long travail de maturation philosophique et spirituelle.
L’enseignant suscite un questionnement chez l’enseigné, et lui-même est en questionnement. Est-ce en quelque sorte grandir ensemble ?
Oh oui ! Je suis pour la co-construction de savoirs. Il doit y avoir sans cesse interaction entre la recherche et la pratique, entre les gens sur le terrain et les chercheurs qui essaient de penser la méthodologie. Nous sommes alors interpellés par l’autre. Le « théoricien » ne peut pas arriver comme étant celui qui sait, et il n’a pas toujours de réponse. La façon dont Krishnamurti mène ses dialogues est en ce sens très inspirante. Il parle d’un sujet qui semble bien stable, bien affirmé, et il l’évide. Avoir cette attitude en éducation me paraît très intéressant. L’enseignant n’a pas cette attitude : ce qu’il doit dire est affirmé, c’est dans les livres, les manuels.
Savoir dire : « je ne sais pas » est en soi un travail car on doit abandonner la posture si confortable de domination que l’on a par le savoir…
C’est la transformation qu’opère un éducateur sur sa qualité d’enseignant. Plus nous allons vers l’éducation en nous-même, et plus le regard sur sa fonction institutionnelle se relativise. Si nous restons dans la fonction institutionnelle d’enseignant, nous nous asseyons dans l’autorité institutionnelle. Plus nous nous orientons vers l’éducation, et plus cette autorité institutionnelle se déconstruit au profit d’une autorité d’un autre ordre, qui est celle de la profondeur. L’élève ou l’étudiant ne s’y trompe pas. L’autorité institutionnelle en prend un « sacré coup » à l’heure actuelle compte tenu de la dévalorisation généralisée des institutions scolaires. L’écart s’accroît entre beaucoup de jeunes et les enseignants qui ont été formés de façon totalement académique, sans formation relationnelle et psycho-sociologique. Ils arrivent bardés de savoirs devant des jeunes qui n’en ont rien à faire. La rencontre est impossible de cette façon. Elle ne peut être possible que si l’enseignant fait un important travail d’éducateur sur lui-même, sa façon d’être. Il relativise ainsi son autorité d’enseignant pour approfondir son autorité en tant qu’être. L’élève se retrouve dans une position d’égalité des intelligences. C’est très important. Quel que soit l’autre, quelles que soient nos différences, nous avons la même intelligence. L’enseignant déconstruit donc sa fonction d’enseignant pour être réanimé par sa fonction d’éducateur, et cela permet la rencontre entre les deux univers d’inconnaissance dont nous parlions précédemment. Et il ne s’agit pas ici de faire « copain-copain », mais bien de reconnaître la dignité de l’autre. Et si l’autre ne reconnaît pas ma dignité d’être humain, c’est parce qu’il ne sait pas encore ce que c’est qu’un être humain. Il n’est peut-être pas arrivé à ce niveau intérieur de connaissance de soi.
Nous sommes encore trop axés sur l’idée que l’éducation est avant tout de l’enseignement. Or, l’éducation est moins transmission de contenus que celle de savoirs-faire et surtout, par un questionnement réciproque, d’un savoir se situer. Ce dernier savoir permet l’ouverture historique, politique, économique et plus largement cosmologique. Car nous sommes traversés par des choses venant du bout du monde. A partir de là, l’élève ou l’étudiant va pouvoir rentrer dans un savoir exister. L’éducateur ne sait pas pour son élève ce que sera ce savoir exister. Il évolue vers le non-projet, de plus en plus. Il est sans projet ni pour la personne qu’il forme, ni pour lui-même. C’est la présence éducative, qui est dans l’instant. L’éducateur peut simplement ouvrir des portes et faire que « l’autre » puisse entrer dans sa propre existence. Le savoir exister est lié à la liberté essentielle de l’être humain, qui est aussi de reconnaître son chemin, la voie qui est la sienne. Cela va avec une éthique personnelle.
Il ne s’agit pas alors d’une éthique imposée, mais sentie ?
Cette éthique est vécue intérieurement, et réfléchie. L’éducateur a une influence dans la rencontre de la personne qu’il accompagne telle qu’elle découvre en elle-même ces dimensions de savoir se situer et savoir exister. Naturellement, le sommet est le savoir être. C’est la connaissance de soi. Quelque chose s’accomplit chez la personne en formation, par le truchement de l’éducateur qui accompagne un processus de développement. Nous passons donc des savoirs-contenus, liés à l’enseignement, à l’éducation proprement dite dont l’aboutissement est le savoir être. L’éducation, par son invitation au questionnement, est orientée vers le fait de devenir un être humain.
Deux choses me paraissent manquer dans l’enseignement classique qui sont d’une part un rapport au corps par un ressenti intérieur, disons une fréquentation amicale avec son corps, et d’autre part la dimension du silence.
Cela va complètement dans le sens de l’éducation, qui a trois dimensions. La première est la finalité, qui est de parvenir à ce point d’être où la personne reconnaît qu’elle est un être humain, dans toute sa complexité et ses possibilités de dépassement. Mais cette finalité ne peut pas être vue sous l’angle d’un but précis. Cela doit plutôt être vu comme un élargissement. La deuxième dimension est celle de la signification : l’éducation permet de donner du sens aux choses. Cela se joue entre le capital culturel de l’humanité et quelque chose qui est de l’ordre de la connaissance de soi, d’un élan intérieur de dépassement. La troisième dimension est la sensation. Le corps n’est pas séparé de la trame dont je parle. Il n’est pas séparé de moi, ni de la relation que j’entretiens avec l’autre. Le corps est présent dans ma présence au monde. Cela n’a rien à voir avec la compétition ou avec le sport. Il s’agit de la reconnaissance de son corps. Cela fait partie intrinsèquement de la relation, et du sens de l’éducation. Les parties corporelles et affectives ne doivent jamais être négligées. Tout le champ du sensible se trouve là. Il est important de revenir à cela, de ne pas l’oublier. L’éducateur doit faire en sorte que cela soit présent dans ce qu’il a à transmettre.
La question de la méditation n’est jamais abordée dans l’éducation. Or, pour que les choses puissent être digérées, qu’elles descendent et creusent leur chemin en nous, il est parfois nécessaire de s’asseoir, de se poser et de laisser être ce qui vient. Cela est-il possible dans le processus éducatif ?
La méditation est essentielle. Quand on a un peu approfondi Krishnamurti, cela est une évidence. L’axe qui traverse les différents thèmes que nous avons abordés est la méditation qui pour moi est sans objet. Elle est toujours au cœur. Elle ne cherche rien, et est capable de percer un trou noir dans toute affirmation. Elle vient de la connaissance de soi. La personne en devenir a conscience du moment où il est en méditation, ce qui veut dire qu’elle n’est plus dans les concepts ou dans l’image. Où est-elle ? On ne peut même pas le nommer !
Doit-on avoir des moments de méditation, comme par exemple le moment de silence de Montessori ? Ou de Micheline Flak qui a introduit le yoga à l’école ? Pourquoi pas… mais peut-être la question est plus de savoir si ma parole contient de la méditation quand je parle. Y a-t-il de la méditation dans mon écoute de l’autre ? L’esprit méditatif est-il contenu dans mes actes ? Le questionnement méditatif peut être partout présent en éducation, si l’enseignant éducateur comprend en lu-même la valeur de la méditation et du silence. Lui-même a fait un travail qui fait qu’à un moment, il faut savoir se taire et vivre le moment d’être ensemble avec les élèves, les étudiant, une personne en formation. Il faut parfois qu’il y ait un rien qui s’institue entre les choses, entre les êtres, entre les mots.