Ecouter et voir chez Krishnamurti

2000, par René BARBIER

Etre sur le seuil de la porte ouverte

Observer réellement consiste à ouvrir complètement et soudainement la porte et à contempler au seuil de la maison. Nous sommes dans ce moment à l’interface de l’intérieur et de l’extérieur, mais nous ne regardons plus l’extérieur avec le seul souci de l’intérieur. Nous sommes une “porte battante”, comme dit le sage zen Shunryu Suzuki : le flux d’informations passe de l’intérieur vers l’extérieur mais aussi de l’extérieur vers l’intérieur. Nous apprenons à voir le ciel dans l’entièreté de notre vision. Nous distinguons les autres maisons qui sont disposées aux alentours. Nous observons la diversité des passants dans la rue. Nous constatons le réseau des rues et des chemins, des fils électriques et de téléphone qui tissent la vaste toile d’araignée de notre vie quotidienne. Nous commençons à nous resituer dans un ensemble relié. Nous acceptons le risque d’être au seuil et de pouvoir être surpris par l’autre, par le monde. Nous entrons dans la connaissance dans la mesure où nous nous apercevons que le soleil se lève le matin et se couche le soir, que la nuit suit le jour, que les oiseaux chantent, que les arbres frémissent sous le vent. Qu’il peut y avoir de l’orage en plein été.

Sortir de sa maison

Mais ce sens de l’Ecouter/Voir s’approfondira si nous acceptons de “lâcher-prise” et de quitter le seuil de notre maison pour partir sur le chemin qui se présente soudain au coin de la rue. Quitter père et mère, et tous ceux qui sont l’objet de notre attachement. Sortir et cheminer sans but, sans finalité, sans intérêt particulier, sans désir de faire ou de ne pas faire quelque chose, comme le reconnaît enfin à la fin du film, le héros mystique des frères Taviani dans “Le soleil même la nuit”. Simplement observer ce qui est, ce qui survient, à chaque instant sous nos yeux. Mais également nos réactions intérieures à ces surprises permanentes : nos peurs, nos envies, nos désirs, nos jalousies, notre violence, notre besoin de sécurité. Richard Bach, dans  Jonathan, le Goéland, nous en donne une illustration symbolique.

Partir à l’aventure de la vie

Après des années d’errance peut-être reviendrons nous un jour au seuil d’une demeure pour nous arrêter un moment, notre maison d’enfance peut-être, mais qui sera transformée parce que notre regard sera différent et non-attaché. Au seuil nous observerons le monde avec la connaissance qui n’est pas temporelle et qui nous fait vivre la non-continuité de toute chose, au coeur même d’un sentiment profond d’une reliance universelle. Sans doute n’aurons nous plus besoin de partir. “Le désir du vrai lieu est le serment de la poésie” écrit le poète français Yves Bonnefoy. Il est temps pour nous, alors, de mourir et de vivre totalement dans l’instantanéité de la Grande Vie, là où nous nous sommes arrêtés. Nous sommes devenus un être qui, à chaque seconde, se gravifie sans cesse, c’est-à-dire qui assume à la fois la gravité de la souffrance et la joie illuminatrice de toute vie humaine. Dans ce cas tout est possible, tout peut advenir, même cette prairie d’innocence que Krishnamurti nommait, faute de mieux, l’ “Otherness”, l’ “Autreté” (dans ses Carnets), une joie d’être dans la vie à part entière.