07/02/2016, par René BARBIER
La personne trans-spirituelle est celle qui parcourt sans jamais le terminer, en tant qu’auteur(e) de ses actes, le chemin entre sa pensée discriminante et la conscience universelle englobante dont elle perçoit l’existence par intuition. Elle s’inscrit sur un registre de l’entre-deux. Ni matérialiste, ni spiritualiste, ni agnostique, elle évolue dans un autre espace-temps dont l’étrangeté indéfinissable constitue la nature profonde.
Disparaître, une question non résolue
Une drôle d’expérience. Dernièrement, en descendant la rue des Pyrénées dans le 20e arrondissement de Paris, j’ai eu une expérience questionnante. Tout à coup, moi-même comme les gens qui étaient autour de moi, se sont transformés en éclairs de lumière, formant un flux continu qui se déroulait dans un espace temps inconnu. Nous étions reliés, confondus, mais en même temps je pouvais distinguer chaque forme de ce flux. Qu’est-ce que disparaître à la surface du monde ? Qui disparaît ou s’absente ? Qu’est-ce que la forme vivante ? De quelle nature est-elle constituée ? Qu’est-ce que la mort individuelle et la finitude radicale de tout ce qui est ? Où va l’univers à la fin des temps cosmiques et en fin de compte, d’où vient-il ? Les savants astrophysiciens répondent parfois à cette question mais dans l’incertitude. Du supposé Big Bang à l’extinction de tout ce qui existe ou de ce qu’on imagine dans un raffinement mathématique (multivers) : galaxies, étoiles, planètes, mondes minéral, végétal, animal, humain, rien ne résiste ou ne demeure. Tout se transforme au sein d’un vide qui inclut toutes les formes inimaginables. Le bouddhisme l’affirme : le vide est forme et la forme est vide. Dans le monde vivant, la mort semble être la clôture définitive de toute existence.
Résistance du vivant au non-être
Apparemment acceptée par le monde animal, elle est impensable dans l’inconscient humain nous dit la psychanalyse. Depuis l’origine de l’humanité tant d’histoires sont racontées pour transformer le fait de mourir, de la disparition d’une forme pour une apparition sous une autre forme toujours vivante. Toutes les religions du Livre sont fondées sur ce processus existentiel. Toutes nient la disparition radicale dans le plus rien. Cette résistance absolue du vivant humain au non-être aboutit aux abominations, aux charniers et holocaustes de toutes les dictatures. Aujourd’hui DAECH, hier l’Inquisition catholique ou plus simplement les génocides et ethnocides meurtriers, comme la raison mortifère qui a envoyé une bombe atomique sur deux villes japonaises. Les artistes et les poètes sont concernés par le processus. Leur imagination active constitue un tremplin exceptionnel pour inventer des formes expressives de négation. Il semble aussi que les scientifiques leur emboîtent le pas en affirmant que “la vie est l’ensemble des forces qui luttent contre la mort” (Bichat). Mais viendra un jour où toutes les forces de vie auront disparu de la surface du monde connu ou connaissable. Le soleil sera devenu une naine blanche, notre galaxie ira s’éteindre dans un vide sans frontière. Nos petits riens encore quantiques deviendront le grand Rien dont nous ne savons rien, ni de son origine, ni de sa fin.
Le soleil sera devenu une naine blanche, notre galaxie ira s’éteindre dans un vide sans frontière. Nos petits riens encore quantiques deviendront le grand Rien dont nous ne savons rien, ni de son origine, ni de sa fin. Blaise Pascal ne l’a-t-il pas pressenti lorsqu’il réfléchissait, non sans une certaine angoisse, aux espaces infinis ? Comme l’écrit le poète Eugène Guillevic “tout va vers la mort et vers le froid”. Toute création, même artistique, n’est que l’expression de rien, du rien, pour rien, comme le pense le peintre anglais Francis Bacon célébré par Michel Leiris ou Gilles Deleuze.
Ce qui advient du vivant et des morts
Il y a quelques années, dans un coin perdu de Touraine, je me suis retrouvé pour des raisons de recherche scientifique, dans un petit monastère orthodoxe. Le petit cimetière qui jouxtait le bâtiment principal, et plus ou moins en friche, contenait très peu de sépultures. Mais quelle surprise ai-je éprouvée lorsque l’une d’elle a révélé le nom de Yul Brynner. Cet acteur américain, très connu pour les péplums hollywoodiens dans lesquels il avait joué dans les années 70-80, se trouvait là, enterré, dans un incognito presque total.
Il m’arrive souvent aussi, lors de ma promenade méditative du matin, dans le cimetière-parc du Père-Lachaise, d’aller saluer la mémoire du sociologue Pierre Bourdieu, dont la tombe, difficile à trouver, se trouve quelque part, à quelques mètres du célèbre Brillat-Savarin. A la voir aussi peu fleurie, désertée, je réfléchis à la renommée de ce prestigieux chercheur en sciences sociales qui régnait en maître dans les années 1970 lorsque je préparais mon doctorat de sociologie sous la direction de son collègue de la même école de pensée Jean-Claude Passeron. Si Bourdieu n’est pas encore complètement perdu de vue parmi les chercheurs en sociologie, qu’en sera-t-il de son souvenir et de son influence dans une centaine d’années et plus encore dans un millier d’années ?
On cite encore Homère ou Platon, mais leur existence lointaine n’est rien par rapport au temps cosmique. A cet égard “tout n’est que vanité” comme dit l’Ecclésiaste. Il faut avoir la foi comme le poète chrétien Christian Bobin pour imaginer une autre destinée du vivant. Mais la foi n’est-elle pas le mystère le plus extravagant de l’imaginaire ? Le philosophe Michel Onfray tente une interprétation hédoniste dans son livre Cosmos. Mais plus encore son petit recueil dédié à sa compagne décédée, un requiem athée, nous en dit beaucoup plus sur son attitude profonde à l’égard de ce qui advient du vivant et des morts.
Qu’est-ce que la foi qui sauve pour un philosophe athée comme André Comte-Sponville ? Que peut dire le penseur devant la mort innocente d’un enfant comme le proclame Marcel Conche ? Peut-on réellement se satisfaire de la conclusion de Vladimir Jankelevitch nous affirmant que le fait d’avoir vécu sur cette terre est un donné éternel, ineffaçable.
Finitude radicale et spiritualité laïque
Chez l’être spirituel sans dogmatisme, toute séparation se dissout dans le Rien, le Vide, inconnaissable, à commencer par la pensée. La méditation sans objet n’est pas philosophie mais expression vécue de la sagesse où la finitude est accomplie jusqu’à la racine. Sur ce point, la sagesse de Jiddu Krishnamurti rejoint paradoxalement la philosophie politique de Cornelius Castoriadis. Tout ce qui est venu au monde est condamné à disparaître avec le monde. Le passé est une histoire qui s’effrite et se dissout avec le temps. L’espace-temps lui-même s’évanouit dans la nuit de l’inconnaissance. D’un côté nous trouvons la sagesse tranquille et non-duelle d’un Ramana Maharshi ; de l’autre la consécration de la vie entière d’un artiste comme Bernard Palissy brûlant jusqu’à ses meubles pour mettre au jour sa création. Mais peut-être faut-il cette zone de non-savoir et de finitude radicale d’une spiritualité laïque pour frôler une joie paradoxale au fond du non-sens de l’existence ?
Pour moi, qui aime tant l’humour au cœur même du désastre, il s’agit d’un grand rire d’un dieu imaginé qui danse avant de disparaître aussi dans une ultime pirouette. Une nécessité, peut-être à notre niveau d’existence, d’un champ de poussières de mots, d’images, d’actions prenant formes dans un espace-temps minuscule et ridiculement vain, en rapport avec ce qui est emporté dans le flot du devenir. Une joie pour rien et de rien, sinon reliée à l’attention vigilante à la vie qui se déroule d’instant en instant, en chacun d’entre nous, pour le meilleur et pour le pire, avec sa croyance toujours renouvelée dans la nécessité de la création d’un monde symbolique plus juste et pertinent, avec tous les autres reconnus comme des frères de reliance, et digne d’un être humain perdu dans l’univers.
Apparaître comme étrangeté
C’est dans son étrangeté radicale que le monde apparaît. Nul ne sait la cause de ce phénomène. Les scientifiques nous parlent bien d’un big-bang à l’origine. Mais ils ne peuvent remonter jusqu’à ce point d’émergence parce que leurs instruments mathématiques ne conviennent plus. En vérité, l’origine nous est tout aussi inconnue que la fin de tout ce qui est apparu. La seule chose que l’on puisse affirmer, c’est qu’il n’y a pas apparition sans disparition. Toute naissance comporte la mort évidente. Mais cette dernière est tout aussi une étrangeté que la naissance.
De nombreux écrivains, artistes ou penseurs ont eu cette intuition de l’étrangeté de l’être au monde. Carl Gustav Jung par exemple dans Ma vie ou le philosophe contemporain Lucien Jerphagnon dans son entretien biographique De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles. Qu’est-ce que naître, d’où vient-on, quel est ce mystère sans raison apparente ?
Une forme apparaît. On l’appelle naissance dès qu’il s’agit d’un être vivant. Avant c’était le vide, et après également. Mais qu’est-ce que le vide en vérité ? Certains disent que c’est le néant. D’autres pensent à une transcendance divine. D’autres encore ne se déterminent pas.
Quel était votre visage avant votre naissance ou celle de vos parents ? Questionnement habituel dans la pensée bouddhique.
Découvrir une joie toute simple
Les sages non-dualistes comme en Inde Ramana Maharshi n’arrêtent pas de mettre en question l’existence d’un “je” qui prétend exister. A bien regarder, ce “je” semble plutôt être une pluralité éphémère de rôles et de statuts. Le philosophe vraiment ouvert à la sagesse lance ses fléchettes dans le ballon rouge d’un “moi” assuré. Tout se dégonfle en un instant. Le château de cartes mentales s’écroule. L’être humain se retrouve seul et désespéré au sein de sa destinée. Mais il invente sans cesse des solutions qui seront mises en doute par d’autres philosophes. Ainsi va le vivant humain, de question en question, sans jamais se satisfaire d’une conclusion. Le sage, lui, s’arrête dans cette cavalcade infernale. Il accepte de ne rien savoir ni de l’origine, ni de la fin de toute chose. Il se contente de vivre le présent instantané. Il l’accueille comme un mystère fleuri. Il respire son parfum. Il goûte ses eaux vives. Il refuse tous les barrages de la pensée absolue. Ce faisant, il découvre une joie toute simple, sans fard ni fardeau. La joie d’être pour rien dans un espace-temps sans nom et provisoire. Mais qui atteint ce degré de sagesse ? Sans doute très peu de monde. N’est-ce pas la raison de tant de guerres et d’exactions ? Derrière toutes les barbaries individuelles ou collectives se dissimule l’inquiétante question d’être né et de mourir sans raison. On peut brandir pour cela le drapeau de l’amour et de la vérité, du nationalisme et du mondialisme.
Sagesse et mal
Le sage est en paix même au coeur de la guerre et sa guerre n’est pas en extériorité. Elle est le fait de passer à côté de l’attention vigilante à l’instant même du vivre. Mais comment vivre la sagesse quand le mal fait son apparition ? C’est la question de Vladimir Jankelevitch, de Marcel Conche ou d’André Comte-Sponville. Quand le mal s’affirme au coeur de l’innocence, la sagesse tremble sur sa base. Que dire à la mort du petit syrien de cinq ans noyé pour avoir tenté de survivre au désastre de son pays ? .
On ne se dissimulera pas derrière les rationalités habituelles en termes d’idéologies et d’économismes. Ce petit corps allongé sur la plage est un cri sur l’incompréhensible. Aucun drapeau ne peut le recouvrir. C’est le mal à l’état pur, incommensurable, qui éclate dans notre présent comme une galaxie lointaine. Les philosophes comme à l’accoutumé se saisissent du fait et tirent leur rapières de mots et d’arguments. Mais toutes les armes, même les plus justes, s’écroulent comme un sable fin devant le non-sens radical d’un tel fait. Tout le monde est responsable, non depuis quelques années mais depuis toujours et pour l’éternité, car nous sommes tous constitués de la même eau souterraine.