En écho avec la commémoration du 8 mai 1945 encore toute proche et un an avant la libération de Paris en 1944, cette note de René Barbier écrite en souvenir d’un temps déjà éloigné
Un regard croisé : un événement dans Paris libéré
Il y a des instants de gratitude qui sont des perles fines dans la mémoire écoulée. RB
Par sa nudité, le visage d’autrui est exposé aux périls multiples qui guettent ceux qui ne savent se défendre ou se prêter assistance, sa vulnérabilité annonce la constante possibilité de sa mort. Pourtant, pour cette raison même, le regarder c’est aussitôt entendre ces mots très anciens et très oubliés : « Tu ne tueras pas[i]».
C’est une journée ensoleillée. Un couple a décidé de rentrer chez lui, malgré la distance. Le métro ne fonctionne plus. Le général Leclerc et ses soldats sont aux portes de Paris. La Ville se redresse comme un ours blessé. Partout des barricades, des francs-tireurs à l’encoignure des portes cochères, des adolescents qui roulent dans le caniveau comme des Gavroches d’un autre siècle.
J’ai soixante-dix ans cette année. Pourquoi cette exigence intérieure de parler de cette histoire ancienne ? De raconter ce moment de vie dont le souvenir a ponctué mon enfance ? Sans doute parce que j’ai toujours eu le sentiment que ce fait – un regard croisé entre deux êtres humains – a constitué pour moi une charpente d’existence. Une reconnaissance d’humanité comme une île obstinée au milieu de la barbarie.
Le couple se dépêche. Il transgresse manifestement l’interdiction de circuler dans les rues en ces moments troublés. Mais il doit rejoindre son petit garçon resté à leur domicile et gardé par une voisine.
Le couple vient d’aller voir « Pépée », leur fille, une toute jeune femme d’une vingtaine d’années qui s’occupe seule de son petit enfant, après une grave dépression psychologique, lorsque son mari sorti à peine de l’adolescence a été fusillé comme un chien dans les fossés du Mont Valérien comme officier FFI. « Pépée », nom donné affectueusement par un grand-père maternel tant le visage de cette jeune femme, dans son enfance, ressemblait à celui d’une poupée.
Sur l’avenue d’Italie, dans le 13e arrondissement, le couple presse le pas. L’homme scrute anxieusement les alentours et tient sa femme par le bras. Elle a peur mais veut rentrer chez elle malgré le danger.
Soudain, un bruit sourd à quelques centaines de mètres derrière eux. Une automitrailleuse allemande arrive rapidement. Dans la tourelle, la main sur l’engin de mort, un Allemand, sans doute pas un nazi, un simple soldat de la Wehrmacht. Il a peur lui aussi, son doigt crispé sur la gâchette de la mitrailleuse.
L’automobile se rapproche à grande vitesse. Le couple marche encore plus vite, en regardant derrière lui, affolé. La femme tout à coup panique. Elle lâche le bras de son mari et se met à courir. « Ne cours pas, ne cours pas, ils vont nous tirer dessus » lui lance l’homme angoissé. La femme n’entend rien. La peur lui donne des ailes.
L’automitrailleuse arrive maintenant à hauteur de l’homme. La tourelle se tourne vers lui. Il voit la gueule du canon à quelques mètres, gouffre noir où la vie ne tient qu’à un fil. Le soldat crie dans sa langue. L’homme ne comprend pas. « Ne cours pas, ne cours pas ! » Son visage se tourne vers l’Allemand. Leurs regards se croisent un instant qui dure une éternité. Ils se mélangent comme deux sources de montagne. Les yeux de l’homme supplient de ne pas tirer, plus peut-être que les mots qui sortent de ses lèvres en avalanche, tentent de faire comprendre la situation par la non parole.
Le doigt sur la gâchette se crispe un peu plus. Une seconde encore et le couple sera déchiqueté par la salve meurtrière. Leur enfant se réveillera orphelin.
Le regard du soldat allemand s’est-il animé à cet instant des mémoires de couple, de père, de foyer, de tendresse, là-bas, dans son propre pays…? Il se tait et regarde intensément l’homme du trottoir, la femme qui court comme une folle en gesticulant.
Il n’appuie pas sur la gâchette de sa mitrailleuse. L’auto continue sa course, dépasse le couple et disparaît place d’Italie.
Dans un autre quartier de Paris, un très jeune enfant attend le retour de ses parents avec impatience. Il ne sait pas encore que sa vie vient de risquer de basculer dans l’horrible.
Cet enfant, c’était moi.
[i] Emmanuel Lévinas, L’utopie de l’humain, Albin Michel, 1993, p. 93.
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Cette note de René Barbier Un regard croisé : un événement dans Paris libéré est extraite du recueil Petites notes pour une vie imperceptible Lire : cliquez ici et ici