par Jean Lecanu
Charles Juliet, s’adressant à Paul Cézanne, écrit : « Vous avez été ce qu’on pourrait appeler un homme total, vous avez pleinement vécu et exprimé les quatre dimensions que l’on peut discerner en tout être humain ». Les quatre dimensions qui définissent l’être humain sont : la dimension physique, la dimension émotionnelle, la dimension intellectuelle, la dimension spirituelle. Ces quatre dimensions constituent les trois éléments, parts, niveaux, zones, instances, modes d’être du composé humain : le corps (dimension physique), l’âme (dimension émotionnelle et dimension intellectuelle), l’esprit (dimension spirituelle).
La difficulté semble être de distinguer l’âme et l’esprit. « Le corps est le lieu de l’âme, comme l’âme elle-même est le lieu de l’esprit », écrivait Justin Le Martyr (p. 165). L’esprit est la fine pointe de l’âme, l’étincelle, le fond sans fond, l’ouverture, l’incréé. Je ne vais pas chez le psychanalyste pour prier ou méditer et je n’entre pas dans une église ou un dojo pour me confronter à l’inconscient dans une démarche de type analytique. L’anthropologie ternaire peut être envisagée comme une hypothèse de travail fertile, et l’ouvrage de Michel Fromaget, Le symbolisme des quatre vivants, comporte un chapitre intitulé « La conversion des énergies », riche de prolongements. De quoi s’agit-il ? La réflexion part d’une interprétation du tétramorphe comme « mode anthropologique » : le taureau symbolise le corps, le lion symbolise l’âme, l’aigle symbolise l’esprit ; le quatrième, c’est l’homme.
Michel Fromaget écrit : « le tétramorphe demande d’accueillir les énergies dispersées, de les convertir, de les unifier et de les offrir. L’accueil exige un travail de « descente » dans le corps, le respect de la sensation et d’acceptation des entrailles, des pulsions et des instincts. C’est là en même temps une tâche de contemplation, une tâche psychanalytique et un travail corporel » (p. 157). Reprenons ces trois points :
1. Un travail corporel
« Il y a, dans le travail requis par le tétramorphe, tout un mouvement d’acceptation du ventre, des entrailles, un mouvement d’acceptation du taureau » (p. 145).
« La seconde naissance est à ce prix : accepter ses entrailles et s’enraciner en elles, car c’est bien de l’abdomen que sourdent les énergies corporelles que le tétramorphe demande de libérer » (p. 145).
« Il est illusoire de croire que le coeur puisse s’ouvrir réellement si on est pas enraciné dans son propre « ventre » » (p. 145-146).
Il s’agit d’un geste « d’incarnation et d’acceptation du sensible, un mouvement de descente et d’enracinement dans le corps » (p. 151).
Travail au niveau de la sensation, de l’émotionnel, du centre (Hara) – on pense ici à Reich, Lowen, Vittoz, Elisabeth Saint-Pierre, K. G. Dürckheim.
2. Une tâche psychanalytique
« En exigeant la conversion, la transformation des affects et des pulsions, des sentiments et des instincts, de la volonté et de l’intelligence, la metanoïa concerne plus particulièrement le psychisme. Le travail requis ici est d’ordre thérapeutique et plus précisément psychanalytique » (p. 158).
« La tâche se rapproche en fait beaucoup du processus d’individuation tel que C.G. Jung la définissait. Elle modifie de même l’énergétique psychique et implique une réorientation de la libido » (p. 158).
On pense ici à la psychanalyse (Freud, Lacan), bien sûr à la psychologie analytique (C.G. Jung) mais aussi à la logothérapie (V. Frankl).
3. Une tâche de contemplation
« Somatique et psychique dans ses manifestations, la deuxième naissance est spirituelle par essence » (p. 158).
« Les quatre vivants demandent en fait instamment que l’homme moderne consente à alimenter son esprit, par suite qu’il trouve le sens et le goût de la prière, de la méditation, de la contemplation, de la lecture des textes sacrés et aussi des chants, des rites, des symboles et des mystères » (p. 159).
On pense ici à la prière et à la contemplation chrétiennes, mais aussi à la méditation orientale, singulièrement à la méditation « sans objet ». Travail corporel, tâche psychanalytique, tâche de contemplation sont souvent juxtaposés dans le temps. On peut se demander s’il n’existe pas en Orient et plus spécialement dans le taoïsme une démarche qui s’adresse à l’homme dans sa globalité, à la fois au corps, à l’âme et à l’esprit.
Comment ne pas évoquer ici Marie-Noëlla Glise qui, pour construire l’édifice humain, nous parle de contacter les trois essences, toucher les trois vertus, aligner les trois espaces et qui, présentant la technique, écrit : « La posturoplastique dynamique du Tao est un art du geste. A la rencontre de l’Orient et de l’Occident, elle marie l’approche énergétique de l’être à la rigueur du déplacement postural. En une série de douze figures, par des gestes simples et efficients, elle permet la restructuration et l’expression spontanée de la personne, dans les trois dimensions, corps, âme, esprit. Elle en relève la beauté. »
En conclusion de son livre, Michel Fromaget nous dit que : « Certes, les quatre vivants délivrent un secret, mais ce secret est très simple, il est celui des humbles, celui-là seul accessible aux « pauvres en esprit ». Ce secret est celui de l’abandon, du lâcher-prise, de l’action juste, du non-agir » (p. 164).
« C’est d’un abandon libre de toute volonté personnelle qu’il s’agit. Par où chacun commence à apercevoir que la tâche à accomplir peut être précisément de demander de se libérer de toute volonté d’accomplissement » (p. 164).
Une portée éducative
La triple démarche de conversion des énergies esquissée par Michel Fromaget répond à une exigence en matière d’éducation et ce pour plusieurs raisons. D’abord, si comme le pense Krishnamurti : » l’éducation commence par celle de l’éducateur ». On ne voit pas très bien comment l’éducateur pourrait s’adresser au corps, à l’âme et à l’esprit de l’enfant ou de l’adolescent si lui-même n’avait pas éveillé, cultivé, développé ces trois dimensions. Ensuite, s’il n’y a pas d’éducation sans écoute, comment l’éducateur pourrait-il écouter l’enfant ou l’adolescent dans ses trois modes d’être, si lui-même ne s’est pas profondément écouté à ces trois niveaux ? Enfin si, comme le pense Emmanuel Mounier, une personne se suscite par appel, comment l’éducateur peut-il éveiller un enfant ou un adolescent à la vie spirituelle si lui-même n’est pas né à cette vie ? Les fondateurs de l’éducation nouvelle ont dit que l’éducation avait pour but le plein épanouissement de l’enfant. Cet épanouissement ne dépend-il pas de notre accomplissement ? Nous touchons ici à l’essentiel, à ce qu’il en est pour chacun d’entre nous de la question et de la pratique du sens. Notre ami René Barbier a raison d’affirmer que « l’éducation se confond avec le sens » : c’est pourquoi elle est profondément humaine.
Bibliographie
BARBIER, René, L’approche transversale. L’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Economica, 1997
BARBIER, René, La recherche action, Paris, Economica, 1996
BARBIER, René, « Mort – Renaissance dans la relation éducative » in Question de n°109, Paris, Albin Michel, 1997
FROMAGET, Michel, Le symbolisme des quatre vivants, Paris, Le Félin,
FROMAGET, Michel, « Corps, âme, esprit. Introduction à l’anthropologie ternaire », in Question de n° 86, Paris, Albin Michel, 1991
FROMAGET, Michel, « L’homme tridimensionnel corps-âme-esprit », in Question de n° 106, Paris, Albin Michel, 1996
LUROL, Gérard, « Repères pour éduquer aujourd’hui », in Approches, n° 86 Paris (104 rue Vaugirard, 6ème),
TREMONTANT, Claude, Essai sur la pensée Hébraïque, Paris, éd. du CERF, 1953