Un livre de C. Verrier sur le pédagogue J. Ardoino

Jacques Ardoino, un pédagogue au fil du temps, de Christian Verrier, paru en avril 2010, chez Teraêdre

Préface de René Barbier
Il est des moments où l’on doit se souvenir de ses maîtres en éducation avec gratitude. Je sais que ce n’est pas le fort de beaucoup de nos contemporains, en particulier parmi les jeunes universitaires trop pressés de réussir par l’air du temps. Max Pagès, dans un livre récent portant sur l’implication dans les sciences humaines, remarquait que le petit monde intellectuel des savants se divisait en trois : celui des Ecoles de pensée de disciples autour d’un maître incontesté, et qui fonctionnent au dévouement parfois inconditionnel ; celui des Bandes qui en dérivent dans notre modernité plus liées au petits maîtres et aux courtisans qui sont mus par l’envie et, enfin, celui des Confréries de réels penseurs avec autour d’eux des élèves qui tracent leurs chemins originaux défrichés avec une gratitude non dissimilée envers leur aînés. Mais il reconnaissait que ces confréries restaient plus du domaine de l’utopie que d’autre chose.

Bien que Jacques Ardoino n’ait pas créé d’Ecoles, ni de Bandes ou de Confrérie, sans doute parce qu’il n’était guère prédisposé au jeu des simulacres et des compromis institutionnels, du moins a-t-il réussi à susciter des connivences intellectuelles sérieuses qui ses sont transformées, pour certaines, en réelles amitiés.

Je connais Jacques Ardoino depuis plus de trente-cinq ans. Il a fait partie du jury de ma thèse de sociologie en 1976 et m’a accompagné dans mon habilitation à diriger des recherches en 1992. Nous sommes devenus amis et je conserve à son égard un sentiment de gratitude sans équivoque. Il habite près de chez moi et je ne manque jamais une occasion d’aller lui rendre visite, particulièrement en ces temps difficiles où le vieillissement fait sentir ses effets tragiques chez lui et autour de lui. C’est la première fois, à ma connaissance, qu’un écrit de cette ampleur lui est consacré. Certes, il y a eu un certain nombre d’entretiens, d’actes de reconnaissance dans le courant de sa carrière. Guy Berger, Alain Coulon et moi-même avons été à l’initiative d’un colloque de plusieurs jours qui a réuni une nombreuse assemblée autour de son oeuvre du 30 mai au 1 juin 1998, au Centre culturel “Les Fontaines” à Chantilly. Christine Campini s’est attachée, dans un mémoire de master, à saisir la personnalité et l’œuvre de Jacques Ardoino [1]. Mais il s’agit aujourd’hui d’une sorte de biographie originale par le style et le contenu qui a demandé plusieurs mois de recherche et d’entretiens à Christian Verrier, son ancien étudiant devenu maître de conférence.

Jacques Ardoino est l’un des théoriciens des plus féconds en sciences de l’éducation. Depuis longtemps déjà professeur émérite de l’université Paris 8, son oeuvre est très importante et mérite d’être encore méditée car elle s’inscrit vraiment dans une perspective de compréhension de la complexité de notre époque. Il exprime une attitude à l’égard de la vie qui est proche d’une véritable sagesse stoïque – ce dont il n’est toujours pas convaincu dans les dialogues que j’ai souvent avec lui – un sens de la vie en tout cas, sans doute nécessaire pour une éducation contemporaine. Il est le “passeur” par excellence [2], lui, l’ami des chats et des êtres en déroute.

Malgré une enfance difficile et abandonnique qui aurait pu faire de lui un quasi délinquant ou une personnalité borderline, trop narcissique et trop souffrant pour pouvoir être à l’écoute d’autrui, il a su s’autoriser à être sensible, sans avoir recours à une figure transcendantale brandissant un code moral [3], dans ses relations aux autres, particulièrement lorsqu’il a perçu la fragilité de certains êtres. On sait à quel point il est affecté par le décès de ses amis et de ses proches. Il connaît la complexité et l’exigence de la fonction d’accompagnement qui ne dérive jamais, chez lui, vers un diktat de procureur.

Plus que jamais il connaît l’importance de la complexité, de la transversalité. et de la fonction critique en éducation. Son sens de la temporalité est bien connu. Il bataille sans cesse contre tous ceux qui veulent aller trop vite en sciences de l’homme et qui méconnaissent la fonction du temps dans la maturation psychologique et le changement d’attitude. Il me titille souvent à ce sujet, compte tenu de mon inclination pour le sens de l’instant et de la présence dans les sagesses orientales. Sur ce point, notre rapport au sens diverge radicalement en fonction de notre expérience de vie respective. Mais, je suis en accord avec lui lorsqu’il se refuse à cantonner sa vision du monde dans la dichotomie du pur et de l’impur que la politique actuelle favorise sans cesse au détriment de la sagesse en acte. Il explore, finement, une perspective éducative qui s’ouvre sur le métissage. Sur ce plan, il est l’un des très rares professeurs de sciences de l’éducation à m’avoir soutenu dans mon ouverture en direction de l’Asie. N’a-t-il pas voyagé plusieurs fois au Japon et en Corée et même, au Japon n’a-t-il pas enseigné pendant une année entière ? En fin de compte, il nous propose d’entrer dans une épistémologie de la multiréférentialité qui le fait s’interroger, avec Guy Berger, sur la nature des sciences de l’éducation.

Jacques Ardoino a le goût de l’intellect critique et souvent aiguisé. Christian Verrier le remarque dans son introduction. De nombreux textes conceptuels, très documentés, comme d’habitude, portent sur une kyrielle de concepts toujours précisés par l’auteur. Même en ces jours où l’acte d’écrire est plus difficile pour Jacques Ardoino, il nous fournit une réflexion construite sur de nombreuses notions comme la motivation, le mobile, le motif, la mobilisation, le lien ou encore un autre, en date de 2007 sur l’écoute qu’il a si bien approfondie [4].
Inutile d’insister sur l’importance de Jacques Ardoino en éducation. C’est un des rares penseurs en ce domaine, sans avoir besoin de se coiffer spectaculairement du chapeau de philosophe.

L’ouvrage de Christian Verrier, je l’espère, fera mieux connaître ce pédagogue sensible et réfléchi, ce philosophe lucide de l’expérience éducative et invitera à lire ses livres et ses articles sur le NET car nous avons tous besoin, aujourd’hui, de ce type de regard à la fois ferme et compréhensif sur une éducation qui semble prendre l’eau de toutes parts et s’enfoncer dans les profondeurs engloutissantes de la marchandisation de la vie quotidienne.

P.-S.
Voir la présentation conviviale du livre le 26 avril 2010 avec les étudiants et collègues

Notes

[1] La revue Le Sociographe a également publié en 2008 un numéro hors série consacré à Jacques Ardoino, intitulé « Temps éducation et formation » (hors série n° 3).
[2] Sur cette conception du passeur, voir René Barbier « L’éducateur comme passeur de sens », Communication au Congrès International « Quelle Université pour demain ? Vers une évolution transdisciplinaire de l’Université » (Locarno, Suisse, 30 avril – 2 mai 1997), CIRET
[3] Jacques Ardoino ne croit pas en Dieu. Ce « grand mot » est creux comme une huître, mais pour certains, cette huître est perlière.
[4] Ces concepts principaux sont les suivants : altération ; ambiguïté ; analyse multiréférentielle ; articulation ; autogestion ; autorisation ; complexité ; contrat ; culture ; éducation an 2000 ; éducation et pédagogie ; étonnement et surprise ; évaluation et contrôle ; expert ; formation initiale et formation continue ; identités personnelles, professionnelles et sociales ; imaginaire ; implication ; interlocuteurs, partenaires ; associés ; lien ; management ; mondialisation ; motivation ; multi-référentialité ou multi-critérialité ; performance (la) ; praxéologie , psychosociologie ; pur et impur, etc.