dimanche 19 décembre 2004, par René BARBIER
Depuis quelques années, j’ai la possibilité de suivre deux chemins qui me conduisent, l’un et l’autre, vers une zone de tranquillité intérieure, une paix sensible dans laquelle je retourne “chez moi”, comme disent les sages orientaux. Nous avons tous besoin de ce retour vers soi, loin des secousses, des stress, des désagréments de la vie quotidienne. Emprisonnées dans cet amoncellement de soucis, de drames, de lassitude, plusieurs personnes tentent de les oublier en fuyant vers des “poisons de l’âme” dont parlent les sagesses humaines. La drogue, le sexe, le jeu, le voyage, le bistrot, la télé, offrent des ouvertures vers des dérivatifs insatisfaisants, en fin de compte. Pour ma part, lorsque la vie universitaire institutionnalisée me fatigue à ce point que “pour me reposer j’ai besoin d’un abîme”, comme l’écrit le poète argentin Antonio Porchia, deux cheminements s’offrent à moi, à ma porte même. L’un me conduit vers le parc des Buttes Chaumont. L’autre vers le cimetière du Père Lachaise. Il me suffit d’une marche de quelques dizaines de minutes pour me rendre sur l’un ou l’autre de ces sites, où je trouve le repos. Mais, je ne choisis pas au hasard.
Buttes Chaumont
Je me dirige vers les Buttes Chaumont lorsque je sens que j’ai besoin de retrouver les rires des enfants, la joie des mères de famille, la convivialité des personnes âgées, les regards des jeunes mariés. Le parc, tout en dénivellations, avec ce qu’il faut d’arbres et de plans d’eau pour agrémenter notre marche sans pensée, nous invite à retrouver la Vie dans son apparence la plus dynamique. Au hasard de notre promenade, notamment le matin de bonne heure, quelques groupes d’adeptes du Taï Chi Chuan, d’arts martiaux, sous la conduite de quelques maîtres chinois du quartier, retiennent notre attention et nous emportent vers une autre réalité où la lenteur s’ouvre sur une grâce aérienne. Les enfants, nombreux dans ce jardin, savent encore rire et s’agiter, courir et sauter, glisser sur les toboggans qui leur sont offerts. Les retraités, hommes et femmes, assis sur les bancs, contemplent et parlent tranquillement sous les ombrages de leurs souvenirs. Sur les hauteurs, allongés sur les pelouses, des couples de jeunes gens recommencent, avec émerveillement, la sempiternelle ronde de l’amour. Le samedi, de nombreux nouvellement mariés viennent au bord de l’étang pour la traditionnelle photographie.
Dans ce parc, je marche d’un pas ferme, tout en vivant toutes les sensations corporelles avec une attention vigilante. Je veille à saisir intuitivement tous les bruits de la ville, à l’horizon, les éclats de voix, le chant des oiseaux, le bruissement des feuillages, le cliquetis de la cascade. Chaque pas fait entrer dans mon univers intérieur un peu plus de ruissellement de vie, dans sa diversité, sa complexité dont personne n’atteint jamais le fond. De temps en temps, je m’arrête, sur la partie la plus élevée, si possible. Assis sur l’herbe ou sur un banc, je contemple Paris qui s’étend dans le lointain. Parfois, si je suis seul, je tente quelques mouvements de Taï Chi Chuan.
Cimetière du Père Lachaise
L’autre chemin, vers le cimetière du Père Lachaise, me séduit lorsque la pesanteur de vivre est plus lourde à porter. On n’est jamais si près d’une vie naissante qu’au coeur même de la présence silencieuse des morts immémoriaux. Le cimetière du Père Lachaise est, sans aucun doute, un lieu de méditation exceptionnelle pour un Parisien. Je n’ai jamais compris pourquoi certains habitants du quartier refusent que leurs fenêtres s’ouvrent sur les arbres centenaires qui peuplent ce jardin. Ici, mon pas se fait plus lent et plus étrange. Mon regard erre, sans volonté, au gré des instants qui défilent, sur la forme des tombes, les inscriptions funéraires, la drôlerie de certains noms.
À côté des formes monstrueusement grandiloquentes de monuments en hommage à tel ou tel général ou homme politique, on aperçoit un caveau laissé à l’abandon, une dalle qui se soulève sous l’effet de la puissance vitale des racines d’un arbre tout proche. Les tombes des Israélites voisinent avec celles des Musulmans ou des Chinois. Jim Morrison fait toujours recette, comme Edith Piaf. La tombe d’Allan Kardec demeure abondamment fleurie et de nombreuses personnes prient en silence. Marie Trintignant, nouvelle venue, côtoie Gilbert Bécaud. Depuis tant de siècles, Héloïse et Abélard continuent leur duo d’amour. Guillaume Apollinaire, isolé dans son coin, chantonne encore la Lorelei. Les sculptures du Père Lachaise m’étonnent sans cesse. A la fois naïves et graves, touchantes et resplendissantes de toute la vanité humaine. J’en aime quelques unes, d’une manière presque passionnée. Celle de Victor Noir, par exemple, ce jeune journaliste exécuté par un Prince bonapartiste, dont le bronze allongé séduit les femmes en mal d’amour. Je passe souvent me recueillir devant le funérarium où sont inscrits simplement deux noms : Lou et Michel (Camus).
Je n’oublie pas les insurgés de la Commune de Paris, fusillés comme tant d’autres rebelles aux pouvoirs bourgeois. Mais, plus encore, je passe toujours devant le carré des monuments aux morts des camps de concentration nazis. A chaque fois, je suis pris par une vague de tristesse infinie, un incendie intérieur qui me rapproche de tous ceux dans lesquels les innombrables victimes ont péri, dans une détresse sans nom. Il n’est pas une seule fois où je ne m’arrête sur la tombe, simple comme une église romane, du poète Paul Eluard, dans le prolongement de ces monuments dressés, terribles. Là, dans une méditation poétique, je récite pour moi-même un poème d’Eluard qui commence par : “Tout se résout – dit-elle – en s’éveillant…”. C’est mon mantra, c’est ma prière.
Je poursuis ma marche qui, de pas en pas, devient à la fois plus grave et plus profonde, comme si je reconnaissais comme mien, chaque pavé mal ajusté, chaque arbre envoûtant, chaque fleur jetée à tous vents sur l’herbe verte du “Jardin du souvenir”, cet endroit où sont dispersées les cendres de milliers de défunts incinérés et inconnus. C’est ici même que je souhaite voir s’espacer la poudre de mon corps, dans le vent et la pluie, le soleil et le brouillard, sans aucune inscription, sans aucun miracle. J’ai le sentiment d’une frontière introuvable entre les vivants et les morts. Un espace d’entre deux, qui donne à voir autrement la vie plombée de tous les jours. Rares sont les fois où je quitte le Père Lachaise, sans un état d’esprit d’une sérénité plus juste et, paradoxalement, sans un élan de vie extraordinaire. Plus que jamais, cet aphorisme de René Char retentit, alors, dans ma tête :
À chaque effondrement des preuves
Le poète répond par une salve d’avenir
Rene Char