par René Barbier (2007)
Dans mes deux cours de licence en Sciences de l’éducation, en ligne, dans le cadre de l’Institut de l’Enseignement à Distance (IED) de l’université Paris 8, j’ai l’occasion de soulever des questions philosophiques que j’aborde dans une perspective multiréférentielle. Un étudiant Germinal Segais, m’a posé une question sur le forum, que je développe dans ce court article. Elle peut intéresser d’autres personnes qui s’interrogent sur le même sujet.
La question :
postée le : Mercredi 28 Février 2007 à 8 :36
« Effectivement, la recherche-action développée selon les approches existentielles ou transpersonnelles présente cet avantage de ne pas enfermer celui qui s’y adonne dans une démarche purement universitaire. Le scientisme y recule. La pensée intellectuelle légitime, au sens bourdieusien, s’y confond avec une multitude d’apports existentiels, artistiques, poétiques… La recherche-action s’alimente des effluves mentales et sensibles partout où l’homme pense et accepte que celui auquel se confronte sa pensée conserve son droit de réaction. Ce courant dans son acceptation radicale à la clarté d’un cheminement simple. Pourtant, après avoir sinué du côté des méthodes éprouvées en sciences sociales, il embrase les psychanalyses jungiennes et lacaniennes, se ressource auprès des auteurs ayant marqué la phylogenèse occidentale, convoque les pensées chinoises et indiennes, s’ouvre à tout sauf à l’absence d’ouverture. Un des objectifs semble de chercher comme l’on vit. Se servir de ce que l’on sait, sans s’y aliéner. Accepter l’improvisation, changer de moments en moments. Une question fondamentale concernant cette approche me taraude. J’aimerais savoir si René Barbier estime que la nature possède un sens. J’aimerais comprendre si il considère que la vie, bien qu’aventureuse et multiple dans ses incarnations, possède des règles immanentes qu’il nous faut trouver ou transformer pour faire de la culture un espace où s’aménage le vivant en fonction des lois naturelles tout en les améliorant en résistant à leurs faces belliqueuses. Une autre option est que la vie n’a pas de sens en elle-même, il s’agit alors pour l’homme d’aménager la culture pour définir collectivement l’évolution dynamique et indéfinie de notre existence partagée. C’est une question qui me paraît fondamentale. Peut-être que la pensée de René Barbier se situe encore ailleurs. Cette question me paraît importante car elle réactive la friction entre le déterminisme et le libre arbitre, donne à la pensée l’impression de s’inscrire dans un cheminement unique composé d’une multiplicité de composante où la dessine comme n’étant indexée qu’à l’expérience. Il faut alors compter sur le sens éthique de l’homme pour produire l’amélioration constante des conditions collectives de vie. Cette question me taraude et bien que j’interroge les conséquences et substrats idéologiques et intuitifs des deux options, je suis incapable de répondre formellement. Je suis conscient que notre monde est régi par des lois physiques et biologiques, mais je me demande si l’évolution du vivant imprime à la pensée une directivité. Mon âme s’inscrit-elle dans un flux ? Merci, à tous de vos réponses éventuelles et prenez soin de vous. »
Réponse de René Barbier
Ainsi, dis-tu : « Une question fondamentale concernant cette approche me taraude. J’aimerais savoir si René Barbier estime que la nature possède un sens. »
Ton texte pose une question radicale qui est au cœur de toute problématique philosophique occidentale. Je la résume ainsi :
1) le monde, l’Être, est-il cohérent, ordonné, doté d’une logique implicite, à l’origine, donc d’un sens a priori ?
ou bien
2) le monde n’est-il que la représentation que nous nous en faisons et, donc, de la logique que nous lui prêtons, en le co-construisant dans nos interactions et notre intelligence collective ? Le sens, alors, est en état permanent d’élaboration.
Je crois que poser la question de cette manière revient à s’inscrire, délibérément, dans l’orbite de la philosophie occidentale. Mais d’aucuns diront qu’il n’y a de « philosophie » qu’occidentale ! Pourtant d’autres régions du monde, en particulier en Asie, raisonnent d’une autre façon et leurs « pensées » ne partent pas des mêmes postulats. La réponse aux deux questions 1 et 2, s’appuie effectivement sur l’insistance qu’ont les Occidentaux à poser la question du « sens » .
Le sens est-il « donné » dans l’Etre (le Monde) mais à « découvrir » (par des lois ou la foi). Ou bien le sens est-il une production symbolique, liée à l’imaginaire radical, comme le pense Cornelius Castoriadis, l’imaginaire radical surgissant « à partir de rien », d’un rien de signification, mais engendrant toutes les formes de significations. Lors d’un colloque sur l’autonomie chez Castoriadis qui vient de se tenir à l’université Paris 8, un philosophe de l’université de Strasbourg II, Arnaud Tomes, a présenté une communication qui posait le problème de savoir si Castoriadis n’était pas, en fin de compte, un philosophe classique, reproduisant sans le dire une pensée de la causalité. Pour lui, en effet, l’imaginaire est sans cause, mais tout se passe comme si, pour Arnaud Tomes, Castoriadis nous laissait entendre que l’imaginaire est la cause première de toutes les significations. A la place de Dieu ou de l’Un, on aurait l’Imaginaire.
Sous l’angle qui nous préoccupe ici, cela voudrait dire que l’imaginaire comporte en son sein toutes les questions et toutes les réponses que les hommes devraient « découvrir » et non pas « produire ». Mais Arnaud Tomes, à la fin de son exposé, soutient qu’il n’en est rien chez Castoriadis, parce que sa conception de l’imaginaire débouche sur une impossibilité de penser sa nature profonde, en lien, en fin de compte, avec le Chaos-Abîme-Sans-Fond comme clé de l’ontologie castoriadienne.
Je crois, effectivement, que le sens doit être cherché, en dernière instance, si l’on doit absolument le chercher (obsession de l’Occident), au sein du Chaos (Abîme, Sans-Fond) typiquement grec. Or Castoriadis nous prévient, on ne peut dire grand chose de la nature de ce Chaos, si ce n’est qu’il est dominé par la logique des magmas. D’un magma on peut toujours extraire quelques strates à comprendre selon la logique de l’identité (« ensendique » dans son langage) mais jamais jusqu’à épuisement du magma. Sa caractéristique essentielle, c’est qu’il « reste » toujours quelque chose qui est, justement, un magma.
J’ai écrit dans mon livre L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines (Anthropos, 1997) que cette ontologie se rapprochait singulièrement de la pensée chinoise du Tao. Le Chaos (Abîme, Sans-Fond) n’est-il pas une autre façon de nommer ce qui ne peut être défini et que le penseur chinois Lao Tseu a figuré dans son fameux livre le Tao te jing ? Le fond des choses, du monde, des êtres vivants ou inertes, c’est le Tao ou le Chaos de Castoriadis. Mais de ce Chaos l’imaginaire radical est en puissance, comme une émanation, une expression inhérente qui se donnera à voir (dans le symbolique) à la faveur de « situations » particulières liées à des « moments » pertinents. Cet imaginaire produit sens cesse du sens, dans les têtes individuelles (représentations de l’imagination créatrice) comme dans les formes sociales (création des significations imaginaires sociales). Cette expression imaginaire est permanente, ininterrompue, dans un flux qui s’imprime en nous et qui nous emporte mais aussi auquel nous contribuons. À nous d’en prendre conscience et de produire, ensemble, dans les limites de nos possibilités humaines, les institutions sociales créatrices de solidarités entre les hommes (sens du projet d’autonomie chez Castoriadis).
C’est ainsi que je vois la question du sens. Mais, comme je suis particulièrement intéressé par la pensée chinoise, je crois qu’il faut, également, relativiser cette question. La pensée chinoise pose moins la question du sens (du monde, des choses, des êtres etc) que de l’efficacité. Elle ne pose pas tant la question du « bonheur » (comme en occident) que celle de « nourrir sa vie » en participant harmonieusement si possible, aux flux énergétiques cosmiques qui parcourent notre corps comme notre mental et toutes les formes du monde. Le taoïsme philosophique tardif a largement développé les techniques du corps qui visent à satisfaire cette option existentielle. Pour la pensée chinoise, le problème est donc moins de chercher désespérément la cause de l’ordre du monde, et son origine, ou sa fin, que de « vivre » cet ordre présupposé, dans tous ses aspects, y compris les plus dérangeants (c’est l’option du « négatif » et non du « mal » dans la pensée chinoise). Il ne s’agit plus d’un « libre-arbitre » individuel ici, mais d’une conscience de « faire partie de » et d’agir, en fonction d’une logique des places, des devoirs et des droits liés à cette place, le mieux possible pour maintenir l’harmonie cosmique en soi comme dans le monde social et naturel.
Pour répondre, en fin de compte, à Germinal, je dirai que je ne me pose plus la question du sens dans son caractère tragique. Je ne sais pas si le fond des choses, des êtres, vivants ou non, est doté de sens. Par contre je crois que nous pouvons faire l’expérience de l’unité, et plus spécifiquement de la « non-dualité ». Ainsi le monde, l’Ētre, dans ses manifestations apparaît comme multiple, sans aucun doute. Pourtant, au fond de notre être, quelque chose n’est pas multiple mais relié. Non « à quelque chose » qui serait son origine, mais à tout ce qui est et à toujours été. C’est dans la méditation spirituelle et artistiques, poétique, que l’on ressent cette dimension non-duelle de la vie.
Lorsqu’on la vit très intimement, très expérientiellement, dans tous les instants, on ne pose plus la question du « sens de la vie », mais on parle simplement de plus ou moins de « puissance d’exister » (Michel Onfray 2006) jusqu’à la mort qui ouvre sur une relation d’inconnu.