Réflexions sur la thèse de doctorat de Geneviève Defraigne-Tardieu intitulée L’université populaire Quart Monde. La construction du savoir émancipatoire
par René Barbier (2009)
C’est un grand honneur pour moi de voir arriver en soutenance une recherche-action existentielle sur l’histoire d’une université populaire à nulle autre pareille. Il y a déjà de nombreuses années que je m’intéresse au mouvement ATD Quart-Monde et à son patient travail de mise en valeur de la dignité des personnes et des familles vivant dans la grande pauvreté.
A la fin des années 1990 j’avais été un lecteur attentif d’une recherche-action très intéressante du mouvement réunissant à la fois des militants de la grande pauvreté, des volontaires y travaillant et des universitaires. Cet ouvrage Le croisement des savoirs avait fait l’objet d’une présentation à la Sorbonne et j’avais été chargé d’en être, en quelque sorte, le discutant.
C’est la raison pour laquelle j’affirme avoir accueilli avec plaisir le désir de commencer une recherche sur cette thématique de la part de Geneviève Defraigne-Tardieu il y a une demi douzaine d’années de cela au sein de son laboratoire EXPERICE, en sciences de l’éducation de Paris 8.
Geneviève Defraigne-Tardieu était une militante de longue date du mouvement ATD-Quart Monde. Elle avait déjà passé de nombreuses années aux Etats-Unis d’Amérique, dans les zones défavorisées, pour travailler dans le sens de l’action ouvert par le père Wresinski, le fondateur d’ATD Quart-Monde. Elle commença donc à analyser ce travail à la fois social et éducatif au cours d’un DEA qu’elle a soutenu brillamment tout en animant depuis des années les séances de l’université populaire ATD Quart Monde à Paris. Puis elle a décidé de poursuivre en doctorat.
Au cours de ses études universitaires de sociologie j’avais été vivement frappé par le livre de Richard Hoggart sur « la culture du pauvre » et la préface de mon directeur de thèse Jean-Claude Passeron. Il s’agissait de reconnaître, là aussi, les valeurs clés de la classe ouvrière anglaise.
Geneviève Defraigne-Tardieu offrait l’occasion de nous faire connaître enfin le sens d’une fraternité en acte mettant en lumière les dimensions axiologiques d’un groupe humain en général laissé pour compte par la société de domination libérale. Nous avons travaillé souvent ensemble pour mettre en place une véritable recherche-action existentielle digne de ce nom. Trop de recherche-actions sont de l’ordre du spectaculaire et de l’artifice. Elles sont avant tout le fait du chercheur et ne laissent pas de place à la créativité et à la réflexion du groupe concerné par l’action. Geneviève Defraigne-Tardieu n’a pas voulu jouer ce jeu truqué et a construit un dispositif de recherche très impliquant dans lequel les sujets actifs de la recherche avaient leurs mots à dire.
Elle a repris la somme considérable de comptes-rendus des séances de l’institution de l’université populaire inaugurée par le Père Wresinski il y a plus de trente ans. Elle a analysé les archives mais aussi les synthèses des réunions qu’elle a elle-même animées pendant cinq ans. Elle a lu beaucoup d’ouvrages en référence avec son objet de recherche. Elle a fait participer et interviewé de nombreuses personnes autres que les militants du Quart-Monde, qui étaient plus ou moins partie prenante à sa recherche. Je rappelle que j’ai été moi-même impliqué directement dans une des séances de l’université populaire et que j’ai pu me rendre compte de visu de l’originalité du dispositif de cette institution.
Je laisse le soin à mes collègues membres du jury de faire la critique de cette recherche. Je veux simplement ici, pour ma part, éclairer et discuter des points essentiels que cette recherche soulève. Je me contente de deux points importants à partir du titre : L’université populaire Quart Monde. La construction du savoir émancipatoire.
– le premier point interroge la notion même d’université dans le cadre de la recherche : s’agit-il bien d’une « université » ? Certains pourraient en douter puisqu’il n’est en rien question d’étudiants possesseur d’un baccalauréat ni même d’autodidactes qui viennent souvent peupler les universités populaires.
– le second point concerne le « savoir émancipatoire » : de quel ordre est cette émancipation et ce savoir ?
1. La question du terme « université »
Historiquement une université était une Institution ecclésiastique jouissant de privilèges royaux et pontificaux, qui était chargée de l’enseignement secondaire et supérieur. Mais, plus singulièrement, l’université à une fonction principale : instruire les étudiants sur l’état du savoir actualisé dans chaque discipline et si possible entre plusieurs disciplines d’une part et d’autre part poursuivre l’extension de ce savoir par la production de nouvelles connaissances.
La mouvement Sauvons la recherche qui s’est institué ces derniers temps propose la création d’une « société de connaissance ».
De leur côté les « universités populaires » sont très centrées sur la diffusion de connaissances à valeur universelle depuis l’origine.
En quoi l’université populaire Quart Monde correspond-elle à cette définition ? La thèse nous prouve, au contraire, que l’UP Quart Monde n’a pas cette visée scientifique « de production de connaissance légitime ou d’instruction d’étudiants sur l’état des sciences, des arts ou de la littérature. Elle ne devait pas se nommer ainsi « université ».
Ce serait mal comprendre la nature de l’UP en question. Je pense vraiment qu’elle a raison de s’appeler ainsi.
En effet elle diffuse un savoir pour ses étudiants (ici simplement ceux qui acceptent de réfléchir collectivement). Ce savoir est un savoir-pratique avant tout, lié à la vie en acte de cette catégorie de la population vivant en France. C’est aussi un savoir-être, une manière de manifester son identité malgré l’adversité et la volonté d’illégitimité des tenants du savoir établi.
C’est d’autre part une véritable production de connaissances nouvelles pour tout un chacun, notamment ceux qui ne vivent pas dans l’univers des exclus.
Plus que jamais, l’université populaire Quart Monde relève et souligne l’importance des modes de pensée, de sentir, de comprendre, d’espérer, de résister, de donner de la valeur, des personnes et des familles vivant dans la grande pauvreté. Tous ceux qui sont venus aux séances de l’université populaire reconnaissent leur interrogation suscitée par ce qu’ils ont vu et entendu. Plus que jamais les personnes concernées par l’UP Quart Monde ne se bornent pas à gémir sur leur sort ou même à se révolter mais disent à quel point ils sont des êtres humains détenteurs de sentiments et de sens de la solidarité, qu’ils sont légitimes dans leurs valeurs et dans leur langage. Ils apportent une connaissance de leur monde, de l’intérieur, simplement mais sûrement.
C’est la raison pour laquelle la recherche de Geneviève Defraigne-tardieu me paraît exemplaire et très importante. Elle systématise pour l’université et pour les « autres mondes », vous, nous, le monde des non-exclus, ce système de vie et de reconnaissance commune à travers l’analyse d’un dispositif pédagogique original – cet UP Quart Monde. Elle ne le fait pas de l’extérieur comme tant de sociologues, même de bonne volonté, savent le faire. Elle descend à l’intérieur et prend son temps pour cela. Si Loïc Wacquant, un disciple de Bourdieu, a tenté de connaître les banlieues difficiles d’une grande ville américaine en faisant partie d’un club de boxe local, G.Defraigne-Tardieu vit en milieu social défavorisé comme tous les volontaires du mouvement. Ses années passées à animer l’UP lui ont donné une écoute sensible très pertinente qui permette une production de sens que peu de chercheurs extérieurs auraient pu engendrer.
2. Le second point concerne la question du savoir émancipatoire
Le dispositif UP Quart-Monde permet-il l’émergence d’un savoir « émancipatoire » ? Si le savoir peut être constitué de « valeurs », de symboles et de mythes, de façons d’être et d’agir, alors il s’agit bien de savoir si on les fait apparaître en clair dans cette université.
Mais ce savoir est-il « émancipatoire » ?
– le terme « émancipatoire » n’existe pas dans les dictionnaires de langue française.
– Mais ce qualificatif est en vogue depuis son émergence dans les théories sociopolitiques de l’École de Francfort (Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969), Max Horkheimer (1895-1973) et Jürgen Habermas (né en 1929), donc avec une forte empreinte du marxisme. À rebours de la tendance historique à la dissolution de la praxis dans la technè et la science, l’approche d’Habermas se présente comme une critique tournée vers la fin pratique de libération des différentes formes de domination à l’œuvre dans la modernité, à laquelle l’existence d’un « intérêt émancipatoire » inhérent à la raison donne une nouvelle légitimité (Connaissance et intérêt, 1968). Cette réhabilitation prend ici appui sur la démonstration de la raison communicationnelle à partir de l’examen des opportunités que les théories sociologiques de l’action offrent à la relance méthodologique de la théorie critique.
Malgré son emploi en vogue parmi les chercheurs, le qualificatif d’« émancipatoire » ne traduit pas suffisamment, à mon sens, le fait qu’il s’agit d’un processus jamais achevé, toujours en acte à travers les faits de la vie quotidienne comme l’implique beaucoup plus le participe présent en guise d’adjectif qualificatif.
Le dictionnaire nous renseigne sur le terme « émanciper » comme étant avant tout se libérer d’une tutelle.
Je retiens qu’il s’agit de « se libérer » d’une tutelle, d’une influence morale, de se rendre libre par ses propres moyens dans le terme « s’émanciper ».
Sous cet angle, l’émancipation a à voir avec le concept d’« autorisation » que Jacques Ardoino définit comme devenir son propre auteur.
Il s’agit bien d’un processus d’autorisation chez les participants de l’UP Quart Monde. Les personnes qui n’ont jamais droit à la parole osent la prendre, dire leurs espoirs, leurs échecs, leurs résistances et surtout se le dire entre elles et ipso facto retrouver une dignité humaine. Elles construisent ensemble par une intersubjectivité persévérante, une légitimité en se faisant reconnaître par les « alliés » et les « volontaires » qui s’ouvrent justement à leur monde.
Le dispositif est impliquant et suppose une réelle participation à l’organisation à sa mise en œuvre de la part des gens du Quart Monde. Il permet trois types de communication et de connaissance :
– avec les autres (les semblables, les volontaires, les alliés et les invités extérieurs) ;
– avec le monde social, économique, culturel et politique ;
– et en fin de compte avec soi-même, ses désirs, ses frustrations, ses espoirs, son besoin de reconnaissance.
Mais plus encore le dispositif permet, sur ce dernier point, une exploration d’un type d’émancipation que je nomme « spirituelle » par le sens de la fraternité qui en découle. Nous seulement d’une « fraternité de combat » telle que la met en lumière Régis Debray dans son dernier livre sur « le moment fraternité », qui demande la constitution d’un « nous » en lutte contre d’autres « nous », mais d’une « fraternité silencieuse », plus subtile, plus riche en capacité de don et de reliance. Par la création collective du dispositif de l’UP Quart Monde et de son fonctionnement, les participants découvrent qu’ils possèdent une richesse humaine qui, sans nier la saine rébellion contre les injustices, est plus une reconnaissance de la valeur de la vie et du besoin d’autrui pour se reconnaître comme digne de faire partie de l’humanité reconquise et affirmée malgré la barbarie de tous les jours. Pour moi, c’est en tout cela que la thèse de Geneviève Defraigne Tardieu me semble exemplaire et qu’elle apporte une connaissance inédite de cet univers dont on parle si peu de l’extrême pauvreté si ce n’est sur un ton condescendant ou plus ou moins soupçonneux.
À l’issue du dialogue fructueux avec l’impétrante, je me déclare très satisfait du travail de recherche de Madame Geneviève Defraigne-Tardieu et je la félicite chaleureusement.
A l’issue de la délibération du jury à bulletin secret, Madame Geneviève Defraigne-Tardieu a été déclarée digne du titre de docteur en Sciences de l’éducation avec la mention « Très honorable avec les félicitations du jury »
Le travail de Geneviève Defraigne Tardieu reçoit en 2011 le Prix de thèse René Rémond de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
